Édition des cahiers libres (p. 140-157).

IX

La Dent de Serpent

… Je conclus donc que ces gens m’avaient administré, dans une petite écuelle de sauce fort bien accommodé et fort agréable au goût, une dose de sublimé…
Benvenuto Cellini,
Mémoires (t. II. p. 603).


Deux jours passèrent encore, sans qu’aucun événement nouveau manifestât la rancune de mes ennemis. Je méditais, à m’en casser la tête, sur leur haine, connue de Rubbia, et touchant laquelle nul conseil utile ne sortait pourtant de sa bouche. Elle ne connaissait qu’un seul acte de protection : tuer. Le reste lui semblait une vaine et burlesque littérature. Jamais elle ne me parlait de quitter Paris, chose qui, à mon sens, eût cependant pu nous protéger. Elle semblait même ne tenir aucun compte des dangers qui la menaçaient elle-même, tout comme moi. Je me perdais dans les détours secrets de cette âme subtile, mystérieuse et surtout amoureuse de ses propres caprices.

Pour moi, j’eusse volontiers fait un tour en province. Un mois de promenades par les routes du pays aurait eu, j’en restais assuré, un bienfaisant effet sur mes nerfs. Mais l’idée de passer pour peureux m’interdisait toute proposition en ce sens. Aller en Asie ou en Australie, soit, c’est mon métier. Et au surplus ce n’est pas absolument inoffensif. Mais aller à Clermont-Ferrand ou à Pau, à Marseille ou à Poitiers, je ne voulais pas le proposer.

Nous sortîmes peu après deux fois ensemble et sans incident. Elle ne parut pas inquiète et je me demandais si un secret avertissement ne l’informait pas des dangers à courir à date fixe. Il est vrai que j’entourais notre passage dans Paris de précautions dignes d’un politicien pourchassé, car on sait que ces gens sont les plus fins organisateurs de fuites, ou de mises à l’abri, en quelque façon, parfaites.

Rentrant du théâtre un soir, à minuit moins vingt, nous eûmes toutefois une surprise assez fâcheuse. En effet, comme nous passions dans le faubourg Montmartre, devant la rue Richer, la glace, à gauche de notre portière, sauta en éclat d’un coup.

Avait-on tiré un coup de revolver d’une autre auto, en passant ? Il eût fallu pour cela une habileté et une certitude ahurissantes.

Était-ce plutôt une pierre jetée, ayant ensuite roulé dehors ? Je n’en sus rien, et d’ailleurs n’en tirai, toute réflexion faite, qu’un maigre souci. Nous n’avions couru sans doute qu’un petit danger.

Une fois rentrés, nous conversâmes néanmoins de l’accident :

— Qui est-ce, Rubbia ?

— Là, je ne sais pas du tout. C’est un genre d’accident qui arrive quelquefois. Il est possible que le coup ne nous ait pas visé. Un homme, certain de ne pas être pris, avec une arme ne faisant aucun bruit, a pu jouer ce petit jeu au hasard. Nous étions dans une voie où les aventuriers de tout poil qui y pullulent se jettent aussi souvent de ces sortes de défis. Mais tu dois comprendre à cette occasion combien de choses sont faciles qu’on croirait irréalisables, et qui justifient ce que je disais sur les crimes secrets impunis ?

— Oui. Lorsqu’on applique sa raison à ce problème inattendu, on vérifie que dans Paris tout est possible à un homme décidé disposant de moyens puissants, et tout aussi bien que s’il se trouvait en pleine brousse.

Je dormis mal cette nuit-là. Rien n’est plus agaçant pour un civilisé que de se trouver, dans une grande ville, attaqué comme en pleine sauvagerie. C’est encore un état d’âme né de ce que je nommerai la séparation des genres. Selon les cuistres, il est des abîmes entre le poème épique et le poème lyrique, entre le drame et la comédie. Nous apprenons cela tout enfants et nous prenons aussitôt l’habitude de tout classer dans la vie selon les mêmes lois. Il est désormais à nos yeux des pays où l’on doit se promener avec un revolver dans sa poche, d’autres où c’est avec un fusil et tout un équipement, d’autres où rien n’est à redouter.

Les dangers, se figure-t-on dès lors, sont régulièrement rationnels et classables par gradations. Quelle plaisanterie, et combien elle me semblait amère en ce moment ! J’avais été agent secret, quatre années durant, mais c’était encore une convention que celle des menaces, très réelles d’ailleurs, qui pesaient sur moi. On me poursuivait par des moyens classés, contre lesquels je me défendais avec méthode et en sachant très bien de quelle façon il eut été possible de me mettre la main au collet. En ce moment, au contraire, je me trouvais hors toutes normes. Les attaques subies déjà prouvaient chez mes agresseurs un mépris complet des « usages », si je puis dire du crime. Je me trouvais, de ce chef, démuni pour leur répondre et même me défendre. Ils avaient des complices nombreux sans doute, et moi je me trouvais seul. Ils ne craignaient absolument rien, tandis que je ne voulais tout de même pas me faire appréhender dans la rue pour des extravagances apparentes, ou le comportement d’un fou persécuté. Je vivais par suite dans un embarras si complet qu’aucune solution ne m’apparaissait possible. Partir sans doute, et gagner l’Orient, était le plus indiqué. Mais cet Eldyx était toujours rétif…

Au matin, après avoir tourné et retourné ces idées jusqu’à la complète hypnose, je finis par m’endormir. Il était huit heures et demie lorsque je m’éveillai.

J’avais affaire au dehors et me crus en retard, aussi m’habillais-je vite. Enfin, embrassant Rubbia somnolente, je m’en allai.

Dans le vestibule, lorsque je prenais mon chapeau et ma canne, je ne sus pourquoi une méfiance naquit en moi, subitement.

Je regardai la porte avec ses nouvelles clôtures savantes et métalliques, qui ne laissaient au cambrioleur, même s’il eut été jadis policier à Vienne, aucun espoir de réussite.

Bien entendu, je ne vis rien, durant cette contemplation, qui pût m’inquiéter. Je vins alors ouvrir. Je ne sais quel instinct, au fond de ma pensée, disait :

— Regarde bien partout.

Je suivis ce conseil. Porte tirée, je sortis sur le palier, examinant bien les choses autour de moi, puis je levai la main afin de refermer la porte pour tourner les clefs, car j’avais quatre fermetures à opérer.

À ce moment mon bras levé s’immobilisa.

À l’entrée même de la serrure, là où je devais placer le tube à gorges qui commandait les trois verrous centraux, j’avais vu une sorte de petit bout de je ne sus quoi. Cela paraissait avoir été jeté par le vent, comme un brin de laine. L’extrémité un peu pendante ressortait de quatre centimètres.

Je contemplai cet objet insignifiant avec une risible attention. N’importe qui, ou bien ne s’en serait pas occupé, ou bien d’un revers de main l’eût fait tomber.

Je me gardai d’un geste aussi catégorique. Penché et le regard aigu, je restai en attente comme si cela allait parler ou me faire comprendre un secret.

Enfin, avec la clef je touchai l’étrange bibelot. J’avais cru que ce fût mou et prêt à choir. Mais, en vérité, la chose s’attestait dure et bien fixée. Ma curiosité s’accrut aussitôt et les plus délirantes hypothèses me vinrent à l’esprit.

La vraie, seule, bien entendu, ne m’apparut point au début, mais elle se décela peu à peu lorsque, rentrant chez moi et prenant des outils, je pus enlever le petit ornement et l’emporter, puis l’examiner de près.

C’était une dent de serpent, d’une minceur et d’une finesse étonnantes. Elle était prolongée par une sorte de mèche dure, et fixée à la serrure avec de la dissolution. Le tout d’une couleur brunâtre, comme le panneau de porte. Grattant la dent avec soin, je crus deviner que son enduit était une décoction végétale, peut-être du poison.

Je me précipitai chez un chimiste de mes amis et lui soumis l’objet en contant une fable sur les circonstances qui l’avaient amené dans les mains. Il l’examina, fit des essais, tenta des réactions et me confia avec jovialité :

— Mon vieux, c’est on ne peut plus empoisonné, et d’un poison que je connais, car un collectionneur de fétiches nègres en est mort voici peu. Cet imbécile ayant acheté une statuette, qui portait une petite excroissance de ce genre au bas du ventre, à cru que ce n’était qu’une innocente obscénité. Il s’est piqué, car c’était une dent de serpent comme celle-ci. Et, à l’analyse, suivie d’essais, nous avons trouvé que, sans antidote possible, cet enduit s’attestait un des plus foudroyants poisons connus. Les convulsions tétaniques sont presque immédiates.

Je poussai des cris d’émerveillement et emportai mon trésor avec précaution. Il ne subsistait aucun doute. Sans cette sorte d’avertissement secret qui m’avait ordonné de faire attention à tout avant de sortir, je n’aurais rien eu de plus pressé, sitôt sur le palier, que de fermer mes serrures et de m’accrocher la main à cette astucieuse dent de serpent, placée de telle sorte que fatalement, pour tourner la clef, il me fallait la heurter avec la paume.

Une chance somptueuse venait de me faire échapper à la mort la plus stupide que puisse rêver un civilisé.

Je revins en réfléchissant à tout cela, et une conclusion finit par sortir de ma pensée : Il faut quitter Paris un temps. Cela m’était en vérité prodigieusement désagréable. L’idée de capituler devant la mystérieuse meute qui me poursuivait semblait surtout amère. Toutefois, que concevoir de pratique et d’utile pour durer parmi des dangers inconnus, effarants et quotidiens ?

Il y avait à séparer désormais le rêve du réel. Le rêve c’était de persister à me soumettre sottement, par honneur, par dignité, aux prestigieuses habiletés meurtrières de mes ennemis. Je ressemblais à un simple cobaye, sans défense, sur lequel on eut tenté des expériences mortelles. Devais-je garder cette imbécile attitude ?

Il y avait certes des solutions de fantaisie, comme d’avertir la sûreté et de me mettre aux trousses une équipe de policiers privés ou publics. En serais-je plus défendu ? La garde se verrait fort bien, et les autres s’en garderaient jusqu’au jour où je reparaîtrais seul. Car enfin je ne pouvais espérer payer des mois un « guet » policier, et moins encore qu’on distrairait de leurs occupations les meilleurs limiers de la Sûreté Générale, pour les offrir à un journaliste vraisemblablement atteint du délire de la persécution.

Il devenait beaucoup plus pratique et intelligent d’abandonner Paris. Au surplus, ce ne serait sans doute pas facile du tout. On devait me surveiller de près jour et nuit. Comment deviner cette surveillance sur un boulevard aussi vivant que le mien ? Et des cafés, en nombre imposant, situés partout, près de chez moi, permettaient de sept heures du matin à deux heures du lendemain matin une surveillance simple comme tout quoique insoupçonnable.

Et puis, partir pour où ?

Il ne devait pas s’agir d’un voyage du hasard, sans calcul, même après une très habile fuite, dépourvue de prévoyance. Nécessité apparaissait d’aller quelque part, en un lieu secret, confortable et charmant, où Rubbia et moi pussions ensuite séjourner incognito dans la plus parfaite sérénité. Et cela devait être bien étudié.

Les préparatifs de ce départ se montrèrent, à mesure que j’y songeais, encore plus délicats et difficiles que je ne le supposais au début. Tant mieux ! car justement cette complication seule me ferait accepter une issue dont, malgré les meilleures raisons, je restais irrité.

Je décidai d’abord de ne rien dire à Rubbia et de faire tout le nécessaire dans le plus grand secret. Elle me suivrait selon mon gré, l’heure venue. Cela je ne le mettais point en doute.

Par conséquent, je ne jugeai pas utile de lui dire la dernière et si astucieuse tentative d’assassinat subie en sortant de chez moi. Ma décision prise, je fus allégé d’autant. Comme notre fuite devenait une opération extrêmement curieuse et pleine d’écueils, elle méritait de me passionner dorénavant.

Je retrouvai Rubbia d’une humeur toujours égale. Elle lisait un roman et me regarda de près avec une attention que je devinai être une sorte d’expertise.

— Tu n’as rien, Paul ?

— Rien, que mon amour pour toi, Rubbia.

— Est-ce vraiment tout ce que tu contiens ?

— J’ai de la peine à le contenir tout entier. Il est grand.

Elle rit.

— Les amants sont portés à l’illusion.

— Je ne suis pas poète, pourtant !

— Tu es mieux que poète, tu es logicien.

— Est-ce un compliment, Rubbia, ou une moquerie ?

— C’est autre chose, un constat d’huissier.

— Sans verge ?

Elle éclata d’un rire sonore et amusé. Sa joie était la chose la plus exquise que, de ma vie, j’aie connue. Elle y apportait un enthousiasme grandiose et plein. Elle riait comme elle aimait, de toutes ses forces, dans un abandon total. Et cela se faisait sans disgrâce, sans tortillements et grimaces, avec une eurythmie dont le souvenir me brûle encore.

L’après-midi, je partis donc pour mettre au point notre retraite de Russie. J’eus soin d’inspecter la porte, avant de la refermer, avec une extrême minutie. Je n’eus pas tort. À trois centimètres du sol, dans la plinthe, une aiguille était fichée, pointe en avant, sur laquelle mon pied avait chance de venir buter. Comme elle était très aiguë et prodigieusement mince, cela eut traversé d’un coup le cuir des souliers. Je ne mis point en doute que cette aiguille fut subtilement empoisonnée, et la brisais d’un coup de talon.

Pour fuir toute poursuite ou la découvrir, je pris en bas un taxi, et me fis conduire à Saint-Cloud. Je vis alors nettement qu’on ne me pourchassait point. On se tenait pour certain de me retrouver. C’était heureux. Je revins donc par une autre route et me rendis dans une grande agence de locations. Je voulais une demeure campagnarde dans un département pauvre, en un lieu isolé, avec une propriété enclose de murs. On n’avait rien de ce genre. Je fis dix agences sans rien trouver. Enfin, désespéré de mettre la main sur le gîte à mon gré, j’eus idée de consulter des journaux de modes comportant une page de publicité locative. Là, je découvris une annonce qui m’intéressa, et courus sans perdre une minute chez l’annonceuse, une femme de l’avenue Victor-Hugo. C’était quelque ancienne actrice, sur le retour, à qui je dus plaire. Elle me conta l’histoire du petit nid galant, situé dans le Puy-de-Dôme, où rien n’avait été négligé pour réjouir les premiers occupants, la propriétaire elle-même et un jouvenceau que tant de délicatesses n’avaient pourtant su retenir. Il y avait un mobilier moderne, des tapis à foison, des livres, et tout le confort possible. Un couple de ruraux discrets et obscurs gardait ce trésor. La maison se trouvait au centre d’un vaste jardin bien muré. C’était le rêve. Le prix de location ne manquait d’ailleurs pas de majesté aussi… Je louai pourtant, sans marchander, et sur-le-champ, ce castel amoureux, puis revins, enchanté de mon après-midi.

Rubbia vit que j’étais heureux. Elle demanda :

— Tu as occis un de nos ennemis, Paul ?

— Non, Rubbia !

— À te voir, on dirait que tu reviens pourtant de son enterrement.

Je souris sans répondre.

Je n’avais point manqué de prendre des précautions croissantes en montant mon escalier. Bien m’en fit, car une autre pointe, sans doute mortelle aussi, se trouvait placée sur la rampe, tout en bas de la montée. On venait certainement, quand j’arrivai, de la poser là, fixée habilement, en un tournemain, dans un trou de vrille oblique, de façon à me faire empaler la dextre. Or, j’avais vu entrer, juste devant moi, dans la maison, une face inconnue, assez louche. Mais il y a dans un semblable immeuble, cent locataires qui peuvent chacun avoir cent amis ou visiteurs. L’individu attendait peut-être dans l’escalier que je fusse rentré chez moi, et dans ce cas je pouvais le découvrir, mais il pouvait aussi s’être rendu chez le dentiste, chez l’agent de publicité, chez le photographe, etc… Je renonçai donc à le poursuivre ou guetter.

Quatre jours pour préparer mon exode, quatre jours encore, et je pourrais enfin dormir en paix, me lever sans souci et ne point imaginer que tous les gens rencontrés fussent des assassins. Que je dure ce court laps, et je pourrais affirmer mon triomphe. Ensuite, on verra bien.

Je vous prie de croire que je vérifiai avec un soin minutieux les fermetures de mon logis avant de me coucher, ce soir là. Rubbia chantonnait doucement ; nous nous regardâmes un instant en silence. Qu’y avait-il derrière ce front lisse et bombé ? Comme je brûlais de savoir le fin mot de cette âme fuyante et mystérieuse ! Elle semblait se dire aussi : Que pense-t-il ? Et, tels deux sphinx, nous restions assis, les yeux fixés sur le secret vivant qui nous faisait face : symbole douloureux des millions d’amants qui sont morts sans savoir ce qui se passait dans l’esprit et le corps dont s’inspirait leur amour…