Navires pris dans les glaces (Spitzberg). — Dessin de V. Foulquier d’après Cleveley jeune.


LE SPITZBERG,


PAR M. CHARLES MARTINS.


1838-1839. — TEXTE INÉDIT[1]




Placé sous le méridien de l’Europe centrale et de la presqu’île scandinave, entre 76° 30′ et 80° 50′ de latitude, le Spitzberg est pour ainsi dire la sentinelle avancée de notre continent vers le nord. C’est dans ces îles où l’hiver règne pendant dix mois de l’année que la vie organique s’éteint faute de chaleur et de lumière ; c’est là que le naturaliste recueille les dernières plantes et observe les derniers animaux ; c’est la limite extrême de la Faune et de la Flore européennes. Au delà tout est mort, et une banquise de glaces éternelles s’étend jusqu’au pôle boréal. Au Spitzberg lui-même, les neiges ne fondent que sur le bord de la mer, dans des localités privilégiées. Mais les montagnes restent toujours blanches, même pendant les trois mois de l’été. Toutes les vallées sont comblées par de puissants glaciers qui descendent jusqu’à la mer ; aussi ces îles sont-elles l’image fidèle de l’époque géologique qui a précédé immédiatement celle où nous vivons, l’époque glaciaire. Pendant cette période, un manteau de glace couvrait tout le nord de l’Europe jusqu’au cinquante-troisième degré de latitude, toutes les vallées des chaînes de montagnes, telles que les Vosges, le Jura, les Alpes, les Pyrénées, les Carpathes, le Caucase, l’Hymalaya et même celles de la Nouvelle-Zélande, étaient occupées par des glaciers qui s’étendaient plus ou moins loin dans les plaines voisines. Le Spitzberg réalise donc à nos yeux l’image d’une phase géologique dont les traces se rencontrent presque partout. Le petit nombre d’animaux et de végétaux qui habitent ces îles sont ceux qui résistent le mieux au froid et réclament le moins de cette chaleur solaire, source de la vie des êtres organisés. Sous ce double point de vue, le tableau physique de cette portion des terres arctiques tracé par un voyageur qui l’a vu à deux reprises différentes, et complété par l’étude des explorations anciennes et modernes, mérite d’être exposé devant le public éclairé qui s’intéresse à la description et à l’histoire de notre planète. L’archipel du Spitzberg se compose d’une île principale qui a donné son nom à tout le groupe, et de deux autres grandes îles, l’une plus petite au sud, l’autre plus grande au nord, la terre des États et la terre du nord-est. L’île du Prince-Charles est située sur la côte occidentale, et une chaîne de petits îlots appelée les Sept-Îles s’avance directement vers le pôle. L’îlot de la Table est le dernier rocher qui surgisse au sein de la mer Glaciale. Avant de décrire le Spitzberg, traçons rapidement l’histoire de sa découverte et des explorations dont il a été le théâtre.


Découverte et explorations du Spitzberg.

Vers la fin du seizième siècle, les Hollandais, affranchis du joug espagnol, cherchaient à étendre leur commerce dans toutes les parties du monde, et particulièrement dans le Levant. Forcées de longer les côtes occidentales de l’Espagne, leurs paisibles galiotes y rencontraient les corsaires espagnols. L’idée d’aller aux Indes par le nord surgit dans les esprits. Les Provinces-Unies équipèrent dans ce but trois bâtiments, le Cygne, commandé par Corneliss, le Mercure par Ysbrandtz, et le Messager par Barentz. Ces navires s’avancèrent jusqu’au détroit de Waigatz ou de Kara, qui sépare la Nouvelle-Zemble de la Russie, et crurent avoir découvert le passage cherché. Une seconde expédition, commandée par Heemskerke, le traversa l’année suivante. La saison étant trop avancée, les navires furent forcés de revenir en Hollande. Découragés par ces insuccès, les États généraux refusèrent de solder une troisième expédition, mais promirent une prime considérable à celui qui parviendrait à découvrir ce passage. La ville d’Amsterdam résolut de faire une nouvelle tentative. Elle équipa deux navires, dont l’un était sous les ordres d’Heemskerke, l’autre sous ceux de Jean Corneliss. Guillaume Barentz était le pilote et l’âme de l’expédition : elle partit du Texel le 18 mai 1596. Le 9 juin, les Hollandais découvrirent une île d’un aspect désolé ; une montagne nue s’élevait au milieu. Barentz lui donna le nom de Jammerberg, montagne de la désolation, et ses hommes ayant tué un ours colossal, l’île reçut le nom de Beereneiland. C’est celle que l’Anglais Steven-Bennet a revue en 1603, et nommée Cherie-Island, du nom de son armateur. Située entre la Norvége et le Spitzberg par 74° 35′, elle est quelquefois visitée par les chasseurs d’ours et les pêcheurs de morses. En quittant Beereneiland, les navires piquèrent dans l’ouest-nord ouest. Le 17 juin, ils étaient par 81° 10′ de latitude, et en louvoyant pour sortir des glaces, ils découvrirent une terre élevée et couverte de neige. Le 21, ils mouillèrent dans une baie, celle de Smeerenberg, par 79° 44′ de latitude, entre les îles et la terre. Continuant à longer cette terre dans la direction du sud-sud-est, et la voyant hérissée de montagnes aiguës, ils lui donnèrent le nom de Spitzbergen, et suivirent la côte jusqu’à son extrémité par 76° 35′. Le 1er juillet, ils revirent l’île de l’Ours.

Différant dans leurs appréciations sur la route à suivre, les commandants se séparèrent ; Barentz se dirigea vers le nord-est, hiverna à la Nouvelle-Zemble, et mourut dans une embarcation, le printemps suivant, en quittant cette terre désolée et en vue du cap qu’il avait doublé l’année précédente avec une si vive émotion ; car il croyait avoir découvert ce passage du nord-est, qui devait ouvrir une route nouvelle au commerce de sa patrie. Cependant Corneliss était remonté dans le nord, et s’était retrouvé sur les côtes du Spitzberg par 80° de latitude près de l’île Amsterdam, où son navire avait jeté l’ancre le mois précédent.

Pendant tout le cours du dix-septième siècle, de nombreux baleiniers fréquentaient les côtes du Spitzberg. De juin à septembre les baies de la partie septentrionale étaient animées par un grand concours de marins actifs et résolus, chaque nation avait son port de refuge : des villages composés de maisons en planches apportées par les navires s’élevaient comme par enchantement : le plus beau était celui de Smeerenberg ; les Hollandais y retrouvaient les estaminets d’Amsterdam, et un quartier appelé Haarlemer-Cookery était consacré à la fonte de la graisse de baleine. Vers l’automne, ces colonies temporaires disparaissaient ; maisons et habitants retournaient en Hollande. En 1633, sept hommes passèrent l’hiver, et furent retrouvés sains et saufs. L’année suivante, sept autres voulurent braver les mêmes périls ; le soleil disparut le 20 octobre. Un mois après, un d’eux présenta des symptômes de scorbut, et succomba le 24 janvier. Atteints tous successivement de cette cruelle maladie, ils cessèrent le 26 février d’écrire leur journal. Celui qui le rédigeait traça d’une main tremblante ces dernières lignes : « Nous sommes encore quatre couchés dans notre cabane, si faibles et si malades que nous ne pouvons nous aider les uns plus que les autres. Nous prions le bon Dieu de venir à notre secours et de nous enlever de ce monde où nous n’avons plus la force de vivre. » Ces tentatives et celles que font encore les chasseurs russes prouvent qu’il est possible d’hiverner au Spitzberg. Je pense comme Scoresby que dans une habitation convenable en bois, avec de la houille, des conserves alimentaires et du vin généreux, un pareil hivernage ne présenterait pas de sérieux dangers.

Parlons actuellement du voyage qui a le plus contribué à faire connaître le Spitzberg ; c’est celui d’un baleinier hambourgeois appelé Frédéric Martens. Sorti de l’Elbe le 15 avril 1671, il revint le 29 août. Après avoir reconnu l’île de Jan-Mayen, il s’était dirigé vers le nord du Spitzberg, avait chassé les baleines sur la côte nord-ouest, entre la baie de la Madeleine et le détroit de Hinlopen, et s’était avancé jusqu’au 81e degré de latitude. Il descendit à terre dans la baie de la Madeleine, à Beau-Port (Fair-Haven), à Smeerenberg, à la baie des Moules (Mussel-Bay), et au havre sud (Zuid-Haven). Sa relation est fort complète. Il décrit le Spitzberg, puis traite de la mer, de la glace, de l’air, des plantes, des animaux ; donne les détails les plus intéressants et les plus véridiques sur les mœurs et la pêche de la baleine ou des grands cétacés que l’on trouvait sur les côtes du Spitzberg à cette époque.

La pêche attirait toujours un grand nombre de navires dans ces parages ; mais les navigateurs, les explorateurs des mers polaires se dirigeaient vers les côtes septentrionales de l’Amérique à la recherche de ce passage de l’Atlantique dans la mer Pacifique, dont Maclure devait achever la découverte de nos jours.

Le premier voyage purement scientifique sur les côtes du Spitzberg est celui de Jean-Constantin Phipps depuis Lord-Mulgrave et Skeffington Lutwidge sur les navires le Race-Horse et la Carcasse, accompagnés de l’astronome Lyons et du physicien Irving. Le but de l’expédition était de s’approcher le plus possible du pôle boréal. Les navires sortirent le 2 juin 1773 de la Tamise, et découvrirent la côte méridionale du Spitzberg le 28 au soir. Le 4 juillet, ils mouillèrent dans une petite baie au sud de celle de Hambourg, s’avancèrent ensuite par 80° 48′, où ils furent arrêtés par la banquise, et de là dans l’est vers les Sept-Îles, naviguant toujours au milieu des glaces flottantes. Les 5, 6 et 7 août, ils coururent les plus grands dangers ; les navires, entourés de glaces, restèrent immobiles malgré les efforts des deux équipages. Déjà les embarcations étaient à l’eau et parées, lorsqu’on s’aperçut que les glaces se mettaient en mouvement et entraînaient les navires vers l’ouest ; le 10, ils se trouvaient en pleine mer. Naviguant désormais dans une mer libre, ils étaient de retour en Angleterre au milieu de septembre. Phipps a abordé sur plusieurs points du Spitzberg, au sud de la baie de Hambourg, sur l’île d’Amsterdam, sur Walden-Island, sur l’île basse (Low-Island) et à l’île Moffen. C’est le premier voyage où l’on ait fait des observations météorologiques régulières. Le docteur Irving s’efforça de déterminer la température de la mer à diverses profondeurs avec un thermomètre imaginé par Cavendish, et Lyons mit à l’épreuve plusieurs méthodes pour déterminer la position du navire par l’estime et le chronomètre. Dans sa relation, Phipps donne un journal circonstancié de son voyage, tous les détails des observations et des expériences, et enfin une liste avec figures des animaux et des végétaux observés pendant la campagne.


Hollandais morts du scorbut au Spitzberg en 1634. — Dessin de V. Foulquier.
Au commencement du dix-neuvième siècle, nous trouvons une série de voyages exécutés par un seul navigateur qui, pour le nombre, l’exactitude et la variété des travaux accomplis, ne peut être comparé à aucun de ses prédécesseurs, et ne sera jamais dépassé comme observateur. William Scoresby, fils d’un capitaine baleinier, fit dix-sept voyages au Spitzberg. Trop jeune pour se livrer à des recherches suivies pendant les premiers, ce sont les résultats des douze derniers entrepris dans les années comprises entre 1807 et 1818, qui forment la matière de l’excellent ouvrage qu’il a publié sur les mers arctiques. Quand on réfléchit que Scoresby était lui-même un baleinier des plus entreprenants, on ne peut s’empêcher d’admirer comment il a su acquérir les connaissances et trouver le temps de tracer un tableau complet du Spitzberg, de ses mers, de ses glaces, de son climat et de ses productions naturelles. Pour se faire une juste idée de son exactitude et de sa sagacité, il faut avoir revu ce qu’il a vu et contrôlé ce qu’il a écrit. Comme les voyages de de Saussure, avec lequel il a les plus grands rapports par l’ingénuité des observations toujours exemptes d’idées préconçues et une certaine timidité dans les conclusions, son livre sera toujours le point de départ de toute recherche scientifique dans les mers arctiques. Les résultats plus nombreux et plus exacts obtenus par ses successeurs sont dus, non pas à leurs qualités personnelles, mais aux instruments plus parfaits et aux méthodes plus exactes que les progrès incessants de la physique ont mis à leur disposition. De même les géologues qui parcourent les Alpes n’observent pas mieux que de Saussure, mais savent plus que lui. Scoresby est le de Saussure des mers arctiques, et je suis assuré que tous ceux qui ont visité à la fois les Alpes et la mer Glaciale confirmeront ce jugement.

L’amirauté anglaise ne restait pas oisive : elle envoya en 1823 la corvette le Griper sur les côtes du Spitzberg : ce navire était commandé par le capitaine Clavering, et le lieutenant Foster portait le capitaine, depuis général d’artillerie, Sabine, qui devait faire et fit en effet d’importantes expériences avec le pendule pour la détermination de la figure et de la densité de la terre, avec le baromètre pour la mesure des hauteurs, puis des observations variées sur la température, la végétation, etc. Le Griper, parti en mai d’Angleterre, séjourna dans Fair-Haven par 79° 46′ de latitude et revint par les côtes orientales du Groënland qui furent explorées du 72e au 76e degré de latitude.

Phipps et Scoresby avaient émis l’opinion que la banquise qui arrêtait tous les navigateurs dans leurs tentatives pour atteindre le pôle nord formait une plaine unie sur laquelle on pourrait s’avancer à pied ou en traîneaux. Cette idée frappa l’imagination d’Édouard Parry ; il n’était âgé que de 37 ans, avait déjà fait quatre voyages dans le nord et passé deux hivers au fond de la mer de Baffin, l’un à l’île Melville, l’autre à Port-Bowen dans le détroit du Prince-Régent. Nul homme n’était donc mieux préparé que lui pour une pareille expédition. Le 27 mars il partit sur l’Hecla, toucha à Hammerfest, reconnut la pointe d’Hackluit le 14 mai, entra dans Magdalena-Bay, et après plusieurs bordées vers le nord, il laisse son navire dans l’anse de l’Hécla (Hecla-Cove), anse de la baie de Treurenburg. L’Hecla y resta, du 20 juin au 28 août, pendant que Parry cherchait avec ses embarcations et des traîneaux à s’avancer vers le pôle sur la banquise : malheureusement celle-ci était entraînée vers le sud tandis que Parry et ses compagnons marchaient vers le nord. Après 31 jours de fatigues inouïes, ils ne se trouvaient que par 82° 44′ de latitude. Pousser plus loin sur cette banquise qui n’était point une surface unie comme Phipps et Scoresby l’avaient jugé de loin, mais hérissée de pointes de glaces interrompue par des crevasses et des intervalles où la mer était libre, eût été à la fois impossible et inutile, puisque la banquise dérivait vers le sud à mesure que Parry s’avançait vers le nord. Parry revint donc à Hecla-Cove, le 20 août, après avoir visité la plupart des îles les plus septentrionales du Spitzberg ; savoir : l’île Basse (Low-Island), Walden-Island, l’île Moffen et enfin Little-Table-Island et Ross-Inlet, la plus boréale de toutes.

L’intéressante relation de Parry est suivi d’un appendice contenant quatre mois d’observations météorologiques faites dans les mers du Spitzberg, à Hecla-Cove par latitude 79° 55′, et pendant son excursion sur la banquise ; des mesures de la température de la mer à diverses profondeurs que j’ai discutées ailleurs, et l’énumération des plantes et des animaux observés dans la partie septentrionale du Spitzberg, par Ross, Forster et Halse, officiers de l’Hecla.

La même année où Parry échouait dans sa tentative, M. Keilhau, professeur de géologie à Christiania, se trouvait à Hammerfest après avoir visité la Laponie norvégienne. Il y rencontra un Allemand M. de Lowenhigh qui venait de parcourir la Russie jusqu’à Archangel, et deux Anglais MM. Everest. Ces messieurs résolurent de partir pour le Spitzberg et d’aborder à l’établissement russe qui se trouve au sud de l’île orientale découverte, en 1616, par les Hollandais et appelée Terre-des-États. Ils s’embarquèrent sur un petit brig avec six hommes d’équipage, le 15 août. Le 20, ils abordèrent à Beeren-Eiland ou ils restèrent jusqu’au 22. La température oscillait entre 3°,1 et 5°,4. Deux sources qui sourdaient d’une couche de gravier de trois mètres d’épaisseur, marquaient l’une 0°,7, l’autre 4°,7. Keilhau recueillit dans cette île 28 plantes phanérogames et 23 Cryptogames. Le 27, le navire était à six milles de la baie des Glaces (Ice-Sound), et le 3 septembre, près du Cap sud du Spitzberg. Après avoir essuyé un orage, ils s’engagèrent dans les Mille-Îles où ils trouvèrent de la glace et un nombre considérable de phoques et de morses, et après avoir navigué péniblement dans les glaces le navire aborda, le 10 septembre, à l’établissement russe qui se trouve sur la côte occidentale de la terre des États appelée aussi Spitzberg oriental. La maison installée pour abriter trente à quarante hommes, était alors sans habitants. Keilhau recueillit dans les environs vingt-six végétaux phanérogames et trente-quatre cryptogames.

L’ordre chronologique m’amène à parler des deux voyages au Spitzberg que j’ai faits comme membre de la commission scientifique du Nord, en 1838 et 1839. Cette commission se composait de MM. Gaymard, Lottin, A. Bravais, Marmier, E. Robert, Mayer et moi. La Recherche, navire construit pour naviguer dans les mers du Nord, commandée par M. Fabvre, lieutenant de vaisseau, mort amiral en 1864, avait été désignée pour ce voyage. Nous quittâmes le Havre, le 13 juin 1838 ; le 26 nous entrions dans le fiord de Drontheim, et le 27 nous étions mouillés devant l’ancienne capitale de la Norvége. La corvette y séjourna jusqu’au 3 juillet, et le 13 elle entrait dans la belle baie de Hammerfest, la ville la plus septentrionale de l’Europe. Le 15 juillet le navire repartait pour le Spitzberg ; le lendemain nous rencontrâmes un banc de glaces flottantes au milieu desquelles nous naviguâmes pendant trois jours : ces glaces s’étendaient probablement jusqu’à Beereneiland : elles n’étaient pas très-élevées, puisqu’elles ne dépassaient pas les bastingages du navire. Leur volume variait prodigieusement et était souvent difficile à estimer même approximativement. Quelquefois une glace très-petite en apparence n’est que la pointe saillante hors de l’eau d’une énorme pyramide dont les quatre cinquièmes sont immergés ; celles qui ont la forme d’un parallélépipède présentent une grande surface plane, rarement salie par du sable ; les glaçons presque entièrement fondus affectent les formes les plus bizarres et les plus contournées. Il fallait à tout prix éviter un abordage avec ces masses flottantes, aussi l’officier de quart se tenait-il sur l’avant du navire indiquant par signes au timonier de mettre la barre du gouvernail à bâbord ou à tribord. Le jour perpétuel favorisait notre navigation, mais des brumes épaisses la contrariaient souvent. L’officier avait peine à distinguer les glaces flottantes et le timonier n’apercevant plus les signes du commandant, les ordres se transmettaient par les mousses qui couraient de l’avant à l’arrière.

La corvette la Recherche dans les glaces. — Dessin de V. Foulquier d’après Mayer.

Les glaces flottantes sont un spectacle dont on ne se lasse pas : des grottes, des cavernes creusées à la ligne de flottaison par les vagues, sont colorées des plus belles teintes azurées, et, par une mer un peu grosse, quand ces glaces sont balancées par la houle, ces teintes présentent toutes les nuances depuis le blanc le plus pur jusqu’au bleu d’outre-mer. Si les blocs sont nombreux, on entend une crépitation semblable à celle des étincelles électriques ; elle est due probablement comme celle des glaciers à des milliers de bulles d’air qui se dégagent de la glace à mesure qu’elle fond au contact de l’eau. Le 24 juillet nous entrions dans la baie de Bellsound par latitude 77° 30′, nous y restâmes jusqu’au 4 août. Une foule d’observations et deux séries météorologiques horaires y ont été faites, du 30 juillet au 4 août, l’une à 5m,45 au-dessus de la mer ; l’autre sur une montagne, le Slaadberg, à 564 mètres d’altitude. Le 12 août la corvette rentrait dans le port de Hammerfest.

En 1839, la Recherche partit de nouveau du Havre le 14 juin et mouillait le 25 juin devant Thorshavn, capitale des îles Féroe, par latitude 62° 3′. Le 12 juillet, la corvette était de nouveau à Hammerfest, et le 31 elle entrait dans Magdalena-Bay par latitude 79° 34′, longitude 8° 49′. Une série horaire fut continuée sans interruption, du 1er au 12 août, à 6 mètres au-dessus du niveau de la mer. Chacun des membres de la commission et des officiers employa utilement tous les instants. L’absence de nuit doublait le temps du travail. On trouvera dans le grand ouvrage publié par les soins du Département de la marine, les résultats de ces études et de celles auxquelles se livrèrent deux membres de la commission[2], MM. Lottin et Bravais, et deux savants Suédois, MM. Lilliehoeck et Siljestroem, qui passèrent l’hiver de 1838 à 1839, à Bossekop en Laponie, par 70° de latitude et 21° 10′ de longitude orientale.

Apparence de l’aurore boréale dans le nord-est, à Bossekop (Finmark), le 21 janvier 1839, à 6h. du soir. — Dessin et gravure de Rapine d’après Bévalet.

Depuis cette époque deux voyages scientifiques ont été faits au Spitzberg, le premier en 1858, par le professeur Nordenskiöld de Helsingfors, le second par une commission suédoise. En 1861, M. Nordenskiöld, accompagné de MM.° Torell′ et Quennerstedt, longea la côte occidentale et atteignit Smeerenberg, après avoir visité tous les fiords compris entre Hornsound et l’île d’Amsterdam. Ces messieurs séjournèrent deux mois au Spitzberg. Les détails de ce voyage ne me sont pas connus. l’expédition suédoise a étudié principalement le nord du Spitzberg, savoir le détroit de Van Hinlopen qui le sépare de la terre du nord-est, l’extrémité septentrionale de cette même terre du nord-est et la chaîne d’îlots qui s’avance vers le pôle. Nous profiterons des travaux accomplis par les membres de cette commission, MM. Nordenskiöld, Malmgrén, Chydenius, Blomstrand, Dunér et Torell, mais la relation du voyage, interrompue par la mort prématurée du docteur Chydenius, n’a pas encore paru. Cependant un grand nombre de résultats ont déjà été publiés en suédois et dans les communications géographiques de Petermann. Nordenskiöld a fait connaître les déterminations astronomiques faites au nord du Spitzberg, sur la terre du nord-est et dans les Sept-Îles. Le même, avec le concours de Blomstrand, a donné une carte géologique de cette portion de l’archipel. Les observations magnétiques sont dues à Chydenius, le même a jalonné les points qui pourraient servir à la mesure d’un arc du méridien, qui compris entre 79° 8′ et 80° 50′, serait de la plus haute importance pour la détermination plus exacte de l’aplatissement du globe terrestre. Malmgrén a donné la liste des mammifères, des oiseaux et des plantes du Spitzberg, et Torell un aperçu général sur la géographie physique des régions arctiques. Nous terminons ici l’exposé succinct des principales explorations du Spitzberg pour passer à la description de ce pays.


Climat du Spitzberg.

Quand on songe qu’au Spitzberg la hauteur du soleil ne dépasse jamais 37 degrés, même dans les parties les plus méridionales, que ses rayons obliques, traversant une épaisseur énorme d’atmosphère, n’arrivent à la terre qu’après avoir perdu presque toute leur chaleur, et rasent, pour ainsi dire, la surface du sol, au lieu de le frapper perpendiculairement, comme dans les pays chauds ; si l’on ajoute que du 26 octobre au 16 février l’astre ne se montre plus, et qu’une nuit de quatre mois enveloppe cette terre glacée ; si l’on réfléchit que dans la période de 128 jours, pendant laquelle la nuit alterne avec la clarté du soleil, celui-ci s’élève à peine au-dessus de l’horizon, on comprendra que le climat du Spitzberg soit des plus rigoureux. La présence continuelle de l’astre, pendant quatre mois de l’année, ne compense pas son absence pendant le même espace de temps, ni l’obliquité de ses rayons ; même pendant les mois de juillet et d’août il est le plus souvent obscurci par des brumes qui s’élèvent de la mer. Jamais le ciel n’est serein pendant une journée tout entière. En outre, des vents violents refroidis par les banquises, ou par les glaciers, viennent à de courts intervalles abaisser la température de l’atmosphère. Néanmoins le climat du Spitzberg est moins froid que celui des parties septentrionales de l’Amérique, situées sous la même latitude, savoir l’extrémité de la baie de Baffin, connue sous le nom de Smith-Sound. C’est dans ces régions que les météorologistes ont placé le pôle du froid de l’hémisphère septentrional, qui ne coïncide nullement avec celui de la terre, mais se trouve, en Amérique, par 98° de longitude occidentale et sous le 78e degré de latitude. Si le climat du Spitzberg est moins rigoureux que celui de ces régions continentales, c’est aussi parce que le Spitzberg est un archipel dont les eaux sont réchauffées par le Gulfstream, grand courant d’eau tiède, qui prend naissance dans le golfe du Mexique, traverse l’Atlantique et vient expirer dans la mer Blanche et sur les côtes occidentales du Spitzberg. Aussi celles-ci sont-elles toujours libres en été, tandis que les côtes orientales, bloquées par des glaces flottantes, sont rarement accessibles aux pêcheurs de phoques et de morses, qui seuls fréquentent ces parages désolés.

Je ne fatiguerai pas le lecteur des méthodes que j’ai employées et des calculs que j’ai faits pour exprimer en chiffres les températures moyennes du Spitzberg. J’ai utilisé les observations de Phipps, celles de Parry, de Scoresby, et celles de la commission scientifique du Nord au Spitzberg et en Laponie. Mes résultats étant sensiblement d’accord avec ceux que Scoresby a déduits de ses propres observations, les nombres obtenus méritent la confiance des savants. Comme lui, j’ai calculé les températures pour la partie moyenne de l’île située sous le 78e degré de latitude. Le tableau suivant présente les températures moyennes de chaque mois exprimées en degrés centigrades. Afin que le lecteur puisse se faire une juste idée de la rigueur de ce climat, je mets en regard les températures correspondantes pour Paris, calculées par M. Renou, et basées sur quarante-cinq ans d’observations (1816 à 1860), faites à l’Observatoire de Paris.


Températures moyennes mensuelles au Sptitzberg sous le 78e degré de latitude et à Paris sous 48° 50′.
SPITZBERG PARIS SPITZBERG PARIS
Janvier −18°,2 2°,3 Juillet 2°,8 18°,7
Février −17,1 3,9 Août 1,4 18,5
Mars −15,6 6,3 Septembre −2,5 15,5
Avril −9,9 10,0 Octobre −8,5 11,2
Mai −5,3 13,8 Novembre −14,5 6,6
Juin −0,3 17,3 Décembre −15,0 3,5


La moyenne de l’année est donc de −8°,6, celle de Paris étant de +10°,6 : différence, 19 degrés.

Les températures moyennes ne sont pas seules intéressantes pour bien caractériser un climat, car la même moyenne peut correspondre à des extrêmes très-différents. Voici quelques températures extrêmes, observées au Spitzberg, du mois d’avril à celui d’août. En avril, Scoresby n’a pas vu le thermomètre en mer s’élever au-dessus de −1°,1. En mai, la plus haute température fut de +1°,1. Six fois seulement le thermomètre s’éleva au-dessus du point de congélation. Le mois de mai est donc encore un mois d’hiver. En juin, le mercure dépasse souvent le zéro de l’échelle thermométrique, et Scoresby l’a vu marquer 5°,6, mais en 1810 il est encore descendu à −9°,4. En juillet, je ne l’ai jamais vu au-dessus de 5°,7 ni s’abaisser au-dessous de 2°,7 : on voit que la température est d’une uniformité remarquable, puisqu’elle ne varie que de trois degrés. Même phénomène en août, où j’ai vu, sous le 78e de latitude, le thermomètre en mer osciller entre 1°,2 et 30°. Pour donner une idée de l’absence de chaleur du Spitzberg, je dirai qu’en onze ans, de 1807 à 1818, Scoresby n’a vu qu’une seule fois, le 29 juillet 1815, le thermomètre à 14°,4 ; Parry, à 12°,8, le 19 juillet 1827, et moi-même, à 8°,2 en août 1838. La plus haute température, 16°,0, a été notée par l’expédition suédoise le 15 juillet 1861. Quant au froid, nous n’avons pas de renseignements précis pour l’hiver, mais il est probable que le mercure y gèle quelquefois et que le thermomètre se tient souvent entre −20° et −30°, car Scoresby a encore observé −17°,8 le 18 avril 1810, et même −18°,9 le 13 mai 1814. Il tombe de la neige dans tous les mois de l’année. Au mouillage de la baie de la Madeleine, par 79° 34′ de latitude, la corvette la Recherche en était couverte pendant les premiers jours d’août 1839. Dans le journal de Scoresby, il n’est pas de mois où elle ne soit indiquée. Le temps est d’une inconstance remarquable. À un calme plat succèdent de violents coups de vent. Le ciel, serein pendant quelques heures, se couvre de nuages ; les brumes sont presque continuelles et d’une épaisseur telle que l’on ne distingue pas les objets à quelques pas devant soi : ces brumes, humides, froides, pénétrantes, mouillent souvent comme la pluie. Les orages sont inconnus dans ces parages ; même pendant l’été, jamais le bruit du tonnerre ne trouble le silence de ces mers désertes. Aux approches de l’automne, les brumes augmentent, la pluie se change en neige ; le soleil s’élevant de moins en moins au-dessus de l’horizon, sa clarté s’affaiblit encore. Le 23 août l’astre se couche pour la première fois dans le nord : cette première nuit n’est qu’un crépuscule prolongé ; mais à partir de ce moment la durée des jours diminue rapidement ; enfin, le 26 octobre, le soleil descend dans la mer pour ne plus reparaître. Pendant quelque temps encore le reflet d’une aurore qui n’annonce plus le lever du soleil illumine le ciel aux environs de midi, mais ce crépuscule devient de plus en plus court et de plus en plus pâle, jusqu’à ce qu’il s’éteigne complétement. La lune est alors le seul astre qui éclaire la terre, et sa lumière blafarde, réfléchie par les neiges, dévoile la sombre tristesse de cette terre ensevelie sous la neige et de cette mer figée par la glace.

Vue prise dans la baie de la Madeleine. — Dessin de V. Foulquier d’après Lauvergne.

Mais d’autres clartés remplacent celle de la lune, ce sont celles des aurores boréales qui, fortes ou faibles, se montrent toutes les nuits pour l’observateur attentif. Tantôt ce sont de simples lueurs diffuses ou des plaques lumineuses, tantôt des rayons frémissants d’une éclatante blancheur, qui parcourent tout le firmament, en partant de l’horizon comme si un pinceau invisible se promenait sur la voûte céleste : quelquefois il s’arrête ; les rayons inachevés n’atteignent pas le zénith, mais l’aurore se continue sur un autre point ; un bouquet de rayons s’élance, s’élargit en éventail puis pâlit et s’éteint. D’autres fois de longues draperies dorées flottent au-dessus de la tête du spectateur, se replient sur elles-mêmes de mille manières et ondulent comme si le vent les agitait. En apparence elles semblent peu élevées dans l’atmosphère, et l’on s’étonne de ne pas entendre le frôlement des replis qui glissent l’un sur l’autre. Le plus souvent un arc lumineux se dessine vers le nord ; un segment noir le sépare de l’horizon et contraste par sa couleur foncée avec l’arc d’un blanc éclatant ou d’un rouge brillant qui lance les rayons, s’étend, se divise et représente bientôt un éventail lumineux qui remplit le ciel boréal, monte peu à peu vers le zénith, où les rayons en se réunissant forment une couronne, qui, à son tour, darde des jets lumineux dans tous les sens. Alors le ciel semble une coupole de feu ; le bleu, le vert, le rouge, le jaune, le blanc se jouent dans les rayons palpitants de l’aurore. Mais ce brillant spectacle dure peu d’instants : la couronne cesse d’abord de lancer des jets lumineux, puis s’affaiblit peu à peu ; une lueur diffuse remplit le ciel ; çà et là quelques plaques lumineuses semblables à de légers nuages s’étendent et se resserrent avec une incroyable rapidité comme un cœur qui palpite. Bientôt ils pâlissent à leur tour, tout se confond et s’efface, l’aurore semble être à son agonie ; les étoiles que sa lumière avait obscurcie brillent d’un nouvel éclat et la longue nuit polaire, sombre et profonde, règne de nouveau en souveraine sur les solitudes glacées de la terre et de l’Océan. Devant de tels phénomènes le poëte, l’artiste s’inclinent et avouent leur impuissance, le savant seul ne désespère pas : après avoir admiré ce spectacle, il l’étudie, l’analyse, le compare, le discute, et il arrive à prouver que ces aurores sont dues aux radiations électriques des pôles de la terre, aimant colossal dont le pôle boréal se trouve dans le nord de l’Amérique septentrionale, non loin du pôle du froid de notre hémisphère, tandis que son pôle austral est en mer au sud de l’Australie près de la terre Victoria.

Apparence de l’aurore boréale dans le sud, à Bossekop (Finmark), le 6 janvier 1839, à 6 h. 4 min. du soir. Dessin et gravure de Rapine d’après Bévalet.

Quelques indications suffiront pour prouver la nature électro-magnétique de l’aurore boréale. Au Spitzberg, une aiguille aimantée suspendue horizontalement à un fil de soie non tordu est tournée vers l’ouest : dès le début de l’aurore, le physicien qui observe cette aiguille s’aperçoit qu’au lieu d’être sensiblement immobile, elle semble en proie à une inquiétude inusitée et se déplace rapidement à droite et à gauche, et de gauche à droite. À mesure que l’aurore devient plus brillante l’agitation de l’aiguille augmente, et sans sortir de son cabinet l’observateur juge de l’intensité de l’aurore boréale par l’amplitude du déplacement de l’aiguille : enfin quand la couronne boréale se forme, son centre se trouve précisément sur le prolongement d’une autre aiguille magnétique librement suspendue sur une chape et orientée dans le sens du méridien magnétique ; elle n’est point horizontale, mais inclinée vers le pôle magnétique et se nomme aiguille d’inclinaison. Les aurores boréales sont donc intimement unies aux phénomènes magnétiques du globe terrestre, et il était réservé à M. Auguste de la Rive, de réaliser expérimentalement les principaux phénomènes de l’aurore boréale sur une boule de bois représentant le globe terrestre et convenablement électrisée.

Apparence de l’aurore boréale dans le nord, à Bossekop (Finmark) le 6 janvier 1839, à 6 h. 27 min. du soir. Dessin et gravure de Rapine d’après Bévalet.

Presque toutes les nuits polaires sont éclairées par des aurores boréales plus ou moins brillantes ; mais à partir du milieu de janvier, le crépuscule de midi devient plus sensible, l’aurore annonçant le retour du soleil, s’agrandit en montant vers le zénith ; enfin le 16 février un segment du disque solaire, semblable à un point lumineux, brille un moment pour s’éteindre aussitôt ; mais à chaque midi le segment augmente jusqu’à ce que l’orbe tout entier s’élève au-dessus de la mer ; c’est la fin de la longue nuit de l’hiver ; des alternatives de jour et de nuit se succèdent, pendant soixante-cinq jours, jusqu’au 21 avril, commencement d’un jour de quatre mois, pendant lesquels le soleil tourne autour de l’horizon sans disparaître au-dessous.


Constitution physique et géologique du Spitzberg.

Spitzbergen, montagnes pointues, tel est le nom que les navigateurs hollandais donnèrent à ces îles qu’ils venaient de découvrir, et en effet de la mer on ne voit que des sommets aigus aussi loin que la vue peut porter : ces montagnes ne sont pas très-élevées, leur altitude varie entre 500 et 1 200 mètres : partout elles s’avancent jusqu’au bord de la mer, et il n’existe en général qu’une étroite bande de terre qui forme le rivage. Aux deux extrémités de l’île, au nord et au sud, le sol est moins accidenté, les vallées sont plus larges et le pays prend l’aspect d’un plateau. Trois de ces baies profondes et ramifiées appelées fiords par les Norvégiens découpent la côte occidentale du Spitzberg. Ce sont, du sud au nord, Horn-Sound, la baie de la Corne ; Bell-Sound, la baie de la Cloche, Jce-Sound, la baie des Glaces, Cross-Bay, la haie de la Croix ; Kings-Bay, la baie du Roi. La baie de Hambourg et celle de la Madeleine sont des golfes moins profonds et moins ramifiés.

Montagne de l’observatoire au Spitzberg. — Dessin de V. Foulquier d’après A. Mayer.

Toutes les vallées, dans le nord comme dans le sud du Spitzberg, sont comblées par des glaciers qui descendent jusqu’à la mer. Leur longueur est variable : le plus long que j’aie vu, celui de Bellsound, avait dix-huit kilomètres de long sur six kilomètres de large ; celui du fond de Magdalena-bay 1 840 mètres de long sur 1 580 mètres de large au bord de la mer. Suivant Scoresby, les deux plus grands glaciers sont ceux du Cap sud et un autre au nord de Hornsound, qui tous deux ont vingt kilomètres de large au bord de la mer et une longueur inconnue. Les sept glaciers qui bordent la côte au nord de l’île du Prince Charles ont chacun près de quatre kilomètres de large. Tous ces glaciers forment à leur extrémité inférieure de grands murs ou escarpements de glace qui s’élèvent verticalement au-dessus de l’eau à des hauteurs qui varient entre 30 et 120 mètres. Les premiers navigateurs hollandais et anglais, voyant ces murailles colossales de glace qui dépassaient la hauteur des mâts de leurs navires, les désignèrent sous le nom de montagnes de glace (icebergs), ne soupçonnant pas leur analogie avec les glaciers de l’intérieur du continent : le nom leur est resté, et Phipps, Parry, Scoresby lui-même ignoraient la nature de ces fleuves de glace qui s’écoulaient sous leurs yeux dans les flots. Quand j’abordai pour la première fois au Spitzberg, en 1838, je reconnus immédiatement les glaciers que j’avais si souvent admirés en Suisse. L’origine est la même, mais les différences tiennent au climat, au voisinage de la mer et à la faible élévation des montagnes du Spitzberg.

Un glacier se forme par l’accumulation des neiges pendant l’hiver des pays froids dans une plaine, une dépression du sol ou une vallée. Cette neige fond partiellement en été, regèle, fond de nouveau, s’infiltre d’eau, gêle définitivement à l’entrée de l’hiver et se transforme ainsi d’abord en névé, puis en glace plus ou moins compacte, mais toujours remplie des nombreuses bulles d’air qui étaient logées dans les interstices de la neige. Ces masses de glace, dont l’imagination serait tentée de faire l’emblème de l’immobilité et de la rigidité la plus absolue, sont douées d’un mouvement de progression dû à leur plasticité et à la dépression des parties supérieures. Ce mouvement lent, mais continu, plus rapide en été qu’en hiver, pousse sans cesse en avant l’extrémité inférieure du glacier. En Suisse, cette extrémité inférieure descend souvent dans les vallées habitées, telles que celles de Chamounix, de Mont-Joie et du val Veni autour du Mont-Blanc ; de Zermatt, de Saas et de Gressoney autour du Mont-Rose ; de Grindelwald au pied des hautes alpes ber noises. Au Spitzberg, le glacier, après un trajet plus ou moins long, arrive à la mer. Quand le rivage est rectiligne, il ne le dépasse pas ; mais au fond d’une baie dont le rivage est courbe, il continue à progresser en s’appuyant sur les côtés de la baie et en s’avançant au-dessus de l’eau qu’il surplombe. On le conçoit aisément. En été, l’eau de la mer, au fond des baies, est toujours à une température un peu supérieure à zéro : le glacier fond au contact de cette eau et quand la marée est basse, on aperçoit un intervalle entre la glace et la surface l’eau. Le glacier n’étant plus soutenu s’écroule partiellement ; des blocs immenses se détachent, tombent à la mer, disparaissent sous l’eau, reparaissent en tournant sur eux-mêmes, oscillent pendant quelques instants jusqu’à ce qu’ils aient pris leur position d’équilibre. Ces blocs détachés des glaciers forment les glaces flottantes. Deux fois tous les jours, à la marée basse, au fond de Bellsound et de Magdalena-Bay, nous assistions à cet écroulement partiel de l’extrémité des glaciers. Un bruit comparable à celui du tonnerre accompagnait leur chute ; la mer, soulevée, s’avançait sur le rivage en formant un raz de marée ; le golfe se couvrait de glaces flottantes qui, entraînées par le Jusant, sortaient comme des flottes de la baie pour gagner la pleine mer, ou bien échouaient çà et là sur le rivage, dans les points où l’eau n’était pas profonde. Ces glaces flottantes n’avaient guère plus de quatre à cinq mètres de hauteur au-dessus de l’eau, car les quatre cinquièmes d’une glace flottante sont immergés. Les glaces flottantes de la baie de Baffin sont beaucoup plus élevées : elles dépassent quelquefois la mâture des navires ; mais dans cette baie la température de la mer est au-dessous de zéro, le glacier ne fond pas au contact de l’eau, il descend dans le fond de la mer, et les portions qui s’en détachent sont plus hautes de toute la partie immergée qui, dans les baies du Spitzberg, est détruite par la fusion.

Écroulement de glaces. — Dessin de V. Foulquier.

Les glaciers du Spitzberg sont en général unis et présentent rarement ces aiguilles, ces prismes de glace que les voyageurs admirent au glacier des Bossons, à celui de Talèfre, près de Chamounix, et sur d’autres glaciers de la Suisse. Ces surfaces hérissées d’aiguilles correspondent toujours à des pentes rapides du glacier, qui se rompt en tombant pour ainsi dire en cascade sur des plans fortement inclinés. Si ceux-ci se trouvent à l’extrémité inférieure de ce glacier, les grandes chaleurs de l’été fondent, amincissent, effilent ces aiguilles et ces prismes qui prennent alors les formes les plus pittoresques. Au Spitzberg, les pentes sont faibles et uniformes et les chaleurs de l’été impuissantes pour fondre la glace. C’est seulement au milieu du jour que la surface du glacier est parcourue par de petits filets d’eau qui tombent quelquefois en cascade dans la mer, mais s’arrêtent dès que le soleil cesse de luire ou que la température s’abaisse. Cependant j’ai observé des aiguilles sur les parties latérales du grand glacier de Bellsound ; mais il n’en existait plus sur celui de Magdalena-Bay au nord du Spitzberg. Les crevasses transversales de ces glaciers sont souvent très-larges et très-profondes.

La grotte azurée de l’Arveyron creusée dans le glacier des Bois près de Chamounix, celles des glaciers de Grindelwald et de Rosenlaui, dans le canton de Berne, tant admirées des touristes, sont des miniatures comparées aux cavernes ouvertes dans l’escarpement terminal des glaciers du Spitzberg. Un jour que j’avais pris des températures de la mer devant le glacier de Bellsound, je proposai aux matelots qui m’accompagnaient d’entrer avec l’embarcation dans une de ces cavernes. Je leur exposai les chances que nous courions, ne voulant rien tenter sans leur assentiment. Ils furent unanimes pour accepter. Quand notre bateau eut franchi l’entrée, nous nous trouvâmes dans une immense cathédrale gothique ; de longs cylindres de glace à pointe conique descendaient de la voûte, les anfractuosités semblaient autant de chapelles dépendantes de la nef principale, de larges fentes partageaient les murs et les intervalles pleins, simulant des arceaux, s’élançaient vers les cintres ; des teintes azurées se jouaient sur la glace et se reflétaient dans l’eau. Les matelots, tous Bretons, étaient comme moi, muets d’admiration ; mais une contemplation trop prolongée eût été dangereuse ; nous regagnâmes bientôt l’étroite ouverture par laquelle nous avions pénétré dans ce temple de l’Hiver, et revenus à bord de la corvette, nous gardâmes le silence sur une escapade qui eût été justement blâmée. Le soir nous vîmes du rivage notre cathédrale du matin s’incliner lentement, puis se détacher du glacier, s’abîmer dans les flots et reparaître émiettée en mille fragments de glace que la marée descendante entraîna vers la pleine mer.

Tous les voyageurs qui ont vu les glaciers des Alpes ont été frappés du grand nombre de blocs de pierre gisant à leur surface. Ces blocs proviennent des montagnes voisines qui s’écroulent, été comme hiver, et recouvrent le glacier de débris : plus les montagnes qui le dominent sont élevées et plus les débris sont nombreux. Ces accumulations de roches brisées, appelées moraines, ne sont pas dispersées au hasard : les unes forment de longues traînées sensiblement parallèles disposées le long des bords du glacier, ce sont les moraines latérales : les autres occupent la partie moyenne du champ de glace, on les appelle moraines médianes : elles sont le résultat de la réunion des moraines latérales de deux glaciers qui se confondent en un seul. De même, au confluent de deux rivières dont les eaux sont de couleurs différentes, on reconnaît au milieu du fleuve formé par la réunion des deux rivières une coloration due au mélange des eaux de chaque affluent. Dans sa progression incessante, le glacier entraîne, comme le ferait un cours d’eau, les débris dont il est chargé ; arrivés à l’extrémité terminale, ces débris tombent l’un après l’autre sur le sol au pied du glacier. Leur accumulation produit une digue concentrique à l’escarpement du glacier : cette digue se nomme moraine terminale. En Suisse, certains glaciers, celui de l’Unter-Aar, la mer de glace de Chamounix, le glacier du Miage, celui de Zmutt, près de Zermatt, sont couverts de blocs de pierre, sous lesquels la glace disparaît presque totalement ; cela tient à ce que ces glaciers sont dominés par de très-hautes montagnes composées de roches qui se fendent, se fragmentent et se démolissent perpétuellement. Au contraire, au Spitzberg les montagnes peu élevées sont pour ainsi dire enfouies dans les glaciers ; leur pointe seule fait saillie hors des masses de glace qui les entourent ; peu de débris tombent donc sur les glaciers. Il en résulte que les moraines sont moins considérables. Ajoutons encore que les glaciers du Spitzberg correspondent à la partie supérieure des glaciers de la Suisse, à celle qui est au-dessus de la limite des neiges éternelles, ou si l’on aime mieux, au-dessus de la limite de la végétation arborescente. Or, plus on s’élève sur un glacier des Alpes, plus les moraines latérales et médianes diminuent de largeur et de puissance, jusqu’à ce qu’elles s’amincissent et disparaissent enfin sous les hauts névés des cirques dont le glacier n’est qu’un émissaire, de même que les torrents des montagnes prennent souvent leur source dans un ou plusieurs lacs étagés dans les hautes régions. Pour toutes ces raisons, les moraines latérales et médianes sont peu apparentes sur les glaciers du Spitzberg ; un certain nombre de blocs se remarquent sur les bords et quelquefois au milieu, mais la glace ne disparaît jamais comme dans les Alpes sous la masse des débris qui la recouvrent. Quant aux moraines terminales, c’est au fond de la mer qu’il faut les chercher, puisque l’escarpement terminal la surplombe presque toujours ; ainsi les blocs de pierre tombent avec les blocs de glace et forment une moraine terminale sous-marine dont les deux extrémités sont parfois visibles sur le rivage. M. O. Torell a remarqué que partout, près de la côte du Spitzberg, le fond de la mer se composait de blocs et de cailloux, rarement de sable ou de limon. Il a retrouvé sur les glaciers du Spitzberg toutes les particularités notées sur ceux des Alpes : la stratification de la glace, les bandes bleues et l’action sur les roches encaissantes, qui sont arrondies, polies et striées comme celles de la Suisse.

Les glaciers descendant jusqu’à la mer, il n’y a ni fleuves ni rivières au Spitzberg. Quelques faibles ruisseaux s’échappent quelquefois des flancs du glacier, mais ils tarissent souvent. Le sol étant toujours gelé à quelques décimètres de profondeur, les sources sont inconnues dans ces îles.

La géologie des côtes occidentales du Spitzberg a été étudiée par Keilhau, les membres de la commission française, et, dans ces derniers temps, par MM. Nordenskiöld et Blomstrand. Sans entrer dans des détails peu intéressants pour le lecteur, je dirai que les montagnes du Spitzberg sont formées en général de roches cristallines. Le granit y est très-commun. Les sept îles, au nord de l’archipel, sont entièrement granitiques. Le granit est donc la roche dont se composent les dernières terres dans le nord de l’Europe. Plus au sud apparaissent des calcaires quelquefois dolomitiques, appartenant probablement aux formations anciennes, et traversés par des filons de roches hypersthéniques, espèce de porphyre fort rare qui ne se rencontre qu’en Scandinavie et au Labrador. Sur d’autres points, on a retrouvé les mêmes roches ; mais dans le détroit de Hinlopen et près de Bell-Sound, on observe des calcaires fossilifères. D’après l’inspection des fossiles, M. de Konnink les a rapportés au terrain permien, formation reposant sur le terrain houiller et qui tire son nom du gouvernement de Perm en Russie. Dans la baie du Roi (Kings-Bay), M. Blomstrand a signalé ce terrain carbonifère avec des traces de combustible. On comprend toutes les difficultés que rencontre le géologue dans un pays couvert de neige et de glace. Néanmoins, d’après les indications que nous possédons, on peut dire que le Spitzberg appartient aux formations anciennes du globe, aux terres émergées dès l’origine du monde, et où manquent tous les terrains formés par des mers où se sont déposées les couches jurassiques, crétacées et tertiaires.


Flore du Spitzherg.

Après le tableau que nous avons tracé du climat et de la constitution physique du Spitzberg, le titre de ce chapitre doit sembler invraisemblable. Quelle végétation peut-il y avoir dans un pays couvert de neige et de glace, où la température moyenne de l’été est de +1°,3, c’est-à-dire inférieure à celle du mois de janvier à Paris ? Existe-t-il des plantes capables de vivre et de se propager dans de pareilles conditions de sol et de climat ? Néanmoins, quand on aborde au Spitzberg, on aperçoit çà et là certaines places favorablement exposées, où la neige a disparu. Ces îles de terre éparses au milieu des champs de névé qui les entourent, semblent d’abord complétement nues ; mais en s’approchant on distingue de petites plantes microscopiques pressées contre le sol, cachées dans ses fissures, collées contre les talus tournés vers le midi, abritées par des pierres ou perdues dans les petites mousses et les lichens gris qui tapissent les rochers. Les dépressions humides, couvertes de grandes mousses du plus beau vert, reposent l’œil attristé par la couleur noire des rochers et le blanc uniforme de la neige. Au pied des falaises habitées par des oiseaux marins, dont le guano active la végétation sur la terre qu’il échauffe, des renoncules, des Cochlearia, des graminées, atteignent quelquefois une hauteur de plusieurs décimètres, et au milieu des éboulements de pierres s’élève un pavot à fleurs jaunes (Papaver nudicaule), qui ne déparerait pas les corbeilles de nos jardins. Nulle part un arbuste ou un arbre : les derniers de tous, le bouleau blanc, le sorbier des oiseleurs et le pin Sylvestre s’arrêtent en Norvége sous le 70e degré de latitude. Néanmoins, quelques végétaux sont de consistance ligneuse ; d’abord, deux petites espèces de saules appliqués contre le sol, dont l’un, le saule à feuilles réticulées qui croît également dans les Alpes, et un arbrisseau s’élevant au-dessus des mousses humides, l’Empetrum nigrum, qu’on trouve dans les marais tourbeux de l’Europe, jusqu’en Espagne et en Italie. Les autres plantes sont d’humbles herbes sans tige dont les fleurs s’épanouissent à terre. La plupart sont si petites qu’elles échappent aux yeux du botaniste, qui ne les aperçoit qu’en regardant soigneusement à ses pieds. La preuve en est dans le lent accroissement de l’inventaire des plantes phanérogames du Spitzberg, qui n’a été complété que peu à peu par les recherches successives des voyageurs qui ont exploré ces îles. Ainsi en 1675, Frédéric Martens, de Hambourg, décrit et figure seulement onze espèces terrestres, Phipps, en 1773, n’en rapporta que douze, qui furent nommées et décrites par Solander. Scoresby était presque toujours à la mer ; aussi le nombre total des espèces qu’il a recueillies dans ses voyages ne s’élève-t-il qu’à quinze décrites, en 1820, par le célèbre Robert Brown. En 1823, le capitaine, actuellement général, Sabine, en rassembla vingt-quatre, que sir W. Hooker prit le soin de déterminer. Le même botaniste a fait connaître les quarante espèces récoltées par Parry en 1827 pendant son séjour au nord du Spitzberg. Sommerfelt a ensuite dénommé quarante-deux espèces rapportées la même année par Keilhau du Spitzberg méridional et de l’île de l’Ours. En 1838 et 1839, un botaniste danois, M. Vahl et moi, avons recueilli à Bellsound, à Magdalena-Bay et à Smeerenberg, cinquante-sept espèces. Le voyage de MM. Torell, Nordenskiœld et Quennerstedt, en 1858, a enrichi la Flore du Spitzberg de six espèces, et celui de la commission scientifique suédoise, en 1861, de vingt et une. M. Malmgrén, botaniste de l’expédition, en éliminant les doubles emplois et distinguant les espèces confondues par ses prédécesseurs, porte à quatre-vingt-treize le nombre total des plantes phanérogames du Spitzberg.

Je ne parlerai pas des cryptogames, c’est-à-dire des mousses qui tapissent le fond des dépressions humides, et recouvrent les marais tourbeux. Je passe également sous silence les lichens qui croissent sur les pierres jusqu’au sommet des montagnes et résistent aux froids les plus rigoureux ; car la plupart ne sont jamais recouverts par la neige. M. Lindblom portait déjà le nombre de ces cryptogames à 152 avant les deux dernières expéditions suédoises. On voit que la loi émise par Linnée sur la prédominance des cryptogames dans le Nord se vérifie pleinement, et en additionnant les phanérogames avec les cryptogames, la somme totale des végétaux connus du Spitzberg s’élèverait à 245.

Ch. Martins.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Les modèles de la plupart des dessins, joints à ce texte, se trouvent dans le bel atlas des Voyages en Scandinavie et au Spitzberg de la corvette la Recherche, publié par M. Arthus Bertrand. Paris, rue Hautefeuille.
  2. Voyages en Scandinavie et au Spitzberg de la corvette la Recherche. 14 volumes in-8o, avec atlas.