Hetzel (p. 179).

Lorsqu’il s’agissait de porter un grelin sur des glaçons…

XII

entre le cercle polaire et la banquise.

Depuis que l’Halbrane a dépassé cette courbe imaginaire, tracée à vingt-trois degrés et demi du pôle, il semble qu’elle soit entrée en une contrée nouvelle, « cette contrée de la Désolation et du Silence », comme le dit Edgar Poe, cette magique prison de splendeur et de gloire dans laquelle le chantre d’Éléonora souhaite d’être enfermé comme pour l’éternité, cet immense océan de lumière ineffable…


À mon avis — pour demeurer dans des hypothèses moins fantaisistes, — cette région de l’Antarctide, d’une superficialité qui dépasse cinq millions de milles carrés, est restée ce qu’était notre sphéroïde pendant la période glaciaire…

Durant l’été, l’Antarctide, on le sait, jouit du jour perpétuel, dû aux rayons que l’astre radieux, dans sa spirale ascendante, projette au-dessus de son horizon. Puis, dès qu’il a disparu, c’est la longue nuit qui commence, nuit souvent illuminée par les irradiations des aurores polaires.

C’était donc en pleine saison de lumière que notre goélette allait parcourir ces redoutables régions. La clarté permanente ne lui ferait pas défaut jusqu’au gisement de l’île Tsalal, où nous ne doutions pas de retrouver les hommes de la Jane.

Un esprit plus imaginatif eût, sans doute, éprouvé de singulières surexcitations lors des premières heures passées sur cette limite de la nouvelle zone, — des visions, des cauchemars, des hallucinations d’hypnobate… Il se senti comme transporté au milieu du surnaturel… À l’approche de ces contrées antarctiques, il se serait demandé ce que cachait le voile nébuleux qui en dérobait la plus grande étendue… Y découvrirait-il des éléments nouveaux dans le champ des trois règnes minéral, végétal, animal, des êtres d’une « humanité » spéciale, tels qu’affirme les avoir vus Arthur Pym ?… Que lui offrirait ce théâtre des météores, sur lequel est encore baissé le rideau des brumes ?… Sous l’intense oppression de ses rêves, lorsqu’il songerait au retour, ne perdrait-il pas tout espoir ?… N’entendrait-il pas, à travers les stances du plus étrange des poèmes, le corbeau du poète lui crier de sa voix croassante :

« Never more… jamais plus !… jamais plus ! »

Il est vrai, cet état mental n’était pas le mien, et, quoique je fusse très surexcité depuis quelque temps, je parvenais à me maintenir dans les limites du réel. Je ne formais plus qu’un seul vœu : c’était que la mer et le vent restassent aussi propices au-delà qu’en deçà du cercle antarctique.

En ce qui concerne le capitaine Len Guy, le lieutenant, les anciens matelots de l’équipage, une évidente satisfaction se peignit sur leurs traits rudes, leurs figures bronzées par le hâle, lorsqu’ils apprirent que le soixante-dixième parallèle venait d’être franchi par la goélette. Le lendemain, d’un ton guilleret, la face épanouie, Hurliguerly m’accosta sur le pont.

« Hé ! hé ! monsieur Jeorling, s’exclama-t-il, le voilà derrière nous, le fameux cercle…

— Pas assez, bosseman, pas assez !

— Ça viendra… Ça viendra !… Mais j’ai un désappointement…

— Lequel ?…

— C’est que nous ne fassions pas ce qui se fait à bord des navires au passage de la ligne !

— Vous le regrettez ?… demandai-je.

— Sans doute, et l’Halbrane aurait pu s’accorder la cérémonie d’un baptême austral !…

— D’un baptême ?… Et qui auriez-vous baptisé, bosseman, puisque nos hommes, tout comme vous, ont déjà navigué au-delà de ce parallèle ?…

— Nous… oui !… Vous… non, monsieur Jeorling !… Et pourquoi, s’il vous plaît, cette cérémonie ne se serait-elle pas faite en votre honneur ?…

— Il est vrai, bosseman, c’est la première fois, au cours de mes voyages, que je me serai élevé si haut en latitude…

— Ce qui eût mérité un baptême, monsieur Jeorling… Oh ! sans grand fracas… sans tambour ni trompette… et sans faire intervenir le Père Antarctique avec sa mascarade habituelle !… Si vous vouliez me permettre de vous bénir…

— Soit, Hurliguerly ! répondis-je en portant la main à la poche. Bénissez et baptisez à votre aise !… Voici une piastre pour boire à ma santé au plus prochain cabaret…

— Alors ce ne sera que sur l’îlot Bennet ou sur l’île Tsalal, s’il y a toutefois des auberges dans ces îles sauvages, et s’il s’est trouvé des Atkins pour s’y établir !…

— Dites-moi, bosseman, j’en reviens toujours à Hunt… Paraît-il aussi satisfait que les anciens matelots de l’Halbrane d’avoir dépassé le cercle polaire ?…

— Le sait-on !… me répondit Hurliguerly. Il navigue toujours à sec de toile, celui-là, et on n’en peut rien tirer d’un bord ou de l’autre… Mais, comme je vous l’ai dit, s’il n’a pas déjà tâté des glaces et de la banquise…

— Qui vous le donne à penser ?…

— Tout et rien, monsieur Jeorling !… Ces choses-là se sentent !… Hunt est un vieux loup de mer, qui a traîné son sac dans tous les coins du monde !… »

L’opinion du bosseman était la mienne, et, par je ne sais quel pressentiment, je ne cessais d’observer Hunt, qui occupait très particulièrement ma pensée.

Pendant les premiers jours de décembre, du 1er au 4, à la suite de quelques accalmies, le vent montra une certaine tendance à hâler le nord-ouest. Or, il en est du nord de ces hautes régions, comme du sud de l’hémisphère boréal — rien de bon à attendre. Des mauvais temps, voilà le plus ordinairement ce qu’on y attrape sous forme de rafales et de bourrasques. Cependant il n’y aurait pas lieu de trop se plaindre, si le vent ne retombait pas jusqu’au sud-ouest. En ce dernier cas, la goélette aurait été rejetée hors de sa route, ou, du moins, elle eût dû lutter pour s’y maintenir, et mieux valait, en définitive, ne point s’écarter du méridien suivi depuis notre départ des New-South-Orkneys.

Cette modification présumable de l’état atmosphérique ne laissait pas de causer une inquiétude au capitaine Len Guy. En outre, la vitesse de l’Halbrane subit une sensible diminution, car la brise commença à mollir pendant la journée du 4, et même, au milieu de la nuit du 4 au 5, elle refusa.

Le matin, les voiles pendaient, inertes et dégonflées, le long des mâts, ou battaient d’un bord à l’autre. Bien qu’aucun souffle n’arrivât jusqu’à nous et que la surface de l’Océan fût sans rides, les longues oscillations de la houle, qui venait de l’ouest, imprimaient de rudes balancements à la goélette.

« La mer sent quelque chose, me dit le capitaine Len Guy, et il doit y avoir du gros temps de ce côté, ajouta-t-il, en étendant la main dans la direction du couchant.

— L’horizon est brumeux, en effet, répondis-je. Peut-être que le soleil vers midi…

— Il n’a plus grande force à cette latitude, même en été, monsieur Jeorling ! — Jem ? »

Le lieutenant s’approcha.

« Que penses-tu du ciel ?…

— Je ne suis pas rassuré… Aussi faut-il être prêt à tout, capitaine. Je vais amener les voiles hautes, rentrer le grand foc, et parer le tourmentin. Il est possible que l’horizon se dégage dans l’après-midi… Si le coup de chien tombe à bord, nous serons en mesure de le recevoir.

— Ce qui est essentiel, Jem, c’est de conserver notre direction en longitude…

— Autant que faire se pourra, capitaine, car nous sommes en bonne route.

— Est-ce que la vigie n’a pas signalé les premières glaces en dérive ?… demandai-je.

— Oui, répondit le capitaine Len Guy, et dans un abordage avec les ice-bergs, le dommage ne serait pas pour eux. Si donc la prudence exige que l’on s’écarte à l’est ou à l’ouest, nous nous y résignerons, mais en cas de force majeure seulement. »

La vigie n’avait point fait erreur. Dans l’après-midi, on vit des masses se déplacer avec lenteur au sud, quelques îles de glace, qui n’étaient encore considérables ni par leur étendue ni par leur hauteur. Par exemple, en assez grande quantité, surnageaient des débris d’ice-fields. C’étaient ce que les Anglais appellent des packs, pièces longues de trois à quatre cents pieds, dont les bords se touchent, des palchs quand elles ont la forme circulaire, des streams quand elles sont de forme allongée. Ces débris, faciles à éviter, ne pouvaient gêner la navigation de l’Halbrane. Il est vrai, si le vent lui avait permis de conserver sa direction jusqu’alors, elle n’allait guère de l’avant, à cette heure, et, faute de vitesse, ne gouvernait pas sans peine. Et, ce qu’il y avait de plus désagréable, c’est qu’une mer creuse et dure nous affligeait de contrecoups insupportables.

Vers deux heures, de grands courants atmosphériques se précipitèrent en tourbillons, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Le vent soufflait de toutes les aires du compas.

La goélette fut horriblement secouée, et le bosseman dut faire saisir sur le pont les objets susceptibles de se déralinguer au roulis ou au tangage.

Vers trois heures, des rafales d’une force extraordinaire se déchaînèrent décidément à l’ouest-nord-ouest. Le lieutenant mit au bas ris la brigantine, la misaine-goélette et la trinquette. Il espérait ainsi se maintenir contre la bourrasque et ne pas être rejeté à l’est, en dehors de l’itinéraire de Weddell. Il est vrai, les drifts ou glaces flottantes tendaient à se masser de ce côté, et rien de dangereux pour un navire comme de s’engager à travers ce labyrinthe mouvant.

Sous les coups de l’ouragan, accompagné de grosse houle, la goélette donnait parfois une bande excessive. Heureusement, sa cargaison ne pouvait se déplacer, l’arrimage ayant été fait avec une parfaite entente des éventualités nautiques. Nous n’avions point à redouter le sort du Grampus, ce chavirement, dû à la négligence, qui avait amené sa perte. On n’a pas oublié que ce brick s’était retourné quille en l’air, et qu’Arthur Pym et Dirk Peters restèrent plusieurs jours accrochés à sa coque.

Du reste, les pompes ne donnèrent pas une goutte d’eau. Aucune des coutures du bordé et du pont ne s’était ouverte, grâce aux réparations qui avaient été soigneusement faites pendant notre relâche des Falklands.

Ce que durerait cette tempête le meilleur « weather-wise », le plus habile pronostiqueur, ne l’aurait pu dire. Vingt-quatre heures, deux jours, trois jours de mauvais temps, on ne sait jamais ce que vous réservent ces mers australes.

Une heure après que la bourrasque fut tombée à bord, les grains se succédèrent presque sans interruption avec pluie, grenasse et neige, ou plutôt averses neigeuses. Cela tenait à ce que la température avait notablement baissé. Le thermomètre ne marquait plus que trente-six degrés Fahrenheit (2° 22 C. sur zéro), et la colonne barométrique vingt-six pouces huit lignes (721 millimètres).

Il était dix heures du soir, — force m’est d’employer ce mot, bien que le soleil se maintînt toujours au-dessus de l’horizon. En effet, il s’en fallait d’une quinzaine de jours qu’il atteignît le point culminant de son orbite, et, à 23° du pôle, il ne cessait de lancer à la surface de l’Antarctide ses pâles et obliques rayons.

À dix heures trente-cinq se produisit un redoublement de la bourrasque.

Je ne pus me décider à regagner ma cabine, et je m’abritai derrière le rouf.

Le capitaine Len Guy et le lieutenant discutaient à quelques pas de moi. Au milieu de ce fracas des éléments, c’est à peine s’ils devaient s’entendre ; mais, entre marins, on se comprend rien qu’au geste.

Il était visible alors que la goélette dérivait du côté des glaces vers le sud-est, et qu’elle ne tarderait pas à les rencontrer, puisque ces masses marchaient moins vite qu’elle. Double malchance qui nous repoussait hors de notre route et nous menaçait de quelque redoutable collision. Le roulis était maintenant si dur qu’il y avait lieu de craindre pour les mâts dont la pointe décrivait des arcs d’une amplitude effrayante. Pendant les grains, on aurait pu se figurer que l’Halbrane était coupée en deux. De l’avant à l’arrière, impossible de se voir.

Au large, quelques vagues éclaircies laissaient apparaître une mer démontée, qui se brisait avec rage sur l’accore des ice-bergs comme sur les roches d’un littoral, et les couvrait d’embruns pulvérisés par le vent.

Le nombre des blocs errants s’étant accru, cela donnait à espérer que cette tempête hâterait la débâcle et rendrait plus accessibles les abords de la banquise.

Toutefois, il importait de tenir tête au vent. De là, nécessité de se mettre à la cape. La goélette fatiguait horriblement, prise par le travers des lames, piquant dans leurs profonds entre-deux, et ne se relevant pas sans subir de violentes secousses. Fuir, il n’y fallait point songer, car, sous cette allure, un bâtiment s’expose au très grave péril d’embarquer des paquets de mer par son couronnement.

Tout d’abord, en fait de première manœuvre, il s’agissait de venir au plus près. Puis, la cape prise sous le hunier au bas ris, le petit foc à l’avant, le tourmentin à l’arrière, l’Halbrane se trouverait dans des conditions favorables pour résister à la bourrasque et à la dérive, quitte à diminuer encore cette voilure, si le mauvais temps empirait.

Le matelot Drap vint se poster à la barre. Le capitaine Len Guy, près de lui, veillait aux embardées.

À l’avant, l’équipage se tint prêt à exécuter les ordres de Jem West, tandis que six hommes, dirigés par le bosseman, s’occupaient d’installer un tourmentin à la place de la brigantine. Ce tourmentin est un morceau triangulaire de forte toile, taillé comme un foc, qui se hisse au capelage du bas mât, s’amure au pied et se borde à l’arrière.

Pour prendre les ris du hunier, il fallait grimper aux barres du mât de misaine, et quatre hommes y devaient suffire.

Le premier, qui s’élança sur les enfléchures, fut Hunt. Le deuxième fut Martin Holt, notre maître-voilier. Le matelot Burry et l’une des recrues les suivirent aussitôt.

Jamais je n’aurais cru qu’un homme pût déployer autant d’agilité et d’adresse que le fit Hunt. C’est à peine si ses mains et ses pieds saisissaient les enfléchures. Arrivé à la hauteur des barres, il s’élongea sur les marchepieds jusqu’à l’un des bouts de la vergue, afin de larguer les rabans du hunier.

Martin Holt se porta à l’extrémité opposée, tandis que les deux autres hommes restaient au milieu.

Dès que la voile serait amenée, il n’y aurait plus qu’à la réduire au bas ris. Puis, après que Hunt, Martin Holt et les matelots seraient redescendus, on l’étarquerait d’en bas.

Le capitaine Len Guy et le lieutenant savaient que, sous cette voilure, l’Halbrane tenait convenablement la cape.

Tandis que Hunt et les autres travaillaient, le bosseman avait paré le tourmentin, et il attendait du lieutenant l’ordre de le hisser à bloc.

La bourrasque se déchaînait alors avec une incomparable furie. Haubans et galhaubans, tendus à se rompre, vibraient comme des cordes métalliques. C’était à se demander si les voiles, même diminuées, ne seraient pas déchirées en mille pièces…

Soudain, un effroyable coup de roulis chavira tout sur le pont. Quelques barils, cassant leurs saisines, roulèrent jusqu’aux bastingages. La goélette donna une bande si prononcée sur tribord, que la mer entra par les dallots.

Renversé du coup contre le rouf, je fus quelques instants sans pouvoir me relever…

Telle avait été l’inclinaison de la goélette que le bout de la vergue du hunier s’était plongé de trois à quatre pieds dans la crête d’une lame…

Lorsque la vergue sortit de l’eau, Martin Holt, qui s’était achevalé à l’extrémité pour terminer son travail, avait disparu.

Un cri se fit entendre, — le cri du maître-voilier, entraîné par la houle, et dont les bras s’agitaient désespérément au milieu des blancheurs de l’écume.

Les matelots se précipitèrent à tribord, et lancèrent, qui un cordage, qui un baril, qui un espar, — n’importe quel objet susceptible de flotter, et auquel pourrait s’accrocher Martin Holt.

Au moment où j’empoignais un taquet afin de me maintenir, j’entrevis une masse qui fendait l’air et disparut dans le déferlement des lames…

Était-ce un second accident ?… Non !… c’était un acte volontaire… un acte de dévouement.

Ayant fini d’amarrer la dernière garcette de ris, Hunt, après s’être pomoyé le long de la vergue, venait de se jeter au secours du maître-voilier.

« Deux hommes à la mer ! » cria-t-on du bord.

Oui, deux… l’un pour sauver l’autre… Et n’allaient-ils pas périr ensemble ?…

Jem West courut à la barre, et, d’un tour de roue, fit lofer la goélette d’un quart, — tout ce qu’elle pouvait donner sans dépasser le lit du vent. Puis, son foc traversé, son tourmentin bordé à plat, elle resta à peu près immobile.

D’abord, à la surface écumante des eaux, on aperçut Martin Holt et Hunt, dont les têtes émergeaient…

Hunt nageait d’un bras rapide, piquant à travers les lames, et se rapprochait du maître-voilier.

Celui-ci, éloigné déjà d’une encablure, paraissait et disparaissait tour à tour, — un point noirâtre, difficile à distinguer au milieu des rafales.

Après avoir jeté espars et barils, l’équipage attendait, ayant fait tout ce qui était à faire. Quant à lancer une embarcation au milieu de cette houle furieuse qui couvrait le gaillard d’avant, y pouvait-on songer ?… Ou elle eût chaviré, ou elle se fût brisée contre les flancs de la goélette.


« Ils sont perdus tous deux… tous deux ! » murmura le capitaine Len Guy.

Puis, au lieutenant :

« Jem… le canot… le canot… cria-t-il.

— Si vous donnez l’ordre de le mettre à la mer, répondit le lieutenant, je m’y embarquerai le premier, quoique ce soit risquer sa vie… Mais il me faut l’ordre ! »

J’entrevis une masse qui fendait l’air…

Il y eut quelques minutes d’inexprimables angoisses pour les témoins de cette scène. On ne songeait plus à la situation de l’Halbrane, si compromise qu’elle fût.

Bientôt une clameur éclata, lorsque Hunt fut aperçu une dernière fois entre deux lames. Il s’enfonça encore, puis, comme si son pied eût rencontré un point d’appui solide, on le vit s’élancer avec une surhumaine vigueur vers Martin Holt, ou plutôt vers l’endroit où le malheureux venait de s’engloutir…

Cependant, en gagnant un peu au plus près, dès que Jem West eut fait mollir les écoutes du petit foc et du tourmentin, la goélette s’était rapprochée d’une demi-encablure.

C’est alors que de nouveaux cris dominèrent le bruit des éléments déchaînés.

« Hurrah !… hurrah !… hurrah !… » poussa tout l’équipage.

De son bras gauche Hunt soutenait Martin Holt, incapable d’aucun mouvement, ballotté comme une épave. De l’autre, il nageait vigoureusement, et gagnait vers la goélette.

« Serre le vent… serre le vent !… » commanda Jem West au timonier.

La barre mise dessous, les voiles ralinguèrent avec des détonations d’armes à feu…

L’Halbrane bondit sous les lames, semblable au cheval qui se cabre, lorsque le mors le retient à lui briser la bouche. Livrée aux plus terribles secousses de roulis et de tangage, on eût dit, pour continuer la comparaison dont je me suis servi, qu’elle piaffait sur place…

Une interminable minute s’écoula. C’est à peine si l’on pouvait distinguer, au milieu des eaux tourbillonnantes, ces deux hommes dont l’un traînait l’autre…

Enfin Hunt rejoignit la goélette, et saisit une des amarres qui pendaient du bord…

« Arrive… arrive !… » s’écria le lieutenant, en faisant un geste au matelot du gouvernail.

La goélette évolua juste de ce qu’il fallait pour que le hunier, le petit foc et le tourmentin pussent porter, et elle prit l’allure de la cape courante.

En un tour de main, Hunt et Martin Holt avaient été hissés sur le pont, l’un déposé au pied du mât de misaine, l’autre prêt à donner la main à la manœuvre.

Le maître-voilier reçut les soins que nécessitait son état. La respiration lui revint peu à peu, après un commencement d’asphyxie. Quelques frottements énergiques achevèrent de le rappeler à lui, et ses yeux s’ouvrirent.

« Martin Holt, lui dit le capitaine Len Guy, qui s’était penché sur le maître-voilier, te voilà revenu de loin…

— Oui… oui… capitaine ! répondit Martin Holt en cherchant du regard… Mais… qui est venu à moi ?…

— C’est Hunt… s’écria le bosseman, Hunt qui a risqué sa vie pour te tirer de là !… »

Martin Holt se releva à demi, s’appuya sur le coude et se tourna du côté de Hunt.

Comme celui-ci se tenait en arrière, Hurliguerly vint le pousser vers Martin Holt dont les yeux exprimaient la plus vive reconnaissance.

« Hunt, dit-il, tu m’as sauvé… Sans toi… j’étais perdu… je te remercie… »

Hunt ne répondit pas.

« Eh bien… Hunt… reprit le capitaine Len Guy, est-ce que tu n’entends pas ?… »

Hunt ne semblait point avoir entendu.

« Hunt, redit Martin Holt, approche… Je te remercie… je voudrais te serrer la main !… »

Et il lui tendit la sienne…

Hunt recula de quelques pas, secouant la tête, dans l’attitude d’un homme qui n’a pas besoin de tant de compliments pour une chose si simple…

Puis, se dirigeant vers l’avant, il s’occupa de remplacer une des écoutes du petit foc, qui venait de casser à la suite d’un tel coup de mer, que la goélette en avait été ébranlée de la quille à la pomme des mâts.

Décidément, c’est un héros de dévouement et de courage, ce Hunt !… Décidément aussi, c’est un être fermé à toutes les impressions, et ce ne fut pas encore ce jour-là que le bosseman connut « la couleur de ses paroles » !

Il n’y eut aucun répit dans la violence de cette tempête, et, à plusieurs reprises, elle nous donna de sérieuses inquiétudes. Au milieu des fureurs de la tourmente, on put cent fois craindre que, malgré sa voilure réduite, la mâture ne vînt à bas. Oui !… cent fois, bien que Hunt tînt la barre d’une main habile et vigoureuse, la goélette, emportée dans des embardées inévitables, donna la bande et fut sur le point d’engager. Il fallut même amener le hunier, et se borner au tourmentin et au petit foc pour garder la cape.

« Jem, dit le capitaine Len Guy, — il était alors cinq heures du matin, — s’il est nécessaire de fuir…

— Nous fuirons, capitaine, mais c’est risquer d’être mangés par la mer ! »

En effet, rien de plus dangereux que cette allure du vent arrière, quand on ne peut plus devancer les lames, et on ne la prend que lorsqu’il est impossible de garder la cape. D’ailleurs, à courir vers l’est, l’Halbrane se fût éloignée de sa route, au milieu du dédale des glaces accumulées dans cette direction.

Trois jours durant, 6, 7 et 8 décembre, la tempête se déchaîna sur ces parages avec accompagnement de rafales neigeuses qui provoquèrent un sensible abaissement de la température. Cependant la cape put être maintenue, après que le petit foc, déchiré dans une rafale, eut été remplacé par un autre de toile plus résistante.

Inutile de dire que le capitaine Len Guy se montra un vrai marin, que Jem West eut l’œil à tout, que l’équipage les seconda résolument, que Hunt fut toujours le premier à la besogne, lorsqu’il y eut manœuvre à faire ou danger à courir.

En vérité, ce qu’était cet homme, on ne saurait en donner une idée ! Quelle différence entre lui et la plupart des matelots recrutés aux Falklands, — surtout le sealing-master Hearne. De ceux-ci, il était bien difficile d’obtenir ce qu’on avait le droit d’attendre et d’exiger. Sans doute, ils obéissaient, car, bon gré mal gré, il faut obéir à un officier tel que Jem West. Mais, par-derrière, que de plaintes, que de récriminations ! Cela, je le craignais, ne présageait rien de bon dans l’avenir.

Il va sans dire que Martin Holt n’avait pas tardé à reprendre ses occupations, et qu’il n’y boudait point. Très entendu à son métier, il était le seul qui, pour l’adresse et le zèle, pouvait rivaliser avec Hunt.

« Eh bien, Holt, lui demandai-je un jour qu’il se trouvait en conversation avec le bosseman, en quels termes êtes-vous maintenant avec ce diable de Hunt ?… Depuis le sauvetage, s’est-il montré un peu plus communicatif ?…

— Non, monsieur Jeorling, répondit le maître-voilier, et il semble même qu’il cherche à m’éviter.

À vous éviter ?… répliquai-je.

— Comme il le faisait auparavant, du reste…

— Voilà qui est singulier…

— Et qui est vrai, ajouta Hurliguerly. J’en ai fait la remarque plus d’une fois.

— Alors il vous fuit comme les autres ?…

— Moi… plus que les autres…

À quoi cela tient-il ?…

— Je ne sais, monsieur Jeorling !

— N’empêche, Holt, que tu lui dois une fameuse chandelle !… déclara le bosseman. Mais n’essaie pas d’en allumer en son honneur !… Je le connais… il soufflerait dessus ! »

Je fus surpris de ce que je venais d’apprendre. Toutefois, en y prêtant attention, je pus m’assurer, en effet, que Hunt refusait toutes les occasions d’être en contact avec notre maître-voilier. Ne croyait-il donc pas avoir droit à sa reconnaissance, bien que celui-ci lui dût la vie ?… Assurément, la conduite de cet homme était au moins bizarre.

Dans l’après-minuit du 8 au 9, le vent indiqua une certaine tendance à remonter vers l’est, ce qui devait rendre le temps plus maniable.

L’Halbrane, si cette circonstance se produisait, pourrait donc regagner ce qu’elle avait perdu par la dérive, et reprendre son itinéraire sur le quarante-troisième méridien.

Cependant, quoique la mer restât dure, la surface de voilure put être augmentée sans risques vers deux heures du matin. Aussi, sous la misaine-goélette et la brigantine à deux ris, la trinquette et le petit foc, l’Halbrane, bâbord amures, se rapprocha-t-elle de la route dont l’avait écartée cette longue tourmente.

En cette portion de la mer antarctique, les glaces dérivaient en plus grand nombre, et il y avait lieu de penser que la tempête, hâtant la débâcle, avait peut-être rompu vers l’est les barrières de la banquise.