Le Souper de Beaucaire et Lettre à Matteo Buttafoco/1

ŒUVRES
DE NAPOLÉON
BONAPARTE.

Séparateur


LETTRE
DE M. BUONAPARTE
À M. MATTEO BUTTAFOCO,

député de la corse à l’assemblée nationale.

Monsieur,

Depuis Bonifacio au cap Corse, depuis Ajaccio à Bastia, ce n’est qu’un chorus d’imprécations contre vous. Vos amis se cachent, vos parens vous désavouent, et le sage même, qui ne se laisse jamais maîtriser par l’opinion populaire, est entraîné cette fois par l’effervescence générale.

Qu’avez-vous donc fait ? Quels sont donc les délits qui puissent justifier une indignation si universelle, un abandon si complet ? C’est, monsieur, ce que je me plais à rechercher, en m’éclairant avec vous.

L’histoire de votre vie, depuis au moins que vous vous êtes lancé sur le théâtre des affaires, est connue. Ses principaux traits en sont tracés ici en lettres de sang. Cependant, il est des détails plus ignorés : je pourrais alors me tromper ; mais je compte sur votre indulgence et espère dans vos renseignemens.

Entré au service de France, vous revîntes voir vos parens : vous trouvâtes les tyrans battus, le gouvernement national établi, et les Corses, maîtrisés par les grands sentimens, concourir à l’envi, par des sacrifices journaliers, à la prospérité de la chose publique. Vous ne vous laissâtes pas séduire par la fermentation générale : bien loin de là, vous ne vîtes qu’avec pitié ce bavardage de patrie, de liberté, d’indépendance, de constitution, dont l’on avait boursouflé jusqu’à nos derniers paysans. Une profonde méditation vous avait dès-lors appris à apprécier ces sentimens factices, qui ne se soutiennent qu’au détriment commun. Dans le fait, le paysan doit travailler, et non pas faire le héros, si l’on veut qu’il ne meure pas de faim, qu’il élève sa famille, qu’il respecte l’autorité. Quant aux personnes appelées par leur rang et leur fortune au commandement, il n’est pas possible quelles soient long-temps dupes, pour sacrifier à une chimère leurs commodités, leur considération ; et quelles s’abaissent à courtoiser un savetier, pour finale de faire les Brutus. Cependant, comme il entrait dans vos projets de vous captiver M. Paoli, vous dûtes dissimuler : M. Paoli était le centre de tous les mouvemens du corps politique. Nous ne lui refuserons pas du talent, même un certain génie : il avait en peu de temps mis les affaires de l’île dans un bon système : il avait fondé une université où, la première fois peut-être depuis la création, l’on enseignait dans nos montagnes les sciences utiles au développement de notre raison. Il avait établi une fonderie, des moulins à poudre, des fortifications qui augmentaient les moyens de défense : il avait ouvert des ports qui, encourageant le commerce, perfectionnaient l’agriculture : il avait créé une marine qui protégeait nos communications, en nuisant extrêmement aux ennemis. Tous ces établissemens, dans leur naissance, n’étaient que le présage de ce qu’il eût fait un jour. L’union, la paix, la liberté étaient les avant-coureurs de la prospérité nationale, si toutefois un gouvernement mal organisé, fondé sur de fausses bases, n’eût été un préjugé encore plus certain des malheurs, de l’anéantissement total où tout serait tombé.

M. Paoli avait rêvé de faire le Solon ; mais il avait mal copié son original : il avait tout mis entre les mains du peuple ou de ses représentans, de sorte qu’on ne pouvait exister qu’en lui plaisant. Étrange erreur ! qui soumet à un brutal, à un mercenaire, l’homme qui, par son éducation, l’illustration de sa naissance, sa fortune, est seul fait pour gouverner. À la longue, un bouleversement de raison si palpable ne peut manquer d’entraîner la ruine et la dissolution du corps politique, après l’avoir tourmenté par tous les genres de maux.

Vous réussîtes à souhait. M. Paoli, sans cesse entouré d’enthousiastes ou de têtes exaltées, ne s’imagina pas que l’on pût avoir une autre passion que le fanatisme de la liberté et de l’indépendance. Vous trouvant de certaines connaissances de la France, il ne daigna pas observer de plus près que vos paroles, les principes de votre morale : il vous fit nommer pour traiter à Versailles de l’accommodement qui s’entamait sous la médiation de ce cabinet. M. de Choiseul vous vit et vous connut : les âmes d’une certaine trempe sont d’abord appréciées. Bientôt, au lieu du représentant d'un peuple libre, vous vous transformâtes en commis d’un satrape : vous lui communiquâtes les instructions, les projets, les secrets du cabinet de Corse.

Cette conduite, qu’ici l’on trouve basse et atroce, me paraît à moi toute simple ; mais c’est qu’en toute espèce d’affaire, il s’agit de s’entendre et de raisonner avec flegme.

La prude juge la coquette et en est persiflée ; c’est en peu de mots votre histoire.

L’homme à principes vous juge au pire ; mais vous ne croyez pas à l’homme à principes. Le vulgaire, toujours séduit par de vertueux démagogues, ne peut être apprécié par vous, qui ne croyez pas à la vertu. Il n’est permis de vous condamner que par vos principes, comme un criminel par les lois ; mais ceux qui en connaissent le raffinement, ne trouvent dans votre conduite rien que de très-simple. Cela revient donc à ce que nous avons dit, que, dans toute espèce d’affaires, il faut d’abord s’entendre, et puis raisonner avec flegme. Vous avez d’ailleurs pardevers vous une sous-défense non moins victorieuse, car vous n’aspirez pas à la réputation de Caton ou de Catinat : il vous suffit d’être comme un certain monde ; et, dans ce certain monde, il est convenu que celui qui peut avoir de l’argent sans en profiter est un nigaud ; car l’argent procure tous les plaisirs des sens, et les plaisirs des sens sont les seuls. Or, M. de Choiseul, qui était très-libéral, ne vous permettait pas de lui résister, lorsque surtout votre ridicule patrie vous payait de vos services, selon sa plaisante coutume, de l’honneur de la servir.

Le traité de Compiègne conclu, M. de Chauvelin et vingt-quatre bataillons débarquèrent sur nos bords. M. de Choiseul, à qui la célérité de l’expédition importait majeurement, avait des inquiétudes que, dans ses épanchemens, il ne pouvait vous dissimuler. Vous lui suggérâtes de vous y envoyer avec quelques millions. Comme Philippe prenait les villes avec sa mule, vous lui promîtes de tout soumettre sans obstacle… Aussitôt dit, aussitôt fait, et vous voici repassant la mer, jetant le masque, l’or et le brevet à la main, entamant des négociations avec ceux que vous jugeâtes les plus faciles.

N’imaginant pas qu’un Corse pût se préférer à la patrie, le cabinet de Corse vous avait chargé de ses intérêts. N’imaginant pas, de votre côté, qu’un homme pût ne pas préférer l’argent et soi à la patrie, vous vous vendîtes, et espérâtes les acheter tous. Moraliste profond, vous saviez ce que le fanatisme d’un chacun valait ; quelques livres d’or de plus ou de moins nuançant à vos yeux la disparité des caractères.

Vous vous trompâtes cependant : le faible fut bien ébranlé, mais fut épouvanté par l’horrible idée de déchirer le sein de la patrie. Il s’imagina voir le père, le frère, l’ami, qui périt en la défendant, lever la tête de la tombe sépulcrale, pour l’accabler de malédictions. Ces ridicules préjugés furent assez puissans pour vous arrêter dans votre course : vous gémîtes d’avoir à faire à un peuple enfant. Mais, monsieur, ce raffinement de sentiment n’est pas donné à la multitude : aussi vit-elle dans la pauvreté et la misère ; au lieu que l’homme bien appris, pour peu que les circonstances le favorisent, sait bien vite s’élever. C’est à peu près la morale de votre histoire.

En rendant compte des obstacles qui s’opposaient à la réalisation de vos promesses, vous proposâtes de faire venir le régiment Royal-Corse. Vous espériez que son exemple désabuserait nos trop simples et trop bons paysans ; les accoutumerait à une chose où ils trouvaient tant de répugnance : vous fûtes encore trompé dans cette espérance. Les Rossi, Marengo, et quelques autres fous, ne vont-ils pas enthousiasmer ce régiment, au point que les officiers unis protestent, par un acte authentique, de renvoyer leurs brevets, plutôt que de violer leurs sermens, ou des devoirs plus sacrés encore ?

Vous vous trouvâtes réduit à votre seul exemple. Sans vous déconcerter, à la tête de quelques amis et d’un détachement français, vous vous jetâtes dans Vescovato ; mais le terrible Clémente[1] vous en dénicha. Vous vous repliâtes sur Bastia avec vos compagnons d’aventure et leur famille. Cette petite affaire vous fit peu d’honneur : votre maison et celle de vos associés furent brûlées. En lieu de sûreté, vous vous moquâtes de ces efforts impuissans.

L’on veut ici vous imputer à défi, d’avoir voulu armer Royal-Corse contre ses frères. L’on veut également entacher votre courage, du peu de résistance de Vescovato. Ces accusations sont très-peu fondées ; car la première est une conséquence immédiate, c’est un moyen d’exécution de vos projets ; et comme nous avons prouvé que votre conduite était toute simple, il s’ensuit que cette inculpation incidente est détruite. Quant au défaut de courage, je ne vois pas que l’action de Vescovato puisse l’arrêter : vous n’allâtes pas là pour faire sérieusement la guerre, mais pour encourager, par votre exemple, ceux qui vacillaient dans le parti opposé. Et puis, quel droit a-t-on d’exiger que vous eussiez risqué le fruit de deux ans de bonne conduite, pour vous faire tuer comme un soldat !

Mais vous deviez être ému, de voir votre maison et celles de vos amis en proie aux flammes..... Bon Dieu ! quand sera-ce que les gens bornés cesseront de vouloir tout apprécier ? Laissant brûler votre maison, vous mettiez M. de Choiseul dans la nécessité de vous indemniser. L’expérience a prouvé la justesse de vos calculs : on vous remit bien au-delà de l’évalué des pertes. Il est vrai que l’on se plaint que vous gardâtes tout pour vous, ne donnant qu’une bagatelle aux misérables que vous aviez séduits. Pour justifier si vous l’avez dû faire, il ne s’agit que de savoir si vous l’avez pu faire avec sûreté. Or, de pauvres gens, qui avaient si besoin de votre protection, n’étaient ni dans le cas de réclamer, ni même dans celui de connaître bien clairement le tort qu’on leur faisait. Ils ne pouvaient pas faire les mécontens, et se révolter contre votre autorité : en horreur à leurs compatriotes, leur retour n’eût pas été plus sincère. Il est donc bien naturel qu’ayant ainsi trouvé quelques milliers d’écus, vous ne les ayez pas laissé échapper : c’eût été une duperie.

Les Français, battus malgré leur or, leurs brevets, la discipline de leurs nombreux bataillons, la légèreté de leurs escadrons, l’adresse de leurs artilleurs ; défaits à la Penta, à Vescovato, à Loretto, à San-Nicolao, à Borgo, à Barbaggio, à Oletta, se retranchèrent excessivement découragés. L’hiver, le moment de leur repos, fut pour vous, monsieur, celui du plus grand travail ; et si vous ne pûtes triompher de l’obstination des préjugés profondément enracinés dans l’esprit du peuple, vous parvîntes à en séduire quelques chefs, auxquels vous réussîtes, quoique avec peine, à inculquer les bons sentimens ; ce qui, joint aux trente bataillons qu’au printemps suivant M. de Vaux conduisit avec lui, soumit la Corse au joug, obligea Paoli et les plus fanatiques à la retraite.

Une partie des patriotes étaient morts en défendant leur indépendance ; l’autre avait fui une terre proscrite, désormais hideux nid des tyrans. Mais un grand nombre n’avaient dû ni mourir ni fuir : ils furent l’objet des persécutions. Des âmes que l’on n’avait pu corrompre étaient d’une autre trempe : l’on ne pouvait asseoir l’empire français que sur leur anéantissement absolu. Hélas ! ce plan ne fut que trop ponctuellement exécuté. Les uns périrent victimes des crimes qu’on leur supposa ; les autres, trahis par l’hospitalité, par la confiance, expièrent sur l’échafaud les soupirs, les larmes surprises à leur dissimulation ; un grand nombre, entassés par Narbonne-Fridzelar dans la tour de Toulon ; empoisonnés par les alimens, tourmentés par leurs chaînes ; accablés par les plus indignes traitemens ; ils ne vécurent quelque temps dans leurs soupirs, que pour voir la mort s’avancer à pas lents..... Dieu, témoin de leur innocence, comment ne te rendis-tu pas leur vengeur !

Au milieu de ce désastre général, au sein des cris et des gémissemens de cet infortuné peuple, vous, cependant, commençâtes à jouir du fruit de vos peines : honneurs, dignités, pensions, tout vous fut prodigué. Vos prospérités se seraient encore plus rapidement accrues, lorsque la Dubarri culbuta M. de Choiseul, vous priva d’un protecteur, d’un appréciateur de vos services. Ce coup ne vous découragea pas : vous vous tournâtes du côté des bureaux ; vous sentîtes seulement la nécessité d’être plus assidu. Ils en furent flattés : vos services étaient si notoires ! Tout vous fut accordé. Non content de l’étang de Biguglia, vous demandâtes une partie des terres de plusieurs communautés. Pourquoi les en vouliez-vous dépouiller, dit-on ? Je demande, à mon tour, quels égards deviez-vous avoir pour une nation que vous saviez vous détester ?

Votre projet favori était de partager l’île entre dix barons. Comment ! non content d’avoir aidé à forger les chaînes où votre patrie était retenue, vous vouliez encore l’assujétir à l’absurde régime féodal ! Mais je vous loue d’avoir fait aux Corses le plus de mal que vous pouviez : vous étiez dans un état de guerre avec eux ; et, dans l’état de guerre, faire le mal pour son profit est un axiôme.

Mais passons sur toutes ces misères-là : arrivons au moment actuel, et finissons une lettre qui, par son épouvantable longueur, ne peut manquer de vous fatiguer.

L’état des affaires de France présageait des événemens extraordinaires. Vous en craignîtes le contre-coup en Corse. Le même délire dont nous étions possédés avant la guerre, à votre grand scandale, commença à ématir cet aimable peuple. Vous en comprîtes les conséquences ; car, si les grands sentimens maîtrisaient l’opinion, vous ne deveniez plus qu’un traître, au lieu d’un homme de bon sens. Pis encore ; si les grands sentimens revenaient à agiter le sang de nos chauds compatriotes ; si jamais un gouvernement national s’ensuivait ; que deveniez-vous ? Votre conscience alors commença à vous épouvanter : inquiet, affligé, vous ne vous y abandonnâtes pas ; vous résolûtes de jouer le tout pour le tout, mais vous le fîtes en homme de tête. Vous vous mariâtes, pour accroître vos appuis. Un honnête homme qui avait, sur votre parole, donné sa sœur à votre neveu, se trouva abusé. Votre neveu, dont vous aviez englouti le patrimoine pour accroître un héritage qui devait être le sien, s’est trouvé réduit dans la misère avec une nombreuse famille.

Vos affaires domestiques arrangées, vous jetâtes un coup d’œil sur le pays : vous le vîtes fumant du sang de ses martyrs, jonché de victimes multipliées, n’inspirer à tous pas, que des idées de vengeance. Mais vous y vîtes l’atroce militaire, l’impertinent robin, l’avide publicain, y régner sans contradictions, et le Corse accablé sous ses triples chaînes, n’oser ni penser à ce qu’il fut, ni réfléchir sur ce qu’il pouvait être encore. Vous vous dîtes, dans la joie de votre cœur : les choses vont bien, il ne s’agit que de les maintenir ; et aussitôt vous vous liguâtes avec le militaire, le robin et le publicain. Il ne fut plus question que de s’occuper à avoir des députés qui fussent animés par ces sentimens ; car pour vous, vous ne pouviez pas soupçonner qu’une nation, votre ennemie, vous choisît pour la représenter. Mais vous dûtes changer d’opinion, lorsque les lettres de convocation, par une absurdité peut-être faite à dessein, déterminèrent que le député de la noblesse serait nommé dans une assemblée composée seulement de vingt-deux personnes : il ne s’agissait que d’obtenir douze suffrages. Vos co-associés du conseil supérieur travaillèrent avec activité : menaces, promesses, caresses, argent, tout fut mis en jeu : vous réussîtes. Les vôtres ne furent pas si heureux dans les communes : le premier président échoua ; et deux hommes exaltés dans leurs idées, l’un fils, frère, neveu des plus zélés défenseurs de la cause commune ; l’autre avait vu Sionville et Narbonne ; en gémissant sur son impuissance, son esprit était plein des horreurs qu’il avait vu commettre : ces deux hommes furent proclamés, et rencontrèrent le vœu de la nation, dont ils devinrent l’espoir. Le dépit secret, la rage que votre nomination fit dévorer à tous, fait l’éloge de vos manœuvres et du crédit de votre ligue.

Arrivé à Versailles, vous fûtes zélé royaliste : arrivé à Paris, vous dûtes voir avec un sensible chagrin que le gouvernement que l’on voulait organiser sur tant de débris, était le même que celui que l’on avait chez nous noyé dans tant de sang.

Les efforts des méchans furent impuissans : la nouvelle constitution, admirée de l’Europe, et devenue la sollicitude de tout être pensant ; il ne vous resta plus qu’une ressource ; ce fut de faire croire que cette constitution ne convenait pas à notre île, quand elle était exactement la même que celle qui opéra de si bons effets, et qu’il fallut tant de sang pour nous l’arracher.

Tous les délégués de l’ancienne administration, qui entraient naturellement dans votre cabale, vous servirent avec toute la chaleur de l’intérêt personnel : l’on dressa des mémoires où l’on prétendit prouver l’avantage dont était pour nous le gouvernement actuel, et où l’on établissait que tout changement contrarierait le vœu de la nation. Dans ce même temps, la ville d’Ajaccio eut indice de se qui se tramait : elle leva le front, forma sa garde nationale, organisa son comité. Cet incident inattendu vous alarma : la fermentation se communiquait partout. Vous persuadâtes aux ministres, sur qui vous aviez pris de l’ascendant pour les affaires de Corse, qu’il était éminent d’y envoyer votre beau-père, M. Gaffory, avec un commandement ; et voici M. Gaffory, digne précurseur de M. Narbonne, qui prétend, à la tête de ses troupes, maintenir par la force, la tyrannie que feu son père, de glorieuse mémoire, avait combattue et confondue par son génie. Des bévues sans nombre ne permirent pas de dissimuler la médiocrité des talens de votre beau-père : il n’avait que l’art de se faire des ennemis. L’on se ralliait de tous côtés contre lui. Dans ce pressant danger, vous levâtes vos regards, et vîtes Narbonne ! Narbonne, mettant à profit un moment de faveur, avait projeté de fixer dans une île qu’il avait dévastée par des cruautés inouies, le despotisme qui le rongeait. Vous vous concertâtes : le projet est arrêté ; cinq mille hommes ont reçu les ordres ; les brevets pour accroître d’un bataillon le régiment provincial, sont expédiés ; Narbonne est parti. Cette pauvre nation, sans armes, sans courage, est livrée, sans espoir et sans ressource, aux mains de celui qui en fut le bourreau.

Ô infortunés compatriotes ! de quelle trame odieuse alliez-vous être victimes ? Vous vous en seriez aperçu, lorsqu’il n’eût plus été temps. Quel moyen de résister, sans armes, à dix mille hommes ? Vous eussiez vous-mêmes signé l’acte de votre avilissement : l’espoir se serait enfui, l’espérance éteinte ; et des jours de malheur se seraient succédés sans interruption. La France libre vous eût regardée avec mépris ; l’Italie affligée, avec indignation ; et l’Europe étonnée de ce degré sans exemple d’avilissement, eût effacé de ses annales, les traits qui font honneur à votre vertu. Mais vos députés des communes pénétrèrent le projet, et vous avertirent à temps. Un roi qui ne désira jamais que le bonheur de ses compatriotes, éclairé par M. Lafayette, ce constant ami de la liberté, sut dissiper les intrigues d’un ministre perfide, que la vengeance inspira toujours à vous nuire. Ajaccio montra de la résolution dans son adresse, où était peint, avec tant d’énergie, l’état misérable auquel vous avait réduit le plus oppressif des gouvernemens. Bastia, engourdie jusqu’alors, se réveilla au bruit du danger, et prit les armes avec cette résolution qui l’a toujours distinguée. Arena vint de Paris en Balagne, plein de ces sentimens qui portent à tout entreprendre, à n’estimer aucun danger. Les armes d’une main, les décrets de l’assemblée nationale de l’autre, il fit pâlir les ennemis publics. Achille Meurati, le conquérant de Caprara, qui porta la désolation jusque dans Gênes, à qui il ne manqua, pour être un Turenne, que des circonstances et un théâtre plus vaste, fit ressouvenir aux compagnons de sa gloire, qu’il était temps d’en acquérir encore ; que la patrie en danger avait besoin, non d’intrigues où il ne s’entendit jamais, mais du fer et du feu. Au bruit d’une secousse si générale, Gaffory rentra dans le néant, d’où, mal à propos, l’intrigue l’avait fait sortir : il trembla dans la forteresse de Corte. Narbonne, de Lyon, courut ensevelir dans Rome, sa honte et ses projets infernaux. Peu de jours après, la Corse est intégrée à la France, Paoli rappelé, et dans un instant la perspective change, et vous offre une carrière que vous n’eussiez jamais osé espérer.

Pardonnez, monsieur, pardonnez : j’ai pris la plume pour vous défendre ; mais mon cœur s’est violemment révolté contre un système si suivi de trahison et d’horreur. Eh quoi ! fils de cette même patrie, ne sentîtes-vous jamais rien pour elle ? Eh quoi ! votre cœur fut-il donc sans mouvement à la vue des rochers, des arbres, des maisons, des sites, théâtres des jeux de votre enfance ? Arrivé au monde, elle vous porta sur son sein, elle vous nourrit de ses fruits : arrivé à l’âge de raison, elle mit en vous son espoir ; elle vous honora de sa confiance, elle vous dit : « Mon fils, vous voyez l’état de misère où m’a réduite l’injustice des hommes : concentrée dans ma chaleur, je reprends des forces qui me promettent un prompt et infaillible rétablissement : mais l’on me menace encore ? Volez, mon fils, volez à Versailles, éclairez le grand roi, dissipez ses soupçons, demandez-lui son amitié. »

Hé bien ! un peu d’or vous fit trahir sa confiance ; et bientôt, pour un peu d’or, l’on vous vit, le fer parricide à la main, entre-déchirer ses entrailles. Ah ! monsieur, je suis loin de vous désirer du mal ; mais craignez… ; il est des remords vengeurs ! Vos compatriotes, à qui vous êtes en horreur, éclaireront la France. Les biens, les pensions, fruit de vos trahisons, vous seront ôtés. Dans la décrépitude de la vieillesse et de la misère, dans l’affreuse solitude du crime, vous vivrez assez longtemps pour être tourmenté par votre conscience. Le père vous montrera à son fils, le précepteur à son élève, en leur disant : « Jeunes gens, apprenez à respecter la patrie, la vertu, la foi, l’humanité. »

Et vous, de qui l’on prostitua la jeunesse, les grâces et l’innocence, votre cœur pur et chaste palpite donc sous une main criminelle ? femme respectable et infortunée ! Dans ces momens que la nature commande à l’amour, lorsqu arrachés aux chimères de la vie, des plaisirs sans mélange se succèdent rapidement ; lorsque l’ame, aggrandie par le feu du sentiment, ne jouit que de faire jouir, ne sent que de faire sentir ; vous pressez contre votre cœur, vous vous identifiez à l’homme froid, à l’égoïste qui ne se démentit jamais, et qui, dans le cours de soixante ans, ne connut que les calculs de son intérêt, l’instinct de la destruction, l’avidité la plus infâme, les plaisirs, les vils plaisirs des sens ! Bientôt la cohue des honneurs, les lambris de l’opulence, vont disparaître ; le mépris des hommes vous accablera. Chercherez-vous dans le sein de celui qui en est l’auteur une consolation indispensable à votre ame douce et aimante ? Chercherez-vous sur ses yeux, des larmes pour mélanger aux vôtres ? Votre main défaillante, placée sur son sein, chercherai-elle à se retracer l’agitation du vôtre ? Hélas ! si vous lui surprenez des larmes, ce seront celles du remords : si son sein s’agite, ce sera des convulsions du méchant qui meurt en abhorrant la nature, lui et la main qui le guide.

Ô Lameth ! ô Roberspierre ! ô Peithyon ! ô Volney ! ô Mirabeau ! ô Barnave ! ô Bailly ! ô Lafayette ! voilà l’homme qui ose s’asseoir à côté de vous ! tout dégouttant du sang de ses frères, souillé par des crimes de toute espèce, il se présente avec confiance sous une veste de général, inique récompense de ses forfaits ! il ose se dire représentant de la nation, lui qui la vendit, et vous le souffrez ! il ose lever les yeux, prêter les oreilles à vos discours, et vous le souffrez ! Si c’est la voix du peuple, il n’eut jamais que celle de douze nobles ; si c’est la voix du peuple, Ajaccio, Bastia, et la plupart des cantons ont fait à son effigie, ce qu’ils eussent voulu faire à sa personne.

Mais vous, que l’erreur du moment, peut-être les abus de l’instant, portent à vous opposer aux nouveaux changemens ; pourrez-vous souffrir un traître ? celui qui, sous l’extérieur froid d’un homme sensé, renferme, cache une avidité de valet ? je ne saurais l’imaginer. Vous serez les premiers à le chasser ignominieusement, dès que l’on vous aura instruits du tissu d’horreurs dont il a été l’artisan.

J’ai l’honneur, etc.
Buonaparte.

De mon cabinet de Millelli, le 23 janvier, l’an ii.

TRADUCTION
De la lettre du Président du Club
patriotique d’Ajaccio.
Monsieur,

Le club patriotique ayant pris connaissance de l’écrit où vous dévoilez avec autant de finesse que de force et de vérité, les menées obscures de l’infâme Buttafoco[2], en a voté l’impression. Il m’a chargé, par une délibération dont je vous envoie copie, de vous prier d’y donner votre assentiment : il juge l’impression de cet écrit utile au bien public C’est une raison qui ne vous permet point d’excuse.

Je suis, etc.

Masséria,
Président du club patriotique.
  1. Clément Paoli, frère aîné du général Paoli, bon guerrier, excellent citoyen, vrai philosophe. Au commencement d’une action, il ne pouvait jamais se résoudre à se battre personnellement : il donnait ses ordres avec ce sang-froid qui caractérise le capitaine. Mais dès qu’il avait vu tomber quelqu’un des siens, il saisissait ses armes, avec cette convulsion d’un homme indigné, en faisait usage, en s’écriant « hommes injustes ! pourquoi franchissez-vous les barrières de la nature ? pourquoi faut-il que vous soyez les ennemis de la patrie ? » Austère dans ses mœurs, simple dans sa vie privée, il a toujours vécu retiré. Ce n’était que dans les grands besoins qu’il venait aussi donner son avis, dont on s’écartait rarement.
  2. Le club patriotique, profondément indigné de la conduite criminelle et scandaleuse, de l’impudence sans exemple, de la calomnie la plus atroce, que ce député de la défunte noblesse a osé afficher, même dans la tribune de l’Assemblée nationale ; considérant que journellement, dans des brochures, il ne cesse de déchirer son pays et tout ce qu’il a de plus précieux ; a arrêté, que désormais il ne serait plus appelé que l’infâme Buttafoco.
    (Extrait des procès-verbaux des séances de la Société patriotique.)