Les Deux BourgognesBossuetTome 7 (p. 12-21).
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I


 
Yo soy Merlin, aquel que las historias
Principe de la Mágica y Monarca
Y archivo de la ciencia zoroastrica.
CERVANTES



Au milieu du quartier le plus désert de Padoue, sur les bords de la Brenta, qui cache, entre de sales baraques, son eau bourbeuse, belle seulement dans les vers des poètes, s’élève une tour lombarde, solide encore malgré sa vétusté. Elle est connue du peuple sous le nom de Specola. Cette tour fut construite, au moyen-âge, par les tyrans de Padoue pour leur servir de prison, et l’on raconte plus d’un drame sanglant dont ses pans noircis ont été le théâtre. Quand les vieilles femmes voyaient, il y a quelques années, une lumière solitaire briller la nuit à la dernière fenêtre du donjon, elles faisaient de singuliers récits sur la Specola, ainsi que sur son gardien, le vieux Cornelio, qui partageait, dans leur crédulité superstitieuse, le mauvais renom des murailles entre lesquelles il passait sa vie.

Officiellement, ce vieillard mystérieux n’était autre chose que le gardien d’un quart de cercle et de quelques lunettes détraquées, qui formaient, avec une boussole rouillée, ce qu’il plaisait à la congrégation municipale d’appeler l’Observatoire de la ville. Celui qui aurait voulu se servir de ces instruments pour étudier le cours des astres aurait bien pu faire comme ce savant, qui, découvrant sur la surface du soleil des taches bizarres, douées d’un mouvement très rapide, finit par entendre ces taches crier, et fut agréablement surpris de trouver un nid de souris dans le tube de son télescope.

Mais si Cornelio avait pour profession ostensible celle de gardien de l’Observatoire, il passait, dans le peuple, pour cultiver plusieurs autres sciences moins légitimes. Les uns l’accusaient d’étudier l’astrologie, les autres le donnaient pour un juif, quelques-uns pour un alchimiste ; on allait même jusqu’à prononcer le nom de sorcier ; et si le lecteur veut entrer avec nous dans le réduit qui lui servait d’habitation, il sera forcé de convenir que les apparences justifiaient jusqu’à un certain point les accusations répandues contre lui par la prévention populaire.

Au dernier étage d’en haut, immédiatement sous la plate-forme de la Specola, était une chambre dont la voûte, en ogive, paraissait évidemment postérieure à la construction du reste de l’édifice. C’est là que vivait Cornelio. On ne voyait, dans cet appartement, rien qui ressemblât à une cheminée ; mais à l’un des bouts on avait établi un large fourneau, au-dessus duquel s’élevait une trace noire et suyeuse qui montait le long du mur jusqu’à la voûte, témoignant de l’usage fréquent auquel ce meuble avait servi. Sur le fourneau étaient rangés pêle-mêle des creusets, des tubes et des cornues, les uns entiers, les autres brisés ; par-dessous, un tas de charbon, sur lequel étaient jetés un soufflet et des pincettes. Une corde, attachée à la rosace qui formait clé de voûte, tenait suspendu, à mi-hauteur de l’appartement, un animal empaillé, d’une forme problématique, moitié crocodile, moitié dragon, qui, se balançant au vent, les pattes et les ailes étendues, semblait toujours prêt à s’élancer sur celui qui pénétrait dans ce séjour de tristesse.

Directement sous cette bête apocalyptique, on voyait, éparse sur une grande table, la bibliothèque poudreuse de Cornelio. C’étaient d’anciens manuscrits couverts de parchemin ou des livres presque tous des premiers temps de l’imprimerie. Celui qui aurait tiré, au hasard, quelques-uns de ces ouvrages du monceau où ils gisaient, aurait lu des titres bizarres, propres à confirmer les bruits qui circulaient sur le compte de leur propriétaire. Il aurait trouvé là le traité de Psellus, De lapidum virtutibus ; Bradwardin, De quadratura circuli ; Burgrave, De existentia spirituum nervosorum ; le livre célèbre de Cornisius, De invocatione et evocatione, quoique défendu par un fermoir de fer, paraissait plus usé que les autres, honneur que lui disputait cependant l’in-folio du savant Panvinio, De sibyllis et carminibus sibyllinis, imprimé à Vérone, en 1567.

Il y avait aussi, dans ce fouillis, des livres de droit et de médecine, depuis les neuf énormes volumes de Bartole, qui eurent chacun, dans leur temps, le nom d’une Muse, jusqu’à la petite monographie de Courcelles (Descriptio musculorum plantæ pedis), sans oublier l’ouvrage épineux et savant, De morbis muliebribus, publié par le professeur Bottoni, à Padoue, en 1585, sous les auspices de l’Université. Toutes les sciences paraissaient rentrer dans le cercle des connaissances de Cornelio. Il avait étudié aussi la philosophie, car un œil exercé aurait distingué bien vite, parmi la foule, un exemplaire précieux du subtil théologien Somebody, De conditione Adami in paradiso et an ideas abstractas habuerit ante peccatum. Que dirons-nous de plus ? Conrad Rango était là aussi avec son titre, que nous n’inventons pas, De Capillamentis, vulgo PERRUQUES, liber singularis, 1663. Bref, toutes les sciences avaient leur représentant dans ce chaos d’érudition vaine ou sérieuse, dont la confusion figurait assez bien la Babel de l’esprit humain, au- dessus de laquelle planait le dragon de l’écriture.

Hélas ! trois fois pitié pour vous tous, manœuvres souterrains de l’intelligence, qui enfoncez le pic dans le rocher ingrat au-delà duquel vous croyez trouver la vérité ! Ne voyez-vous pas le démon du mal, qui vous inspire, se rire de vos travaux infructueux ! Il sait bien, lui, que vous ne retirerez qu’un vain orgueil de vos efforts. Depuis le géant qui a creusé une caverne, jusqu’au pygmée qui a gratté le plus mince filon, votre peine est également perdue ; car vous n’entamerez pas le mur de diamant qui vous sépare de l’éternelle clarté. Dérision sur vos œuvres les plus ambitieuses comme sur vos essais les plus futiles ! Vous êtes comme ces mineurs qui vivent dans les entrailles de la terre, et qui ne jouissent de la clarté du soleil que quand on les retire morts de leurs antres souterrains. C’est pourquoi je prononce sur vous les vers de Schiller :

 

La vie n’est qu’une erreur,
Et la vérité est dans la mort  !


Telle était, sans doute, la manière de penser de Cornelio, car la plupart de ses livres paraissaient n’avoir pas été ouverts depuis longtemps. Il est même juste de dire qu’ils lui avaient été transmis héréditairement par un de ses aïeux, qui avait jadis professé avec éclat dans l’université de Padoue.

En effet, Cornelio n’était pas un homme né d’hier. Il descendait, en droite ligne, du grand docteur Cornelius à Saxo Ferrato, qui vint à Padoue au moyen-âge, pendant la fameuse querelle des vingt-quatre lettres, querelle bruyante qui durerait peut-être encore, si le nouveau professeur n’eût terrassé, par sa logique, les hardis novateurs qui voulaient créer, pour l’etcetera, une vingt-cinquième place dans l’alphabet. Ce même Cornelius devint, plus tard, très célèbre par ses connaissances dans la magie noire. C’est lui qui, ayant fait un pacte avec le démon, parvint à lui échapper en lui proposant la question suivante, tirée d’une loi romaine, que Satan ne put jamais résoudre :

« Un maître envoie son esclave au pont en lui accordant la liberté, s’il rencontre un esclave. Un autre maître envoie aussi son esclave au pont sous la même condition. Lequel des deux esclaves sera libre s’ils se rencontrent ? Le seront-ils tous les deux ou ne le seront-ils ni l’un ni l’autre ? »

Satan n’en put pas sortir, et vit sa proie lui échapper.

Mais hélas ! la gloire ancienne de sa famille n’était que le plus immatériel des souvenirs pour l’humble gardien de l’Observatoire, avec lequel il est temps que nous fassions enfin connaissance.

Le soir du jour où la Zoccolina avait été l’objet de tant d’applaudissements de la part de la population de Padoue, le vieux Cornelio travaillait seul au-dessus de sa tour solitaire ; c’était un vieillard maigre et courbé, une face pâle, où l’on aurait cru que le sang ne circulait pas. Au fond d’un orbite, échauffé par les veilles, s’ouvrait son œil gris qui dirigeait un regard habituellement inerte par-dessus ses lunettes, placées à l’extrémité inférieure de son nez. Ses tempes creusées étaient enveloppées d’un bonnet de fourrure, de dessous lequel s’échappaient quelques rares cheveux blancs. Si vous avez vu l’alchimiste de Teniers, c’était lui, mais plus maigre et plus caduc. Il avait pour habillement un vieux gilet de bougran noir, vingt fois rapiécé, avec une culotte courte, percée aux genoux et encore dans un autre endroit que feront deviner ses habitudes sédentaires ; le tout recouvert d’une ancienne robe-de-chambre à larges fleurs jaunes, qu’il ne quittait que pour sortir, c’est-à-dire bien rarement.

Les longues mains fluettes de ce personnage étaient occupées à je ne sais quelle opération suspecte sur de petits morceaux de métal. Un réchaud de charbon allumé, posé à quelques pas sur le fourneau, semblait préparé pour quelque manipulation chimique ; mais, quant à présent, le vieillard était occupé tout entier à un travail de lime et de poinçon, devant une petite table, éclairée par une lampe, dont le chapiteau rabattait la lumière. Il y avait déjà longtemps qu’il travaillait en silence, quand il entendit un pas léger monter l’escalier de la tour et s’arrêter à sa porte, où trois coups furent frappés distinctement.

En un clin d’œil, il jeta ses outils dans un tiroir, qu’il repoussa, en faisant tomber par-devant un vieux tapis, qu’il avait retroussé pour travailler à nu sur la table ; puis il se leva, en soupirant avec bruit, comme un homme que le moindre mouvement exténue, et il s’achemina vers la porte.

« Qui est là ? demanda-t-il.

— Un étranger qui vient vers vous en ami, » répondit une voix d’homme en dehors.

Le vieillard ouvrit une petite lucarne grillée, au moyen de laquelle il pouvait reconnaître ce qui se passait dans l’escalier. Examinant, à l’aide de sa lampe qu’il approcha de l’ouverture, la personne qui lui rendait visite à cette heure tardive, il ne trouva probablement rien en elle qui dût lui inspirer de l’inquiétude, car il se décida, en s’excusant des précautions que son isolement le forçait de prendre, à tirer les deux verrous dont sa porte était armée.

La personne qui entra était couverte d’un domino noir, qui cachait son costume et ses traits.

Sans paraître surpris de cette circonstance à laquelle il était peut-être habitué, Cornelio referma sa porte et offrit à son visiteur un vieux siège boiteux, à quelque distance de son propre fauteuil.

« Quel motif vous amène auprès de moi ? lui dit-il.

— Je suis malade, répondit l’inconnu ; je viens chercher du soulagement à mes maux.

— Hélas ! reprit le vieillard, quoique je ne prétende pas au nom de savant, il est vrai que j’ai quelques recettes assez bienfaisantes pour le mal caduc, la danse de Saint-Gui, le feu Saint- Antoine…

— Il y a deux sortes de maux, interrompit l’étranger, ceux du corps et ceux de l’âme. Les premiers ne sont pas les plus terribles.

— Je m’attendais à cette réponse, continua le vieillard. Votre voix trahit un grand trouble intérieur. Mais l’œil est le vrai miroir de l’âme, dont la voix n’est que l’écho souvent trompeur. Si quelque puissant motif ne vous force à rester inconnu, c’est en voyant vos traits que je connaîtrai le mal et que j’en trouverai le remède. »

L’étranger eut un instant d’hésitation ; mais il rejeta en arrière le capuchon de soie qui retombait sur son visage et laissa voir un front élevé, pâle et luisant comme du marbre, qui se cachait sous d’épais cheveux noirs. Ses deux sourcils, légèrement contractés, couvraient un œil où brillait un regard tranquille et sombre, comme celui d’un homme qui dévore une insulte en attendant l’instant de se venger. C’était une figure noble et belle encore, malgré la profonde tristesse dont elle portait l’expression.

Cornelio s’approcha et dirigea la clarté de sa lampe sur la tête de l’inconnu, qui parut vivement éclairée au milieu de l’obscurité de l’appartement. Comme un sculpteur qui se relèverait au milieu de la nuit pour étudier son œuvre terminée, il considéra attentivement les divers linéaments de la physionomie qui frappait ses regards.

« Je lis bien des choses, dit-il, dans cette pâleur et dans ces rides précoces. Il y a un désenchantement amer dans le coin de cette bouche comprimée, tandis que le dessus du visage me révèle une passion énergique trompée, à laquelle a succédé la haine.

— Tu dis vrai, vieillard, reprit l’inconnu, dont l’œil noir lançait une flamme étrange. La femme que j’ai aimée plus que tout au monde, à qui j’ai tout sacrifié : fortune, honneurs, préjugés nobiliaires, m’a lâchement trahi, en jetant le deuil sur le reste de mon existence. La passion la plus profonde et la plus brûlante a été payée par ce qu’ont de plus insultant l’ingratitude et la légèreté féminine.

— C’est une histoire rebattue, dit Cornelio avec un soupir.

— Et cela quand ce cœur brûlant, poursuivit l’étranger en se frappant la poitrine, croyait s’être ouvert à l’être le plus sincère comme il était le plus beau, à l’âme la plus pure et la plus incapable d’artifice, à la jeune fille naïve pour qui la reconnaissance devait être un lien sacré…

Rara avis in terris, reprit Cornelio, en essuyant ses lunettes.

— L’illusion que j’avais nourrie s’est brisée. Mon âme a été quelque temps comme la voile d’où le vent s’est retiré et qui pend le long des mâts, flasque et détendue. Mais bientôt un feu nouveau s’est ranimé en moi, flamme inconnue qui s’agite dans le vide de mon cœur, qui brûle mes veines, mais qui, du moins m’a rendu l’énergie du désespoir.

— Hélas ! monsieur, dit Cornelio, la médecine a bien peu de secours pour les maladies comme la vôtre. Vouloir guérir ces sortes de maux à l’aide de nos pharmacopées, c’est faire comme celui qui, pour empêcher un ruisseau de couler, le couperait avec une hache. C’est à la source même qu’il faudrait remonter ; c’est l’âme qui, chez vous, tue le corps. Cependant vous tireriez, sans doute, quelque soulagement des distractions, des lectures graves, des bains, d’un exercice modéré… »

L’inconnu hocha la tête, en souriant amèrement.

« Ne crois pas, dit-il, que je vienne te demander une médecine de juleps et d’eau sucrée. Ma santé corporelle est bonne, ou, du moins, je ne m’en inquiète pas. Quant à ma santé morale, ce n’est ni toi ni un autre que j’en ferai le médecin. Mais, ajouta-t-il, en faisant trois pas vers lui et en lui saisissant fortement le bras, voici ce que je te demande : il faut que tu soumettes à l’empire de ma volonté l’être perfide qui m’a trompé ; il faut que tu m’en rendes le maître, afin que je lui cause tourments pour tourments, et que je goûte enfin le plaisir de la vengeance.

— Eh ! s’écria le vieillard d’un air d’étonnement, comment votre seigneurie veut-elle que j’agisse sur l’esprit d’une femme que je ne connais pas, qui est peut-être à cent lieues de moi ? La médecine a-t-elle ce pouvoir ?

— Non pas la médecine, dit l’étranger, mais la magie.

— La magie ! reprit Cornelio en baissant la voix. Voulez- vous donc me faire lapider, grands dieux ! me suis-je jamais occupé de pareilles choses ?

— Ne joue pas la surprise, vieillard. Tout ce que je vois autour de moi trahit quelles sont tes occupations favorites, et ce brasier, qui brûle sur ton fourneau, témoigne qu’à l’instant où j’ai frappé à ta porte, tu te livrais à quelque pratique de ton art.

— Si vieux que je sois, balbutia Cornelio, en jetant un regard de biais sur son fourneau, ne faut-il pas que je prépare le peu d’aliments qui soutiennent ce corps débile ?

— N’aies pas recours au mensonge, » dit l’étranger, en lui tendant une bourse à travers les mailles de laquelle l’or jetait son éclat séducteur.

Cornelio résista à cette épreuve.

« Je suis un pauvre diable, dit-il, qui n’ai jamais vu tant d’or. Mais que demande de moi votre seigneurie ? Personne ne croit plus à la sorcellerie aujourd’hui, excepté les vieilles femmes et les enfants en bas âge ; personne n’a plus foi dans les sciences occultes, dont une philosophie plus saine a prouvé l’absurdité.

— Je sais ce que je dois croire, reprit l’inconnu ; je ne prends pas mes opinions toutes faites dans la besace des régents de collège.

— Vous devez savoir, poursuivit le gardien de la tour, que les forces de la nature étant mieux connues, que le flambeau de la science ayant dissipé les préjugés anciens…

— Trêve de paroles vides ! Je sais que j’ai devant moi le dernier chef de cette mystérieuse école de Padoue, qui conserve le dépôt des sciences occultes depuis les temps les plus reculés.

— Eh quoi ! s’écria Cornelio, pouvez-vous croire à de vains bruits qu’accrédite contre moi la superstition ou la malveillance ? »

L’étranger le regarda fixement, en croisant les bras sur sa poitrine, et prononça les paroles suivantes :

« Fomalhaut, l’étoile bleuâtre, salue Algol, l’astre du Zénith étincelant.

— Ah ! dit le vieillard, je vois qu’il est inutile de feindre. Que ne me disiez-vous plutôt qu’un de nos frères vous envoyait vers moi ? »