Les Deux BourgognesBossuetTome 7 (p. 4-11).
II  ►

LE SORCIER DE PADOUE


I


 
The carnival was at its height, and so
Were all kinds of buffoonery and dress ;
A certain lady went to see the show….
LORD BYRON, Beppo.



Je compare l’Italie à un cadavre couché par terre, comme l’hermaphrodite Borghèse sur le matelas de marbre que lui a taillé le Bernin. Si vous approchez la main de cette beauté mourante, vous sentirez encore un peu de chaleur vitale à la région du cœur, du côté de Rome ou de Naples ; mais les extrémités sont déjà froides, et Venise, Padoue, Ferrare, toutes ces cités décrépites et désertes, sont comme ces pétéchies dont la mort tache les cadavre, pour montrer aux médecins que la vie se retire et que leur ministère est terminé.

Parmi ces villes qui s’en vont, il n’en est pas une qui offre un spectacle plus triste que la vieille Padoue, dont l’enceinte, assez grande pour contenir cent mille âmes, n’en a pas vingt-cinq aujourd’hui. Lorsque le voyageur traverse cette ancienne patrie de Tite-Live, qui prétend faire remonter ses souvenirs jusqu’à l’époque de la guerre de Troie, il sent la compassion le saisir en voyant tous ces édifices moussus, toutes ces rues désertes qui s’enfoncent à perte de vue entre des murs de jardins, interrompus de loin à loin par des maisons lézardées dont les fenêtres sont hermétiquement closes. Sur les vastes places, il ne voit personne ; personne sous les portiques lombards qui n’abritent plus que l’échoppe misérable du fripier juif ou l’étalage de quelque revendeur de librairie. Il se demande combien de temps encore la charrue respectera ces murs inhabités, et l’on peut croire que, sans son université qui seule la soutient encore, il y a longtemps que Padoue n’existerait plus.

Cependant, tout engourdie qu’elle soit déjà par la mort, il y a une époque où l’Italie entière s’agite d’un mouvement convulsif ; c’est lorsqu’arrive carnaval. Alors toutes ces vieilles cités s’émoustillent et jettent de grands éclats de rire ; elles tirent de leur garde-robe fanée tout le fard, toute la joie, toutes les défroques du temps passé. C’est pitié de voir les vieux édifices, qui froncent le sourcil le reste de l’année, vomir ce jour-là des fantômes crottés, couverts de clinquant. Les rues, sombres et silencieuses comme au temps du Dante, semblent pleurer de la gaieté sacrilège des étudiants en goguette. Et s’il faut dire la vérité, en entendant des cris de joie, des bruits d’instruments, des lazzis tumultueux sortir d’entre ces habitations vermoulues qui menacent de tomber les unes sur les autres, on éprouve le même sentiment qu’auprès d’un mort qui se mettrait tout à coup à rire sous l’influence de la pile galvanique et qui entonnerait une chanson de Bérenger, en se trémoussant dans son linceul.

Or, il n’y a pas encore bien longtemps que le carnaval avait ainsi rassemblé toute la population de Padoue, par un bel après-dîner de mars, sur le Prato della Valle, vaste emplacement situé au midi de la ville, devant la célèbre église de Sainte-Justine. Les paysans, accourus des alentours, circulaient pêle-mêle avec les citadins plus élégants sous la promenade plantée de platanes, où les Padouans modernes ont élevé à leurs grands hommes un si grand nombre de statues qu’on ne sait comment une seule ville a pu jouir d’une pareille fécondité.

Mais la foule endimanchée qui fluctuait sans cesse ne songeait guère en ce moment à s’enorgueillir de Tite-Live, du jurisconsulte Paul, de Sperone Speroni, de Morgagni, du Padovanino, et de tant d’autres célébrités qui ont plus ou moins besoin du commentaire. Elle les eût toutes données pour Arlequin et son compère, le docteur Geronimo.

Des mascarades bizarres traversaient continuellement la place, à la grande satisfaction des spectateurs. Mais la plus grande part de l’attention publique était attirée par une voiture de masques d’où pleuvaient les saillies, les œufs et les bonbons. Cette voiture paraissait composée de l’aristocratie des étudiants ; elle s’arrêta à l’entrée de la promenade, dans l’endroit où la foule était la plus épaisse, et quatre ou cinq orateurs se mirent, chacun d’un côté, à débiter en même temps des folies, accueillies par mille applaudissements.

« Voici de la fleur de sésame d’Arabie, disait un Turc en tenant un petit paquet entre l’index et le pouce ; c’est une substance qui fait disparaître les taches à l’instant. Prenez, Mesdames ; c’est fort utile dans les ménages. » Et comme plusieurs mains s’avançaient : « J’oubliais de vous dire, continuait-il, que les taches dont il s’agit sont celles que vous faites à votre honneur en causant tout bas avec vos amoureux.

— Ah ! le monstre ! criaient les femmes en retirant leurs mains.

— Mea culpa ! mea culpa ! mea culpa ! reprenait en nasillant une face blême dont le costume ressemblait à celui de trois ou quatre ordres religieux, sans être précisément celui d’aucun. Je veux vous faire ma confession générale, mes chers frères. J’ai aspiré l’autre jour, un vendredi, avec trop de complaisance, la fumée d’une poularde qui rôtissait dans la cuisine de l’évêque. Je suis un grand misérable.

— Povero frate, disait une voix.

— L’évêque ne t’a-t-il pas interdit ? demandait l’autre.

Misericordia, Domine, continuait le faux moine en levant les yeux au ciel. J’ai eu un instant la velléité de m’approprier le bien d’autrui !

— Quand cela ? lui cria la foule.

— Quand le père abbé me chargea de porter au président de la cour ce sac d’écus qui nous fit gagner notre procès.

— Bravo, frate ! » crièrent les assistants en riant de toutes leurs forces.

Un gros médecin tout rond, qui portait une énorme canne à pomme d’or, prit alors la parole.

« Tout ce que vous écoutez-là, dit-il, ne vaut guère mieux que du poivre sur un sorbet. Je veux vous apprendre à faire l’élixir de longue vie qui se fabrique avec trois choses, du sel, un œuf et du lait ; mais il faut du sel attique, un œuf de phénix et du lait de la voie lactée. Avec cela, vous vivrez aussi vieux que Melchisedeh, qui, à l’âge de sept cents ans, lisait sans lunettes.

— Qui parle de lunettes ? » cria une voix qui semblait venir d’en haut.

Et en effet, c’était celle d’un licencié en costume d’astrologue, qui, sans respect pour la statue du Podesta Bonfidio, s’était assis à califourchon sur ses épaules, d’où il lui avait fait une espèce de trompe d’éléphant en lui ajustant une énorme lunette de carton au bout du nez. « Je démontre la fausseté de tes paroles par les principes de l’astronomie, continuait le masque aérien. L’astronomie est une science aussi étonnante par ses immenses résultats que par l’exiguïté de la base d’où elle est partie pour mesurer les cieux. Si nous plaçons une muscade dans le soleil et un gobelet dans la lune, et qu’ensuite nous tirions la parallaxe, nous avons A + B = X, c’est-à-dire qu’un chameau ne passera pas par le trou d’une aiguille…

Nego consequentiam, cria de toutes ses forces un docteur en droit monté sur un âne rétif, qu’il caressait de grands coups de nerf de bœuf sans pouvoir le faire avancer.

— Veux-tu que je t’explique la loi properandum ? répondit le licencié du haut de son piédestal.

— Dis-nous plutôt quel astre tu découvres là-haut, dit le docteur qui battait toujours son âne.

— La constellation des gémeaux, » répondit l’astrologue en braquant sur lui son interminable lunette.

Un éclat de rire universel suivit ces paroles.

Le docteur continuait à lutter avec sa monture rétive, qu’il encourageait de la voix et du geste. « Eia ! euge ! lui criait-il ; avanceras-tu, maledetta bestia ? pan ! Prenez-garde, Mesdames ! En avant, corpo di Bacco ! evoe !

— Bravo ! » cria la foule.

L’âne venait en effet de prendre une détermination héroïque. Il avait fait volte-face et emportait son maître au grand galop vers la ville.

L’astrologue, du haut de sa statue, battait des mains de toutes ses forces, en déclamant le vers de Virgile :

 
Incudem aut atræ massam picis urbe reportat.


Mais l’attention générale fut bientôt distraite par une voiture de masques, arrivant au grand trot d’un autre côté. Plusieurs jeunes gens, déguisés sous divers costumes, exécutaient une symphonie bouffonne sur le devant du char, tandis que les autres chantaient. Au milieu d’eux était assise une jeune fille d’une beauté remarquable, mais un peu pâle et fluette, dont la taille avait cette grâce particulière aux femmes nerveuses, cette grâce des fleurs délicates dont la tige a été débilitée par une culture imprévoyante ou par un trop prompt accroissement. Il y avait dans sa parure quelque chose de bizarre qui semblait tenir plus à la singularité du goût qu’aux libertés du carnaval. Elle avait ôté son masque pour manger une grenade, dont elle jetait sans façon les grains sur la foule après les avoir sucés. Mais la foule, bien loin de se fâcher, élevait autour d’elle une immense acclamation. « La Zoccolina ! criait-on. Voici la Zoccolina ! vive la Zoccolina ! »

La Zoccolina était une cantatrice qui venait d’avoir le plus grand succès au théâtre de la Porte de Carinthie, à Vienne. Originaire de Padoue, où elle avait débuté autrefois, elle y était revenue depuis peu pour y chanter pendant le carnaval, et elle y avait reparu avec l’autorité d’un nom consacré par les applaudissements de la capitale. Aussi l’idolâtrie populaire s’attachait-elle partout à ses pas. Elle avait reçu des milliers de couronnes et de sonnets, et le publie, après sa première représentation, l’avait fait repasser plus de dix fois sur la scène pour la saluer d’applaudissements frénétiques.

Quand la Zoccolina fut arrivée à l’endroit où nous avons laissé nos premiers acteurs, les deux voitures s’arrêtèrent un moment l’une vers l’autre, pour s’adresser, à la coutume italienne, des interpellations qui allaient et revenaient comme des balles.

« Belle Zoccolina, nous chanteras-tu une chanson ?

— Belle Zoccolina, as-tu bien dormi ?

— Rossignol d’amour, nous te couperons les ailes, pour que tu restes parmi nous.

— Qui sont tous ces chiens marins qui nous amènent la déesse de Cythère ?

— Viens un peu ici, belle Zoccolina ; je veux te faire ma confession, disait le moine.

— Tes beaux yeux m’ont fait une blessure au cœur, ajoutait le médecin au gros ventre.

— Il en sortira des noyaux de courge, répondit une voix de l’autre côté, en faisant allusion à la ressemblance du docteur avec une citrouille.

— Qui veut de la courge grillée pour un centime ? Zucca ! Zucca ! Zucca ! cria quelqu’un, en imitant la mélopée singulière des marchands de comestibles vénitiens.

— Ne quitteras-tu pas tes compagnons, pour venir un instant vers nous, belle Zoccolina ? dit l’un des masques de la première voiture.

— Non certainement, répondit l’enfant gâté de la foule. Car si j’allais vers vous, j’aurais peur de ce moine affamé qui mangerait toutes mes grenades. Le Turc me cacherait le soleil avec son turban ; et quant au docteur, je voudrais l’attacher au bout de son grand bâton pour en faire une bassinoire.

— Brava Zoccolina ! brava ! crièrent cent voix, qu’accompagnèrent de bruyants éclats de rire.

— Méchante ! je ne pleurerai plus quand Othello t’étranglera, dit le docteur.

— Et moi qui lui avais fait un sonnet, continua le moine en prenant une prise de tabac.

— Voyons ton sonnet, lui demanda-t-on de toutes parts.

— Où je la comparais au rossignol qui sait nous enchanter malgré sa laideur, reprit-il.

 
Come il canter d’April, che in veste bruna


— Assez, assez, interrompirent les compagnons de la cantatrice. C’est toi qui es laid comme un Diogène.

— Puisse le diable t’emporter dans la caisse de ta contrebasse ! répondit le moine.

— Est-ce la nymphe Circé qui vous a changés en bêtes ?

— Et celui-là qui crève dans sa peau comme une figue mûre !

— À bas l’arlequin !

— On ne jette pas de pommes cuites. »

Telles étaient les exclamations qui s’échangeaient entre les deux partis avec un entrain tout méridional, quand on vit arriver une autre voiture, conduite par deux beaux chevaux noirs, qui se dirigea de manière à passer entre les deux premières. Il n’y avait dans cette voiture qu’un seul domino noir dont le visage était masqué. Sans prendre part à la querelle joyeuse qui occupait la foule, ce masque silencieux jeta un long regard à la Zoccolina, en tournant la tête vers elle à mesure qu’il passait. Comme s’il y eût eu quelque chose de mystérieux dans ce regard muet, la jeune actrice poussa un cri et tomba évanouie au milieu de ses compagnons. La voiture noire continua son chemin.

Il se fit aussitôt un profond silence, à peine interrompu par le murmure inquiet de la foule. Les masques épouvantés se hâtèrent de donner à la Zoccolina les secours d’usage, qui ne tardèrent pas à lui faire reprendre connaissance. Mais elle n’avoua pas la cause de son évanouissement ; elle demanda qu’on la reconduisît chez elle pour prendre le repos qui lui était nécessaire ; et, en effet, la voiture qui la portait disparut bientôt dans les rues sombres de Padoue.

L’indisposition subite de la jeune actrice préoccupa vivement la foule qui lui donna mille motifs divers, faute d’en connaître le véritable.

Cependant cet accident finit par s’oublier et, chacun retournant à ses jeux, la journée s’acheva à peu près comme toutes les journées de carnaval.

Maintenant, nous allons prendre la liberté de transporter le lecteur dans un autre lieu, à quelque distance de celui où se passait la scène que nous avons essayé de décrire.