Poliphile, après 0avoir parlé 0d’une
partie de 0l’immense construction avec la pyramide colossale et l’admirable obélisque, décrit, dans le chapitre suivant, des œuvres grandes et merveilleuses, principalement un cheval, un colosse couché, un éléphant et surtout une porte très-élégante.



I l serait juste qu’on me permît d’affirmer que jamais, dans tout l’univers, il n’a dû exister des œuvres d’une telle magnificence, et que jamais l’intuition humaine n’en a conçu ni même entrevu de pareilles. J’en conclurai presque, avec assurance, que tout le savoir humain joint au plus grand talent ne saurait atteindre à une telle audace dans l’art de bâtir, ni en rassembler les moyens, ni en perpétrer l’invention. Mes sensations, suspendues entre un vif plaisir et la stupeur, étaient captivées par un examen attentif et persévérant, au point que nul souvenir joyeux ou triste ne traversait plus ma mémoire. Mais, en admirant avec application et curiosité ces parfaites et nobles statues de pierre représentant des vierges, je ne pus, dans l’agitation qui s’empara de moi, que soupirer en sanglotant. Toutefois mes soupirs amoureux et sonores en ces lieux solitaires, abandonnés, et à l’atmosphère épaissie, me rappelaient ma divine Polia, immodérément désirée. Hélas ! je ne la pouvais oublier longtemps, celle dont le simulacre est dans mon esprit, celle qui est la compagne diligente de mon voyage. C’est en elle que mon âme établit solidement un nid pour s’y coucher heureuse et sûre, comme dans un retranchement protecteur, dans un asile où rien n’est à craindre.

Étant donc parvenu à cet endroit où mes yeux ravis ne cessaient de contempler une œuvre antique si considérable et si rare, j’admirai, au delà de tout, une porte tellement étonnante, d’un art si incroyable, d’une élégance générale de lignes telle, qu’on ne saurait en fabriquer une autre avec cette perfection. Je ne me sens vraiment pas une science suffisante pour la décrire parfaitement et complètement, d’autant plus que, de notre temps, les termes vulgaires, les mots propres, les expressions consacrées et particulières de l’art architectural demeurent oubliés et ensevelis avec les hommes supérieurs. Ô exécrable et sacrilège barbarie ! Comment as-tu pu, spoliatrice, envahir la plus noble partie du trésor et du sanctuaire Latin ! avilir, offenser mortellement l’art, jadis si honoré, par cette ignorance maudite qui, jointe à l’âpre, à l’inassouvie et perfide avarice, a offusqué cette grande, cette excellente région qui fit de Rome la sublime impératrice universelle !

Je dois dire que devant cette porte extraordinaire était ménagée en plein air une place carrée de trente pas de diamètre. Elle était remarquablement pavée de dalles en marbre séparées les unes des autres par un interstice d’un pied rempli d’un travail en mosaïque représentant des entrelacs et des guirlandes diversement colorés, travail brisé en partie et interrompu par les ruines de pierre. Au fond de la place, tant à droite qu’à gauche, vers les monts, se déroulaient, à niveau du pavé, deux rangées de colonnes, d’un écartement parfait, avec des architraves allant de l’une à l’autre en toute convenance. Le cours de ces colonnes commençait de chaque côté, à la ligne extrême du dallage, en partant de la métope ou front de la grande porte, et, entre chaque colonnade, il y avait l’espace de quinze pas. Ces colonnes, pour la plupart, se voyaient encore debout et entières, avec leur chapiteau Dorique ou pulviné[1], décoré de leurs volutes en colimaçon se renversant de côté au-dessus du quart de rond[2] et des astragales placées dessous, formant ainsi une saillie excédant d’un tiers la largeur du chapiteau, dont la hauteur était égale au demi-diamètre de la colonne. Par-dessus régnait l’épistyle ou travée continue, généralement brisée et interrompue. Beaucoup de colonnes étaient privées de leurs chapiteaux, dont plusieurs étaient enfouis dans les ruines, jusqu’à l’astragale, jusqu’à l’hypotrachelium[3], jusqu’à l’Apothèse[4]. Là auprès demeuraient encore quelques vieux platanes, quelques lauriers sauvages, des cyprès conifères, des ronces odorantes. J’en conclus que ç’avait dû être un hippodrome ou un xyste, ou un cirque, ou un promenoir, ou un hypêthre[5], ou quelque euripe temporaire.

Sur cette place, à dix pas devant la porte, je vis un prodigieux cheval, un coursier ailé de bronze, au vol abaissé, d’une grandeur immense, dont le sabot couvrait, sur le plan de la base, une circonférence de cinq pieds. Du point extrême du sabot de devant jusque sous le poitrail, on comptait neuf pieds. Il me sembla très-haut. Il avait la tête libre, sans frein, avec deux petites oreilles, l’une projetée en avant, l’autre en arrière. Sa crinière ondulée tombait sur le côté droit du cou. Un grand nombre d’enfants s’efforçaient de se maintenir sur le dos de ce cheval, mais aucun ne pouvait y parvenir, soit à cause de la rapidité, soit à cause de la dureté de son allure. Les uns tombaient ou étaient jetés à terre, debout ou couchés ; d’autres s’accrochaient ; quelques-uns, renversés, se retenaient vainement avec les mains serrées aux longs crins ; quelques autres, dans leur chute, faisaient mine de se relever sous le corps du cheval qui les avait secoués. Sur la superficie de la base était scellée au plomb une plaque en même métal que la statue, à laquelle adhéraient les sabots du cheval et les enfants tombés[6]. Toute cette grande composition avait été coulée toute d’une pièce, avec un art de fondre admirable. On pouvait reconnaître qu’aucun des enfants n’avait eu la satisfaction de chevaucher le colosse, car leurs statues semblaient chagrines, et si elles ne se lamentaient point, c’était uniquement qu’elles étaient sans vie, tant elles imitaient parfaitement la vraie nature. Que l’esprit subtil de Pérille [7], du Juif Hiram[8] ou de n’importe quel fondeur, cède le pas !

Ce cheval semblait vouloir introduire par la grande porte les enfants qu’il mettait à mal. Le socle qui servait de base à l’œuvre était fait de marbre solide, proportionné en épaisseur, hauteur et largeur au soutien de l’appareil qui s’y trouvait fixé. Ce marbre était couvert de veines multicolores et de teintes variées fort agréables à la vue, mêlées et confusément disposées. Sur le front de ce socle, du côté de la grande porte, j’aperçus une couronne de marbre vert simulant des feuilles d’ache amère[9] entremêlées de feuilles de peucédane[10], et, dans cette couronne, une pierre circulaire blanche sur laquelle était gravée cette légende en majuscules Latines : DEIS AMBIGVIS DEDICATVS[11]. Sur la face opposée était pareillement une couronne d’aconit mortifère avec ces mots : EQVVS INFÆLICITATIS[12].

Au côté droit était sculpté un chœur d’hommes et de demoiselles ayant deux visages, dont celui de devant riait et celui de derrière pleurait. Ces figures dansaient en rond, se tenant par les mains, homme avec homme, femme avec femme, un bras de l’homme passant par-dessus celui d’une femme, et l’autre par-dessous. Ils allaient ainsi l’un après l’autre, de façon que toujours un visage joyeux était tourné vers le visage attristé qui le précédait. Il y avait sept personnes de chaque sexe, si parfaitement bien sculptées, avec des mouvements si vivants, et de si belles draperies flottantes qui, cependant, ne les découvraient pas, qu’on ne pouvait reprocher rien à l’ouvrier, si ce n’est qu’on n’entendait pas leurs voix et qu’on ne voyait pas couler leurs larmes. Ce chœur était exécuté dans un ovale encadré. Sous cette image je lus cette parole inscrite : Tempus[13].

De l’autre côté, j’observai, dans une image de la même forme que la première, — œuvre parfaite du même ouvrier, bien mouvementée, encadrée comme l’autre dans une belle feuillure, — j’observai, dis-je, beaucoup de jeunes garçons occupés à cueillir des fleurs parmi les herbes et les arbustes, en compagnie d’un grand nombre de nymphes gracieuses qui badinaient allègrement et les leur ravissaient en folâtrant. De la même façon, ci-dessus décrite, des majuscules gravées exprimaient cette seule parole : Amissio[14]. Ces lettres étaient d’une proportion parfaitement exacte et leur épaisseur ne dépassait que de fort peu la neuvième partie de leur quadrature.

Stupéfait, rêveur, je contemplais, avec un plaisir et une curiosité extrêmes, cette machine extraordinaire fondue en forme d’animal, invention très-digne du génie humain, d’une proportion, d’une harmonie exquise dans tous ses membres. Cela me rappela le néfaste cheval Sejanus[15]. J’étais comme halluciné par ce mystérieux objet d’art, quand un grand éléphant m’offrit un non moins merveilleux spectacle, et je m’élançai vers lui avec plaisir. Mais voilà que j’entendis un gémissement d’homme malade. Je m’arrêtai les cheveux hérissés et, sans délibérer autrement, je m’en fus du côté d’où était partie cette plainte, par un champ plein de ruines, escaladant des quartiers et des débris de marbre. Je m’avançais avec précaution, lorsque je vis un énorme et admirable colosse avec les pieds nus et perforés, avec les jambes toutes creuses. Je fus du côté de la tête, elle était horrible à voir ; je conjecturai que l’air, en s’introduisant par la plante des pieds, causait, par une invention divine, le sourd gémissement exprimé. Ce colosse gisait sur le dos ; il était fondu avec un art admirable. Il paraissait d’âge moyen, sa tête était quelque peu relevée par un coussin. Il avait l’apparence d’un malade. La bouche avait l’air de soupirer et de gémir, elle était entre-bâillée de neuf pas de large. Par les cheveux on pouvait monter sur la poitrine, et l’on parvenait dans la bouche lamentable par les crins tourmentés de la barbe épaisse. Cette bouche entr’ouverte était creuse. J’y entrai, poussé par une curieuse envie de voir, et pénétrai, sans réflexion, par des degrés qui étaient dans la gorge, jusques au fond de l’estomac. Ô conception surprenante ! J’admirai toutes les parties qui sont à l’intérieur du corps humain ; sur chacune d’elles je remarquai, gravés en trois idiomes, Chaldéen, Grec et Latin, les noms de tout ce qui constitue ses différents organes : intestins, nerfs, os, veines, muscles et chairs[16], aussi bien que les noms des maladies qui s’y engendrent, avec leur cause, leur cure et leur guérison. Car, à tous ces viscères agglomérés, il était une petite entrée commode qui permettait d’y pénétrer, ainsi que des soupiraux, distribués en divers points du corps, éclairant à souhait les parties.

Nulle de ces parties ne le cédait à la nature. Lorsque je portai mon attention sur le cœur, j’y pus lire comme quoi les soupirs s’engendrent d’Amour et voir le point où celui-ci fait de si cruelles blessures. Là, tout ému, je poussai un long gémissement en invoquant Polia, si bien que j’entendis, avec horreur, toute cette machine en retentir. Quelle prodigieuse invention d’un art incomparable, grâce à laquelle, sans connaissance anatomique, un homme quelconque se pouvait faire valoir ! Ô illustres génies du passé ! Ô véritable âge d’or, pendant lequel la Vertu s’alliait à la Fortune, tu n’as laissé pour héritage à ce siècle-ci que l’Ignorance et son émule l’Avarice ! Mais, sortant par une issue ménagée dans l’épaisseur du Colosse, j’aperçus, en un autre endroit, le front d’une tête de femme presque ensevelie dans la masse des débris. J’estimai que c’était quelque œuvre analogue ; toutefois, empêché de l’examiner par l’amas des ruines pêle-mêle accumulées, je me privai de l’aller admirer et retournai à mon premier poste. Là, non loin du grand cheval, au même niveau, s’offrait aux regards un énorme éléphant de pierre plus noire qu’obsidienne[17], toute scintillante de paillettes d’or et d’argent, en manière de poudre insufflée à la surface, ce qui la rendait on ne peut plus brillante. Le poli en dénotait l’extrême dureté. Les objets environnants s’y réfléchissaient au naturel de tous côtés, sauf là où les parties en métal avaient laissé couler leur rouille verdâtre. En effet, sur le large dos de l’animal était une merveilleuse housse en airain que retenaient deux courroies ceignant son vaste corps. Entre ces courroies, attachées par des fibules, adhérait un bloc équarri correspondant à l’épaisseur d’un obélisque posé sur l’éléphant et fait de la même pierre que lui[18]. Car aucun poids ne doit porter d’aplomb sur le vide, rien ne peut être solide et durable au-dessus d’une solution de continuité.

Trois faces du bloc sousjacent offraient des caractères Égyptiens excellemment tracés. Quant au monstre à l’énorme dos, il était supérieurement et très-fidèlement rendu selon les règles de la statuaire qui président à l’imitation. Sur la housse dont j’ai parlé, toute ornée de cachets, de boutons, de petits sujets et de symboles, était fermement fondé l’obélisque en pierre Lacédémonienne verdâtre[19]. La hauteur des côtés était égale à la longueur de la base — soit un pied — multipliée sept fois. L’obélisque allait en s’effilant jusqu’au sommet qui se terminait en pointe. Là était fixée une boule très-ronde d’une substance transparente et polie. La grande bête sauvage, d’une si noble exécution, posait parfaitement équilibrée sur le plan bien nivelé d’un large soubassement en porphyre le plus dur et du dessin le plus parfait. Deux longues dents, appliquées et appareillées, en pierre blanche et luisante, venaient en avant, et, de la housse d’airain, pendait, attaché par des boucles, un pectoral de bronze couvert d’ornements variés, au milieu duquel on lisait en idiome Latin : CEREBRVM EST IN CAPITE[20]. Pareillement, autour de cette partie du cou qui avoisine la tête, courait un lien fait de main de maître d’où pendait, sur le large front, un ornement extraordinaire, sorte de tenture d’airain tout à fait remarquable, de la forme d’un carré double, et, sur le champ duquel, bordé d’un feuillage ondulé, je vis des lettres Ioniques et Arabes qui disaient : ΠΟΝΟΣ ΚΑΙ ΕΥΦΥΙΑ[21].

Pour l’heure, le proboscide[22] vorace ne pendait pas au-dessus du plan du soubassement, mais il était relevé immobile et incliné vers le front. Les oreilles ridées de l’Éléphant étaient écartées et penchées. Sur le circuit oblong du soubassement on avait gravé des hiéroglyphes ou caractères Égyptiens. Le tout, on ne peut mieux poli, avait, dans le bas, la plinthe voulue, le listel, la gorge, le tore, l’orle, avec les astragales ou nervures, avec la cymaise renversée ; en haut, non

moins bien, la cymaise droite, avec les modillons et les astragales, l’ensemble d’une symétrie exquise et en rapport avec l’épaisseur. La longueur de ce soubassement mesurait douze pas, la largeur cinq et la hauteur trois. Les extrémités étaient en forme d’hémicycle. Dans la partie semi-circulaire postérieure, je trouvai entaillé un petit escalier fait de sept marches et servant à monter sur la superficie plane. Je m’y engageai avec ardeur. Parvenu à un espace réservé et de forme carrée, placé juste sous l’aplomb du bord de la housse, j’aperçus une petite porte creusée dans la masse, chose admirable, vraiment, vu la dureté de la matière. Là se présentait une partie évidée, disposée de telle sorte que des barreaux en métal, fixés dans la pierre en guise de gradins, offraient un accès commode et engageaient à pénétrer dans cette machine éléphantique privée de ses viscères. Aussi, furieusement incité par la curiosité, je montai et trouvai l’énorme et prodigieux monstre absolument
creux, vide comme une caverne, si ce n’est que le bloc servant de support traversait l’intérieur d’outre en outre, tel qu’il se comportait en dessous, et ménageait un passage, allant de la tête à la partie postérieure, très-suffisant pour un homme. À la voûte dorsale était suspendue, par des cordes d’airain, une lampe allumée brûlant perpétuellement et répandant une clarté de

prison. Grâce a elle je pus admirer, dans la partie de derrière, un sépulcre antique faisant corps avec la pierre même de l’éléphant. Ce sépulcre était surmonté d’une parfaite image d’homme nu, de grandeur moyenne, portant couronne et faite de pierre très-noire. Les dents, les yeux et les ongles étaient revêtus d’argent brillant. Cette statue, dressée sur le couvercle bombé, imbriqué d’écaillés, aux moulures exquises, avançait le bras droit et tenait un sceptre en cuivre doré. La main gauche appuyait sur un charmant écu fait exactement dans la forme d’un os de tête de cheval. On y lisait cette sentence inscrite en petits caractères dans les trois idiomes Hébreu, Attique et Latin :

אם לא כי הבהמה כסתה את בשדי אוי הייתי ערים חפש וחמצא הניחי

ΓΥΜΝΟΣ ΗΝ, ΕΙ ΜΗ ΑΝ ΘΗΡΙΟΝ ΕΜΕ ΚΑΛΥΨΕΝ : ΖΗΤΕΙ, ΕΥΡΗΣΗ ΔΕ, ΕΑΣΟΝ ΜΕ.
NVDVS ESSEM, BESTIA NI ME TEXISSET. QUÆRE ET INVENIES, ME SINITO[23].

Une rencontre aussi extraordinaire me laissa stupide et craintif, tellement que, sans trop différer, je m’apprêtais à revenir sur mes pas, lorsque j’aperçus, à l’opposé, la même clarté produite par une lampe exactement semblable à la première. Je franchis la cage de

l’escalier et me dirigeai vers la tête de l’animal. Là je trouvai une sépulture antique du même travail que l’autre et surmontée d’une statue pareille en tout, sauf que c’était celle d’une reine. Elle soulevait le bras droit, et, de l’index, désignait l’espace situé derrière ses épaules. L’autre main serrée tenait un tableau posé sur le couvercle de la tombe. Cette épigramme y était tracée en trois idiomes :


היה מי שתהיה לח מן חאוצר הוה כאות נפשך אבל אוחיר אותך הסר הראש ואל תוגע בגופו

ΟΣΤΙΣ ΕΙ, ΛΑΒΕ ΕΚ ΤΟΥΔΕ ΤΟΥ ΦΕΣΑΥΡΟΥ, ΟZΟΝ ΑΝΑΡΕΣΚΟΙ. ΠΑΡΑΙΝΩ ΔΕ ΩΣ ΛΑΒΗΙΣ ΤΗΝ ΚΕΦΑΛΕΝ. ΜΗ ΑΠΤΟΥ ΣΩΜΑΤΟΣ.


QVISQVIS ES QVANTVMCYNQVE LIBVERIT, HVIVS THESAVRI SVME. ATMONEO, AVFER CAPVT, CORPVS NE TANGITO[24].

En présence de telles nouveautés, qui mériteraient d’être contées à merveille, devant ces énigmes que je lisais et relisais, je demeurai tout ignorant de leur sens fort ambigu. Tant est-il que je n’osai rien entreprendre ; mais, frappé de crainte en ce lieu sombre mal éclairé par la lueur des lampes, stimulé, d’ailleurs, du désir d’aller admirer la porte triomphale, j’eus plus d’une bonne raison pour ne pas demeurer là, et je m’en fus vers la sortie du plus vite qu’il me fut possible, sans autre projet que celui de revenir, de toute façon, après avoir examiné la porte, afin de contempler tout à loisir cette œuvre merveilleuse d’hommes de génie. Descendant l’escalier, je sortis du monstre sans viscères, invention inimaginable, excès de l’esprit d’entreprise et de l’audace humaine. On ne peut se figurer quels trépans ont percé une pierre aussi dure et aussi compacte, quels outils ont creusé une matière aussi résistante ; d’autant plus que le dedans concordait exactement avec le dehors. Enfin, étant parvenu de nouveau sur la place, je vis, sculptés parfaitement sur le pourtour du soubassement en porphyre, les hiéroglyphes suivants : d’abord un crâne de bœuf portant deux instruments aratoires pendus aux cornes, un autel, appuyé sur des pieds de bouc, avec une flamme ardente, puis un bassin, puis une aiguière, puis un peloton de fils enroulé après un fuseau, un vase antique avec l’orifice bouché, une semelle avec un œil et deux branches entre-croisées, l’une d’olivier, l’autre de palmier, une ancre, une oie, une lampe ancienne, un timon antique garni d’un rameau d’olivier chargé de fruits, enfin deux hameçons, un dauphin et un coffre clos. Ces hiéroglyphes étaient on ne peut mieux sculptés. C’est ainsi qu’après y avoir pensé, j’interprétai cette vieille écriture sacrée :

EX LABORE DEO NATVRÆ SACRIFICA LIBERALITER, PAVLATIM REDVCES ANIMVM DEO SVBJECTVM. FIRMAM CVSTODIAM VITÆ TVÆ MISERICORDITER GVBERNANDO TENEBIT, INCOLVMEMQVE SALVABIT[25].

Ayant laissé cette excellente, cette mystérieuse, cette inimaginable figure, je fus examiner de nouveau le prodigieux cheval. Sa tête était osseuse et maigre, petite en proportion. Il avait tout à fait l’air de ne pouvoir tenir en place et démontrait l’impatience de tout retard. On croyait voir frémir ses chairs, et il semblait être plutôt la vie même que son imitation. Sur son front était gravé ce mot Grec : ΓΕΝΕΑ[26].

J’observai ensuite un grand nombre de débris et fragments de toutes formes entassés en monceaux de ruines. Parmi cela, le temps vorace et fugitif n’avait fait grâce qu’à la porte, au cheval, au colosse et à l’éléphant.

Ô nos pères sacrés les ouvriers anciens ! quelle barbarie a donc envahi votre vertu, au point que de tant de richesses emportées par vous dans la tombe, il ne nous en soit demeuré que la déshérence !

J’arrivai enfin devant cette porte très-ancienne, d’un travail fort à considérer, construite merveilleusement, selon les règles d’un art exquis, tout ornée de sculptures remarquables et d’un dessin des plus variés. Aussi, jaloux d’étudier, enflammé du désir de comprendre, de pénétrer le profond génie de l’architecte perspicace, je m’y pris ainsi qu’il suit pour scruter la dimension, le dessin et l’exécution de son œuvre.

D’abord je mesurai, avec le plus grand soin, le carré sis au-dessous des doubles colonnes placées de chaque côté de la porte, et, par cette mensuration, je compris bientôt son admirable symétrie. C’est ce que je vais, ici, expliquer brièvement. Si on élève un carré ABCD et qu’on le divise par trois lignes équidistantes horizontales et par trois autres semblables perpendiculaires, on obtiendra seize carrés ; superposant à ce carré une figure qui n’en soit que la moitié, puis y traçant des divisions égales aux premières, on obtiendra en tout vingt-quatre carrés. L’emploi de fines cordelettes offre un moyen rapide, facile et commode pour tracer toute espèce de segment dans un travail délicat[27] ou dans une peinture. En tirant ensuite deux diagonales dans la première figure, on forme ainsi quatre triangles ; si l’on mène deux perpendiculaires de leur sommet sur leur base, on divise en quatre carrés égaux l’espace compris en ABCD. On marque quatre points sur le milieu des côtés égaux[28] de la figure annexée, et, en conduisant des lignes de l’un à l’autre de ces points, on construit un rhombe[29].

Quand j’eus tracé de cette façon les susdites figures, je me demandai comment les modernes peuvent, dans leur aveuglement, s’estimer habiles en l’art de bâtir, alors qu’ils ne savent même pas ce que c’est, tant ils conduisent en dehors de toutes règles leurs misérables édifices sacrés ou profanes, publics ou privés, et, négligeant les enseignements de la nature même, ne tiennent aucun compte des parties moyennes. C’est une parole d’or, une parole céleste, que celle du poète quand il affirme que là seulement gisent la vertu et le bonheur[30]. C’est en négligeant cette partie centrale qu’on tombe nécessairement dans le désordre, et que toute chose sonne faux. Car toute partie qui n’est pas congruente à son principe est ridicule, et, si vous écartez l’ordre et la règle, quelle œuvre paraîtra donc commode, agréable et digne ? Or la cause d’une erreur aussi inconvenante procède d’une ignorance obstinée et provient de l’absence de lettres.

Néanmoins, bien que la perfection d’un art très-élevé ne doive s’écarter de son canon, l’habile et ingénieux architecte peut, par des adjonctions ou des ablations, donner à son œuvre le fini et la rendre plaisante à la vue. Mais il importe, par-dessus tout, qu’il conserve le massif intact et le concilie avec le tout. J’appelle massif l’ensemble de l’édifice conçu tout d’abord, la véritable invention, la pensée même, la symétrie de l’architecte, étudiée et conduite sans accessoire aucun.

Voilà ce qui montre, — si je ne me trompe, — la souplesse de son génie. En effet, orner devient après chose aisée. La disposition a une importance capitale, attendu qu’il ne s’agit pas d’aller placer le couronnement aux pieds quand il faut le mettre à la tête, et que toutes choses, oves, modillons, etc., doivent être posées à leur place. L’ordonnance générale est le principal de l’invention, c’est le propre des hommes rares. Bien des ignorants, bien des hommes ordinaires réussissent dans l’ornementation. Or, les ouvriers d’un art manuel sont les serviteurs de l’architecte, lequel, par-dessus tout, se gardera de choir dans la perfide et maudite avarice. En plus de sa doctrine, il doit avoir la bonté, il doit n’être pas bavard, être bénin, bienveillant, doux, patient, enjoué, prodigue, requéreur curieux de toutes choses et prudent. Je dis qu’il doit être prudent, afin qu’il ne se laisse pas entraîner dans l’imperfection, et j’entends qu’il le soit beaucoup.

Pour finir, en réunissant en une seule les trois figures obtenues, y compris la partie superposée à celle que nous avons déjà divisée en seize carrés, on obtient une figure totale dont on enlève le rhombe et les diagonales en laissant subsister les trois verticales et les trois horizontales, sauf les parties de la ligne médiane qui sont coupées par les perpendiculaires. On obtient ainsi un espace composé de deux carrés superposés, divisés chacun en quatre autres carrés. En menant une diagonale dans le carré du bas, de façon que, se redressant en perpendiculaire, elle vienne en la rencontre de la ligne AB, cette diagonale donne juste à l’endroit de son défaut la mesure de l’épaisseur du cintre y compris les antes. C’est sur la ligne AB que courra l’architrave. Le point milieu de la grande ligne médiane sera celui d’où l’on pourra tracer, en demi-cercle, l’archivolte dont la corniche devra mesurer une saillie égale à la moitié de sa largeur. Faire autrement, c’est faire mal (je ne puis le dire bien fait). Car c’est ainsi que l’observèrent bellement, supérieurement, soigneusement les excellents vieux maîtres, dans la manière de faire leurs voussures, afin de donner à leurs arcs l’élégance et la solidité désirées, et pour éviter d’obstruer la projection des tailloirs.

Sous les doubles colonnes, d’un côté et de l’autre, le soubassement partait du niveau du sol sablé, commençant par une plinthe qui courait tout le long de l’édifice. De cette plinthe les gueules renversées, les tores, les gouttières et les astragales montaient graduellement sur le piédestal et formaient aussi, avec l’alignement requis, le socle des antes. La corniche se dressait pareillement, avec sa gueule droite et ses autres lignes concurrentes, au sommet du piédestal.

Entre la ligne AB et la ligne supérieure de toute la figure, je trouvai que l’espace était divisé par trois transversales en quatre parties. Trois se pouvaient attribuer à l’architrave, à la frise, à la corniche. Cette corniche comptait une division de plus que l’architrave et que la frise, c’est-à-dire que si l’on assignait cinq divisions à l’une et à l’autre, la corniche en devrait contenir six semblables. Cette corniche avait d’autant mieux cet excédent de mesure que le sage et habile ouvrier avait donné une inclinaison au plan de la cymaise, et cela non sans motif, mais bien afin que le bas des sculptures exécutées au-dessus ne fût pas masqué par la saillie de ladite corniche, encore qu’il eût pu agrandir les parties chargées d’ornements telle qu’est la frise, et ne pas s’en tenir, pour cette raison, à la symétrie imposée.

Un carré parfait régnait sur cette première corniche ; il avait ses côtés égaux à la longueur du versant que faisait celle-ci au-dessus de l’aplomb des colonnes. En le divisant en deux parties égales, chacune de ces parties avait la largeur de la corniche supérieure. Ce carré était répété de l’autre côté du monument. L’espace intermédiaire, situé exactement au-dessus de l’ouverture de la porte, comprenait sept parties, dont celle du milieu formait une niche dans laquelle était installée une statue de nymphe. Trois de ci, trois de là étaient placées de chaque côté.

Il était facile de déterminer la saillie de la corniche supérieure. En construisant un carré dont le côté était égal à la largeur de cette corniche, et en menant une diagonale, celle-ci donnait la mesure de la saillie. Maintenant, en prenant dans son ensemble toute la figure composée des vingt-quatre carrés, dans laquelle est comprise celle du demi-carré superposé, il est évident qu’elle donne un carré et demi. En traçant dans le demi-carré cinq lignes droites horizontales équidistantes, on obtiendra six divisions égales. Au point milieu de la cinquième ligne supérieure, le faîte du fronton se montre régulièrement. De ce point, menant une ligne oblique au point où se trouve coupée celle qui détermine la corniche, on aura l’inclinaison voulue des lignes du fronton, dont les bords s’ajustent exactement avec la cymaise de la corniche rampante. Enfin, le fronton concordait parfaitement avec les moulures de l’élégante corniche, dont le premier rang était en relief sur le plan rectangulaire, et dont le dernier, denticulé, enfermait le plan triangulaire.

La susdite porte était bâtie, avec le plus grand soin, en pierres équarries parfaitement polies, et dans la masse desquelles les figures saillantes ne trahissaient pas les joints. Le tout d’une belle convenance et d’une matière brillante et plaisante. De chaque côté de la porte, et pour son bon air, à la distance de deux pas, se tenaient encore debout deux grandes et superbes colonnes dont le socle était enfoui sous les ruines. Écartant de mon mieux tous ces débris, je découvris et mis à nu les bases en airain, matière qui était celle aussi des chapiteaux excellemment exécutés. Je me donnai le plaisir de mesurer l’épaisseur d’une base, et je vis qu’en la doublant, j’obtenais le diamètre exact de la partie inférieure de la colonne, dont je trouvai que la longueur totale égalait vingt-huit coudées.

Ces deux colonnes voisines de la porte étaient de très-fin porphyre et de très-gracieux serpentin. Deux autres colonnes étaient des cariatides striées ou cannelées et très-bien faites. En outre de ces colonnes, il y en avait encore d’autres à gauche et à droite, modérément espacées, en marbre de Laconie extrêmement dur. Le demi-diamètre de la circonférence du plan inférieur de la colonne donnait l’épaisseur de sa base qui se composait des tores, de la scotie ou trochile, et de la plinthe. En divisant ce demi-diamètre en trois parties, on en devait attribuer une à la hauteur de la plinthe dont la largeur mesurait un diamètre et demi. En divisant en quatre parties les deux autres tiers du demi-diamètre, le tore supérieur en prenait une ; en divisant en deux parties égales les trois autres réunies, une était pour la scotie ou trochile, l’autre pour le tore inférieur. Les filets avaient chacun le septième de l’ensemble. Telle était la mesure que je trouvai suivie avec goût par les habiles ouvriers.

Sur les chapiteaux réguliers des susdites colonnes courait une élégante architrave ou épistyle dont la face inférieure était ornée de billettes ou patenôtres, la seconde d’un filet de fuserolles tronquées séparées par deux billettes, la troisième était décorée, avec beaucoup de goût, d’oreilles de singes façonnées agréablement en manière de feuilles et de caulicoles. Au-dessus de l’architrave était la frise décorée de festons enroulés, de feuillages, de fleurs et de beaux pampres, le tout profondément fouillé, avec des masses d’oiseaux nichant dans les interstices. Au sommet de la frise régnait un rang de modillons exquis, à intervalles mesurés, sur lesquels naissait la graduation renversée d’une longue corniche brisée, au-dessus de laquelle la partie démolie et ruinée offrait à la vue des vestiges de fausses fenêtres grandes et doubles, dont les ornements effacés laissaient apercevoir à peine ce qu’avait été l’édifice dans son intégrité. Sous l’architrave ainsi décrite se trouvait la cime ou comble de la porte, et la partie comprise entre son architrave et son arcature affectait la forme d’un triangle scalène, c’est-à-dire à côtés inégaux. L’intervalle situé entre les colonnes était soutenu par des modillons espacés avec art. Dans la figure triangulaire susdite, dans l’espace fourni par la partie la plus large, étaient sculptés deux ronds en forme de plats, entourés d’une moulure avec gorge et scotie, où, du milieu des lignes, apparaissait un tore en marbre rouge magnifiquement recouvert de feuilles de chêne assemblées l’une sur l’autre, avec leurs fruits intercalés, et ceintes circulairement de rubans froncés.

Du milieu venaient en saillie deux vénérables images sortant de la surface concave à partir du diaphragme jusqu’en haut. Leur poitrine était couverte d’un pallium noué à l’antique sur l’épaule gauche ; elles avaient la barbe inculte, le front lauré, l’aspect digne et majestueux.

Sur la partie de la frise avançant au-dessus des colonnes était une sculpture. C’était un aigle au vol ouvert, dont les serres posaient sur un faisceau de feuillages et de fruits qui pendait vers le milieu et dont les extrémités légères, dirigées également des deux côtés, étaient soutenues par des liens ondulés. Donc cette porte splendide, élevée sur le plan de l’espace compris entre les colonnades, construite en marbres bien appliqués, était on ne peut mieux située. C’est pourquoi, maintenant que j’en ai fait la démonstration aussi bien que possible, il me paraît opportun de décrire, dans le chapitre suivant, ses ornements magnifiques. Au valeureux architecte importe plus l’être que le bien-être. C’est dire qu’il lui faut, avant tout, savoir disposer excellemment le massif, et posséder dans son esprit, ainsi que je l’ai dit, plutôt la conception de l’ensemble que celle des ornements, qui ne sont qu’accessoires par rapport au principal. La première opération réclame donc l’habileté féconde d’un homme unique. Quant à la seconde, elle est le propre de beaucoup d’ouvriers et d’artisans simples d’esprit, ceux que les Grecs nommaient Ergati, – lesquels, ainsi que je l’ai dit, sont les instruments passifs de l’architecte.

  1. Pulviné, en forme de coussin. Pulvinatum capitellum, chapiteau pulviné. (Vitruve.)
  2. Echinus. (Vitruve.)
  3. Hypotrachelium, de Υποτραχήλιον, le col du chapiteau.
  4. Apothesis. Le congé, le chanfrein ; retraite depuis le filet pour aller gagner le nu de la colonne.
  5. Temple découvert.
  6. Les peintures de Jules Romain, dans le palais du T, à Mantoue, semblent inspirées de cette gigantomachie.
  7. Pérille, Athénien, construisit le fameux taureau de Phalaris, tyran d’Agrigente, qui en fit l’essai sur l’auteur même.
  8. Hiram, architecte Tyrien, qui dirigea la construction du temple de Jérusalem.
  9. Apium, dont on faisait des couronnes. (Virgile, passim.)
  10. Fenouil de porc.
  11. Dédié aux Dieux ambigus.
  12. Cheval d’infélicité.
  13. Le Temps.
  14. Perte.
  15. Cheval de Meius Sejus, qui porta malheur à tous ses maîtres.
  16. Polposita, chair. Poliphile commet la même erreur que cet académicien de nos jours, qui disait dans un article de critique d’art : Il manque de la chair sur ces muscles !
  17. Obsidienne, ou obsidiane, dite aussi agate d’Islande, verre volcanique, nommée ainsi d’Obsidius, qui la découvrit en Ethiopie.
  18. Il existe à Catane, en Sicile, un spécimen antique de ce genre, et le Bernin s’est servi de cette idée pour l’obélisque qu’il a élevé sur la place de la Minerve, à Rome.
  19. Laconicum, le marbre de Laconie ; le plus beau vert antique, se trouvait à fleur de terre, vers les sources de l’Eurotas.

    Et quod virenti fonte lavit Eurotas.

    (Martial.)

                      Post cauta Laconum
    Marmoris herbosi radians interviret ordo.

    (Sidonius Apollinaris, in Paneg. Majoriani.)
  20. Le cerveau est dans la tête.
  21. Labeur et industrie.
  22. La trompe.
  23. J’étais nu, si la bête ne m’avait couvert. Cherche et tu trouveras. Laisse-moi.
  24. Qui que tu sois, prends de ce trésor autant qu’il te plaira ; mais, je t’avertis, prends la tête, ne touche pas au corps.
  25. Sacrifie libéralement ton labeur au Dieu de nature, peu à peu tu rendras ton âme soumise à la Divinité qui, miséricordieusement, sera la gardienne de ta vie, qui la gouvernera et la maintiendra saine et sauve.
  26. Naissance, origine.
  27. In lepturgia, du Grec λεπτουργἱα, travail délicat.
  28. Sopra le isopleuri, du Grec ισόπλεuροσ, équilatéral.
  29. Losange.
  30. Virtus est medium vitiorum… (Horace.)