Le Socialisme d’état dans l’empire allemand/01
« Quand l’Allemagne comptera 60 millions d’habitans, disait récemment, dans un groupe d’amis, au Reichstag, un des chefs du parti socialiste, par le simple effet du suffrage universel, le gouvernement passera aux mains des ouvriers. » Prié, quelques jours plus tard, de m’autoriser à lui attribuer publiquement son propos, l’auteur me répondit n’en avoir pas connaissance. Ces deux faits, l’assertion d’une conquête prochaine du pouvoir au moyen du suffrage universel d’une part, et, d’un autre côté, le refus ou la crainte de reconnaître ouvertement l’aveu échappé dans une confidence intime, caractérisent bien la situation actuelle du socialisme allemand. Les promoteurs du mouvement dont nous sommes témoins caressent l’espoir d’un triomphe à courte échéance ; mais ils redoutent de compromettre le succès de leur œuvre en proclamant leurs espérances trop haut. Toutes les mesures prises par le gouvernement de l’empire pour réprimer les manifestations contre l’ordre établi rendent les socialistes plus circonspects. Aussi bien le calme apparent et le ton modéré des députés socialistes au Reichstag ne doivent pas donner le change sur le progrès des doctrines révolutionnaires et sur leur influence croissante au sein des masses ouvrières. Les élections parlementaires, avec le nombre de plus en plus élevé des suffrages réunis par les candidats socialistes, sont un indice dont il faut tenir compte, et qui rend témoignage de l’élévation rapide des forces du socialisme, menaçant l’avenir politique de l’Allemagne de perturbations graves, en raison des progrès de la population[1].
En présence du fait que près d’un million de citoyens élisent des mandataires pour réformer l’organisation de la société contemporaine, personne ne demandera plus s’il y a une question sociale. Cette question est posée définitivement, et les moyens proposés pour la résoudre préoccupent à juste titre les hommes d’état au pouvoir. Le socialisme passe, sous nos yeux, de l’état spéculatif dans le domaine des applications pratiques. Une nouvelle organisation du travail, poursuivie avec le concours du gouvernement établi, tel est le programme parlementaire actuel des députés démocrates-socialistes. Réforme toute pacifique, sollicitée par voie légale, sans violence, sans porter atteinte à la propriété acquise, les propositions à l’ordre du jour visent le code industriel qui règle les rapports entre ouvriers et patrons. Actuellement ces rapports sont réglés par la Gewerbeordnung, introduite dans l’Allemagne du nord en 1868 et appliquée depuis à tout l’empire allemand, sauf l’Alsace-Lorraine. Dans un projet d’initiative soumis au Reichstag, le 19 novembre 1885, les députés socialistes réclament l’institution de chambres ouvrières, d’offices du travail et de tribunaux d’arbitrages professionnels. Après avoir été discuté attentivement dans le cours de la dernière session, ce projet de loi a été renvoyé à l’examen d’une commission spéciale. Le rapport conclut au rejet des propositions socialistes, mais en reconnaissant le bien-fondé de plusieurs d’entre elles. Mieux, une nouvelle commission, nommée depuis l’ouverture de la session actuelle du parlement, s’occupe d’introduire dans la Gewerbeordnung une partie des modifications proposées par les députés socialistes et dont l’application paraît réalisable. L’institution des chambres ouvrières, comme l’entendent les socialistes allemands, correspond à celle des chambres de commerce et des chambres syndicales françaises. Suivant ses promoteurs, les ouvriers ont le droit d’avoir, au sein de l’état, une représentation de leurs intérêts particuliers au même titre que les autres classes de la société. Au point de vue de la démocratie socialiste, la liberté d’association est une faculté désirable, à condition de s’étendre à tous les groupes de la production. L’état des choses présent, où la classe ouvrière, sans organisation à elle propre, se trouve livrée aux chambres de commerce et aux corporations, n’est ni juste ni tolérable. Cela étant, de deux choses l’une : ou bien toutes les représentations existantes d’intérêts particuliers sont à supprimer, ou bien il faut concéder également aux ouvriers la faculté d’une organisation légale analogue. De même que le commerce a ses chambres et l’agriculture ses comices, les artisans et les ouvriers des manufactures demandent à avoir leurs chambres ouvrières issues des suffrages des intéressés et appelées à statuer sur leurs propositions. Un office impérial, Reichsarbeitsamt, sorte de ministère du travail établi à Berlin pour tout le ressort de l’empire, aurait pour objet, à côté des chambres ouvrières, la surveillance et l’exécution des mesures à prendre pour assurer le bien-être des ouvriers par l’intermédiaire d’offices régionaux, Arbeitsämter, répartis par districts de 200,000 à 400,000 habitans. A la tête de chaque office de district se trouverait un conseil du travail ou Arbeitsrath, assisté du nombre nécessaire d’auxiliaires, parmi lesquels pourraient figurer des femmes dans les districts présentant des industries où l’élément féminin prédomine. Les conseillers du travail seraient nommés par le ministre, chef de l’office de L’empire, pour chaque district, sur une liste de deux candidats présentée par la chambre ouvrière du district. Ces conseillers du travail auraient à fournir annuellement, à l’office central de Berlin, un rapport sur les conditions du travail dans leur district, dont toutes les usines, tous les établissemens industriels seraient inspectés au moins une fois dans le courant de l’année. Des tribunaux, d’arbitres, Schiedsgerichte, formés en nombre égal de patrons et d’ouvriers dans les centres industriels, compléteraient l’organisation proposée pour juger en première instance les différends entre ouvriers et chefs d’établissement. Composées également par moitiés d’ouvriers et de patrons, les chambres ouvrières statueraient en dernier ressort sur les appels contre les jugemens des tribunaux d’arbitres, en même temps qu’elles appuieraient, dans leur tâche, les offices du travail des districts. Quant à la compétence particulière des chambres ouvrières, les promoteurs du projet soumis au Reichstag lui assignent le plus large cadre. Non-seulement ces chambres, pivot de toute l’organisation nouvelle, participent à la lâche des offices du travail et jugent en dernière instance les litiges professionnels, mais leur mandat les oblige encore et surtout de signaler aux autorités compétentes les désordres dans la vie industrielle arrivés à leur connaissance, à donner un avis sur les règlemens à introduire et sur les projets de loi à présenter, à entreprendre des enquêtes et des recherches sur l’effet des traités de commerce et de navigation, sur les droits de douanes, sur les impôts, sur le taux des salaires, sur le prix des subsistances et des loyers, sur les conditions de la concurrence, sur l’enseignement professionnel et les instituts de technologie, sur l’hygiène et la mortalité des ouvriers.
Sous des apparences modestes, ce projet de modification du code industriel touche les conditions essentielles de la vie du peuple allemand. La réforme à l’ordre du jour soulève les questions les plus graves et les plus délicates de l’économie politique. Avec l’institution des chambres ouvrières, il s’agit pour les députés démocrates-socialistes tout d’abord de régler le travail de manière à obtenir une augmentation des salaires en réduisant la durée du travail quotidien. Que si vous émettez un doute sur l’efficacité du procédé, ses promoteurs répondent avec une entière conviction que les ouvriers sont plus sages, plus expérimentés, plus dignes de confiance que le croient leurs gouvernans actuels. Lisez les débats du parlement, voyez les rapports des commissions chargées de l’examen des projets de loi ouvriers, partout les orateurs socialistes parlent des merveilles réalisées du jour où l’organisation des chambres ouvrières et des offices du travail sera mise à l’épreuve. Depuis trois ans, le Reichstag consacre ses séances les plus importantes à la discussion des questions ouvrières, étudiées avec un soin scrupuleux par toutes les fractions de l’assemblée. Conservateurs et cléricaux, tout particulièrement, rivalisent de zèle par la présentation de projets d’initiative pour la protection à assurer aux travailleurs, comme correctifs aux projets socialistes dont l’application pure et simple ne se concilie pas avec les exigences de la vie réelle. Dans tous les cas, ces débats sont des signes du temps où nous vivons. Quiconque a souci de l’avenir de la société ne peut se soustraire à la nécessité d’y porter une sérieuse attention, sinon de la sympathie.
En demandant l’organisation des chambres ouvrières, les députés démocrates-socialistes proposent la réduction immédiate de la journée de travail et l’interdiction de l’emploi des détenus pour des entreprises industrielles. D’après leur projet de loi principal, présenté déjà à deux reprises, les détenus ne doivent plus être employés pour des exploitations industrielles particulières, mais seulement pour des services publics au profit de l’état ou des communes. Dans les établissemens industriels, travaillant d’une manière continue, le même projet de loi interdit absolument l’emploi des enfans au-dessous de quatorze ans et réduit à dix heures, au maximum, la durée du travail quotidien pour les adultes. Pour les jeunes gens âgés de quatorze à seize ans, le travail est limité à huit heures par jour, et, jusqu’à dix-huit ans révolus, les ouvriers doivent pouvoir compléter leur instruction primaire dans des cours d’adultes. Le travail de nuit est défendu pour les femmes et pour les enfans au-dessous de seize ans. En été, le travail dans les fabriques, du 1er avril au 30 septembre, ne peut commencer avant six heures du matin, avant sept heures du 1er octobre au 31 mars pendant la saison d’hiver, avec deux heures d’arrêt ou de pause dans le courant de la journée, pour finir toute l’année à sept heures du soir. Dans les mines, le travail est limité à huit heures par jour, avec interdiction d’employer des femmes. L’emploi des femmes et des enfans au-dessous de seize ans se trouve également défendu dans les ateliers présentant des dangers pour la santé ou pour les mœurs. Point de travail les dimanches ni les jours fériés. Enfin, le projet de loi recommande l’affichage d’un règlement du travail dans tous les ateliers, l’introduction de paies hebdomadaires, la défense pour les patrons de vendre aux ouvriers des subsistances ou d’autres marchandises, moyennant retenue sur le salaire. Les offices du travail des districts seraient autorisés à accorder des dispenses pour ces diverses prescriptions en cas de besoin.
Obtenir ces dispositions, introduire l’organisation proposée par le projet de loi démocrate-socialiste, aux yeux de ses promoteurs, serait assurer dans un temps donné la réalisation de tout le programme de l’état ouvrier. L’état ouvrier, comme perspective idéale, trouverait sa constitution dans cette nouvelle organisation du travail. De l’aveu de M. Bebel, un des chefs du parti, l’augmentation des salaires avec la réduction du travail sous le contrôle des chambres ouvrières garantit tout le reste. 1 la séance du 11 mars 1885, l’orateur socialiste déclare ouvertement : « Nous ne voulons pas jouer à cache-cache. Mes amis et moi accordons volontiers que le noyau propre de notre législation se trouve dans ce projet d’organisation. Avec cette organisation en main, nous serons en mesure d’obtenir tout le reste par la loi : il n’y a point de doute là-dessus. » Malgré cette déclaration catégorique, les propositions faites au Reichstag, considérées dans leur substance, n’ont de socialiste que la signature de leurs auteurs. Ceux-ci les présentent comme une simple motion pour la protection des ouvriers, adaptée aux conditions économiques actuelles. Tous les groupes parlementaires les ont accueillies avec bienveillance, sinon avec sympathie. Le ministre de l’intérieur, parlant au nom du gouvernement, n’a pas hésité à dire à cette occasion : « Si ces propositions exprimaient toute la pensée et tout l’esprit de leurs promoteurs, les auteurs du projet de loi pourraient aussi bien siéger à la droite qu’à la gauche du Reichstag. » Examinons de plus près les points essentiels de la motion : travail des détenus, journée de travail maximum, fixation du salaire, contrôle des règlemens, chambres ouvrières.
Une première proposition est relative à l’interdiction du travail des détenus pour des entreprises industrielles. L’emploi des détenus par des entrepreneurs en vertu de contrats passés avec l’administration des prisons, pensent les orateurs socialistes, porte un préjudice intolérable aux artisans et aux ouvriers libres. Les détenus travaillant à prix réduit, leur main-d’œuvre moins coûteuse permet aux entrepreneurs des prisons, qui disposent en outre de machines perfectionnées, de jeter leurs produits sur le marché avec des prix de revient si bas, que les maîtres et les artisans ordinaires ne trouvent plus leur compte à faire les mêmes articles, notamment pour la confection, la cordonnerie, les meubles. Il y a là une concurrence que les démocrates socialistes veulent écarter, en permettant l’emploi des détenus seulement pour des travaux de culture ou pour des travaux industriels au profit de l’état ou des communes. Si nous considérons toutefois que la proportion des détenus dans les établissemens pénitentiaires représente une faible fraction de la population totale, peut-être le tiers ou la moitié du nombre des vagabonds errant sur les routes de l’empire, évalués de 200,000 à 300,000 par le député Grillenberger, nous trouvons que la concurrence du travail des prisons ne compromet pas l’existence des artisans et des ouvriers libres. Une interdiction du travail des détenus pour des entreprises industrielles ne changerait pas sensiblement les conditions du marché en faveur des autres producteurs.
L’idée de restreindre et de régler la concurrence en vue d’une meilleure rémunération et d’un plus grand profit pour les ouvriers inspire également les propositions relatives à la réduction de la journée de travail. Abstraction faite de cette vérité, que la capacité de travail ou la productivité normale de chaque individu a ses limites, les socialistes posent en principe que les progrès de la technologie, les perfectionnemens incessans des machines diminuent de jour en jour le nombre de bras occupés. Par suite, le nombre d’ouvriers sans travail et sans moyens de subsistance entraîne une réduction de salaires. Les travailleurs sans ressources ne peuvent se procurer les objets de consommation produits en surabondance. On ne cherche plus, comme autrefois, à briser les machines nouvelles, cause présumée de la misère présente. Mais pour remédier à la misère, au manque de pain, à l’insuffisance du gain, à l’absence du bien-être pour les ouvriers on demande une diminution légale de la durée du travail quotidien, à mesure des progrès de la technologie. Introduisez la journée de travail minimum, le Normalarbeitstag, et vous aurez la panacée du mal social ! « Nous pouvons déclarer tranquillement, dit, au nom des députés socialistes au Reichstag, M. Grillenberger, que la journée de travail normale doit être le fondement de toute réforme sociale réellement utilisable et libérale, ne reposant pas sur un charlatanisme de socialisme d’état… La limitation de la journée de travail doit apporter et apportera aux classes ouvrières une augmentation des salaires. » Or, nous l’avons vu, la durée de la journée de travail, suivant la motion socialiste, doit être réduite à dix heures au maximum. Si les signataires n’exigent pas la réduction à neuf ou huit heures au plus, c’est par raison d’opportunité, afin de rallier la majorité dans le parlement. Autrement ils demanderaient davantage ; car, dans leur conviction, les progrès mécaniques sont assez avancés pour suffire avec huit heures de travail par jour aux besoins du marché allemand. Sous l’effet de la réduction de la journée de travail à huit heures, « le marché de l’Allemagne ne serait pas constamment inondé de marchandises, tandis que ceux qui produisent ces marchandises sont alimentés avec des salaires de meurt-de-faim, et par suite, ne se trouvent pas en état de consommer ce qu’ils ont fait de leurs mains laborieuses. » Dès maintenant, d’ailleurs, une partie des États-Unis d’Amérique a appliqué la limitation du travail quotidien à huit ou neuf heures. Plus tard, tous les pays civilisés pourront s’entendre sur une réglementation commune par convention internationale, de manière à garantir chacun en particulier contre les excès ou les préjudices de la concurrence étrangère.
Désireux de protéger les ouvriers dans la mesure du possible, sans suivre dans toute leur étendue les propositions des démocrates socialistes, les groupes conservateurs et le centre catholique demandent de fixer à onze heures la durée maximum de la journée de travail dans les exploitations industrielles régulières. Au lieu d’adopter six ou sept heures du matin, avec les socialistes, pour l’ouverture des établissemens, ils permettent de commencer le travail à cinq heures et demie, avec la limite de huit heures et demie du soir pour la clôture. Le travail de nuit se trouve ainsi interdit, pour tous les ouvriers, par le fait de la fermeture des ateliers à huit heures et demie du soir au plus tard, sauf dans les établissemens à feu continu et dans les mines. Ni les mines ni les hauts-fourneaux ne devant plus employer de femmes, celles-ci ne seront plus nulle part obligées au travail de nuit. Toutes les motions déposées pour la révision du code industriel proposent aussi d’arrêter le travail le samedi plus tôt que les autres jours de la semaine. Cet usage existe depuis longtemps en Angleterre. Il permet aux femmes mariées de s’occuper de leur ménage. M. Lohren, un des orateurs du parti de l’empire, et qui a été longtemps chef d’industrie, voit dans la fermeture moins tardive des ateliers le samedi, à cinq heures et demie du soir, le meilleur moyen d’assurer dans la pratique le repos dominical. Pour les catholiques de la fraction du centré et pour les conservateurs, le travail du dimanche serait à interdire absolument. Une enquête a été faite par le gouvernement sur le travail du dimanche dans les différens pays de l’empire, en vue des mesures à prendre. Les avis sont très partagés sur ce sujet. Tandis que le chancelier de l’empire paraît hésiter sur l’interdiction légale du travail du dimanche, les groupes conservateurs et cléricaux la réclament avec instance au nom de la morale et de l’hygiène. De leur côté, les démocrates socialistes raillent l’administration de se donner tant de peine pour savoir si le repos du décalogue sera observé ou non, et tournent en plaisanterie l’ouverture d’une enquête pour fixer l’opinion sur une question résolue depuis des milliers d’années par les économistes. Une question qui est un commandement de Dieu, comme le repos du dimanche, ne doit pas être selon eux assujettie à une sorte de votation préalable dans un état qui prétend s’imposer comme principale tâche l’application du christianisme pratique !
N’est-il pas vrai que ces efforts du gouvernement et du parlement allemands pour interdire le travail du dimanche excitent la surprise dans la France catholique ? Pendant dix années consécutives, le Reichstag a dû s’occuper de la question à chaque session nouvelle. Ses promoteurs la placent en tête de tout le programme pour la législation protectrice des ouvriers, et des pétitions sans nombre ne cessent d’en solliciter la solution. Bien plus, les socialistes eux-mêmes se joignent aux députés catholiques et aux conservateurs protestans afin de garantir par la loi le repos du septième jour ? Proudhon disait déjà avec raison aux ouvriers parisiens : « L’observation montre que là où le dimanche n’est pas respecté, on ne travaille pas davantage ; peut-être moins qu’ailleurs. »Et Le Play a ajouté depuis : « Les peuples qui observent le décalogue prospèrent ; ceux qui y manquent s’abaissent ; ceux qui le repoussent disparaissent. » Au point de vue purement physique, la capacité ou la force de travail a ses limites. Au point de vue humain, l’ouvrier, si humble que -soit sa condition, ne doit pas être réduit à épuiser son existence dans un labeur sans merci. Sans temps d’arrêt, la machine la plus parfaite s’use plus tôt et ne donne pas son maximum de rendement avec une marche sans répit. L’homme, à plus forte raison, a besoin de pauses et de loisir, pour élever son âme, pour satisfaire ses sentimens, autant que pour entretenir et conserver, avec sa santé corporelle, sa capacité de travail. Quand sévit la misère ou une exploitation excessive, incompatible avec la dignité d’une société civilisée, d’une société arrivée à l’état de culture intellectuelle, dont les peuples européens sont fiers à juste titre, cette société ne peut se soustraire à l’impérieux devoir d’écarter les abus survenus dans son milieu. La législation doit intervenir et doit être réglée, comme une garantie d’ordre, dans l’intérêt de la prospérité commune. La loi ainsi comprise est la justice.
Beaucoup d’industries, bon nombre d’établissemens ont admis la journée de travail effective de onze heures, de dix heures même, sans attendre l’introduction d’une réglementation légale obligatoire. Au témoignage du président de la corporation des mineurs en Allemagne, les ouvriers des mines atteignent leur rendement maximum avec huit heures de travail effectif. Une prolongation temporaire, en automne, par exemple, peut augmenter la productivité pendant trois à quatre semaines : passé ce délai, le rendement revient à la mesure normale, restant le même pour dix heures d’occupation comme pour une durée de huit heures. Le propriétaire de la verrerie de Gerresheim, près Dusseldorf, M. Heye, ayant abaissé de dix et onze heures à huit heures le travail des ouvriers au four, ceux-ci ne tardèrent pas à produire pendant la journée réduite autant qu’auparavant avec la journée plus longue. Dans l’industrie textile, des tisseurs expérimentés, qui ont réduit la journée de travail de douze à onze heures, en temps de crise, pour ne pas trop augmenter leur stock de marchandises fabriquées, ont constaté au bout de peu de temps la même production en onze heures qu’en douze. En Alsace, nous voyons des faits semblables, et nous en trouvons d’autres dans les monographies industrielles de Plener, de Knorr, de Brentano. D’après le Factory Act anglais de 1844, qui a ordonné la réduction de la journée de travail des enfans de huit à treize ans à six heures et demie, les jeunes gens de treize à dix-huit ans et les femmes occupés dans les manufactures ne peuvent travailler plus de douze heures. Or, patrons et ouvriers sont tombés d’accord librement et ont trouvé avantage à abaisser la durée du travail effectif à dix heures, soit au-dessous de la limite maximum autorisée sur territoire anglais. Bien mieux, j’ai observé à Manchester, — le climat humide de la contrée aidant, il est vrai, — dans les filatures de coton, une production plus élevée en quantité avec cinquante-six heures de travail par semaine qu’avec soixante-douze heures de travail à Mulhouse sur les mêmes machines. Dans beaucoup de centres industriels, les ouvriers de fabrique ont plus d’une lieue de trajet à faire pour aller de leur domicile à l’atelier. Des patrons intelligens, capables et désireux de se rendre compte exactement des conditions du travail dans leurs ateliers, reconnaîtront que la productivité de leur personnel n’augmente pas en proportion de la durée du travail, quand cette durée est prolongée outre mesure.
A en juger par les déclarations officielles, le chancelier de l’empire paraît peu disposé à donner force de loi aux décisions pour la fixation d’une journée de travail maximum et pour l’obligation du repos ou du chômage dominical. Dût la majorité du Reichstag se prononcer en faveur de ces mesures, il faudra encore l’assentiment du Bundesrath pour les rendre obligatoires en Allemagne. L’exemple de l’Autriche, qui vient d’édicter une loi sur la journée de travail normale, l’exemple de la Suisse, qui a introduit depuis 1877 la limitation de la journée à onze heures, et l’exemple de l’Angleterre, dont les établissemens industriels ont admis depuis longtemps dans la pratique une journée inférieure au maximum légal, n’ont pu amener encore les fractions libérales à soutenir les projets de réglementation des groupes conservateurs. En ce qui concerne l’emploi des femmes et des enfans, la commission spéciale du Reichstag, chargée de l’examen des différentes motions, a décidé, en 1886, d’interdire l’admission dans les fabriques des enfans au-dessous de quatorze ans, et de défendre le travail de nuit pour les femmes. Elle a décidé également que les femmes qui ont un ménage à soigner ne pourraient travailler à l’atelier plus de neuf heures par jour, sauf dispense pour des ouvrières particulièrement nécessiteuses. Enfin les ouvrières mariées, dont les enfans n’ont pas atteint l’âge de douze ans, ne devront être admises dans un établissement industriel qu’à condition d’apporter aux autorités locales la preuve que, pendant le travail de la mère, les enfans se trouvent sous la surveillance de personnes adultes. Reste à savoir maintenant si ces mesures, dictées sans doute par une bonne intention, recevront la sanction de la pratique après leur introduction dans le code industriel. Tout a été dit sur l’exploitation navrante de la femme et de l’enfant dans les manufactures, et depuis les pages émues de M. Jules Simon en France, jusqu’aux plaidoyers pathétiques de MM. Hitze et Kropatchek au Reichstag allemand, orateurs et publicistes n’ont rien épargné pour attirer sur ce point douloureux l’attention des pouvoirs publics. Oui, l’admission prématurée dans la manufacture épuise l’enfant ; la prolongation démesurée de la journée de travail exténue la jeune fille ; le maintien de la vie de famille exige la présence de la mère à son foyer. Toutes ces vérités ne peuvent être proclamées trop haut ; et l’expérience démontre particulièrement l’incompatibilité d’un travail quotidien de douze heures à l’atelier avec les obligations de la femme comme épouse et comme ménagère. Mais en cherchant une organisation moins défectueuse, il faut éviter les mesures dont l’effet risquerait de tourner à l’encontre du but à atteindre. Limiter la journée de travail pour la femme mariée à six heures seulement, c’est, dans beaucoup de cas, exclure l’ouvrière de la fabrique ; c’est encore et c’est surtout empêcher le mariage, que remplacent alors des unions clandestines, résultat certainement contraire aux vœux des ; promoteurs des lois protectrices de l’ouvrier.
Aussi bien les démocrates socialistes, mieux pénétrés des nécessités de la vie pratique, ne demandent pas de limiter à six heures la journée de travail pour les femmes, à cause des inconvéniens de cette restriction, dans les conditions économiques actuelles. Pour retenir la femme mariée dans son ménage et pour dispenser les enfans d’un travail prématuré, les démocrates socialistes proposent d’assurer d’abord un revenu plus élevé à la famille ouvrière ou à son chef par la fixation d’un minimum de salaire. Dans le système de réglementation du travail à l’ordre du jour, la fixation du salaire minimum devient le corollaire de la journée maximum. Les partisans de cette idée assimilent la fixation du salaire légal à la réglementation de la taxe du pain ou à la législation du taux de l’intérêt contre les abus de l’usure. L’idéal socialiste vise bien à la suppression complète du salariat et à son remplacement par le système coopératif, où tous les travailleurs participeront dans une même mesure au bénéfice des exploitations industrielles entreprises en commun. Mais, provisoirement, en attendant la constitution de l’état ouvrier, les chambres ouvrières seraient chargées de fixer le minimum de salaire pour les branches d’industrie où les ouvriers reçoivent de leurs patrons une rémunération insuffisante. Or, sans aucun doute, la plupart des ouvriers, sinon tous, sont disposés à trouver leur rémunération insuffisante. Ils auront recours aux chambres le jour où elles entreront en fonctions. Admettons que les chambres ouvrières décident d’élever le taux du salaire pour une industrie quelconque, comment les patrons, les chefs d’établissemens, qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas, payer le minimum fixé contre leur gré, comment ces patrons seront-ils amenés à s’exécuter envers leurs ouvriers ? Le projet de loi démocrate-socialiste prévoit bien le cas d’appel contre les décisions des chambres ouvrières, et il désigne l’assemblée plénière des chambres pour se prononcer en dernier ressort sur les plaintes. Mais, avec cette organisation, si le patron a payé, pendant un certain temps, des salaires que l’assemblée plénière des chambres reconnaisse trop élevés, on ne voit pas, dans le projet déposé au Reichstag, par quels moyens il pourrait se faire rembourser les excédens à son préjudice. Ce qui apparaît plus clairement, c’est la fermeture des fabriques et l’arrêt du travail, le chômage inévitable des ouvriers, et la ruine du patron dans tous les cas où l’industrie en question ne sera pas en état de supporter le salaire rendu obligatoire. Telle quelle, la fixation du salaire minimum obligatoire apparaît comme une utopie inapplicable d’une manière générale.
Il y a bien des industries où les salaires sont fixés par des tarifs établis de gré à gré entre ouvriers et patrons. L’association des typographes allemands en offre un intéressant exemple. Dans le cercle de Crefeld, les tisserands de soie ont aussi leur Lohnliste appliquée pour le travail à façon depuis 1848, et l’idéal politique des ouvriers occupés au tissage dans la province du Rhin se trouverait satisfait par l’extension de ce système. Mais des mesures réalisables par l’accord libre des intéressés d’une corporation professionnelle dans un district restreint ne se laissent pas imposer également à toutes les branches d’industrie sur la décision d’une chambre ouvrière composée d’élémens hétérogènes, comme dans l’organisation proposée par les députés socialistes. Aucun autre groupe du parlement n’a appuyé la demande relative au salaire minimum, et cela d’autant moins que les démocrates socialistes n’entendent pas établir des tarifs pour le travail à façon, mais taxer la journée de manière à assurer à tous les ouvriers un salaire égal, le même pour des services médiocres que pour un ouvrage de qualité supérieure. A leur avis, les tarifs à façon sont des salaires meurtriers : Akkordlohn ist Mordlohn, suivant la maxime en cours. M. Grillenberger a eu beau invoquer les traitemens des fonctionnaires, qu’il assimile à une sorte de salaire minimum garanti par l’état, le Reichstag est resté inflexible. En revanche, la majorité s’est montrée prête à concéder certaines dispositions sur les règlemens de fabrique, sous le contrôle des inspecteurs du gouvernement. Les abus relevés dans quantité d’établissemens, notamment en ce qui concerne l’application des amendes, justifient cette surveillance. Notons entre autres faits cités dans le cours des débats des prescriptions comme celle-ci : « Les ouvriers coupables de désobéissance envers leur chef subiront une retenue sur leur salaire égale à cinq journées de travail. » Et plus loin, dans le même règlement : « Le portier est autorisé à fouiller tous les ouvriers à la sortie de la fabrique aussi souvent que ban lui semblera. L’ouvrier qui découvre une infidélité et la dénonce recevra une récompense proportionnée. » Ce document débute par la déclaration que « les ouvriers promettent à leur patron attachement et fidélité en considération de l’assistance et de la sollicitude paternelle qu’ils ont à attendre de lui. » Une amende égale au montant de cinq journées de travail pour une légère contravention est bien rigoureuse. en présence d’une pareille interprétation de la « sollicitude paternelle » du chef d’établissement, le désir de soumettre les règlemens de cette espèce au contrôle de la police des fabriques n’a rien d’excessif.
Quant aux mesures pour l’organisation de l’état ouvrier dont les députés démocrates-socialistes aspirent à préparer l’avènement, elles ne supporteraient pas l’épreuve d’une application pratique. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le remarquable rapport de M. Lohren, déposé dans la séance du 4 février 1886, au nom de la commission spéciale des questions ouvrières en fonction depuis plusieurs années. Ce rapport, instructif à tous les titres, admet sans difficulté une participation plus large des ouvriers aux institutions appelées à soutenir les intérêts industriels et les droits particuliers des travailleurs. Dans cette voie, le gouvernement allemand a pris les devans ; et les lois sur les caisses de malades et sur l’assurance contre les accidens, en attendant les autres projets en perspective, tiennent compte de l’admission des ouvriers dans l’administration de leurs affaires. En revanche, le Reichstag est opposé et ne consentira pas à la formation d’institutions qui seraient un danger pour l’ordre social existant, comme le seraient des chambres exclusivement composées d’ouvriers et menaçant de devenir, à en juger par les actes de leurs promoteurs, des corps politiques exclusifs où l’agitation communiste prendrait la place des débats économiques. Ainsi, point de chambre ouvrière ni d’office du travail soumis à l’autorité de ces chambres, même en leur donnant une composition mixte, formée de patrons et d’ouvriers en nombre égal. Au cours des débats engagés devant le parlement, les démocrates socialistes ont consenti à la formation des chambres ouvrières, composées par moitié d’ouvriers et de patrons. Mais tout d’abord ils ont voulu y faire entrer exclusivement des ouvriers travaillant de leurs mains, et ils combattent à outrance l’admission des chefs d’établissemens dans les comités mixtes pour constater les accidens de fabriques, comités qu’ils continuent à accuser d’agir dans l’intérêt des employeurs au détriment des employés.
En somme, le grave débat engagé sous nos yeux sur la question sociale aura pour résultat, dans la grande industrie, une protection plus efficace des enfans et des femmes ; et en faveur des petits métiers et des artisans, une extension du droit ou du pouvoir des corporations. Au point de vue des socialistes, qui aspirent avant tout à l’édification de l’état ouvrier, les corporations sont une institution surannée, sans influence sur le bien-être des artisans, ne valant même pas le papier sur lequel sont écrits leurs statuts, en présence de la concurrence de l’industrie manufacturière et de l’exploitation capitaliste moderne. Quoi qu’il en soit de cette opinion, les syndicats professionnels organisés pour appliquer la loi d’assurance des ouvriers contre les accidens rendront néanmoins des services sérieux. Excellens comme organes d’information sur les intérêts professionnels, tenant la place des chambres ouvrières que réclament les socialistes, ces syndicats, avec leurs comités où ouvriers et patrons sont appelés à se concerter, verront leurs prérogatives s’étendre et devront exercer une influence bienfaisante, dans les différends entre le capital et le travail. Une statistique exacte du travail et des salaires, dans leurs rapports avec la production industrielle en Allemagne, sera un des premiers fruits des syndicats d’assurance. Cette statistique servira de fondement tout à la fois à la législation ouvrière et à la politique économique du gouvernement dans l’avenir. Au Reichstag, les différentes fractions parlementaires se montrent favorables à la présentation d’un projet pour l’institution d’un bureau destiné à recevoir les offres et les demandes de travail dans les syndicats. A la chancellerie de l’empire, on prépare actuellement un projet d’assurance pour garantir des pensions aux invalides, aux veuves et aux orphelins des ouvriers. Nul n’est en état de prévoir, avant l’expérience, dans quelle mesure ce dernier projet sera réalisable. Ce que nous savons, c’est que le prince de Bismarck va de l’avant dans cette voie avec toute son énergie. L’ancien droit prussien proclame le principe du droit au travail, l’obligation pour l’état de procurer à ses citoyens les moyens d’assurer leur existence. Ce principe une fois reconnu implique comme conséquence une intervention active de l’état, une intervention contraire à la pure doctrine libérale du laisser-faire. Laisser-faire, laisser passer ! séduisante maxime, mais aussi formule vide et creuse, en fait sans usage pour les hommes d’état aux prises avec les nécessités de la politique, et que répudient tôt ou tard, par leurs actes, ceux-là mêmes qui l’ont honorée comme théorie académique et dans les hauteurs sereines de l’idéal.
Qu’ils s’y prêtent ou non, les gouvernans des pays parvenus à un grand développement industriel sont tous tenus maintenant de chercher une solution à la question sociale. La force impérieuse du suffrage universel les oblige de compter avec les revendications des populations ouvrières. Une résolution des démocrates socialistes présentée à la suite des motions soumises au Reichstag, nous l’avons vu, invite le chancelier de l’empire à convoquer une conférence des principaux états manufacturiers, afin de régler les mesures à prendre en faveur des ouvriers par voie de convention internationale. Cette idée d’une convention internationale pour l’organisation du travail trouve toutefois peu d’écho dans les cercles officiels. A Berlin, on se flatte plutôt de la pensée que l’exemple donné par l’empire allemand pour la protection des ouvriers s’imposera par la force des choses aux pays voisins, qui seront obligés à court délai de prendre des mesures semblables. Quoi qu’il en soit des améliorations positives réalisées légalement, les concessions obtenues sont loin de suffire aux députés socialistes. L’institution des chambres ouvrières et des offices du travail, demandée dans la motion Auer et consorts, ne devait être elle-même qu’une sorte de point de départ, une étape dans l’évolution sociale, un moyen d’assurer l’avènement de l’état collectiviste. Après comme avant, le but réel à atteindre et que les manœuvres de simple tactique parlementaire ne doivent pas faire perdre de vue, c’est la transformation de la propriété individuelle en propriété collective, c’est la suppression du salariat pour l’exploitation coopérative de la terre et des instrumens de travail, confisqués au profit de la communauté, en vue d’une autre répartition des produits conformément aux besoins de chacun. Convaincus d’être « les porteurs d’une nouvelle idée civilisatrice, » dont ils sont responsables dans l’histoire devant « les contemporains et envers la postérité, » les chefs socialistes répètent à chaque occasion l’annonce prophétique : « Aussi sûrement que le jour succède à la nuit, l’état démocratique-socialiste remplacera l’ordre social actuel. » Aussi, en dépit de tous les efforts pour persuader au Reichstag allemand qu’ils sollicitent son concours pour l’élaboration de lois conciliables avec les conditions économiques présentes et la constitution de la société actuelle, ces illuminés ne peuvent-ils contenir leurs instincts révolutionnaires. A travers leurs réticences percent et éclatent malgré tout les velléités d’un renversement violent de l’ordre établi.
L’organisation puissante de la démocratie socialiste en Allemagne se manifeste surtout aux élections pour le Reichstag. Chaque élection nouvelle permet de constater un accroissement rapide des forces du parti, et les conservateurs monarchistes s’en préoccupent à juste titre. Lassalle indiquait le suffrage universel direct comme un moyen infaillible pour les ouvriers de transformer par la législation les conditions du travail et d’améliorer leur bien-être. Sur ses instances, l’assemblée des délégations ouvrières réunies à Stuttgart en 1864 réclama l’introduction du suffrage universel pour les élections législatives. Le prince de Bismarck, qui préludait à la constitution de l’unité allemande, vit dans cette demande un puissant auxiliaire pour réaliser ses projets. Appuyé sur la bourgeoisie libérale, qui aspirait à l’unité, soutenu également par l’agitation ouvrière que dirigeait Ferdinand Lassalle, le futur chancelier de l’empire avait déjà proposé l’institution d’une assemblée nationale, dans un mémoire du ministère prussien en date du 15 septembre 1863. Cette assemblée, élue par le peuple allemand, devait servir à « concilier les intérêts particuliers des différens états de l’ancienne Confédération germanique dans un sens unitaire à l’avantage de l’ensemble de l’Allemagne. » Lorsque le prince de Bismarck remit aux gouvernemens des états confédérés sa note du 10 mai 1866 pour la réforme de la constitution fédérale sur la base du suffrage universel, à la veille de la rupture avec l’Autriche, les socialistes lassalliens célébrèrent cet événement comme une conquête à leur profit, bien loin d’y voir une concession à la bourgeoisie libérale. Le Sozial-Demokrat, organe du parti ouvrier, déclara, le 27 février 1867, avec une satisfaction sans mélange : « Maintenant nous avons une armée sur pied. »
Cette armée du socialisme, sortie du suffrage universel et dont le suffrage universel ne cesse d’augmenter l’effectif et d’élargir les cadres, est dès maintenant plus redoutable pour l’Allemagne que les armemens des nations voisines, au-delà de ses frontières. Sans conteste, l’empire aura plus à craindre dans un avenir prochain de l’agitation de ses citoyens socialistes que des conflits avec les peuples étrangers. N’entendons-nous pas les chefs du mouvement révolutionnaire se vanter de ce que sur cinq soldats actuellement sous les drapeaux allemands, un au moins appartient au socialisme international ? Auf fünf Mann im stehenden Herr ist Einer unser, a dit un homme du parti. Quelle confiance fonder, en temps de crise nationale, sur des hommes chez lesquels un cosmopolitisme avoué remplace le sentiment de la patrie ? Comment voir sans préoccupation la rapide progression des voix socialistes, s’élevant de 124,655 à 763,128 en l’espace de seize ans ? Les chiffres du tableau que voici, sur la fluctuation des suffrages obtenus par les différentes fractions du Reichstag de 1871 à 1887, nous en apprennent plus sur la situation politique de l’empire allemand que de longues dissertations :
1871 | 1874 | 1878 | 1881 | 1884 | 1887 | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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Conservateurs | 549.661 | 359.959 | 749.494 | 830.807 | 861.063 | 1.147.206 | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Parti de l’empire | 346.845 | 375.523 | 785.855 | 379.293 | 387.687 | 736.389 | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Conser. libres | 273.857 | 53.853 | 156.117 | 120.507 | 9.728 | — | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Nationaux-libér. | 1.176.615 | 1.542.501 | 1.330.643 | 642.718 | 987.305 | 1.677.079 | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Union libérale | — | — | — | 419.824 | — | — | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Progressistes | 342.409 | 447.538 | 385.084 | 642.164 | 997.004 | 973.104 | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Centre | 724.837 | 1.445.948 | 1.328.073 | 1.182.873 | 1.282.006 | 1.516.222 | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Polonais | 176.342 | 198.442 | 210.062 | 194.894 | 203.188 | 219.973
Pour la complète intelligence de ce tableau, il nous suffira de rappeler que les trois premiers groupes, les conservateurs, le parti de l’empire et les conservateurs libres, forment ensemble la droite de l’assemblée, que le groupe du centre se compose d’élémens cléricaux et particularistes, que l’union libérale formée en 1881 représente une fraction libre-échangiste appartenant auparavant au groupe national, et qui s’est jointe depuis aux progressistes. Le parti du peuple peut être considéré comme un petit groupe de républicains modérés, tandis que les particularistes indépendans inclinent à gauche, sans se rattacher d’ailleurs à une autre fraction importante. Quant aux Guelfes hanovriens, aux Polonais et aux Danois, considérés comme des adversaires-nés de l’empire, ils sont classés souvent avec les démocrates-socialistes, dont ils ne partagent pourtant pas les tendances révolutionnaires. Aucun autre groupe du parlement ne se développe dans une proportion aussi forte, d’une manière aussi constante, que les démocrates socialistes. Aucun ne profite autant, pour sa puissance propre, de l’accroissement de la population, surtout dans les pays industriels de l’empire. D’après la loi électorale du 31 mai 1869, en vigueur pour les élections au Reichstag, est électeur tout citoyen allemand âgé de vingt-cinq ans révolus, jouissant de ses droits politiques, et ne recevant pas de secours de l’assistance publique. Tout électeur est éligible comme député, et le nombre des députés s’élève à 397 en tout : ce chiffre n’a pas varié depuis l’introduction de la constitution de l’empire et son application à l’Alsace-Lorraine, malgré l’accroissement considérable de la population. Cet accroissement, qui n’a pas été de moins de 413,000 individus par an, pour la période de 1871 à 1885, profite presque exclusivement aux démocrates socialistes. En comptant l’excédent des naissances sur les décès, l’augmentation annuelle dépasserait un demi-million d’habitans ; mais l’émigration pour les pays d’outre-mer enlève à elle seule annuellement près de 100,000 individus à l’Allemagne. Bien que l’excédent des naissances sur les décès présente une proportion bien plus forte à la campagne que dans les villes, l’accroissement de la population se manifeste surtout pour les villes[2]. Par suite du développement de l’industrie dans les grands centres, ceux-ci attirent beaucoup d’habitans des communes rurales, qui ne trouvent pas à la campagne des moyens d’existence suffisans. Or les agglomérations ouvrières sont devenues autant de foyers de propagande socialiste, le milieu propice où les idées communistes se développent, comme germent et grandissent toutes les semences dans un champ bien préparé. C’est un fait indiscutable et reconnu que le socialisme gagne en force et en étendue, sous nos yeux, ce que gagne lui-même l’accroissement de la population ouvrière dans les villes. Tout l’appoint de l’émigration des campagnes grossit les rangs de ses adeptes, formés de prolétaires sans autre ressource que le travail de leurs mains. Ne possédant rien, ces masses du prolétariat, accumulées dans les agglomérations urbaines, n’ont rien à conserver. Aussi, à peu de chose près, le nombre de suffrages exprimés en faveur des candidats socialistes correspond-il au nombre des ouvriers de la campagne attirés ou émigrés dans les villes. Relativement à la population des villes prise en bloc, l’effectif des masses socialistes s’élève même, depuis la constitution de l’empire allemand, dans une proportion supérieure à celle de l’accroissement total de la population urbaine. La contagion du communisme s’étend donc aux ateliers ruraux. Dans l’espace des quinze dernières années, la population des villes en Allemagne, nous l’avons-vu, s’est accrue annuellement de 20 à 30 pour 1,000, au lieu de 6 pour 1,000 seulement dans les communes rurales. Au recensement de 1871, nous avions sur le territoire de l’empire 2,328 villes, avec plus de 2,000 habitans, représentant une population de la 790,708 individus, contre 18,720,530 individus dans 2,707 localités de même importance au recensement de 1880, soit une augmentation totale de 4 millions d’individus à peu près et un accroissement relatif de 28 pour 100. Pendant le même intervalle, le nombre de voix portées sur des candidats socialistes accuse une progression de 151 pour 100, en regard d’une augmentation absolue de 124,655 voix aux élections de 1871 à 311,961 voix aux élections de 1881. Depuis 1881, les progrès de la propagande pour le socialisme se sont accentués dans une mesure plus rapide encore, car, au lieu de 311,961 suffrages réunis par les socialistes en 1881, ils en ont compté 549,990 au premier tour de scrutin en 1884 et 763,128 aux élections du 21 février 1887. N’étaient le frein religieux et l’influence du clergé dans les centres industriels de culte catholique, où les ouvriers élisent des députés de la fraction du centre, le nombre des adhérens du programme-soutenu par les meneurs socialistes aurait déjà dépassé 1 million. Incontestablement, l’extension de plus en plus forte des agglomérations ouvrières, sous l’effet de l’augmentation générale de la population, favorise l’influence du socialisme révolutionnaire. On connaît d’ailleurs par le recensement spécial du 5 juin 1882, dont le bureau de statistique de Berlin a publié les résultats détaillés dans une série de gros volumes in-4o, la répartition de la population de l’Allemagne d’après ses moyens d’existence et les professions exercées. Suivant cette publication, — Berufsstalislik nach der allgemeinen Berufszählung vom 5 Juni 1882, tome II à III de la nouvelle série de la Statislik des deutschen Reichs (Berlin 1884), — sur 1,000 individus recensés dans chaque pays, les différentes professions sont représentées dans la proportion que voici :
Ces chiffres de proportion, dans le tableau ci-dessus, comprennent pour chaque classe de professions : les chefs d’exploitation, leurs employés et leurs ouvriers, tout le personnel producteur, Enwerbsthätig, sans les domestiques et les personnes de la famille, Dienende und Angehörige, non occupés activement dans l’exploitation. Le recensement fait pour tout l’empire allemand porte sur un nombre total de 45,222,113 individus, dont 19,225,455 vivent directement de l’agriculture et des branches de travail qui s’y rattachent, y compris l’élève du bétail et la pêche : 16,058,080 individus tirent leurs moyens d’existence de la transformation des produits bruts ou d’industries manufacturières ; 4,531,080 du commerce et des transports ; 2,058,412 de fonctions publiques, ou de professions libérales, dont 459,825 militaires ; 1,354,486 personnes figurent sans état, etc. Parmi les 45,222,113 individus recensés, il y en a 18,986,494 d’indiqués comme chefs de maison ou producteurs, tandis que les 26,235,619 autres appartiennent à leur famille ou y servent comme domestiques. Les domestiques figurent au nombre de 1,354,486, dont 702,125 du sexe féminin, dans la classe des individus occupés d’ouvrages salariés de nature variable. Sauf le royaume de Saxe, les deux principautés de Reuss et les villes libres hanséatiques, la population agricole prédomine partout sur les autres classes. Cette population, dont une proportion de 88 pour 100 vit dans des localités de moins de 2,000 habitans, se décompose ainsi :
La classe des professions industrielles, commerce et transports non compris, avec un total de 6,396,465 producteurs, présente la composition suivante :
Au point de vue politique, il y a enfin intérêt à constater comment les producteurs recenses dans la classe des professions industrielles se répartissent entre les centres de population de diverse importance. Le recensement du 5 juin 1882 donne ces chiffres :
Berlin, Hambourg, Francfort, Hanovre, Breslau, Dusseldorf, Elberfeld, Altona, Nurenberg, la plupart des grandes villes sont aujourd’hui représentées au Reichstag par des députés socialistes. Dans les centres industriels, où les démocrates socialistes n’ont pas la majorité, ils comptent dès maintenant des minorités imposantes, dont le chiffre va croissant à chaque élection nouvelle et augmente en proportion de l’accroissement de la population, Nulle part le socialisme n’a fait autant de progrès que dans le royaume de Saxe, celui des pays allemands dont la population est la plus dense, dont l’industrie est la plus développée, où le culte protestant domine à peu près exclusivement comme religion. Lors du recensement de 1880, la population de l’Allemagne se répartissait, au point de vue des cultes, en 28,331,152 protestans, 16,232,651 catholiques, 561,612 Israélites, le reste appartenant à d’autres sectes ou sans culte avoué. Les catholiques prédominent par le nombre en Bavière, dans le pays de Baden, en Alsace-Lorraine, dans les provinces prussiennes du Rhin, de Hesse-Nassau, de Posen, de Silésie et de Westphalie. Sans aucun doute, l’influence du clergé et les pratiques religieuses plus développées au sein des populations ouvrières catholiques de l’Allemagne ont arrêté parmi celles-ci la propagande du socialisme. Aussi bien est-ce là un des motifs pour lesquels le gouvernement allemand et le prince de Bismarck proclament maintenant la solidarité des intérêts conservateurs et de l’esprit religieux par l’abrogation des lois édictées sous le régime du Culturkampf. Une expérience aussi décisive que pénible apprend au plus puissant des hommes d’état contemporains à reconnaître la religion comme première garantie d’ordre public. Le conseiller intime Illing, dans un rapport sur l’augmentation de la criminalité en Prusse pendant les trente dernières années, dit de son côté : « Pour les classes inférieures du peuple, il n’y a point de morale sans religion, et si la foi religieuse, sur laquelle repose l’impératif catégorique des dix commandemens, est minée dans le peuple, le fondement de la morale tombe avec elle : l’immoralité prend la place des bonnes mœurs. » Et, plus loin : « Le caractère de la criminalité dans le cours des années ne s’est pas amélioré ; au contraire, il a empiré. Le ferment morbide qui trouve son expression dans le crime donne lieu aux préoccupations les plus sérieuses par le nombre croissant des crimes et par sa malignité croissante. » Aucun autre parti politique n’a en Allemagne une organisation comparable à celle des socialistes. Le socialisme collectiviste grandit avec une vigueur inouïe, malgré les mesures prises pour empêcher son développement. Si les grandes villes industrielles sont en son pouvoir pour la représentation au parlement, la propagande s’étend aussi aux districts ruraux. Aux dernières élections du 21 février de cette année, des contrées jusque aujourd’hui à l’abri des menées du parti ont été entamées avec succès. Dans la circonscription de Hildesheim, notamment, le nombre des voix socialistes s’est élevé, dans l’espace de trois ans, de 500 à 2,830. En Saxe, malgré l’état de siège établi à Leipzig, les suffrages en faveur des candidats communistes se sont élevés de 129,000 en 1884 à 151,000 en 1887. A Hanovre-Linden, les socialistes ralliaient à peine 1,986 voix en 1871 : trois années après, le chiffre atteint était 3,853 ; en 1877, il s’est élevé à 5,604 ; en 1878, à 6,588 ; en 1884, à 12,180, et en 1887, à 16,526. A Berlin, la progression est plus imposante encore : en quinze ans, les suffrages du parti, limités à la quantité négligeable de 2,058 pour l’année 1871, se sont élevés à 68,535 en 1884, pour atteindre le nombre de 94,259 en 1887, en dépit des lois d’exception édictées contre les meneurs. Un manifeste communiste, répandu dans la capitale à un nombre d’exemplaires énorme, malgré tous les efforts de la police, exposait aux électeurs que a plus l’agitation pour la cause commune serait vigoureuse, plus elle hâterait le moment où le feu purifiant de la révolution dévorerait ce vieux monde rempli de crimes et de violences. » Lors d’une réunion tenue il y a quelques années, les chefs ont donné le mot d’ordre : « Pas de sociétés secrètes ni de conspirations. Contentez-vous de vous rencontrer quatre ou cinq ensemble dans vos demeures. Il n’y a pas de police qui puisse empêcher cela ; tous les agens de Berlin ne suffiraient pas pour surveiller de semblables réunions. » La parole de Bebel au Reichstag devient une réalité : « Nous avons des partisans là où vous ne les soupçonnez même pas, où la police ne pénétrera jamais. » Oui, les progrès du socialisme révolutionnaire en Allemagne dépassent en intensité l’accroissement déjà si considérable de la population.
Les revendications actuelles des députés socialistes pour la protection du travail et des ouvriers ne donnent pas l’idée du vrai programme du parti. Ce programme fut arrêté au congrès tenu à Gotha au mois de mai 1875, pour la fusion en un parti unique des associations ouvrières à tendances communistes. Nous y retrouvons la doctrine de Karl Marx sur le socialisme international et la constitution de l’état socialiste, fondé sur la confiscation de la propriété individuelle pour l’exploitation collective, en vue de la répartition des produits dans la mesure des besoins de chacun. Tout en demandant des réformes économiques adaptées aux conditions actuelles de la société et susceptibles, à leur avis, d’assurer l’organisation de l’état ouvrier par une transformation pacifique, les chefs du parti conviennent qu’en réalité la résistance de la bourgeoisie aura pour effet le renversement de l’ordre de choses existant par une révolution violente. Dans son exposé plus ou moins nuageux ou diffus, le programme de Gotha s’exprime ainsi : « Source de toute richesse et de toute civilisation, le travail, pour être d’une utilité universelle, doit être entrepris par la société elle-même. C’est à la société, à tous ses membres pris collectivement, qu’appartient en totalité le produit de ce travail. Tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs pour l’exploitation commune. La part du produit pour chacun sera mesurée à ses besoins raisonnables. Dans la société actuelle, les capitalistes possèdent comme monopole des moyens de travail ou de production. Par suite, la classe ouvrière se trouve dans une complète dépendance, qui est la cause unique de la misère et de la servitude sous toutes ses formes. Pour l’affranchissement des travailleurs, il faut que les moyens de travail deviennent le lien commun de la société, que l’exploitation soit organisée dans un intérêt collectif, avec une. répartition juste des profits obtenus. L’affranchissement du travail doit être l’œuvre exclusive de la classe ouvrière. Toutes les autres classes de la société ne sont, vis-à-vis de la classe ouvrière, que des masses réactionnaires. — Conformément à ces principes, le parti des ouvriers socialistes allemands s’efforcera d’arriver, par tous les moyens légaux, à l’établissement de l’état libre et à l’organisation communiste de la société ; il cherchera à briser la loi d’airain du salaire par l’abolition du système du travail salarié, à en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme, à faire cesser toutes les inégalités sociales et politiques. Le parti des ouvriers socialistes allemands, tout en exerçant plus directement son action dans les limites du pays, n’oublie pas que le mouvement ouvrier a un caractère international. Il est décidé à remplir tous les devoirs que cette situation impose aux travailleurs, pour que la théorie de l’union fraternelle des hommes devienne enfin une réalité. » Ainsi, impossible de s’y méprendre, la profession de foi et la déclaration de principes du parti ouvrier allemand affirment le caractère international du mouvement entrepris pour l’émancipation prétendue des travailleurs, pour la substitution de l’état socialiste à la société actuelle. Cette déclaration de guerre sans merci à l’ordre existant sépare les ouvriers de toutes les autres classes sociales, sans exception. Par le fait qu’ils adhèrent au programme, les socialistes renoncent à avoir une patrie particulière : s’ils exercent encore les droits attachés à leur qualité de citoyens allemands, c’est comme moyen d’atteindre le but du communisme cosmopolite. Le programme de Gotha reflète le manifeste de l’union internationale proclamé à Londres par Karl Marx, le prophète reconnu du parti, qui prêche en termes clairs et nets la nécessité d’une révolution violente : « L’état moderne, avec son système de gouvernement, est seulement une délégation qui administre les affaires communes de toute la classe bourgeoise. La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Là où elle est arrivée à la domination, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Elle a déchiré impitoyablement les liens féodaux bigarrés qui attachaient l’homme à son supérieur naturel, et n’a laissé subsister d’homme à homme d’autre lien que l’intérêt nu, que le paiement au comptant sons sentiment. Elle a dissous la dignité personnelle en valeur d’échange, et, en place des innombrables libertés garanties et bien acquises, elle a mis celle d’un libre-échange sans conscience. En un mot, elle a remplacé l’exploitation, voilée d’illusions religieuses et politiques, par l’exploitation ouverte, directe, sèche et éhontée. » De là la conclusion finale : « Les communistes dédaignent de faire un secret de leurs intentions et de leurs vues. Ils déclarent ouvertement que leur but ne peut être atteint que par le renversement violent de tout ordre social existant jusqu’à présent. Que les classes dominantes tremblent devant une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont à y gagner un monde. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Tel étant le but à atteindre, quels sont les moyens à mettre en œuvre pour y arriver ? La convention de Gotha recommande aux socialistes le suffrage universel direct, égal, obligatoire ; la législation directe par le peuple, qui doit décider de la paix et de la guerre ; les milices nationales remplaçant les armées permanentes ; l’abolition de toute loi d’exception, en particulier des lois qui mettent des bornes à la libre manifestation de la pensée ; la justice gratuite rendue par le peuple, moyennant des tribunaux électifs ; l’éducation des enfans gratuite, égale, obligatoire. Dans les conditions actuelles de la société, les représentans élus du parti ouvrier allemand doivent réclamer tout le développement des libertés politiques ; un seul impôt progressif ; le droit illimité de coalition ; la fixation d’une journée normale de travail, suivant les besoins sociaux ; l’interdiction du travail des enfans et de tout travail de la femme, contraire à l’hygiène et aux bonnes mœurs ; des lois protectrices de la vie et de la santé des ouvriers ; une loi réglant le travail des détenus dans les prisons ; l’affranchissement des caisses de secours. Ces dernières propositions nous ramènent aux motions actuellement à l’ordre du jour au Reichstag, acceptées en partie par le parlement et par le gouvernement. Agir d’abord dans le cadre de la nationalité, en reconnaissant les devoirs de la solidarité internationale, pour réaliser la fraternité de tous les hommes et aboutir à la république universelle, voilà la tactique suivie par les socialistes allemands avec une. discipline sévère et une persévérance inébranlable. Devenue une puissance avec laquelle les pouvoirs existans se voient obligés de compter, le socialisme, entant que parti politique, n’a pas encore vingt-cinq ans d’existence en Allemagne. En France, la fameuse formule du programme de Gotha : à chacun suivant ses besoins, a déjà trouvé dans les ateliers nationaux de 1848 une application, dont l’expérience n’est pas de nature à inspirer confiance dans l’efficacité de l’organisation communiste du travail. Toutefois, le mouvement socialiste qui remua chez nous les classes ouvrières pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe ne s’est pas propagé au-delà du Rhin. Comme l’a fait remarquer ici même[3] M. Émile de Laveleye, sauf dans le pays de Baden, les ouvriers allemands n’étaient pas préparés à comprendre. L’esprit féodal régnait encore, et son influence dominait toujours dans les autres états de la Confédération germanique, bien que les institutions de l’ancien régime y eussent déjà disparu en partie. Les artisans y restaient soutenus et contenus par les corporations de métiers, que les partis conservateurs s’efforcent de consolider à nouveau sous nos yeux. La grande industrie manufacturière était, à ses débuts, bien en retard sur le développement acquis par l’exploitation capitaliste en Angleterre et en France. Les classes inférieures, ne s’imaginant pas que leur sort put être différent de ce qu’il était, s’y résignaient, sans se douter qu’elles pourraient obtenir un jour le droit de suffrage et jouer un rôle politique. L’idée du peuple souverain était encore étrangère à la grande masse. Pourtant les tentatives pour amener l’ouvrier allemand à réclamer des réformes politiques et économiques, en lui montrant qu’il était malheureux, n’ont pas manqué. Ces tentatives, purement spéculatives et limitées au domaine de la littérature, ne pouvaient pénétrer au sein de populations qui lisaient peu et se mêlaient moins encore les unes aux autres, retenues comme elles l’étaient sur le territoire étroit d’une multitude de petits états sans facilités de déplacement. Il y a plus d’un siècle, dès 1774, Heinze a recommandé en Allemagne, dans son fameux Ardighello, la communauté des biens et des femmes. En 1795 déjà, Klinger flagelle la domination du capital dans le récit humoristique de ses voyages avant le déluge : Reisen vor der Sündfluth. Le déluge, dans la pensée de cet écrivain, c’était le bouleversement de l’état social d’alors sous l’effet des désordres de la classe en possession de la richesse et du pouvoir. Un philosophe célèbre, Jean-Gotlieb Fichte, dont certaines maximes sont gravées sur les murs de la salle des pas-perdus, au palais du Reichstag, devançant Proud’hon, appelle l’ordre économique de son temps une anarchie déplorable. Dans ses Beiträge zur Berichtigung der Urtheile des Publikums über die französische Revolution, mis au jour en 1793 et en 1796, dans la Grundlage des Naturrechts nach Prinzipien der Wissenschaft, il qualifie de vol le revenu des classes qui possèdent, revenu dû, selon lui, au seul producteur, sans diminution ni retenue, à charge pour l’état de régler la production systématiquement, avec garantie des débouchés et suppression de la monnaie métallique comme moyen d’échange ou d’achat. Longtemps ces dissertations philosophiques, où apparaissent les principes formulés dans le programme de nos collectivistes d’aujourd’hui, sont restées sans écho dans les masses profondes du peuple. Le prolétariat moderne n’existait pas encore, ni les grandes agglomérations manufacturières, où l’agitation socialiste devait trouver depuis son véritable élément. Nous n’apercevons la première tentative de propagande active qu’en 1818, l’année même de la naissance, à Trêves, de Karl Marx, le futur apôtre du socialisme. Cette année-là, dans la même ville, un jeune fonctionnaire, Louis Gall, plus connu peut-être par son procédé pour améliorer les vins acides, ému des souffrances des ouvriers de l’Eifel, proposa la création d’une association pour procurer à tous les sujets allemands nécessiteux du travail convenablement rétribué, avec un logement salubre et un patrimoine suffisant. Cette tentative n’ayant pas abouti, Gall quitta le service de l’état, afin de chercher en Amérique les moyens que lui refusait la mère patrie. Au lieu des capitaux indispensables pour éteindre le paupérisme, le naïf philanthrope rapporta du Nouveau-Monde les matériaux d’un livre qu’il fit imprimer, en 1820, sous ce titre : Où est le remède ? (Was könnte helfen ? ) Une société fondée ensuite sous ses auspices à Erfurt : Gegen jede Noth des Mangels und des Uberflusses, ne réussit pas mieux à résoudre la question sociale que l’organe de propagande des Menschenfreundlichen Blätter, publié à partir de 1828. Après le refus d’une demande de brevet pour l’invention d’un appareil à distiller, dont il espérait tirer 20,000 thalers destinés à créer dans un village modèle un lavoir gratuit et une boulangerie coopérative, comme premiers essais d’exploitation collective, Gall se retira en Hongrie, où il trouva l’idée de son procédé d’amélioration des vins faibles par le sucrage. La doctrine socialiste de Gall, développée dans le recueil des Feuilles philanthropiques, comme, peu après, les publications de son émule Weitling, s’inspirent du discours de Rousseau sur l’origine de l’inégalité et des théories économiques de Fourier. A entendre ces doctrinaires, tous les biens terrestres ont leur source dans le travail. Malheureusement, les travailleurs producteurs de la richesse nationale sont livrés à la misère, non à cause de l’insuffisance de la production, mais parce que des millions d’hommes ne possèdent que leurs bras, incapables de secouer l’oppression du capital. La domination du capital ou de l’argent accumulé entre quelques mains privilégiées est l’origine de tout le mal dont souffrent les ouvriers, les petits propriétaires cultivateurs comme les artisans, qui ne peuvent obtenir une rémunération suffisante pour leur travail. Ainsi, la société se partage en deux classes : l’une qui crée la richesse sans en jouir, ce sont les travailleurs ; l’autre, formée des privilégiés de la fortune, qui jouit, en vertu de ses capitaux, du labeur des ouvriers, vivant de revenus fixes sous forme de rentes, de loyers ou de dividendes. Par suite, capitalistes et travailleurs sont séparés « en deux camps ennemis, avec des intérêts contraires : la situation des uns s’améliore dans la mesure où empire la condition des autres, en devenant de plus en plus précaire et misérable. » Comme moyen de réforme, pour réaliser un état de choses meilleur, Gall réclame pour chacun, avec le droit au travail, une existence digne de l’homme. L’association des ouvriers avec les cultivateurs doit permettre de neutraliser l’action oppressive des gros capitaux par la force du travail collectif. Telle est aussi la thèse du compagnon tailleur Wilhelm Weitling, soutenue dans ses écrits sur « l’humanité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être, » Die Menschheit wie sie ist und wie sie sein soll, imprimé en 1835, et sur « les garanties d’harmonie et de liberté, » Garantien der Harmonie and Freiheit, publié en 1842 à Zurich. « L’égalité absolue, lisons-nous dans ce dernier ouvrage, ne peut être établie que par la destruction de l’organisation actuelle de l’état. Elle comporte seulement une administration et n’admet pas de gouvernement. Lorsque la propriété a été établie primitivement, on a pu l’admettre, parce qu’elle n’enlevait à personne ni le droit ni le moyen de devenir propriétaire, car il n’y avait pas d’argent, mais des terres en surabondance. Depuis l’instant où l’homme libre ne put plus occuper une partie du sol, la propriété, au contraire, a cessé d’être un droit. Devenue une injustice criante, la propriété apparaît maintenant comme la source du dénûment et de la misère des masses. Je vous le dis, ouvrez vos prisons et dites à ceux que vous y avez enfermés : Vous ne saviez pas plus que nous ce qu’est la propriété. Réunissons nos efforts pour abattre ces murs, ces haies, ces barrières, afin que disparaisse la cause de notre inimitié et que nous puissions vivre en frères. » Weitling, comme Gall, a essayé l’application pratique de ses rêves humanitaires. Étant à Paris, affilié à la société secrète communiste de « l’Alliance des justes, » il fonda une pension coopérative. Selon les prévisions et les calculs du fondateur, la pension en question devait procurer annuellement à ses associés coopérateurs un bénéfice de 14,000 francs. Au bout de la première année, le gérant se sauva avec 9,000 francs déposés dans la caisse sociale, laissant comme fiche de consolation aux sociétaires les notes des fournisseurs à payer. Les premières associations socialistes allemandes se sont ainsi formées sur le sol français, après la révolution de juillet. De ce nombre fut le Deutscher Volksverein, constitué en 1832 dans le dessein de transformer l’Allemagne en un état unitaire avec une constitution démocratique, longtemps avant l’apparition sur la scène de Ferdinand Lassalle. Supprimée par un arrêt de la police de Paris, cette association se réorganisa, sous le nom de Jung-Deutschland, à l’état de société secrète. Elle inscrivit à l’article premier de ses statuts : « l’affranchissement et la régénération de l’Allemagne, avec la réalisation des principes énoncés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. » Un autre article édictait la peine de mort contre les affiliés qui trahiraient la société. Plus tard, les visées socialistes furent ajoutées à l’action d’abord exclusivement politique de l’association, qui étendit ses ramifications aux principales villes d’Allemagne. Strasbourg avait une de ses succursales ; mais le quartier-général se trouvait à Paris et à Londres. Quand un ouvrier allemand arrivait dans l’une ou l’autre de ces deux capitales, les affiliés de la Jeune-Allemagne lui proposaient immédiatement de l’enrôler dans leurs rangs. Ceux qui se laissaient faire étaient ordinairement les ouvriers les mieux payés. Lors de la présentation aux clubs, les embaucheurs disaient aux nouveaux arrivans : « Les ouvriers sont las de travailler pour des fainéans, de souffrir des privations, quand les capitalistes se vautrent dans l’opulence. Nous ne voulons pas plus longtemps nous laisser imposer des charges écrasantes par des égoïstes, ni respecter des lois qui maintiennent les classes les plus utiles de la société dans l’abjection, le dénûment, le mépris et l’ignorance, pour donner à quelques privilégiés les moyens de s’ériger en maîtres et seigneurs des masses laborieuses. Nous voulons nous affranchir et émanciper comme nous tous les hommes sur toute la surface terrestre, afin qu’aucun ne soit ni mieux ni plus mal considéré que les autres, mais que tous partagent également l’ensemble des charges et des peines, des joies et des jouissances, que tous, en un mot, vivent en communauté dans une condition égale. Veux-tu faire comme nous ? » Par ces affiliations et cette œuvre de propagande, Weitling espérait recruter jusqu’en 1844 un effectif de 40,000 adhérens, pour révolutionner ensuite le monde et substituer aux anciens états monarchistes de l’Europe une fédération communiste ouvrière. Rêve plein d’illusion que son ami et confident Becker s’efforçait de dissiper, en conseillant la démoralisation préalable des masses populaires avant de recourir aux moyens violens. « Nous ne sommes pas en état de conquérir le monde avec le fer brut, assurait cet autre socialiste. Nous devons d’abord le tuer moralement et le porter ensuite à la fosse. Quand le candidat à la mort, dans une dernière excitation fébrile, se précipitera sur nous avec le couteau, alors nous lui dirons : Attends, petit ! Ne sais-tu pas que les enfans ne doivent pas jouer avec le couteau ? Quiconque saisit le glaive doit périr par le glaive, — et nous lui abattrons la tête. » Démoraliser le monde avant de renverser par l’insurrection la société et l’ordre établi, cette doctrine ne s’est étalée nulle part avec un aussi dégoûtant cynisme que dans la revue anarchiste de Marr, publiée à partir de 1854. Tandis que des fruits secs sortis des universités allemandes excitent les ouvriers mécontens à la révolution, la fraction anarchiste s’applique à assurer le renversement de l’état de choses existant en poussant le peuple au désespoir et en lui arrachant le respect de ses croyances d’autrefois. Dieu et la religion sont traités avec le même mépris que les institutions sociales et le gouvernement sous toutes ses formes : Abgedroschene und abgethane Geschichten. L’humanité, dans son évolution, doit passer de la démocratie au communisme par l’anarchie. Pas plus que la monarchie, le gouvernement bourgeois ne profite à la masse des travailleurs. En dernier lieu, la lutte doit se continuer entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Pour l’Allemagne, Harro-Harring, l’auteur des Schulgesänge, recueil de chants pour les écoles, prêche avant tout le régicide :
Drei mal Dreizehn Einzelstaaten
Mais l’exécution des princes souverains ne suffit pas naturellement pour faire table rase des autorités du passé. Pour assurer l’émancipation des travailleurs, le poète Vesky jette dans le même sac les oripeaux de tous les intermédiaires parasites du gouvernement :
Lumpen, Lumpen ! bringt mir Lumpen,
De son côté, Marr s’en prenait directement au roi de Prusse dans la revue bi-mensuelle publiée avec Börnstein, en 1844, sous le titre : Vorwärts, Pariser Signale ans Kunst, Wissenschaft, Theater, Musik und geselligen Leben. Au dire du docteur George Adler, qui a écrit une intéressante histoire des origines du mouvement socialiste en Allemagne, — Geschichte der ersten sozialpolitischen Arbeilerbewegung in Deutschland (Breslau, 1885), — les gouvernemens allemands portèrent plainte à Paris contre la publication de Börnstein. Le ministère Guizot intenta des poursuites contre les rédacteurs, dont Crémieux accepta la défense, comme avocat, sollicitant les juges « de ne pas travailler pour le roi de Prusse. » Dès lors, l’agitation ouvrière, stimulée de l’étranger, se propagea à l’intérieur de l’Allemagne. Une première association à tendance socialiste se forma à Berlin en 1844, afin de prendre en main les intérêts des travailleurs. Au courant de la même année, des désordres éclatèrent dans plusieurs centres industriels où la question sociale n’avait plus été soulevée depuis la guerre des paysans. En Silésie notamment, où vivaient, ou plutôt ne pouvaient vivre avec un salaire insuffisant des milliers de tisserands, gagnant là gros par semaine, soit 35 sous pour l’entretien d’une famille entière pendant sept jours, on vit démolir des toitures et brûler les inscriptions des dettes. Ces excès dans les fabriques firent appeler la force armée, qui tira sur les insurgés. Quelques-uns tombèrent sous les balles ; les autres, traduits devant les tribunaux, furent condamnés à recevoir vingt-quatre coups de bâton chacun. Les troubles se communiquèrent aux villes manufacturières des bords du Rhin. À ce moment, Wilhelm Jordan, un poète estimé, invita « les quarante millions d’Allemands à prendre souci de leur bonheur terrestre plus que de leur félicité problématique dans un autre monde. Avant tout, la société a le devoir de veiller au bien-être des prolétaires, ces bêtes de somme de la société, qui vêtissent, nourrissent et font subsister doucement les riches, au prix d’une misérable pitance pour calmer leur faim. » Tandis que Jordan glorifiait l’athéisme, la république et la révolution sociale dans son Schaum, Freiligrath fit paraître son Ça ira allemand, et Karl Beck les Lieder vom armen Mann (chants des gueux), non moins excitans. Toutes les branches de la littérature étaient exploitées pour la propagation des idées communistes, qui, dès lors, se répandirent à travers le pays comme une épidémie, entretenue par des Komnmnisten-Verbände clandestins et favorisée par la disette, après les mauvaises récoltes de 1846 et de 1847. Depuis plusieurs années, Berlin était devenu le siège d’une association socialiste plus ou moins secrète. Sous ses auspices se réunit, dans cette capitale, la première assemblée ouvrière, à la date du 6 avril 1848. L’assemblée constata l’impossibilité d’améliorer le sort des travailleurs sous le régime de la libre concurrence ou du libre-échange dans son entière acception. Bien que la grande masse des ouvriers berlinois eût encore une médiocre confiance dans l’efficacité des théories collectivistes, ils envoyèrent un député, choisi dans leurs rangs, à la chambre prussienne et au parlement national de Francfort. Pendant la session du parlement de Francfort se réunit dans la même ville, le 15 juillet, un congrès des compagnons ouvriers, le Gesellencongress, lequel soumit à l’assemblée nationale, le 3 août suivant, une adresse réclamant le suffrage universel, l’instruction primaire obligatoire, la création d’écoles spéciales d’arts et métiers, un impôt progressif sur le revenu, un système des poids et mesures commun pour toute l’Allemagne, la liberté de domicile et de déplacement, la suppression des douanes intérieures, l’entrée libre des matières premières et des denrées coloniales, des droits protecteurs contre la concurrence des produits manufacturés étrangers, l’aliénation des domaines de l’état au profit des familles sans terre, l’achat de terres en Amérique pour les émigrans en. cas d’excès de population. En particulier pour les ouvriers, le congrès voulait la formation de corporations nouvelles, l’institution de comités des arts et manufactures dans chaque district, l’élection d’une commission supérieure de l’industrie pour tout le pays par les comités locaux des districts, la fixation de la journée normale de travail, enfin un minimum de salaire pour les compagnons et une caisse nationale de retraite pour pensionner les ouvriers âgés devenus invalides. Convenons-en, les propositions des compagnons ouvriers à Francfort n’avaient rien de subversif et étaient même moins exigeantes que les demandes des députés socialistes actuellement à l’ordre du jour au Reichstag. Au congrès des compagnons succéda, le 23 août à Berlin, le congrès des délégations ouvrières, sous la présidence du professeur Nées von Esenbeck, réuni celui-là pour l’organisation du travail en Allemagne, et afin d’aviser aux moyens de protéger les travailleurs contre la prépondérance du capital. Les délégués de soixante-dix associations ouvrières allemandes y procédèrent à la rédaction d’un manifeste destiné à l’assemblée du parlement national à Francfort, pour lui recommander les requêtes des ouvriers. De tout cela sortit une fédération des ouvriers allemands, Arbeiterverbrüderung, avec siège central à Leipzig, à laquelle s’affilièrent toutes les sociétés représentées au congrès par leurs délégués. Suivant la déclaration de l’organe officiel de cette fédération, il s’agissait désormais de résoudre la question sociale, question réduite à une lutte entre les capitalistes, et les prolétaires, entre ceux qui détiennent la richesse et ceux qui sont dans la misère. Dans cette lutte, les uns combattent pour maintenir les privilèges de l’argent, les autres pour les abolir. En proclamant le principe du droit au travail, qui signifie simplement le droit de vivre, en assurant l’existence de tout homme par le travail, les ouvriers reconnaissent dans l’association la condition de leur affranchissement par une action commune et un effort collectif de tous les travailleurs appelés à s’entr’aider. Un nouveau congrès ouvrier, ouvert à Heidelberg, le 28 janvier 1849, sous la présidence de Julius Frœbel, député au parlement, examina, entre autres pétitions, une requête demandant le droit de chasse pour tout propriétaire, les petits comme les grands, preuve que l’agitation gagnait aussi les cercles ruraux. Sans l’intervention du. gouvernement pour arrêter ce mouvement d’émancipation, les ouvriers des campagnes se seraient joints aux ouvriers des villes pour des revendications communes. Sur toute l’étendue de l’Allemagne, jusque dans les provinces prussiennes de l’est, sur les bords de la Vistule, avaient surgi des réunions pour la formation d’institutions de secours et d’assistance, pour l’organisation de sociétés coopératives de consommation et de production, de caisses de malades et d’invalides. Ces institutions restèrent à l’état de projets, et ne devaient se réaliser que beaucoup plus tard seulement, sous l’impulsion de leurs adversaires d’alors. À ce moment-là, la société bourgeoise, prise de peur, se joignit aux gouvernemens de la Confédération pour arrêter le mouvement ouvrier en le comprimant. Les autorités prussiennes se déclarèrent, le 31 janvier 1850, contre le suffrage universel, considéré comme principe révolutionnaire. De même, à l’exemple de la Prusse, l’Arbeiterverbrüderung fut mise hors la loi par la Saxe et par la Bavière. Par une de ces contradictions dont la vie politique est pleine, le futur promoteur du suffrage universel en Allemagne, celui qui devait présenter plus tard, comme mesure de salut social, l’institution des caisses d’assurances par l’état en faveur des ouvriers, le comte de Bismarck, aujourd’hui chancelier de l’empire, demanda à l’assemblée fédérale, avec M. de Prokesch-Osten, un rapport de son comité de permanence sur les mesures à prendre contre les associations ouvrières dans l’intérêt de l’ordre public. Une décision des gouvernemens confédérés, prise à la suite de cette proposition, interdit dans toute l’Allemagne les associations formées dans un dessein politique ou socialiste. C’était la réponse à l’appel du comité communiste international aux prolétaires de tous les pays, avant les journées de juin 1848, pour se soulever ensemble et se prêter un concours mutuel dans l’œuvre d’émancipation des travailleurs. Le comité central de cette association internationale avait été transféré à Paris au mois de mars précédent. Quelques douzaines d’adhérens seulement s’étaient réunis dans cette nouvelle affiliation. A leur tête était Karl Marx, qui proclamait la république universelle, au moment où surgissait à Dusseldorf Ferdinand Lassalle, dans une émeute provoquée pour refuser les impôts. Lassalle et Marx sont devenus les vrais initiateurs et les prophètes du socialisme. Doués d’un talent supérieur, tous deux d’origine israélite, jouissant d’une certaine aisance, ambitieux, autoritaires, ils ont exercé une action profonde sur le mouvement social au cours du siècle et lui ont imprimé une marque indélébile. Tous deux ont voulu sincèrement l’amélioration du sort de la classe ouvrière, dont la misère souvent imméritée les a touchés. Ils ont consacré leur vie à cette œuvre de relèvement des déshérités de la société. Avec des moyens d’action différens, le but en vue est resté le même pour l’un comme pour l’autre, poursuivi avec persévérance, avec une énergie sans égale. Tandis que Lassalle voulait remédier au mal en substituant au salariat l’exploitation coopérative avec le concours de la monarchie dans l’Allemagne unifiée, Marx cherchait le salut dans le renversement complet de l’ordre existant, par une action combinée des prolétaires de tous les pays contre la propriété individuelle. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » s’écriait Marx dans son premier appel à la révolution sociale. Cette conclusion résume l’œuvre entière du grand agitateur. L’idée a pris un corps dans l’association internationale des ouvriers, dont il a été le créateur et dont il a conservé la direction occulte. Sa doctrine visait à l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Ses ouvrages, surtout son livre sur le Capital, devenu la Bible du socialisme, ont eu pour objet d’établir la base scientifique irréfutable de la doctrine. Abolition de la propriété privée, centralisation du crédit aux mains de l’état dans une banque nationale ; pratique de l’agriculture en grand, d’après les méthodes les plus perfectionnées ; exploitation de l’industrie dans des ateliers nationaux, tels devaient être les moyens d’exploitation. Expulsé d’Allemagne pour ses opinions extrêmes, tour à tour réfugié à Paris, à Bruxelles, à Londres, Karl Marx a vécu dans l’exil, poursuivant ses études dans une retraite modeste, remuant les masses populaires à distance, sans se mêler à elle. Au sein du comité de l’Internationale, son caractère autoritaire s’est heurté contre des rivalités qui ont abouti à la dissolution de l’association, après dix années d’une existence agitée. Toutes ses recherches tendent à démontrer que le capital ou la richesse est, dans les conditions économiques actuelles, le résultat de la spoliation. Le paupérisme gagne du terrain à mesure que le capital s’accumule, d’où l’aphorisme déjà exprimé par Proudhon : « La propriété, c’est le vol. » Dans sa conviction, « le mystère du travail productif se résout en ce fait qu’il dispose d’une certaine quantité de travail qu’il ne paie pas. » — « Par lui-même, le capital est inerte : c’est du travail qui ne peut se revivifier qu’en suçant, comme le vampire, du travail vivant. » Pour remédier à cet état de choses, la victime, les travailleurs épuisés par le capital, ont dans le monde entier un intérêt, partout le même, celui de s’emparer de l’agent d’oppression et d’abolir la propriété privée ou de l’exploiter collectivement pour le bien commun de tous. De là la nécessité d’une entente des ouvriers de tous les pays et l’organisation de l’association internationale. L’Internationale, fondée le 28 septembre 1864, à Londres, en vue de fortifier l’entente des ouvriers et d’amener une union fraternelle des travailleurs dans toute l’Europe, finit, après moins de dix années d’existence, par des rivalités de préséance entre les membres du comité directeur. Dans l’année de sa constitution, le plus populaire des chefs du socialisme allemand avait terminé brusquement dans un duel une carrière agitée et bruyante. Ferdinand Lassalle, émule et disciple de Marx, quoiqu’il se séparât dans la suite du maître pour des divergences sur les moyens d’exécution, considérait la question sociale, au fond, comme une question de l’estomac, eine Magenfrage. Un autre avait dit avant lui : « Engraissez les paysans, et la révolution sera frappée d’apoplexie. » Lassalle pensait, comme Karl Marx, que, pour améliorer d’une manière efficace et durable la condition des ouvriers, il fallait commencer par leur émancipation politique. Le suffrage universel était la première condition du salut, le signe de la rédemption. Ce droit de suffrage, acquis pour chacun, assurait l’avènement du quatrième état : les travailleurs pouvaient accomplir la révolution sociale avec l’arme du bulletin de vote, de même que la liberté politique donnée au monde par la révolution française de 1780 avait assuré l’avènement du tiers-état. De même que le tiers-état, la bourgeoisie libérale, a sacrifié l’ordre ancien à la liberté, la nouvelle couche, arrivant au pouvoir législatif, pourra à son tour subordonner la liberté économique à l’ordre à venir. Car, toute la misère des prolétaires, selon Lassalle, tient au régime de l’économie libérale, exploitée par les capitalistes, afin d’assurer sans entrave légale l’oppression du travail avec la domination de l’argent. Par la pratique du suffrage universel, les ouvriers, qui sont le plus grand nombre, obtiendront par la législation une organisation nouvelle du travail, susceptible de leur assurer une juste part dans la production. Puis, le pouvoir exécutif dépendant d’eux, des subventions de l’état permettront de créer des sociétés coopératives de production, grâce auxquelles la participation égale des associés au profit des entreprises industrielles remplacera immédiatement le salariat. Au même moment où Schultze-Delitsch organisait à Berlin les banques populaires si utiles et si bienfaisantes pour les artisans et la petite industrie, Lassalle discutait avec son ami Ziegler le plan d’une grande association ouvrière coopérative, comme application pratique de ses vues. Par cette association, formée par deux cent mille adhérens, versant dans la caisse une cotisation égale au produit de deux journées de travail annuellement, le grand agitateur comptait transformer à court délai la condition de la classe ouvrière à l’intérieur de l’Allemagne. Emporté par un enthousiasme enivrant, qu’une appréciation plus froide des choses aurait tempéré, Lassalle croyait pouvoir déterminer dans l’ordre économique un mouvement analogue au mouvement de réforme engagé par Luther par l’affichage de ses thèses sur le portail de la cathédrale de Wittemberg. Plein de confiance dans sa mission, il exposa ses idées dans une série de conférences faites à Berlin, lorsque le comité central de l’association ouvrière de Leipzig vint lui demander son avis sur la réunion d’un congrès ouvrier pour discuter les mesures à prendre ou à demander au gouvernement dans l’intérêt des travailleurs. Les questions ouvrières revenaient à l’ordre du jour, après un silence de dix années dû à la répression des mouvemens révolutionnaires socialistes de 1849. Lassalle persuada au comité de Leipzig de renoncer au projet de congrès, pour participer avec lui à l’organisation d’une association générale des ouvriers allemands. L’Allgemeine deutsche Arbeiterverein fut institué sous ces auspices à Leipzig, le 23 mai 1863, en présence d’environ six cents délégués, représentant onze grandes villes d’Allemagne : Hambourg, Hanovre, Cologne, Dusseldorf, Mayence, Elberfeld, Barmen, Solingen, Leipzig, Dresde et Francfort. À Francfort, le promoteur de l’association parla d’une avance de 100 millions de thalers à faire par l’état, et qui devait suffire pour assurer provisoirement l’application du système national des associations coopératives de production. En même temps, l’Arbeiterverein inscrivit en tête de ses statuts la revendication du suffrage universel, et Lassalle reprit ses conférences pour agiter l’idée de (a constitution de l’unité nationale de l’Allemagne, sous l’égide de la Prusse, avec exclusion de l’Autriche de la confédération. Si ces dernières manifestations trouvèrent un écho au ministère prussien, le gouvernement ne mit aucun empressement à fournir l’avance des 100 millions demandés pour l’émancipation sociale du prolétariat. Bien au contraire, la police dispersa souvent les réunions du réformateur, confisqua ses écrits et l’amena devant les tribunaux sous l’inculpation de haute trahison. Au lieu de cent mille adhésions attendues pour la première année, l’association générale des ouvriers allemands réunit à peine quelques centaines de membres payant cotisation. Quelques applaudissemens dans les réunions publiques et les acclamations d’une foule, entraînée par l’éloquence de sa parole, ne suffirent pas pour entretenir longtemps chez Ferdinand Lassalle l’illusion du succès, ni ne pouvaient remplacer les ressources matérielles. Encore avait-il à intervenir à tout moment pour calmer les rivalités et les dissensions de ses lieutenans dans les sections de l’association et pour rétablir l’ordre dans la caisse, où ses versemens personnels tenaient lieu des contributions de ses prosélytes. Une mort violente et prématurée, pleurée par les travailleurs et suivie de magnifiques funérailles, mit fin inopinément à cette agitation, sans arrêter pourtant le mouvement engagé en vue de libérer l’ouvrier de la loi d’airain du salaire. En effet, le mouvement ouvrier en Allemagne, d’abord trop lent au gré de ses initiateurs, n’a pas tardé à accélérer sa vitesse et à prendre des proportions énormes. L’association générale des ouvriers allemands subit bien encore quelques crises et eut à lutter contre des dissensions intérieures. Dix années durant, après la mort du maître, ses adhérens se sont divisés pour aller au même but, en suivant deux courans différens. D’une part, le groupe fidèle de la première Association générale, s’en tenant plus strictement au programme propre de Lassalle, et formé surtout par les socialistes des provinces du nord, voulait borner son action directe à l’Allemagne. D’un autre côté, les dissidens recrutés en Saxe et dans les états du sud, qui ont constitué le parti des ouvriers démocrates-socialistes sous l’impulsion de M. Liebknecht, le disciple de Marx, adoptèrent : le principe d’une action internationale. En ordonnant la suppression de l’Allgemeine deutsche Arbeiterverein, le gouvernement prussien a provoqué la fusion des deux camps. A la suite de quelques réunions des chefs, tenues en secret, cette fusion s’est effectuée au congrès de Gotha, en 1875. Comme le programme de Gotha l’atteste, c’est la doctrine du socialisme international de Karl Marx qui a fini par l’emporter, et qui compte aujourd’hui près de 1 million de fidèles, marchant aux élections avec une discipline parfaite et une organisation que les mesures coercitives les plus énergiques ne peuvent plus ébranler. Me réussissant pas à arrêter ce mouvement, le prince de Bismarck cherche à le modérer, en lui opposant le socialisme d’état comme une mesure de salut pour l’avenir de l’empire allemand.
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- ↑ Sur la population de l’empire allemand, voyez la Revue du 1er et du 15 janvier 1885.
- ↑ Voyez la Revue du 15 janvier 1885, page 370.
- ↑ Voir la Revue du 1er septembre et du 15 décembre 1876.