La Population de l’empire allemand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 357-384).
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LA POPULATION
DE
L'EMPIRE ALLEMAND

II.[1]
LE DERNIER RECENSEMENT ET LA POLITIQUE COLONIALE.

Après nos aperçus sur les origines et les nationalités, nous avons à considérer la population de l’empire allemand, comme puissance matérielle, au moyen des données statistiques fournies par le dernier recensement. La statistique, bien que rebutante par ses longs alignemens de chiffres, est devenue un élément indispensable des sciences politiques. Les hommes d’état ne peuvent plus s’en passer, et tous les gouvernemens éprouvent le besoin de faire dans des relevés périodiques l’inventaire de leurs forces. C’est que la statistique, bien interprétée, offre un instrument aussi délicat que sûr pour apprécier les mouvemens de la vie des peuples. En Allemagne surtout, on s’y applique donc avec une sollicitude sérieuse. Chacun des états particuliers, aussi bien que l’empire, a son office de statistique, à côté des bureaux attachés pour ce service à chaque branche spéciale d’administration. Dans ce pays, où tout se subordonne aux exigences de l’organisation militaire, rien ne doit être laissé à l’imprévu, ni pour la défense ni pour l’attaque. Non-seulement le grand état-major de l’armée veut savoir combien de wagons l’office des chemins de fer peut mettre à sa disposition, dans un moment donné, pour n’importe quelle direction ; mais les dossiers des plans de mobilisation, tenus au courant soigneusement par chaque directeur de cercle, indiquent les résultats du recensement du bétail et de l’évaluation des récoltes, afin de mesurer à tout instant les ressources de la contrée pour un corps d’armée en mouvement. Un annuaire très complet, publié sous le titre de Statistisches Jahrbuch des deutschen Reichs résume les principales données de la statistique de l’empire. Le recensement même de la population se fait tous les cinq ans en Allemagne comme en France. Depuis quinze ans, les dénombremens faits montrent un mouvement croissant de l’émigration vers les pays d’outre-mer. Aussi bien la politique coloniale figure maintenant à l’ordre du jour du Reichstag. Au moment de la réunion de la conférence du Congo, le chancelier de l’empire, par une innovation jusqu’alors sans précédent dans les annales parlementaires de l’Allemagne, a soumis aux députés une série de livres blancs renfermant une partie des actes diplomatiques échangés par le ministère des affaires étrangères à propos des nouvelles colonies allemandes.


I

L’accroissement considérable de la population de l’empire allemand, uni à la force de son gouvernement et à l’ordre établi dans ses institutions, a assuré la prépondérance politique de l’Allemagne en Europe. Un patriotisme éclairé ne peut se refuser à la constatation de ce fait pénible pour notre amour-propre national, mais positif et incontestable. Reconnaître un mal, c’est d’ailleurs en préparer la guérison. Or, le mal dont souffre la France, c’est le ralentissement de son peuplement par rapport aux progrès des nations voisines. Pour regagner le rang perdu dans le concours des nations, la France a besoin, sous peine de déchoir davantage, d’augmenter sa population, de se donner plus de citoyens, de multiplier le nombre de ses enfans pour l’aimer et la défendre. Le relèvement, la sécurité et la grandeur du pays sont à ce prix et ne se retrouveront pas autrement. La richesse et le bien-être ne peuvent suffire avec une population stationnaire. Pour croître en bien-être et en force, les hommes doivent croître en nombre. A défaut d’autres enseignemens, l’exemple de l’Allemagne suffirait pour nous instruire. Jamais le peuple allemand n’a été aussi riche qu’aujourd’hui, avec sa rapide augmentation numérique, avec la fécondité de ses familles. Si quelques économistes ont cru apercevoir une opposition douloureuse entre l’accroissement de la population et celui des subsistances, ces deux termes sont liés, au contraire, pour qui va au fond des choses. Plus il y a d’hommes sur un espace donné, plus ils y sont à leur aise. Les pays les plus peuplés sont les seuls dont les habitans ne meurent pas de faim périodiquement. Un regard autour de nous suffit pour nous en convaincre.

D’après les deux derniers recensemens faits en France et en Allemagne le 18 décembre 1881 et le 1er décembre 1880, pendant la période quinquennale de 1875 à 1880, la population de l’Allemagne a augmenté de 2,506,689 habitans, celle de la France de 380,673 dans l’intervalle des cinq années de 1876 à 1881. Six fois plus considérable en Allemagne qu’en France, l’accroissement annuel de la population atteint 1.14 pour 100 chez les Allemands contre une proportion de 0.20 seulement chez les Français. Encore la part de l’émigration n’entre-t-elle pas en compte dans ce calcul, sans quoi l’accroissement naturel de la population en Allemagne s’élèverait davantage et équivaudrait au doublement du nombre actuel des habitans de l’empire dans l’espace de soixante années, tandis que le nombre d’habitans de la France tend à devenir stationnaire. En présence de 37,321,000 Français comptés en 1881 sur le territoire de la république contre 32,569,223 existant en 1831, un demi-siècle plus tôt, la statistique signale 45,234,061 sujets allemands présens en 1880 sur le territoire de l’empire contre 29,518,125 en 1830. Supérieure en nombre à la population de l’Allemagne il y a cinquante ans, la population de la France se trouve dès maintenant dépassée de beaucoup. Notre stationnement relatif équivaut à un véritable recul en face de rivaux qui progressent. L’ancien équilibre européen se transforme peu à peu au détriment des Français à mesure que de nouveaux peuples sont admis dans le concert des grandes puissances. Sous Louis XIV, vers 1700, l’empire de Charles-Quint se trouvant démembré et l’Espagne reléguée en arrière, la monarchie française, avec ses 19,000,000 d’habitans, occupait le premier rang ; elle figurait pour plus des deux cinquièmes dans la population totale des trois grandes puissances européennes : France, Angleterre, Allemagne. En 1780, malgré un accroissement de 7 millions d’habitans depuis le commencement du siècle, la situation relative de la France parait déjà amoindrie. Les autres états s’étaient accrus de leur côté, et la Russie entrait en scène avec ses 25 millions de sujets, tandis que la France ne représentait plus alors que 27 pour 100 de la population, des quatre grandes puissances. Après les guerres de l’empire napoléonien, en 1815, par suite de l’admission de la Prusse dans le concert-européen, la part proportionnelle du peuple français se réduisit à 20 pour 100. Depuis l’avènement de l’Italie en 1870, la portion pour laquelle la France reste dans l’ensemble des six grandes puissances actuelles est descendue à 14 pour 100. Encore faudrait-il comprendre dans ce bilan international les États-Unis d’Amérique, rapprochés de nous chaque jour par l’accélération des communications, et que leur prodigieux développement agricole et industriel appelle à intervenir de plus en plus, sinon dans la politique européenne, du moins dans nos problèmes économiques. Suivant un rapport fait à la Société d’économie sociale de Paris par M. Cheysson, sur la question de la population en France et à l’étranger, si l’on fait entrer les États-Unis en ligne de compte et si l’accroissement des populations en présence continue dans la même mesure qu’aujourd’hui, sans nouveaux remaniemens dans la carte de l’Europe, dans cinquante ans, la nation française ne figurera plus que pour 7 pour 100 du total. En deux siècles, la population relative de la France se réduirait ainsi du tiers au quinzième, tandis que nos calculs de progression indiqueraient le nombre formidable de 170 millions d’habitans pour la population de l’Allemagne avec ses limites actuelles vers la fin du XXe siècle. Une modification de l’allure actuelle de la population française ne semble pas probable, et nous en sommes réduits à répéter l’observation du poète latin sur son nocher :

Non aliter quam qui adverso vix flumine limbum
Remigiis subigit, si brachia forte remisit,
Atque illum in præceps prono rapit alveus amni.

A raison de 170 millions d’habitans, la population de l’Allemagne au XXe siècle atteindrait une densité de 315 individus par kilomètre carré de son territoire actuel, chiffre inouï, et dont le simple énoncé met en évidence la nécessité de nouvelles acquisitions territoriales pour l’extension du domaine de l’empire. En Belgique, le pays du monde le plus peuplé, la densité de la population s’élève actuellement à 188 habitans par kilomètre carré contre 71 en France et 84 dans l’empire allemand. La densité moyenne de la population de toute la surface terrestre ne dépasse pas 10 habitans par kilomètre carré, d’après l’ouvrage de MM. Wagner et Behin : Bevölkerung der Erde, publié à Gotha en 1883. Voici comment se répartirait, suivant les calculs de ces deux savans, la population des différentes parties du globe en ce moment :

Parties de la terre Superficie
en kilom. carré
Population
totale par kilom. carré
Europe, sans l’Islande 9,730,576 330,054,000 34.0
Asie 44,580,850 795,591,000 18.0
Afrique 29,823,253 205,823,000 7.0
Amérique 38,473,138 100,415,000 2.6
Australie et Polynésie 8,952,855 4,232,000 0.5
Terres polaires 4,478,200 82,000



Total 136,038,872 1,436,197,000 10.5

Quant à la population de l’Europe, les statistiques les plus exactes donnent les indications que voici :

POPULATION DES ÉTATS DE L’EUROPE.
Superficie
en kilom. carré
Population
totale par km carré
France 528.572 37.321.186 71
— Monaco 22 7.049
Belgique 29.455 5.536.654 188
Grande-Bretagne et Irlande 314.951 34.246.562 112
— Iles Féroé 1.333 11.220 8



Europe occidentale 874.533 78.122.671 89
 
Empire allemand 540.518 45.234.061 84
— Heligoland 6 1.913
Autriche-Hongrie 625.168 37.869.954 61
— Lichtenstein 157 9.124 51
Suisse, sans le lac de Constance. 41.213 2.846.102 69
Hollande 33.000 4.060.580 123
— Luxembourg 2.587 209.570 81



Europe centrale 1.246.629 90.231.304 73
 
Danemarck 38.302 1.969.039 51
Suède 450.574 4.564.668 10
Norvège 325.423 1.913.500 6
Russie, sans la mer d’Azof 4.924.211 83.909.945 17
— Finlande 373.604 2.028.021 5



Europe nord et est 6.149.610 94.386.173 15
 
Espagne 500.443 16.333.293 33
— Andorre 452 6.000 13
— Gibraltar 5 18.014
Portugal 89.143 4.160.315 46
— Açores 2.388 259.800 109
Italie 288.540 28.452.639 99
— San Marino 86 7.816 91
— Malte 323 154.198
Roumanie 129.947 5.376.000 41
Serbie 48.582 1.700.211 35
Montenegro 9.030 236.000 26
Turquie 201.340 5.305.500 26
Bulgarie 63.972 1.998.983 31
— Bosnie-Herzégovine 61.065 1.326.450 22
Grèce 64.688 1.979.423 31



Europe méridionale 1.460.004 67.314.642 46

L’Allemagne vient donc immédiatement après la Russie pour la force numérique de sa population parmi les états européens, et, hors d’Europe, elle n’est dépassée que par les États-Unis d’Amérique, avec un total de 50,442,000 habitans en 1880, la Chine avec 350,000,000 et l’Inde britannique avec 258,000,000 environ. Aux États-Unis, la densité de la population ne s’élevait encore qu’à 6.6 habitans par kilomètre carré, et seulement à 5.4 en comprenant les territoires indiens, au census du 1er juin 1880, mais avec un accroissement moyen annuel de 2.96 pour 100 pendant la dernière période décennale contre une augmentation de 1.08 pour 100 en Allemagne, de 0.38 en France, de 0.47 en Autriche-Hongrie, de 0.75 en Italie, de 0.86 en Espagne, de 0.98 en Belgique, de 1.32 en Russie, de 1.48 en Angleterre dans le même temps. Depuis 1820, l’accroissement, assez variable d’un pays à l’autre de l’Allemagne, a été comme suit pour l’ensemble des territoires, de l’empire :

1820. . . . 26.291.606 habitans, soit un accroissement annuel de :
1830. . . . 29.518.125 " 1.16 pour 100
1840. . . . 32.785.150 " 1.05
1850. . . . 35.395.496 " 0.77
1860. . . . 37.745.187 " 0.64
1870. . . . 40.816.249 " 0.78
1880. . . . 45.234.061 " 1.08


En France, les recensemens faits depuis 1831 de cinq en cinq ans montrent la progression que voici, mais avec des remaniemens territoriaux qui lui ont donné, d’une part, Nice et la Savoie, en lui faisant perdre, d’un autre côté, l’Alsace-Lorraine :

1821. . . . 30.471.875 habitants. — Augmentation annuelle de :
1831. . . . 32.569.223 " 0.69 pour 100
1841. . . . 34.230.178 " 0.51
1851. . . . 35.783.170 " 0.45
1861. . . . 36.713.166 " 0.26
1872. . . . 36.102.921 "
1881. . . . 37.321.186 " 0.38


Dans l’intervalle du recensement de 1866 à celui de 1872 en France, il y a eu une diminution de 1,964,123 individus provenant de la grande mortalité causée par la guerre, et de la perte de l’Alsace-Lorraine, où le dénombrement allemand du 1er décembre 1871 constate la présence de 1,496,000 habitans. Ceux-ci figurent d’ailleurs déjà dans les statistiques allemandes pour la fin de 1870, quoique notre annexion ait seulement été ratifiée par le traité de Francfort, en date du 12 février 1871. La population même de l’Alsace-Lorraine s’est élevée de 1,549,738 habitans en 1871 à 1,566,670 en 1880, malgré une forte émigration résultant de l’option pour la nationalité française. Encore maintenant l’obligation militaire détermine de nombreux départs du pays annexé. Cela explique pourquoi, malgré l’excédent plus considérable des naissances sur les décès, l’augmentation de la population ne dépasse pas en Alsace-Lorraine 0.45 pour 100 par an, au lieu de 1.14 pour 100, moyenne de l’Allemagne pendant la période de 1875 à 1880. Au 1er décembre 1880, le recensement dont le bureau de statistique de Berlin vient de publier les résultats dans le tome LVII de la Statistik des Deutschen Reichs nous donne pour les différens états de l’empire :

États particuliers Population Augmentation annuelle
pour 100
totale par km carré
Prusse 27.279.111 78 1.16
Bavière 5.284.778 70 1.00
Saxe 2.972.805 198 1.54
Wurtemberg 1.971.118 101 0.93
Baden 1.570.254 104 0.82
Hesse 936.340 122 1.15
Mecklembourg-Schwérin 577.055 43 0.82
Mecklembourg-Strélitz 100.269 34 0.94
Saxe-Weimar 309.577 86 1.08
Oldenbourg 337.478 53 1.10
Brunswick 349.367 93 1.29
Saxe-Meinigen 207.075 84 1.25
Saxe-Altenbourg 155.036 117 1.22
Saxe-Cobourg-Gotha 194.716 99 1.27
Anhalt 232.592 99 1.73
Schwanbourg-Rudolstadt 80.296 85 0.92
Schwarzbourg- Sondershausen 71.107 80 1.05
Waldeck 56.522 50 0.64
Reuss, branche aînée 50.782 161 1.53
Reuss, branche cadette 101.330 122 1.85
Schaumbourg-Lippo 35.374 104 1.31
Lippe 120.246 101 1.34
Lubeck 63.571 213 2.21
Brême 156.723 613 1.94
Hambourg 453.869 1.115 3.10
Alsace-Lorraine 15.566.670 108 0.45


Quoique réduit considérablement, le nombre des états autonomes de l’ancienne Confédération germanique laisse encore subsister vingt-cinq gouvernemens particuliers au sein de l’empire unifié. D’un état à l’autre, l’accroissement de la population pendant’ la dernière période quinquennale a oscillé entre 0.45 et 3.10 pour 100 par année, en présence d’une augmentation moyenne générale de 1.14 pour toute l’Allemagne. Sans l’émigration, qui a enlevé 517,587 individus sortis directement des ports de mer allemands pendant la période de 1871 à 1880, la proportion de l’accroissement serait bien plus forte. L’excédent des émigrations sur les immigrations dépasse aussi de beaucoup le nombre des émigrans enregistrés dans les ports de mer allemands, car il s’élève à 700.943, différence entre l’excédent des naissances sur les décès et l’augmentation de la population présente aux deux recensemens de 1871 et de 1880. Cette augmentation constatée a été seulement de 4,175,257 individus, au lieu d’un excédent de 4,876,200 dans l’espace de temps en question. Pendant la période décennale de 1872 à 1881, le mouvement de la population, naissances, mariages, décès se résume ainsi :

Années Mariages Naissances Décès Excédent
1872.. . 423.900 1.692.227 1.260.922 431.305
1873.. . 416.049 1.716.283 1.241.459 473.824
1874.. . 400.282 1.752.976 1.191.932 561.014
1875.. . 386.746 1.798.501 1.246.572 552.019
1876.. . 366.912 1.831.218 1.207.144 624.074
1877.. . 347.819 1.818.550 1.223.692 594.858
1878.. . 340.016 1.785.080 1.228.607 556.473
1879.. . 335.113 1.806.741 1.214.643 592.098
1880.. . 337.342 1.764 096 1.241.126 522.970
1881.. . 338.909 1.748.686 1.222.928 525.758

Il y a eu en Allemagne, sur 1,000 habitans de population moyenne pendant ces dix années, en

1872.. . 10.3 mariages 41.1 naissances 30.6 décès 10.5 excédent
1873.. . 10.0 " 41.3 " 29.9 " 11.4 "
1874.. . 9.5 " 41.8 " 28.4 " 13.4 "
1875.. . 9.1 " 42.3 " 29.3 " 13.0 "
1876.. . 8.5 " 42.5 " 28.0 " 14.5 "
1877.. . 8.0 " 41.7 " 28.1 " 13.6 "
1878.. . 7.7 " 40.5 " 27.9 " 12.6 "
1879.. . 7.5 " 40.5 " 27.2 " 13.3 "
1880.. . 7.5 " 39.1 " 27.5 " 11.6 "
1881.. . 7.5 " 38.5 " 26.9 " 11.6 "

Après la guerre, le nombre des mariages, momentanément accru, a diminué de nouveau d’année en année pour recommencer à monter à partir de 1880. La proportion des naissances, tout en manifestant des oscillations en sens contraire d’une année à l’autre, reste à peu près stationnaire, tandis que la proportion des décès est descendue. Comme résultat final, il y a élévation des excédens, en sorte que la population s’accroît de plus en plus en définitive. Ajoutons que le rapport des naissances illégitimes aux naissances légitimes varie entre 8 et 10 pour 100 suivant les années. Pendant la période décennale, le nombre de mort-nés a varié de 3.80 à 4.12 sur 100 naissances. Pour avoir la mesure exacte de l’accroissement du nombre d’habitans présens sur le territoire de l’empire, il faut ajouter ou retrancher de l’excédent des naissances sur les décès la différence entre les entrées et les sorties provenant des migrations. Sauf pour. Hambourg, Brème et Lubeck, l’Anhalt, le Brunswick et les deux petites principautés de Reuss, l’augmentation réelle de la population des différens états reste au-dessous de l’augmentation naturelle parce que l’émigration dépasse l’immigration. En Allemagne, de même qu’en France, où ce fait a été mis en évidence dans un remarquable travail de M. Charles Richet[2], on constate un afflux des habitans des campagnes vers les villes. Berlin, Dresde, Munich, Strasbourg, Mannheim, les cités hanséatiques, accusent une augmentation considérable sous l’effet de cet afflux. À Berlin, dans la capitale, l’accroissement par immigration a atteint la proportion de 20 et de 16 pour 100 dans l’intervalle des derniers recensemens. Aussi la population de cette ville montait à 1,122,330 individus en 1880. À Hambourg, à Brème et à Lubeck, l’accroissement par immigration s’est élevé à 23, à 22 et à 13 pour 1,000 chaque année de la période décennale depuis 1871. Au contraire, les parties polonaises de la Prusse, l’Allemagne du Sud et l’Alsace-Lorraine subissent un mouvement d’émigration très marqué. Ce sont surtout les hommes qui s’en vont à l’étranger, les jeunes gens appelés au service militaire, non-seulement parmi les Alsaciens-Lorrains pour lesquels l’obligation de servir sous les drapeaux allemands est plus pénible, mais, d’une manière générale, dans tout l’empire. Tandis que les départs par suite de l’émigration ont été de 2.07 pour 1,000 sur la population masculine, la proportion générale ne dépasse pas 1.4 sur l’émigration moyenne des deux sexes une année dans l’autre.

Par rapport à la répartition des deux sexes, les derniers recensemens faits en Allemagne donnent les nombres suivans :


Masculin Féminin
1871 20.152 055 20.906.737
1875 20.986.701 21.740.659
1880 22.185.433 23.048.628


Soit un excédent en faveur du sexe féminin, qui s’est élevé de 754,682 personnes en 1871 à 863,195 en 1880, quoique les naissances masculines soient plus nombreuses et se présentent par rapport aux naissances féminines dans la proportion de 12.07 à 11.68 pour 1,000 pendant la période de 1871 à 1875 et de 13.15 à 13.05 dans l’intervalle de 1876 à 1880. Ainsi, s’il naît plus d’hommes que de femmes, l’émigration et aussi le service militaire en enlèvent davantage. Un fait semblable se manifeste en Autriche, en Angleterre et, à un moindre degré, en France, Tandis que la statistique relève actuellement en

Allemagne 103.9 femmes pour 100 hommes.
Autriche 104.1
Grande-Bretagne 104.3
France 100.9


on constate, au contraire, la présence de

98.9 hommes pour 100 femmes en Italie.
96.5 aux États-Unis.

Nulle part l’augmentation de la population féminine n’est plus frappante qu’à Berlin, surtout quand on remarque que le recensement de 1871 signale un excédent de 8,523 hommes et celui de 1875 un excédent de 4,452 hommes pour cette capitale, en regard d’un excédent de 36,672 femmes lors du dénombrement de 1880. Cette différence ne tient pas à la garnison, qui a été de 20,123 militaires en service actif présens à Berlin en 1880, au lieu de 19,515 en 1875. Si les rapports de la statistique officielle gardent le silence sur les causes de l’augmentation numérique des femmes à Berlin, les archives de la police des mœurs seraient peut-être en état de donner la réponse. A défaut d’autres renseignemens, il suffirait, pour deviner les motifs de la différence, d’une promenade à travers les rues dans la nuit ! On constata d’ailleurs des écarts semblables pour Dresde, Munich, Vienne, New-York et Londres. A Paris, à Rome, à Saint-Pétersbourg, au contraire, la proportion des femmes est inférieure, car tandis que Berlin compte aujourd’hui contre 100 hommes 106.8 femmes, Munich 109.0, Dresde 108.5, Vienne 105.7, New-York 104.5 et Londres 113.7, nous ne voyons à Paris que 88.1 femmes, à Saint-Pétersbourg 80.5 et à Rome 79.8 en regard de 100 hommes. Ses particularités à part, l’écart entre les deux sexes pour les naissances n’est pas grand. Dans aucun pays dont la démographie est connue, il n’arrive à un vingtième du total à l’avantage des garçons ou des filles. Pourquoi l’égalité se maintient-elle dans le nombre des naissances entre les sexes ? La science reste muette à cette question. Un mystère providentiel agit pour la conservation de l’espèce humaine en dérobant à notre volonté la faculté de régler la production des sexes.

Plus haut nous avons exposé le mouvement de la population en Allemagne et constaté l’excédent des naissances sur les décès. Comparons maintenant de plus près ces excédens à ceux de la France dans le cours des dix dernières années dont les relevés nous sont connus, en rappelant que l’accroissement annuel moyen du nombre d’habitans depuis 50 ans est de 95,039 en France contre 182,424 en Allemagne, mais que la progression pour le territoire de l’Allemagne pendant la dernière décade s’élève à 431,881 individus, sans compter les émigrans, contre 121,829 seulement en France. Voici d’ailleurs les relevés de l’excédent des naissances sur les décès dans les deux pays depuis 1872 :

EXCÉDENT DES NAISSANCES SUR LES DÉCÈS.
Années. En France. En Allemagne.
1872. . . 172.936 431.305
1873. . . 101.176 473.821
1874. . . 172.943 561.044
1875. . . 105.913 552.019
1876. . . 132.608 624.074
1877. . . 142.620 594.858
1878. . . 98.141 556.473
1879. . . 96.647 592.098
1880. . . 61.940 522.970
1881. . . 108.229 525.758


Comme commentaire de ces chiffres, nous remarquerons que, si la natalité est beaucoup plus forte chez la nation allemande, la mortalité oscille pour elle entre 27 et 30 pour 100 contre 23 à 24 chez la nation française pendant les dix dernières années. Dans les pays slaves, le nombre des décès annuels par 1,000 habitans monte à 82 et 42 en Russie, en Hongrie et en Serbie, pour descendre dans les états Scandinaves entre 19 et 17. Le nombre des mariages diffère moins entre la France et l’Allemagne : il est chez les deux peuples de 8 environ par an sur 1,000 habitans, un peu plus, un peu moins, suivant que les récoltes sont abondantes ou faibles. Sur 100 femmes nubiles en Allemagne, 52 seulement sont mariées, 3 divorcées ou veuves, 45 filles. Au nombre de 10,350,140 dans tout l’empire, les femmes nées entre les années 1823 à 1863, par conséquent âgées de 17 à 50 ans, représentent 21 pour 100 de la population totale : on compte dans le pays 4,072,536 filles de cet âge à marier » L’un dans l’autre, chaque mariage en Allemagne donne 5 enfans, comme en Angleterre, contre 3 seulement en France, Chaque année, on compte en Allemagne 1 naissance sur 25 habitans ; en France, 1 sur 37. Année moyenne, de 1871 à 1880, le nombre total des naissances en France a été de 937, 243, en Allemagne de 1,771,243 ou bien près du double. Une décroissance graduelle se manifeste dans la natalité en France, dont la proportion annuelle par 1,000 habitans est descendue de 32 pendant la décade de 1801 à 1810, à 26 pendant la décade de 1872 à 1880. Chaque ménage français est une famille peu nombreuse ; chaque ménage allemand est une famille nombreuse. C’est un fait confirmé à tout moment par l’observation des mœurs : c’est le grand péril national.


II

Ainsi que nous l’avons rappelé déjà, la population moyenne de l’empire allemand, au recensement de 1880, était de 82 individus par kilomètre carré. Parmi les états particuliers de l’Allemagne, c’est le royaume de Saxe qui présente la plus grande densité. En Prusse même, les deux provinces de Kœnigsberg et de Dantzig comptent seulement 54 habitans par kilomètre carré, le Hanovre 56, la Poméranie et le duché de Posen 59 chacun, soit 3 ou 4 fois moins que la province du Rhin ou le royaume de Saxe, qui ont l’une 147, l’autre 198 habitans par kilomètre carré. Pour les deux départemens de l’Alsace, la population spécifique par kilomètre est de 130 personnes, de 79 dans la Lorraine annexée. Ces chiures ne suffisent pas pour exprimer clairement la distribution de la population par rapport à l’étendue du territoire. Pour bien se rendre compte de la densité de la population, il faut distinguer entre la population rurale et la population urbaine, séparer la population éparse à la campagne de la population agglomérée dans les villes. D’une manière générale, mais non pas dans tous les cas, les populations des communes avec moins de 2,000 habitans vivent surtout de l’agriculture ; celles des communes plus peuplées subsistent plutôt par les industries non agricoles et le commerce. D’après le recensement des professions fait le 5 juin 1882, le nombre de personnes occupées d’agriculture et de travaux qui s’y rattachent s’élève à 19,225,456 ; le nombre de personnes vivant de la transformation des produits bruts ou d’industries manufacturières à 16,058,080 ; le nombre de personnes adonnées au commerce à 4,531,080 ; le nombre de domestiques à 938,294 ; le nombre de militaires à 542, 282 ; le nombre de fonctionnaires publics et d’individus des professions libérales à 2,222,982.

À propos de la répartition en population rurale et en population urbaine, on sait que, dans certains pays d’Allemagne, toutes les localités ou agglomérations ne forment pas une commune autonome dans le sens attribué à cette dénomination en France pour les associations communales. Particulièrement, dans les grands-duchés d’Oldenbourg et de Mecklembourg-Schwérin, où subsistent encore des restes de l’organisation féodale, chaque village ne représente pas une commune. A côté des communes constituées existent des domaines seigneuriaux, qui ont leur administration propre, indépendante des communes qui les entourent. Si nous comptons comme communes urbaines toutes les localités avec plus de 2,000 habitans, nous constatons que la population rurale et la population urbaine se sont trouvées, lors des trois derniers recensemens, dans le rapport suivant :

Recensement de Population
Urbaine. Rurale.
1871 : 14.790.798 20.219.352
1875 : 10.657.172 26.070.188
1880 : 18.720.530 20.513.531

En d’autres termes, sur 1,000 habitans recensés, il y a eu comme population

Années. Urbaine. Rurale.
1871 : 361 639
1875 : 390 610
1880 : 414 586

La proportion par 1,000 habitans entre la population rurale et la population urbaine, dans les différentes parties de l’Allemagne, se présente ainsi aux deux recensemens de 1871 et de 1880 :

RÉGIONS. Sur 1.000 habitans recensés, il y a dans les localités
Avec 2000 habitans et plus Avec moins de 2000 habitans
1871 1880 1871 1880
Brandebourg et Berlin
538 605 462 395
Provinces de Prusse orientale et occidentale
226 254 774 746
Autres districts de la Baltique
398 446 602 554
Posnanie 209 238 791 762
District d’Oppeln
290 343 710 657
Districts de Breslau et de Liegnitz
306 354 694 646
Royaume de Saie et Thuringe
438 505 562 495
Provinces de Saxe, Hildeshelm, Brunswick et Anhalt
385 438 615 562
Province de Hanovre
321 374 679 626
Province du Rhin
566 627 434 373
Hesse-Nassau
307 357 693 643
Bavière à droite du Rhin
226 267 774 733
Wurtemberg et Baden
311 360 689 640
Palatinat et Alsace-Lorraine
343 375 657 625


Parmi les localités de 2,000 habitans la statistique officielle distingue quatre groupes, à savoir : les grandes villes avec plus de 100,000 habitans, les villes moyennes de 100,000 à 20,000, les petites villes de 2,000 à 5,000 servant de marché pour la contrée environnante, les villes rurales avec 5,000 à 2,000 habitans, faisant le petit commerce dans une commune essentiellement rurale. À ce compte, il y aurait eu en Allemagne :

En 1871. En 1880.
Grandes villes : 8 avec 1.968.537 habitans. 14 avec 3.273.144 habitans.
Villes moyennes : 75 3.147.272 102 4.027.085
Petites villes : 529 4.588.364 641 5.671.325
Villes rurales : 1.716 5.086.825 1.950 5.748.976




Nombre de villes : 2.328 avec 14.790.708 habitans. 2.707 avec 18.720 530


De sorte que, sur 1,000 habitans de l’empire allemand, il y a :

1871 1880
Grandes villes au-dessus de 100,000 habitans : 48 72
Villes moyennes de 100,000 à 20,000 habitans : 79 89
Petites villes de 20,000 à 5,000 habitans : 112 125
Villes rurales de 5,000 à 2,000 habitans : 129 127
Campagnes et localités au-dessous de 2,000 habitans : 633 587


Dans l’intervalle des années 1871 à 1880, l’accroissement de la population a été de :

1.968.537 à 2.570.704 habitans, soit 2.9 pour 100 dans les grandes villes.
3.147.272 à 3.970.763 2.5 pour 100 dans les villes moyennes.
4.588.364 à 5.549.172 2.1 pour 100 dans les petites villes.
31.305.977 à 33.143.421 0.6 pour 100 dans les autres localités.


En France, parmi toutes les villes ayant actuellement plus de 20,000 habitans, aucune n’avait en 1801 une population plus nombreuse qu’au dernier recensement de 1881. L’accroissement survenu dans la population profite surtout aux grandes villes. Paris, entre autres, a vu le nombre de ses habitans quadrupler dans l’intervalle des années 1801 à 1880, en passant de 546,856 à 2,210,000 âmes. A Lyon, l’augmentation a été de 109,500 à 342,815 ; à Marseille, de 111,130 à 318,868. Fait-on la somme des 82 villes françaises comptant actuellement plus de 2,000 habitans pour comparer la population de ces villes en 1876 à leur population en 1831, on constate un accroissement de 2,290,000 à 6,236,700 personnes, de manière à tripler en soixante-quinze ans. Pour les villes de France ayant de 2,000 à 20,000 habitans, l’augmentation s’est élevée dans le même temps de 3,834,163 à 5,723,991 habitans, tandis que la population des communes rurales avec moins de 2,000 habitans s’est réduite de 25,877,200 à 24 945,064. A raison de 100 habitans en 1831, la population de la France se trouve être en 1876 respectivement de :

219 dans les grandes villes.
149 dans les petites villes.
96 dans les campagnes.

De même, en Allemagne, les villes rurales ou les communes de 2,000 à 5,000 habitans accusent une diminution sensible résultant d’un déplacement vers les centres plus peuplés et les grandes agglomérations. Sur 1,832 de ces communes rurales existant au 1er décembre 1875, environ 490 ont subi une diminution de population par rapport au recensement précédent de 1871. Le mouvement des campagnes vers les villes continue à s’accentuer depuis sur toute l’étendue de l’empire, au point de déterminer une augmentation annuelle de plus de 3 pour 100, comme à Francfort-sur-le-Mein et à Leipzig. Voici d’ailleurs la proportion d’accroissement des villes allemandes qui comptent plus de 100,000 habitans :

Population en 1880. Augmentation annuelle par 100 habitans.
De 1875 à 1880 De 1867 à 1875
Berlin 1.122.330 2.93 3.98
Hambourg 289.859 1.82 2.03
Breslau 272.912 2.05 4.08
Munich 230.023 2.91 1.54
Dresde 220.818 2.25 2.92
Leipzig 149.081 3.14 4.19
Cologne 144.772 1.34 0.98
Kœnigsberg 140.909 2.77 1.79
Francfort 136.819 3.78 3.78
Hanovre 122.843 2.82 4.52
Stuttgart 117.303 1.79 4.30
Brême 112.453 1.85 3.88
Dantzig 108.551 2.06 1.15
Strasbourg 104.471 2.04 1.20


L’augmentation de la population des grandes villes dépasse considérablement l’accroissement normal, mais elle ne répond pas à une fécondité plus grande, à un développement de la natalité. La natalité et la fécondité sont, au contraire, plus fortes à la campagne que dans les villes. Cela ressort de la comparaison des familles urbaines avec les familles rurales, les premières étant plus nombreuses que les secondes. D’un recensement à l’autre, le nombre d’individus, ou plutôt la proportion des habitans vivant en famille, diminue. Ainsi, dans les grandes villes, avec plus de 100,000 habitans, nous voyons sur 1,000 individus :

En 1871 En 1880
Vivant en famille 940 934
Isolés 15 15
Dans des établissemens publics 45 51

Le nombre des ménages et celui des personnes vivant isolément a été, d’après les trois derniers recensemens, dans tout l’empire :

Années Ménages en familles Individus vivant seuls
1871. . . 8.161.298 535.508
1875. . . 8.593.618 572.842
1880. . . 9.004.702 604.154

En 1871, une proportion de 97 pour 100 de la population vivait en famille ou formait ménage dans toute l’Allemagne. Presque partout cette proportion semble avoir diminué au détriment de la vie de famille et sous l’influence de la loi sur la liberté de domicile, dont les effets sont encore accentués davantage par le développement des chemins de fer. La fécondité des mariages diminuera par suite de déplacemens plus fréquens. Lors des recensemens de 1871 et de 1880, le nombre d’individus comptés par ménage s’est présenté comme suit pour les différentes parties de l’empire :

INDIVIDUS PAR MÉNAGE.
Provinces ou états 1871 1880
Prusse orientale 5,08 5.07
Prusse occidentale 5.19 5.15
Brandebourg 4.82 4.65
Poméranie 5,.5 5.15
Posnanie 5.17 5.24
Silésie 4.64 4.64
Saxe 4.69 4.87
Sleswig-Holstein 4.79 4.74
Hanovre 4.89 4.88
Westphalie 5.28 5.30
Hesse-Nassau 4.82 4.90
Prusse rhénane 5.03 5.04
Hohenzollern 4.58 4.63
Royaume de Prusse 4.92 4.90
Royaume de Saxe 4.86 4.70
Alsace-Lorraine 4.00 4.33

Dès maintenant, la diminution du nombre de personnes par ménage est sensible pour l’ensemble de l’Allemagne. Pour l’Alsace-Lorraine, il y a une augmentation, qui reparaît à la suite d’une réduction exceptionnelle causée par l’annexion et l’émigration après - la guerre. Un examen attentif des relevés de l’état civil indique d’ailleurs pour l’empire allemand en général un ralentissement de la natalité pendant les dernières années, ralentissement de plus en plus marqué. Au lieu de 41.78 naissances par 1,000 habitans pendant la période quinquennale de 1872 à 1876, il n’y en a plus en que 39.47 pour la période de 1878 à 1882. La progression décroissante continue. Malgré cette tendance qui se manifeste depuis une dizaine d’années, la natalité, en Allemagne, reste beaucoup plus forte qu’en France, et la progression énorme de la nation allemande est de nature à inspirer de sérieuses préoccupations aux patriotes soucieux de l’avenir du peuple français. Nous n’avons pas à revenir sur les causes de l’infécondité de la France, mises à jour ici même dans les études émues de M. Charles Richet[3]. Cette cause est toute morale. On ne veut pas plus d’enfans pour avoir plus d’aisance. Calcul d’une exactitude sujette à caution, car s’il est vrai que l’éducation d’une famille nombreuse coûte cher et diminue l’épargne, il est vrai aussi que les enfans bien élevés et appliqués au travail gagnent plus qu’ils n’ont coûté à leurs parens. Les apôtres de la limitation des naissances nous disent : La France a seulement 27 enfans au-dessous de quinze ans par 100 habitans et l’Allemagne 34, d’où cette conclusion que les élémens productifs de la nation française, les hommes en état de travailler, sont supérieurs en proportion à la capacité de production du peuple allemand. Relativement peut-être, mais non pas dans un sens absolu, car dès maintenant l’Allemagne compte un plus grand nombre de travailleurs valides, et, dans un pays civilisé, le capital humain surpasse tous les autres en valeur. Dans la suite de ces études, nous montrerons par des chiffres authentiques que l’accroissement de la fortune de la nation allemande marche de pair avec l’augmentation de sa population, que, dès maintenant, son industrie et son commerce font à l’industrie et au commerce français une concurrence déjà sérieuse et qui bientôt sera redoutable. Quelles réflexions surtout doit nous suggérer l’appât d’une richesse extrême de la France, exposée aux convoitises de voisins trop nombreux pour vivre à l’aise sur leur territoire devenu trop étroit, mais qui ont conscience de leur force et que leurs besoins poussent à réclamer une part des biens amassés à côté d’eux ! Quand l’écart entre la puissance numérique des populations française et allemande aura encore augmenté davantage, on saisira mieux les conséquences d’une diminution croissante de la natalité pour la défense nationale. Chacun saura quel danger il y a pour le pays de voir tomber de 4 à 3 le nombre des naissances par mariage en l’espace de moins d’un siècle. Chacun comprendra quelles ressources la France aura perdues en ne voulant pas une fécondité de ses familles égale à la fécondité des familles de l’Allemagne, fécondité qui lui aurait assuré 150,000 conscrits de plus à vingt ans avec un effectif supplémentaire de 500,000 à 600,000 enfans par année. Ah ! n’affectons point de dédain pour la force des armes après la douloureuse expérience de nos revers et la rançon des milliards payés aux vainqueurs. Quoi qu’en pensent les rêveurs de la paix universelle, la prospérité et la richesse d’un peuple ne sont vraiment complètes que si ce peuple dispose d’une puissance militaire suffisante pour défendre cette richesse et cette prospérité.


III

En vérité, le premier lien qui unit entre eux tous les citoyens d’un grand pays, c’est celui d’une protection mutuelle et d’une commune défense. Personne n’affirme mieux ce fait que les Allemands des petits états établis à l’étranger. La constitution de l’unité nationale nous a coûté de grands sacrifices, disent les Badois et les Wurtembergeois, mais ces sacrifices sont compensés par des avantages supérieurs. Autrefois, quand l’un ou l’autre d’entre nous était molesté au dehors comme sujet d’un état secondaire, ses plaintes restaient sans écho, et il ne pouvait obtenir justice. Maintenant que nous pouvons invoquer, en qualité de citoyens allemands, l’appui du gouvernement de l’empire, tout le monde nous respecte et nous craint. Ainsi nos voisins d’outre-Rhin reconnaissent une augmentation de sécurité comme résultat de leur unification politique. Tout naturellement, l’accroissement rapide de la population doit déterminer un mouvement d’émigration considérable. Faute de colonies allemandes, ce mouvement se porte sur les colonies étrangères et surtout du côté des États-Unis d’Amérique. On se demande pourtant s’il ne vaudrait pas mieux, dans l’intérêt commun des émigrans et de la mère patrie, de diriger le courant sur des colonies propres à l’Allemagne. Les sociétés de colonisation fondées dans les grandes villes de commerce, à Hambourg, à Berlin, à Francfort, ont posé la question de la politique coloniale. Par la convocation de la conférence pour régler les conditions du commerce européen sur le Congo et le Niger, le gouvernement de l’empire montre qu’il se préoccupe sérieusement de cette question. Le prince de Bismarck comprend l’importance majeure, sinon la nécessité de favoriser l’extension du commerce allemand dans les diverses parties du monde, afin d’assurer plus de débouchés à l’industrie nationale. Plus les Allemands augmentent en nombre, plus ils sont tenus de développer leur industrie. Pour protéger leur commerce, il leur faut des stations navales et des ports de ravitaillement hors des mers d’Europe. De là l’occupation de la côte des Cameroons dans l’Afrique occidentale et de l’anse d’Angra Pequeña, près de la colonie anglaise du Cap, en même temps que les demandes de crédits soumises au Reichstag pour subventionner des lignes allemandes de paquebots dans l’extrême Orient et des établissemens commerciaux des îles Samoa, dans la mer du Sud.

À l’époque des grandes migrations, dans le mouvement des populations germaniques de la Pannonie, en remontant le Danube, à mesure qu’une tribu avançait, elle s’emparait du territoire nécessaire pour son établissement par une occupation pacifique ou par la force des armes. Les Germains admettaient comme un principe de droit de prendre de la terre dans la mesure de leurs besoins. Tout le pays pris en possession était consacré solennellement aux divinités nationales, aux esprits protecteurs des frontières, par des feux, des tournées, des sacrifices. Suivant l’usage établi, les envahisseurs n’enlevaient pas tout aux habitans de la contrée dont ils s’emparaient. Ils leur laissaient bien une partie du sol, un tiers du domaine, où ils les cantonnaient. Dès lors, leurs chefs mettaient en pratique la maxime de la ballade du Roi des aulnes, en saisissant par la violence ce qu’ils ne pouvaient obtenir autrement :


Bist du nicht willig,
So brauch ich Gewalt.


Mais, en revanche, ils s’attribuaient un droit imprescriptible sur tout ce qui avait une fois été en leur possession, même après avoir quitté les terres occupées. Procope raconte l’histoire d’une députation de Vandales, restée dans leur patrie après le départ de la masse du peuple, qui alla à Carthage demander à Genséric d’abandonner ses prétentions sur le pays d’origine parce qu’ils ne pouvaient pas le défendre : l’assemblée des guerriers allait donner satisfaction à cette prière sans le conseil d’un ancien qui en détourna le peuple pour le motif qu’il ne savait pas s’il ne faudrait pas retourner un jour sur les territoires abandonnés. On sait aussi comment une horde de Saxons, partis pour l’Italie avec leurs voisins les Langobards, revinrent après un certain temps et trouvèrent leur pays au pied du Harz occupés par les Thuringiens, qu’ils sommèrent de se retirer. Les Thuringiens offrirent le tiers, puis la moitié, enfin les deux tiers du sol, avec le bétail qui s’y trouvait. Pourtant les Saxons ayant revendiqué la propriété du tout, les deux peuplades en vinrent aux armes et la lutte se termina par l’extermination à peu près complète des réimmigrans.

Par la force des choses, le besoin de vivre, ou la lutte pour l’existence, obligera encore les Allemands à se répandre au-delà des limites actuelles de leur empire dans l’avenir. En attendant, le mouvement d’émigration est pacifique et son courant se porte surtout vers les États-Unis. Depuis 1820, les États-Unis d’Amérique n’ont pas reçu moins de 3,440,000 émigrans allemands. Le nombre de sujets allemands sortis des ports de mer de l’Allemagne, dans l’intervalle des années 1871 à 1883, s’élève à 1,165,696, sans compter ceux qui s’en vont par les frontières de terre. Pendant la période décennale de 1873 à 1882, le port français du Havre a expédié à lui seul 45,453 Allemands. En 1881, la proportion de l’émigration directe par les ports de la mer du Nord et de la mer Baltique a atteint 210,547 individus, avec une moyenne annuelle de 142,010 depuis cinq ans. La répartition des émigrans entre les pays de destination dans l’année 1881 s’est faite ainsi :

États-Unis d’Amérique 206.189
Amérique anglaise 286
Amérique centrale et Mexique 56
Indes occidentales 58
Brésil 2.102
Autres pays d’Amérique. 762
Afrique 314
Asie 35
Australie 745

Le relevé des entrées aux États-Unis porte même à 249,572 le nombre des émigrans allemands débarqués dans les ports de l’Union américaine en 1881, au lieu de 206,189 indiqués dans les sorties directes des ports de l’Allemagne. Un commissaire impérial surveille l’embarquement des émigrans au départ et reçoit les plaintes qu’ils peuvent avoir à formuler contre les agens d’émigration. D’après ses constatations, 20 pour 100 des personnes émigrées partent avec des billets de voyage gratuits ou plutôt payés par des membres de leur famille déjà établis en Amérique. Il a reconnu que, sur 210,547 émigrans de nationalité allemande inscrits au départ en 1881, environ 74,036 sont partis isolément, les autres 135,077 en famille. Le nombre des familles émigrées atteint 35,978 pendant la même année. Quant à l’âge des émigrans, nous trouvons sur l’ensemble de l’année :

Sexe masculin Sexe féminin
29.831 26.838 au-dessous de 10 ans
21.021 14.711 de 10 à 20 ans
39.941 24.183 de 20 à 30 ans.
18.608 10.879 de 30 à 40 ans.
7.856 5.286 de 40 à 50 ans.
3.380 3.063 de 50 à 60 ans.
1.310 1.357 de 60 à 70 ans.
323 275 au-dessus de 70 ans.
119 72 d’âge indéterminé.

Soit en tout 122,389 individus masculins contre 87,724 féminins. C’est la Prusse qui fournit les plus forts contingens pour les provinces de Posen, de Westpreussen et de Poméranie, à raison de 72,772 personnes sur un total de 145,679 émigrans prussiens. Cette forte proportion de l’émigration des provinces orientales de la Prusse tient particulièrement aux conditions d’exploitation, dans une contrée éminemment agricole et de grande propriété, où les paysans possèdent peu de terre en propre, où les salaires sont faibles. Pour les centres industriels, avec salaires plus élevés, dans les provinces du Rhin, de la Saxe, de la Silésie, on compte une moindre proportion d’émigrans. En fait, même dans les provinces avec prédominance de l’élément agricole, l’excédent des naissances sur les décès dépasse encore le nombre d’habitans enlevés par l’émigration. L’émigration enlève surtout les adultes en état de produire et particulièrement les jeunes gens soumis à l’obligation militaire. Ainsi, pendant l’année 1881, il n’y a pas eu moins de 39,941 hommes âgés de 20 à 30 ans, contre 16,165 seulement de la période de 30 à 50 ans. M. Levasseur, dans sa conférence sur l’émigration contemporaine, faite à la récente exposition universelle d’Amsterdam, signale comme causes de l’émigration libre l’insuffisance des moyens d’existence dans le pays natal, la perspective d’un avenir meilleur dans un pays étranger, les conditions politiques qui rendent intolérable le séjour dans la patrie, la facilité des communications enfin et la multiplicité des relations. En Allemagne, nous l’avons dit et nous comptons le montrer avec preuves à l’appui, il n’y a pas à proprement parler insuffisance des moyens d’existence pour la population indigène. Depuis quinze ans, l’industrie et le commerce ont fait dans l’empire allemand des progrès assez considérables pour répondre aux besoins d’un accroissement numérique de ses habitans. Néanmoins la perspective d’un avenir meilleur à l’étranger détermine dans les provinces agricoles, où les salaires restent inférieurs à ceux des centres plus industrieux et où la masse du peuple n’arrive pas à acquérir des terres lui appartenant en propre, un courant d’émigration croissant par degrés avec l’augmentation de la population. L’existence de six lignes de paquebots exploitées par autant de grandes compagnies d’émigration facilite beaucoup le départ des émigrans par Hambourg et par Brème, outre l’action des sociétés étrangères de transport par la Hollande, Le Havre, Anvers et les ports anglais. Pendant certains mois de l’année, on ne voit pas moins de dix-sept à dix-huit gros navires à vapeur chargés d’émigrans sortir des seuls ports de Brome et de Hambourg, sans compter les services d’intermédiaires par l’Angleterre. Sons l’influence de la richesse créée par les premiers occupans dans les colonies nouvelles, les imaginations sont séduites. Les relations des colons avec la mère patrie ont pour effet d’attirer auprès d’eux leurs parens et leurs amis par l’appât de terres faciles à acquérir. Comme le courant de l’émigration allemande se porte surtout du côté des États-Unis d’Amérique, les hommes d’état de l’Allemagne se demandent s’il ne serait pas plus avantageux, au point de vue national, de diriger ce mouvement sur des colonies allemandes à fonder sur d’autres points du globe. Une fois établis en Amérique, les colons allemands ne restent plus Allemands de nation. Ils deviennent Américains en peu de temps. La nature propre de leur caractère les amène à accepter plus aisément que d’autres peuples une nationalité étrangère, avec sa manière de voir et de penser, ses mœurs et son langage. Dans ses chants patriotiques, Arndt a pu dire : « La patrie de l’Allemand s’étend aussi loin que résonne la langue allemande. » Avec autant de raison nous pouvons ajouter que l’Allemand se fait une patrie partout où il se trouve bien. Ubi bene, ibi patria est un axiome éminemment germanique, bien plus que latin. Sous l’influence d’un milieu nouveau, la transformation s’effectue d’autant plus vite que les rapports avec le milieu ancien, avec la mère patrie, sont moins fréquens. Émigré sur un autre territoire, au milieu d’un peuple nouveau, le colon s’assimile avec l’air qu’il respire les vues et les sentimens particuliers de ce peuple. Il change sans le savoir, sans en avoir conscience. Ses services profitent à la société dont il devient partie intégrante, les avantages de cette société lui reviennent ; Pour la masse des émigrans, le petit capital intellectuel importé du pays d’origine est bientôt remplacé par les acquisitions de la patrie d’adoption. L’influence de la première patrie s’arrête pour eux du jour où ils ont posé le pied sur la rive étrangère. La langue allemande continue à servir aux parens : les enfans naissent Américains. Dès 1819, les Allemands de Philadelphie, la ville des États-Unis la plus allemande à cette époque, n’étaient plus en état de rédiger dans leur langue maternelle les procès-verbaux de leurs réunions, parce que les relations des premiers colons avec l’Allemagne avaient à peu près cessé par suite des grandes guerres continentales. À New-York, où l’émigration allemande était alors plus faible, en 1794, les enfans des colons allemands ne savaient plus écrire l’allemand. Aucun lien intime, intellectuel, dit M. Kapp, un député au Reichstag, attaché naguère en Amérique au service de l’émigration, ne réunit les émigrés allemands de 1820 et de 1830 avec ceux de 1848. Aujourd’hui pas plus qu’autrefois les émigrans allemands n’ont de chance de créer des états allemands aux États-Unis, car 100,000 émigrans allemands en proportion de 50 millions d’Américains maintenant comptent moins qu’au dernier siècle 10,000 Allemands par rapport à 100,000 Américains. Aussi longtemps que l’augmentation de la population aux États-Unis sera en rapport avec les progrès de l’émigration, la situation relative des deux élémens ne changera pas. D’ailleurs les immigrans anglais et irlandais sont encore plus nombreux que les Allemands. L’idée de fonder des états exclusivement allemands en Amérique est une pure utopie.

Émigrer, c’est quitter le pays natal avec la volonté de s’établir ailleurs sans intention de retour. Celui qui cède à cette détermination espère satisfaire au dehors ses besoins mieux que dans sa patrie. Nul ne se décide à rompre avec son passé sans la perspective d’un avenir meilleur, d’un établissement plus conforme à ses aspirations. Dès lors, les règlemens de police invoqués dans un récent congrès des économistes allemands réunis à Berlin pour discuter la question de l’émigration et de la colonisation, afin de diriger les émigrans allemands dans des colonies allemandes officielles, restent sans effet. Les partisans des colonies nationales ont cherché à calculer les pertes causées à la nation par le départ des émigrans. Ces pertes sont plus apparentes que réelles. Malgré le départ de 3 à 4 millions d’individus pour l’Amérique, la population de l’Allemagne n’en a pas moins doublé en l’espace de soixante ans ou à peu près. En même temps, le commerce allemand avec les États-Unis s’est développé dans une mesure considérable, simultanément avec les progrès de l’émigration. Brème, qui exportait pour 12 millions de marcs de marchandises en 1844, en a exporté, en 1872, pour 105. Les lignes de navigation et de marine, organisées surtout pour le service des émigrans, ont augmenté comme celles de Hambourg en proportion de l’émigration. D’après les Statistical Abstracts des États-Unis, les importations allemandes dans les ports de l’Union américaine se sont élevées de 9,663,743 dollars en 1863, à 61,491, 756 dollars en 1873 contre une exportation de 16,861,274 à 60, 124,410 dollars d’Amérique en Allemagne pour ces mêmes époques respectives. Pendant la guerre de 1870, les Allemands établis de l’autre côté de l’océan ont envoyé à la société de secours aux blessés une collecte d’un million de dollars et des offrandes semblables sont arrivées d’Amérique à Berlin a la suite des dernières inondations du Rhin en 1882. En même temps, les citoyens allemands des États-Unis sont intervenus auprès du gouvernement de Washington afin d’empêcher les croiseurs français de mettre la main sur les navires allemands à la sortie des ports de l’Union. Les bras et les capitaux emportés par les émigrans ne constituent donc pas une perte sèche sans compensation pour la mère patrie. Sans doute, les émigrans emportent, lors de leur départ, un capital notable, tant par les valeurs en argent qu’ils ont sur eux que par leur puissance productive. Certains statisticiens évaluent de 200 à 300 thalers en moyenne, soit 750 à 1,125 francs, les valeurs en espèces emportées par chaque émigrant l’un dans l’autre. Se fondant sur des relevés faits à Castel-Garden, où débarquent tous les émigrans allemands en destination de New-York, M. Kapp a constaté que chacun apporte dans ses poches au moins 70 dollars en argent monnayé, sans compter les lettres de change. D’un autre côté, en ce qui concerne la valeur même des hommes, M. Engel, ancien directeur du bureau de statistique de la Prusse, dans sa brochure der Werth der Arbeit, estime à 40 thalers ou 150 francs par an la dépense pour élever un enfant pendant les cinq premières années de sa vie en augmentant de 10 thalers par année pendant la période de six à dix ans et de 20 thalers entre onze et quinze ans, de manière à compter 750 thalers ou 2,716 francs pour former un homme ou un ouvrier ordinaire. Cette somme équivaudrait au bénéfice du pays d’adoption pour chaque ouvrier adulte émigré au détriment de la mère patrie. Or, parmi les immigrans, les individus vivant du travail de leurs mains forment le plus grand nombre. C’est ce que nous avons montré plus haut par le classement des émigrans allemands de l’année 1881 suivant leur âge, et c’est ce qui résulte des observations de M. Kapp pour la période 1860 à 1870, consignées dans son livre Immigration and the Commissioners of Emigration, observations d’après lesquelles 75 pour 100 des émigrans ont de quinze à quarante ans. Comme les salaires sont plus élevés en Amérique qu’en Allemagne, on peut estimer aux États-Unis la valeur moyenne d’un homme de 800 à 1,000 dollars au lieu du prix de revient de 750 thalers indiqué par le directeur du bureau de statistique de Prusse. Un des directeurs du Census américain, M. Edward Yung, calcule le prix moyen par tête à 800 dollars. En réduisant cette valeur moyenne à 500 dollars par émigrant et en admettant 100 thalers pour son avoir en espèces, 100,000 émigrans quittant l’Allemagne une année dans l’autre emporteraient ainsi 10 millions de thalers en argent et 50 millions de dollars de force productive, soit un capital d’environ 230 millions de marcs enlevés annuellement. Sur A millions d’individus émigrés d’Allemagne depuis le commencement de ce siècle, ce pays aurait perdu ainsi un capital de 9 milliards 200 millions de marcs ou 11 milliards 1/2 de francs, plus du double de l’indemnité de guerre française. Pourtant, aux calculateurs qui attribuent ainsi à l’Allemagne une perte totale de 11 milliards 1/2 de francs depuis le commencement de ce siècle et une perte annuelle de 287 millions actuellement par le fait de l’émigration, on peut objecter que ces valeurs ne seraient réalisées que dans l’hypothèse de l’utilisation intégrale de toutes les forces productives dont disposent les émigrans. D’autre part, si l’émigration était moins intense, la surabondance des bras sur le marché du travail en Allemagne ne permettrait peut-être pas d’atteindre un produit aussi élevé. Sans approfondir ici l’examen critique des facteurs d’un calcul plus ou moins contestable, on peut affirmer aux partisans des colonies officielles dans l’intérêt de la nation allemande que la perte attribuée aux effets de l’émigration est certainement moins énorme qu’ils ne pensent, et se trouve compensée par d’autres avantages. Sans l’émigration contenue dans ces limites et qui modère un accroissement excessif de la population, le développement de la richesse nationale suivrait certainement une marche moins régulière.


IV

Tout en laissant à l’émigration son libre cours, sans l’entraver par des mesures de police, sans chercher à la détourner de force dans des colonies officielles, avec de grands sacrifices pour l’état, l’accroissement de la population oblige le gouvernement de l’empire allemand à favoriser l’expansion du commerce et de l’industrie, expansion sans laquelle une émigration plus forte sera nécessaire. Par la force des choses, plus impérieuse que les volontés humaines, le prince de Bismarck se trouve amené à inaugurer pour l’Allemagne une véritable politique coloniale. Coup sur coup, le Reichstag s’est trouvé saisi d’une série de propositions pour le développement de la marine militaire, pour des subventions à des lignes de paquebots entre Brème, Hambourg, l’extrême Orient et l’Australie, ainsi qu’à une compagnie de colonisation dans la Mer du Sud. En même temps nous arrive la nouvelle de l’occupation d’Angra Pequeña et celle de la côte de Cameronnes, en face de Fernando-Pô. A Fernando-Pô, le gouvernement espagnol vient de céder à l’Allemagne, dans la baie de Sainte-Isabelle, un terrain pour une station de charbon et de ravitaillement. Il a été question aussi de la cession d’un îlot près de Cuba, puis de celle de Lancerote, une des îles Canaries, et de Fromentera, une des Baléares, ainsi que de Las-Chamias, Ilot méditerranéen à mi-route entre Gibraltar et Malte, avec le territoire de Zébu, sur l’Ile de Luçon. D’autres projets encore sont en suspens et dès maintenant le pavillon allemand flotte en Océanie, à la Nouvelle-Bretagne et sur plusieurs autres lies, telles que le Nouveau-Hanovre, la Nouvelle-Irlande et le nord de la Nouvelle-Guinée, territoires d’une étendue de 200,000 à 300,000 kilomètres carrés, soit la moitié de la superficie de la France. Les Australiens, qui ont imaginé à leur usage une sorte de doctrine de Monroe, calquée sur le patron américain, prétendent bien à la suprématie dans la Mer da Sud. Ils ont émis l’opinion qu’ils ne souffriraient plus de nouvelles extensions européennes dans ce domaine à eux. Vaines rodomontades, auxquelles le chancelier allemand ne fera aucune attention.

Angra Pequeña, la première, en date des colonies allemandes, n’a en elle-même pas grande importance. C’est une petite baie, sur la côte de l’Afrique australe, entourée de terres arides, où l’eau doit être amenée en tonneaux de la colonie anglaise du Cap. Le voisinage de la colonie du Cap, de l’état libre du fleuve Orange et de la république des Boers du Transvaal attache à cette position plus de valeur pour l’avenir, surtout depuis que de nouvelles annexions ont assuré à l’Allemagne la souveraineté de tout le littoral entre l’embouchure du fleuve et le cap Frio, à l’exception du petit settlement anglais de Walfish bay, devenu une simple enclave des possessions germaniques. Sur la côte orientale, au pays des Zoulous, le fondateur de la station d’Angra Pequeña, M. Luderitz, vient encore d’acquérir au bord de la baie de Sainte-Lucie, moyennant une boite à musique, un habit brodé et un peu d’eau-de-vie, une langue de terre où le gouverneur de Natal déploya le pavillon britannique. En même temps, les Boers et les républicains ! du fleuve Orange ont entamé des négociations pour fermer, avec l’appui du prince de Bismarck, une union des états libres du sud de l’Afrique, qui compte ensemble, dès maintenant, plus d’un million d’habitans. Naturellement, ces manifestations et les positions prises par les Allemands préoccupent l’Angleterre. Quoi qu’il en soit, les droits de l’Allemagne, dans ces régions, valent ceux de mainte autre puissance maritime qui a pris les devans pour des établissemens plus avantageux. Le commerce allemand, la marine marchande de l’Allemagne, ont besoin de protection. De là, nécessité de stations de ravitaillement tout au moins pour les vaisseaux de guerre qui portent le pavillon protecteur dans les diverses mers du globe, en attendant l’acquisition de colonies plus étendues réclamée par l’opinion, publique. En revanche, si la préoccupation de fournir des débouchés essentiellement nationaux au grand courant de l’émigration allemande a été pour beaucoup dans le mouvement d’opinion qui rend populaire l’adoption d’une politique coloniale, il s’en mut que les acquisitions territoriales faites jusqu’à présent au nom de l’empire répondent à cette préoccupation. La côte sud-ouest de l’Afrique est un des pays les plus déshérités de la terre. La pluie et l’eau n’y sont guère plus abondantes que dans les solitudes du Sahara ou dans les steppes stériles de l’Atacama, dans l’Amérique du Sud. Ce qu’elle parait offrir, comme cette dernière contrée, ce sont de grandes richesses minérales. On y exploitera des mines et peut-être des usines métallurgiques. Moins maltraité, le territoire de l’intérieur pourra se prêter à l’élève du bétail, à l’agriculture pastorale, à la manière des hauts plateaux de l’Algérie. Une région qui offrirait plus d’avantages pour l’établissement de colonies allemandes et pour recevoir de nombreux émigrans, c’est le Zanzibar, dont la prise de possession a été recommandée par l’amiral Livonius. Au Zanzibar, le souffle des moussons rafraîchit toute l’année durant les îles voisines du continent, tandis que, sur le continent même, les hautes terres fertiles, dont l’altitude tempère l’ardeur du climat torride, se prêtent à recevoir des cultivateurs européens. Les indiscrétions de l’amiral Livonius ont bien éveillé de ce côté les susceptibilités de l’Angleterre. Reste à savoir si le gouvernement allemand tiendra plus de compte de ces susceptibilités et ne passera pas outre, comme il a fait pour les prétentions des Australiens touchant la Nouvelle-Guinée et la Mer du Sud.

Le premier essai de politique coloniale tentée par le gouvernement allemand à propos des établissemens dans les lies de la Mer du Sud n’a pas été heureux. Les armateurs des villes hanséatiques ayant réussi à commercer avec tous les ports du monde, les Allemands n’ont pas songé pendant longtemps à s’imposer la charge de colonies leur appartenant en propre. Aussi, lorsque le Reichstag fut saisi, en 1880, d’une demande de subvention pour des établissemens fondés aux îles Samoa, dans la Mer du Sud, cette demande se trouva rejetée. Il s’agissait d’une somme annuelle de 300,000 marcks, au maximum, à accorder, sous forme de garantie d’intérêt, à l’association allemande de commerce maritime fondée à Berlin, au capital de 8 millions, pour l’exploitation de plantations dans l’archipel samoan. Pareilles subventions ont été accordées naguère par le gouvernement hollandais à la Nederlandsche Handel Maatschappy, qui réussit parfaitement. Mais, au Reichstag allemand, on y regarde à deux fois avant de consentir à subventionner des entreprises privées avec des fonds de l’état. Vainement l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, le prince de Hohenlohe, parlant en place du ministre des affaires étrangères, insista sur l’importance attachée à l’acceptation de la proposition pour la politique de l’empire. L’honneur du pavillon allemand, les intérêts du commerce, l’exemple de la France, furent invoqués tour à tour sans réussir à décider le parlement. Beaucoup de chauvins eussent préféré prendre des colonies toutes faites et préparées par des voisins plus expérimentés. Dans la salle des Pas-Perdus, on a entendu tel député conseiller l’annexion pure et simple de la Hollande, avec ses possessions d’outre-mer, par la raison que les Hollandais se permettent bien de « prendre dans le Rhin nos saumons. » Devant l’opinion publique, la question coloniale était encore prématurée alors. Depuis, l’idée a fait son chemin, au point que l’acquisition de colonies passe maintenant pour un besoin de la nation. Tous les crédits nécessaires pour soutenir la politique coloniale seront votés à l’avenir avec une forte majorité. Dût un adversaire chagrin rappeler à ce propos au chancelier de l’empire que sa manière de voir présente n’est plus d’accord avec son opinion d’autrefois, on l’entendra répondre une fois de plus que, s’il a changé d’avis, c’est pour avoir depuis lors appris quelque chose.

Apprendre quelque chose des leçons de l’expérience, n’est-ce pas la conclusion naturelle qui doit découler de cette étude sur la population de l’empire allemand ? Dans la nouvelle politique coloniale mise à l’ordre du jour, il s’agit moins, pour l’Allemagne, de créer des colonies de peuplement que de s’assurer des comptoirs susceptibles d’ouvrir à l’industrie nationale de nouveaux et importons débouchés. Devenus une nation forte, les Allemands veulent être de plus une nation riche, développant constamment sa puissance de production. Sans doute quelques illusions se mêlent aux projets de colonies nationales, dont les promoteurs demandent la réalisation sans sacrifices pour le pays, sans imposer au budget des charges considérables. Ces charges, pourtant, la nation allemande est de force à les supporter, sans trop de peine. Aussi bien ne devons-nous pas perdre de vue surtout que, malgré l’intensité de l’émigration, le nombre d’habitans de l’Allemagne augmente, une année dans l’autre, d’un demi-million, de manière de doubler en l’espace de trois générations. En France, avec une émigration insignifiante, l’accroissement de la population se ralentit de plus en plus. La natalité de la race française diminue et, dès maintenant, le pays compte moins d’hommes que l’empire allemand unifié. Cette disproportion croissante constitue pour la France un péril national, une menace pour l’avenir de son peuple, si généreux et si brillant, dont les nobles qualités et la valeur ne peuvent cesser d’exercer dans le monde une légitime et bienfaisante influence.


CHARLES GRAD.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1885.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 avril et du 15 juin 1882, l’étude sur l’Accroissement de la population française.
  3. Voyez la Revue du 1er juin 1882.