Le Socialisme XI à XVII. Le Socialisme scientifique./XVII. Le marxisme et la révolution russe

Le Socialisme XI à XVII. Le Socialisme scientifique
Ecole du Propagandiste (XI à XVIIp. 75-86).



XVII. — LE MARXISME
ET LA REVOLUTION RUSSE


Camarades,

Avec la leçon d’aujourd’hui je termine tout un cycle théorique. Dans la leçon d’aujourd’hui, je vais vous faire toucher du doigt l’importance pratique de nos études théoriques.

Beaucoup, parmi vous, sans se l’avouer à eux-mêmes, en tous cas sans le dire tout haut, se demandent, dans leur for intérieur : Mais ce n’est pas cela, l’action. Ce ne sont pas des directives de notre action quotidienne que nous apprenons ici. Ce sont des doctrines, ce sont des théories. Vous avez dû déjà comprendre par l’exposé de la doctrine marxiste que notre doctrine n’est pas une doctrine abstraite, mais que c’est la vie elle-même, formulée, résumée, basée ou systématisée méthodiquement sous la forme d’une théorie. Aujourd’hui, je vais vous montrer surtout que la doctrine socialiste, surtout sous la forme scientifique que lui ont donnée Marx et Engels, Lassalle et toute l’école marxiste, que cette théorie est un véritable guide pour notre action quotidienne.

D’abord, jetons un coup d’œil sur le développement de la doctrine socialiste. Nous n’avons négligé jusqu’ici aucune étape. Je ne suis pas entré dans les détails. Ç’aurait demandé des années. Mais nous avons tracé les lignes générales, sans rien oublier d’important. Si vous jetez maintenant un coup d’œil en arrière, si vous parcourez de nouveau le chemin que nous avons fait ensemble depuis l’antiquité jusqu’à Karl Marx, Engels et Lassalle, vous verrez que l’évolution de la doctrine socialiste a suivi la même direction que toute la pensée humaine. Elle a commencé par l’idéalisme, par l’abstraction, par l’utopie, par la confusion, par l’indéterminé, pour peu à peu se rapprocher de l’exactitude, du concret, en un mot elle a passé de l’utopie à la science, du rêve à la réalité. La doctrine a suivi le même chemin que l’action pratique. Dans l’antiquité, le Communisme n’était qu’un plan d’un homme génial. Il n’existait qu’à l’état de rêve, de désir, tandis qu’à notre époque, c’est non seulement une doctrine scientifique organisée, méthodiquement exposée, mais en même temps un mouvement mondial, qui n’est pas basé sur le rêve de quelques hommes, mais sur des forces représentées par la classe ouvrière, qui est organisé non dans tel ou tel pays, mais dans le monde entier. Surtout avec la révolution russe, nous voyons que la doctrine marxiste a pris corps dans la réalité que c’est une immense révolution qui, depuis trois ans et demi, domine un sixième du globe, et, comme je vais vous le démontrer, n’est devenue possible, sous la forme actuelle, que grâce aux directives données par l’école marxiste.

L’exactitude d’une théorie, surtout si cette théorie a comme objet la vie, comme la théorie socialiste, se prouve par l’expérience, comme l’ancien philosophe démontrait le mouvement en marchant. Une théorie sociale se démontre par l’expérience sociale. Or, il y avait d’innombrables théories et hypothèses sociales. Toutes ont disparu. Aucune n’a laissé de traces profondes, réelles. Seul le socialisme scientifique — ce qu’on appelle le marxisme — s’est emparé des masses de pays tout entiers, de la classe ouvrière internationale. Vous connaissez le sort des idées de Proudhon. Proudhon était un brillant écrivain. Ce ne sont pas les moyens d’expression et de persuasion qui manquaient à ce grand démolisseur. Mais où sont aujourd’hui les proudhonniens ? Ils se trouvent quelque part parmi les royalistes qui ont fondé un cercle Proudhon. Ils se trouvent parmi les utopistes. Où sont les fondateurs de colonies, les fondateurs de religions, comme les saint-simoniens pratiquants, les fondateurs de sectes de toutes sortes, y compris celle des réformistes de Léon Blum et Renaudel ? Toutes ces sectes utopiques ont laissé quelques traces au point de vue historique. Mais dans la réalité du mouvement actuel, elles ne jouent aucun rôle. Si elles jouent un certain rôle — comme le réformisme — c’est un rôle plutôt négatif, un rôle dans le camp ennemi, par exemple des ministres protégeant la société actuelle, fusillant la classe ouvrière, prenant des mesures contre la classe ouvrière, comme en Allemagne, comme en Belgique, comme partout où il y a des ministres socialistes au nom de la réforme sociale. Seule, la doctrine marxiste a donné, dans tous les pays, au grand parti ouvrier, un programme socialiste défini. Le parti ouvrier social-démocrate allemand a été fondé, a vécu, grandi, pendant des dizaines d’années sous l’impulsion marxiste. Le parti ouvrier français, le seul parti organisé — désigné par ses initiales P. O. F. ou POF — a été fondé par Jules Guesde et Lafargue, sous la dictée — peut-on dire — de Karl Marx. C’est Lafargue qui a tenu la plume à Londres en 1880. Et c’est Marx qui dicta les considérants du programme du Parti ouvrier français. Le parti italien, comme le parti espagnol, comme tous les partis ouvriers qui ont agi, qui ont vécu, qui ont pris la tête du mouvement prolétarien dans tous les pays, qui ont fini par avoir un programme clair, précis, de revendications, aussi bien, de revendications immédiates que pour le « but final » — tous ces partis ont été dirigés, déterminés dans leur propagande, dans leur organisation, par le socialisme scientifique. L’organisation internationale elle-même de la classe ouvrière a été fondée par Karl Marx. La devise de la première Internationale, qui a été — en théorie — celle de la deuxième Internationale, qui est — en théorie et en pratique — celle de la Troisième : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ». « L’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même » est le mot d’ordre qui est à la base même du mouvement international des trois internationales, entre lesquelles il existe, par cela même, un lien de continuité. Toutes ces internationales s’inspiraient de cette thèse marxiste.

Aujourd’hui, je veux tout simplement vous faire vérifier ce fait : la portée pratique de la théorie marxiste, la portée révolutionnaire de notre doctrine, de l’ensemble des doctrines socialistes scientifiques. Je vais la vérifier par l’histoire du socialisme russe qui a abouti à la première grande révolution sociale ou communiste.

Le problème fondamental du socialisme russe était, depuis peut-on dire un demi-siècle, le suivant : Faut-il que la Russie passe par le régime capitaliste ? N’est-il pas possible pour la Russie, étant donné l’existence dans ce pays d’un communisme primitif, étant donné le fait que la terre appartenait en commun aux paysans — le paysan russe considérait la terre comme la propriété de Dieu — n’est-il pas possible, se demandaient les socialistes russes, dans la première époque surtout, de sauter l’étape capitaliste, en supprimant le régime absolutiste, et de passer directement au régime communiste, en se basant sur ce fait social immense de l’existence de la commune primitive qu’on appelle, en Russie, le mir. Les marxistes russes, Georges Plekanof en tête, s’emparant de la doctrine marxiste répondaient catégoriquement : Non ! la Russie doit passer par le régime capitaliste. Au point de vue pratique, c’était très important. Georges Plekanof — le Jules Guesde russe, le fondateur de l’école marxiste russe — a proclamé, en 1889, au premier Congrès de la IIe Internationale, cette vérité : le Tsarisme tombera de la main du prolétariat russe, ou il ne tombera pas. Mais pour avoir le prolétariat russe qui devait devenir le tombeur du tsarisme, il faut avoir le capitalisme. Sans régime capitalisme, le prolétariat est inexistant. C’est le régime capitaliste qui engendre son « fossoyeur » selon le mot du Manifeste ; le prolétariat révolutionnaire. Voyez le lien qui existe entre la théorie et la pratique. Au point de vue théorique, Plekhanof a montré la nécessité pour la Russie de passer par le régime capitaliste. Au point de vue pratique, il a compris que c’est le prolétariat seul qui est capable de renverser le régime tsariste. La réalité lui a donné raison. Plékhanof fut souvent attaqué, critiqué. On a même invoqué une lettre de Karl Marx au grand publiciste Mikhaïlowsky. Dans cette lettre, Marx, applaudissait de tout son cœur révolutionnaire à l'action terroriste du parti Narodnoïa Volia qui, au point de vue théorique n’était pas marxiste. Vous voyez combien peu sectaire était Marx ! Tout en sachant que le grand parti terroriste Norodnaïa Volia (La Volonté du Peuple) — qui a fini par exécuter Alexandre II — n’était pas marxiste, Marx étant avant tout révolutionnaire, était tellement heureux de voir qu’enfin, dans cet immense empire, qui était le gendarme de l’Europe — actuellement le gendarme, c’est la république de Briand — Marx était tellement heureux de voir que dans cet empire du knout se trouvaient des hommes attaquant le régime avec des bombes, des attentats, faisant sauter les trains impériaux, les Palais d’hiver, il était tellement heureux de ce grandiose mouvement révolutionnaire qu’il fermait les yeux sur leur confusionnisme doctrinal, l’absence de théorie claire — sa propre théorie. Et il disait à ce parti, pour l’encourager : Si vous faites la révolution avant que le capitalisme ait pris racine profondément dans le pays, vous pourrez utiliser le communisme primitif, le mir, pour vous passer de l’étape capitaliste. On a oublié cette condition, cet insidieux « Si ». Les populistes, les Nordoniki, c’est-à-dire ceux qui étaient à la tête du mouvement de la Norodnaïa Volia (La Volonté du Peuple) prétendaient que Marx a dit d’une façon absolue que la Russie peut se passer du capitalisme. Marx ne l’a pas dit d’une façon aussi précise. Marx a très prudemment posé une condition : Si la Révolution en Russie réussit à s’emparer de tout le pouvoir pour organiser la nouvelle société, alors, naturellement, cette révolution profitera du mir. Ceci pour vous dire que toutes les armes ont été employées pour combattre le marxisme russe, l’idée fondamentale de ce marxisme que la Russie était un pays comme les autres pays occidentaux qui doit passer par la période capitaliste.

Malgré toutes ces polémiques, Plekhanof persistait à croire et à prouver que le capitalisme était une étape inévitable pour la Russie comme pour l’Occident. La réalité lui a donné raison. Le mir a été plus ou moins sapé par l’évolution économique de la Russie, et c’est le prolétariat, comme il le prédît à Paris en 1889, c’est le prolétariat russe qui, en 1905, a porté le premier coup mortel à l’absolutisme tsariste. C’est par la grève générale — et vous savez que la grève générale n’est possible qu’avec la participation de la classe ouvrière toute entière — c’est par la grève générale d’octobre 1905 que le tsarisme, pour la première fois dans l’histoire, après mille années d’existence, fut obligé de faire les premières concessions, de convoquer une sorte de parlement, de donner un minimum de liberté, qu’il a cherché d’ailleurs à reprendre, qu’il a démoli jusqu’à un certain degré. Mais c’était tout de même la première fois dans l’histoire que le tsarisme fût obligé de capituler non devant tel ou tel parti, non devant tel ou tel acte terroriste, mais devant la classe ouvrière, devant le prolétariat. Et c’est en 1905, pour la première fois qu’ont été institués en Russie les soviets, c’est-à-dire les Conseils d’Ouvriers. C’est pour la première fois que la classe ouvrière a inauguré sa nouvelle forme, la forme spéciale à la classe ouvrière, la forme soviétique. Voyez donc comment la doctrine marxiste a abouti, et théoriquement et pratiquement, au triomphe du mouvement ouvrier véritable.

Le marxisme a remporté une autre victoire, à la fois théorique et pratique. Vous savez que le mouvement ouvrier russe ne date pas seulement d’aujourd’hui. Le mouvement révolutionnaire russe date de 1825, du mouvement décembriste. Quel est le caractère du mouvement révolutionnaire pendant trois quarts de siècles ? Ce mouvement se base surtout sur l’action des intellectuels, sur l’élite, sur les sacrifices surhumains de ces intellectuels qui, comme les décembristes appartenaient à la classe moyenne, ou même à la noblesse, et qui sacrifiaient leur situation personnelle, leur vie, pour servir leur idée. C’étaient des générations toutes entières sacrifiées dans la lute révolutionnaire. C’étaient des milliers et des milliers d’hommes et de femmes qui partaient dans les campagnes, allaient dans les usines, se faisaient ouvriers et ouvrières, travaillant dix, douze et quatorze heures par jour pour pouvoir faire de la propagande pour la révolution sociale. Ils n’ont pas abouti. C’est la théorie marxiste seule qui a donné la solution. Les premiers n’ont pas réussi, malgré leur volonté, malgré leur héroïsme, malgré leur obstination. La théorie marxiste leur a dit que la bonne volonté révolutionnaire seule ne suffit pas, que les sacrifices mêmes les plus héroïques sont sans résultat s’il n’y a pas les conditions matérielles, techniques fournies par le développement du régime capitaliste, s’il n’y a pas, comme outil révolutionnaire, la classe ouvrière des villes, le prolétariat conscient et organisé.

Le mouvement social-démocrate, sous l’impulsion de la doctrine marxiste, a profité naturellement de toute la tradition révolutionnaire depuis le mouvement décembriste. Il a profité du mouvement populiste. Mais il a donné au mouvement un programme plus moderne. Le mouvement populiste (les narodniki) avait plutôt un caractère anarchiste. Il considérait la lutte politique comme superflue, tandis que la doctrine marxiste a démontré le lien nécessaire, organique, qui existe entre le mouvement de classe, ayant pour but l’émancipation économique, et la nécessité de l’action politique ayant pour objet la conquête révolutionnaire du pouvoir politique par le prolétariat. Et c’est cette idée fondamentale qui a donné au mouvement révolutionnaire de la grève générale de 1905, à toute la période entre 1905 et la première révolution sociale de 1917, aussi bien qu’à la révolution communiste avec les bolcheviks, sa physionomie spéciale, son programme, ses directives.

La première bataille qui fut gagnée sur le tsarisme fut avant tout une bataille ouvrière, une bataille de classe. L’autre grande bataille, la bataille de 1917, fut préparée par une longue période. C’est la période qui va de 1903 où s’est produit la scission entre les mencheviks — c’est-à-dire les socialistes opportunistes — et les bolcheviks — socialistes « majoritaires », mais dans le sens russe, dans le sens maximaliste, marxiste et révolutionnaire — jusqu’à 1917 C’est le marxisme révolutionnaire qui est le véritable guide du mouvement. Lénine, avec ses amis, a triomphé au Congrès de 1903, d’ailleurs avec une toute petite majorité, sur l’opportunisme, sur le menchevisme, sur le réformisme. Vous savez ce qu’est le réformisme. C’est le moyen d’être socialiste, sans l’être, tout en l’étant, parce que cela n’engage à rien. On dit : « Nous sommes socialistes », mais on place le socialisme tellement loin que ça ne fait peur à personne. On dit : « Nous sommes socialistes ». Ça viendra un jour, dans le cours des siècles. En attendant, cherchons à améliorer les conditions quotidiennes de la classe ouvrière ». Et quel est le cœur assez dur pour se refuser à donner un morceau de pain à la classe ouvrière, et quel est le cerveau assez obtus pour ne pas comprendre qu’on a tout intérêt — même capitaliste — à faire cesser les révoltes en donnant un morceau de pain à la classe ouvrière. Quelques réformes, quelques améliorations par-ci par-là, quelques changements de forme, pourvu qu’on garde les chaînes, pourvu qu’on reste dans la prison capitaliste.

En combattant ce réformisme, en combattant la participation des socialistes au pouvoir bourgeois, en combattant le confusionnisme doctrinal inauguré par Bernstein, le bolchevisme, ayant à sa tête Lénine, Zinoviev, Lounatcharsky, et plus tard Trotsky, a pu s’emparer de l’élite de la classe ouvrière russe. L’idée fondamentale de Lénine était celle-ci : l’hégémonie, comme il disait, la prépondérance dans le mouvement révolutionnaire doit appartenir à la classe ouvrière. Tandis que les mencheviks prétendaient que la Russie n’étant pas au point de vue économique et politique suffisamment développée, nous avions besoin, dans ce pays, de nous allier avec les partis bourgeois, avec les démocrates, pour conquérir ensemble quelques libertés politiques élémentaires. Il faut d’abord, disaient les mencheviks et leurs amis, il faut d’abord faire le 89 russe. La révolution bourgeoise doit précéder la révolution prolétarienne. Ils considèrent toujours que la Russie est un pays spécial, comme « les narodniki » (les populistes) considéraient au point de vue économique que la Russie doit passer directement au régime communiste. Les mencheviks, les adversaires du bolchevisme, considèrent que la Russie se distingue de l’Occident par son état arriéré et qu’il faut absolument une lutte commune, un bloc, si vous voulez, démocratique, pour arriver à conquérir certaines conditions pour la lutte socialiste ultérieure. Les mencheviks restent encore aujourd’hui, avec Martov en tête, fidèles à cette doctrine, malgré la présence d’une révolution communiste pendant trois ans et demi, malgré ce fait immense, que personne de nous n’aurait osé rêver, il y a quelques années, à savoir que le Parti communiste tient le pouvoir, détermine toute la politique mondiale et que ce n’est pas comme en France, où les Briand perquisitionnent et jettent en prison nos amis, mais que ce sont, au contraire, nos amis qui jettent en prison les Millerand et les Briand de leur pays ; l’importance de ce fait échappe encore au petit groupe des mencheviks. Et Martov a été jusqu’à Berlin prêcher contre la révolution russe et prolétarienne pour démontrer que cette réalité qui dure depuis trois ans et demi, et qui joue un rôle mondial immense, que cette réalité n’est pas marxiste, que la Russie se révolte contre Marx lui-même et que, si les bolcheviks ont fait cette révolution sans consulter Martov, ils ont commis une faute immense. Il n’est pas content de l’histoire, précisément ce qui est contraire à tous les principes marxistes. Marx ne dit pas : « C’est moi, Marx, qui dicte la marche de l’histoire. » Marx ne dit pas : « L’histoire marche selon mon plan marxiste. » Marx étudie l’histoire, et c’est l’histoire qui détermine nos idées, tandis que les mencheviks, Martov en fête, jouent le rôle de gouvernant qui, un livre à la main, dicte à l’histoire un plan, leur propre plan selon lequel l’histoire doit marcher. Ils la mette dans le coin, comme un élève mal discipliné, si elle ne marche pas selon leur désir. La classe ouvrière a triomphé en Russie. Elle a conquis le pouvoir. Elle a montré non seulement à la Russie, mais en fondant la Troisième Internationale, à la classe ouvrière du monde entier, le chemin de la conquête du pouvoir. Sans même connaître le détail du mouvement russe, la classe ouvrière de partout, ou, du moins, l’élite de la classe ouvrière a compris que c’est son chemin, que la lutte qui se passe là-bas est sa propre lutte, que du sort de la révolution russe dépend son propre sort.

Cela veut-il dire que le communisme doit et peut être réalisé du jour au lendemain ? Ici encore, après la conquête du pouvoir, après la victoire matérielle, militaire sur le capitalisme mondial, pour la période d’organisation économique, de transformation économique de tout un immense pays comme la Russie, c’est encore le marxisme qui a influencé le plus la révolution. Que fait en ce moment Lénine, que fait le Parti communiste qui a fait la révolution russe ? Il se dit, selon notre doctrine marxiste, que, pour que la révolution russe puisse vivre, il faut développer les forces productives. On peut s’emparer du pouvoir par un ensemble de circonstances favorables, si on a l’armée au moment décisif dans un endroit intéressant, capital, sur un point stratégique. Si on a l’armée avec soi, le Parti peut s’emparer du pouvoir. Ici, la question de la production ne joue pas un rôle décisif. Il suffit que la classe ouvrière ait comme but précis — comme c’était le cas en Russie — la conquête du pouvoir politique. Il suffit que cette classe ouvrière trouve un appui effectif dans l’armée, chez les paysans — qui forment, en Russie, la majorité — pour s’emparer du pouvoir. Mais c’est autre chose lorsqu’il s’agit de transformer de fond en comble le régime économique. Nous avons à compter avec le développement des forces productives. Et nous ne pouvons réussir que si les forces productives nous sont favorables. Voilà la base même du marxisme. Et Lénine se place de nouveau sur ce terrain solide : la doctrine marxiste qui réclame comme nécessité inéluctable le développement des forces productives. Et le Parti Communiste en Russie a élaboré tout un programme d’action dans ce sens. Il est obligé, il est vrai, pour accomplir ce programme, de faire des concessions à l’ambiance capitaliste, parce que la Révolution mondiale n’est pas venue à son secours, pour des raisons que nous n’avons pas à envisager — cela nous mènerait trop loin. La Russie, comme je l’ai déjà dit, reste comme un îlot communiste entouré d’un océan capitaliste. La révolution communiste, pour développer les forces productives, pour développer son machinisme, pour développer son outillage économique, ses chemins de fer, ses usines, pour sauver sa vie, pour rester une propagande par le fait même de son existence, doit demander aux capitalistes qui l’entourent ses ressources. Il n’y a pas ici d’opportunisme dans le sens vulgaire du mot, qui veut dire adaptation aux conditions d’existence de la société capitaliste pour faire vivre la société capitaliste elle-même, pour prolonger son existence. Quand un des nôtres, un membre du Parti socialiste ou un ancien membre du Parti socialiste, Millerand, Briand, Thomas, Scheidmann, Noske vont au pouvoir, ils s’adaptent aux conditions de la vie capitaliste. Leur adaptation a pour résultat la prolongation de l’existence de la Société capitaliste, sa consolidation. Voilà l’opportunisme que nous condamnons. Mais autre chose est de s’adapter aux conditions du milieu qui existent, qu’on ne peut supprimer en soufflant dessus, non pour faire vivre la société ennemie, qui nous combat, que nous combattons, mais notre société à nous. Ce n’est pas une concession que nous faisons à un régime ennemi, c’est une adaptation aux conditions naturelles de la vie pour prolonger non la vie de l’ennemi, mais notre propre existence.

Les communistes ne sont pas pour la guerre, pour l’extermination des hommes. Mais si la révolution est obligée de se battre pour vivre, ce n’est pas la même chose que pour faire vivre l’ennemi. Est-ce que la terreur n’est pas contraire à tous nos sentiments, à toutes nos conceptions de fraternité, de solidarité humaine ? Mais étant donné les conditions actuelles de lutte, nous sommes obligés de faire la guerre, d’exercer la terreur pour exister. Noske est terroriste aussi. Si demain Boncour, Blum arrivaient au pouvoir, ils appliqueraient contre nous tous ces moyens de terreur, mais ce sera pour prolonger, pour défendre le régime capitaliste. Voilà la différence. Nous faisons la même chose, mais pour d’autres raisons. Si deux hommes font la même chose, cela ne veut pas dire que c’est la même chose. Il faut encore savoir pour quelles causes, au profit de qui, de quoi, la même chose est faite. Si bis idem faciunt, non idem faciunt, dit un proverbe latin.

Vous voyez, camarades, que la théorie marxiste n’est pas une théorie abstraite, une construction philosophique d’un génie individuel, ou même d’une génération de génies, que c’est une doctrine basée sur les faits, sur l’histoire, sur les nécessités vitales, que cette doctrine nous sert de guide dans la lutte quotidienne, qu’elle nous empêche la confusion. Elle nous fait comprenne la marche de l’histoire et nous a fait comprendre le rôle révolutionnaire malgré lui. Oui, le capitalisme est révolutionnaire. Il transforme les conditions techniques. Il fait bâtir de grandes villes, il parcourt le monde entier et forme une sorte d’internationale humaine, basée sur le profit, l’industrie, l’économie. Cette doctrine nous fait comprendre le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière, la nécessité d’organiser, de concentrer toutes les forces de la classe ouvrière, non seulement sur le terrain national, mais sur le terrain international. Cette doctrine nous fait comprendre également la nécessité de la solidarité internationale, de l’organisation internationale. Si nous avons commis des fautes, si nous avons commis des erreurs, ce n’est pas à cause de cette doctrine. Pendant la guerre, nous l’avons trahie, parce que nous avons trahi son postulat fondamental qui disait : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ». Nous avons fondé l’union sacrée avec la bourgeoisie et détruit l’unité du prolétariat mondial ! Le retour à la doctrine marxiste était en même temps le retour à l’organisation internationale, le retour à nos principes fondamentaux du socialisme révolutionnaire. La doctrine marxiste nous a montré, pour la Russie tout spécialement, la nécessité qui se trouvait réalisée pour la Russie de passer par la voie capitaliste. Elle nous a montré, pour la Russie spécialement, que c’est la classe ouvrière qui portera le coup mortel au tsarisme. Elle nous a prouvé, par les faits, que c’est la classe ouvrière qui se trouve à la tête du mouvement communiste international pour des raisons tout à fait particulières, — je ne veux pas entrer dans le détail — c’est en tout cas parce que la classe ouvrière, là-bas, se trouvait préparée par son énergie révolutionnaire, par son habitude de la lutte héroïque pendant un siècle, ou pendant un demi-siècle si on compte la période la plus proche de nous, et parce qu’elle avait comme directives un programme clair, précis, basé sur cette même doctrine marxiste.

J’espère que je vous ai prouvé — et c’est par là que je termine ma leçon, et en même temps tout un cycle de leçons — le caractère non seulement scientifique, mais le caractère pratique, révolutionnaire du socialisme marxiste. (Applaudissements.)