Le Socialisme XI à XVII. Le Socialisme scientifique./XVI. Frédéric Engels et Ferdinand Lassalle

Le Socialisme XI à XVII. Le Socialisme scientifique
Ecole du Propagandiste (XI à XVIIp. 67-74).



XVI. — FREDERIC ENGELS
ET FERDINAND LASSALLE


Camarades,

Aujourd’hui, je vais vous parler de deux grands co-fondateurs du socialisme moderne, Frédéric Engels et Ferdinand Lassalle.

Frédéric Engels était l’ami intime, le collaborateur de Karl Marx. Il est né en 1820, deux ans après Karl Marx, dans une ville industrielle, fils d’un riche marchand. Il se préparait au commerce. Il a passé une partie de sa vie dans une grande ville industrielle, Manchester, en Angleterre. Il a pour ainsi dire étudié sur place, par son expérience personnelle, le capitalisme moderne, et surtout la situation de la classe ouvrière. Son premier ouvrage considérable était sur la situation de la classe ouvrière en Angleterre, où il flétrissait l’exploitation honteuse de la classe ouvrière par le capitalisme. Il a décrit, avec tous les détails, toutes les for mes de l’exploitation capitaliste.

Frédéric Engels, dans sa vie, présente un exemple sans précédent d’un homme qui, reconnaissant la supériorité de son ami Karl Marx, lui sacrifie tout et, ce qui est plus difficile, son temps, son activité, son ambition. Frédéric Engels avait de grandes capacités, un immense talent d’écrivain, un esprit lucide, pénétrant, une vaste érudition. Il a découvert un grand nombre d’idées en même temps que Karl Marx, et, au lieu de rivaliser, comme cela se fait souvent dans la vie, il a, au contraire, sacrifié tout pour assurer à son ami et compagnon de lutte la possibilité matérielle de développer ses facultés, ses idées et de terminer son œuvre immense, le Capital.

Quand on lit la correspondance entre Engels et Marx, qui a été publiée un an avant la guerre, en quatre gros volumes, on est vraiment stupéfait de constater ce souci constant du sort de Karl Marx de la part d’Engels, qui n’a jamais abandonné son ami. Marx a subi un véritable martyre. Se trouvant à Londres, en exil, il manquait de tout, des choses les plus nécessaires. Ce sont dans ses lettres des plaintes interminables sur le manque d’argent, sur l’impossibilité de payer le boulanger, le boucher, le logeur. Engels vient toujours à son secours.

Engels n’aimait pas le commerce. Il avait la même curiosité intellectuelle et philosophique que Marx. Mais il se sacrifia en s’occupant de commerce et d’industrie pour assurer l’existence de la famille de Marx. Dans ses lettres, Frédéric Engels souligne toujours que les grandes découvertes du socialisme scientifique n’ont pas été faites par lui, mais par Karl Marx.

Dans des conversations que j’ai eues personnellement avec Engels à Londres, il me disait toujours qu’il devait tout à Karl Marx. Pourtant, c’était un esprit indépendant et original. Il a composé certaines œuvres avec Marx, surtout cet ouvrage classique : Le Manifeste Communiste, publié en 1848. Il est difficile de faire la part des idées personnelles d’Engels. Il n’y a pas pour ainsi dire une seule idée qui n’ait pas été partagée en même temps par Karl Marx et par Frédéric Engels. Nous pouvons constater seulement ce fait qu’Engels a exposé tout particulièrement la méthode et la philosophie du marxisme, tandis que Marx, avec son Capital, a créé l’économie politique de la classe ouvrière.

Quant à leur action pratique, au centre de cette action se trouve la fondation et la direction de la première Internationale ouvrière. Engels et Marx furent inséparables. On peut même dire qu’Engels était plus pratique, plus homme d’action que Karl Marx. Si Karl Marx a donné une direction générale a la tactique, la philosophie, de l’action prolétarienne et révolutionnaire, Frédéric Engels en était le conseiller, le guide direct. Après la mort de Marx, en 1883, Engels fut le conseiller principal de la classe ouvrière mondiale en général et de la social-démocratie allemande en particulier. Cet homme est étranger à toute vanité et à toute gloriole. Son action est pour ainsi dire confidentielle, amicale, dissimulée, inconnue du grand public, au prolétariat lui-même. Il n’apparaissait pas dans nos Congrès, et ce fut pour nous une grande surprise, très agréable, lorsque, en 1893, Frédéric Engels a surgi comme un fantôme, à la fin du Congrès International de Zurich, en saluant les représentants du prolétariat mondial en trois langues qu’il parlait avec une facilité égale : la langue allemande, la langue anglaise et la langue française.

C’était un éternel étudiant, de manières simples, joviales, ayant toujours le mot pour rire, très dur pour les adversaires, pour les ennemis de la classe ouvrière, mais très doux, très indulgent, très humain pour les insuffisances involontaires des masses.

L’amitié de Karl Marx et de Frédéric Engels est déjà, pour ainsi dire, un exemple du communisme réalisé. Ils ont pour leur propre compte, réalisé la véritable vie solidaire, commune, excluant tout égoïsme mesquin, ou plutôt élargissant tous les deux leur « moi » jusqu’aux limites des intérêts de l’humanité tout entière et se confondant dans cette solidarité générale.

Avant sa mort, Frédéric Engels demanda — c’était en 95 — qu’on incinère son corps et qu’on disperse dans l’Océan ses cendres pour ne pas donner aux hommes l’occasion d’un culte individuel.

Pour connaître les idées philosophiques d’Engels, il suffit de lire son Anti-Durhing et son opuscule sur Fueurbach. Dans l’Anti-Durhing, il polémique avec un philosophe bourgeois socialisant. Il expose la méthode dialectique. Je ne m’arrêterai pas sur cet exposé, parce que dans les leçons précédentes je vous ai donne les idées générales de la méthode dialectique. Pour que vous ayiez une idée de la portée de cette méthode — une portée éminemment pratique — il suffit que vous compreniez que jusqu’ici, et, souvent même aujourd’hui, tous nos raisonnements ont comme point de départ cette idée métaphysique foncièrement fausse que les objets sont immobiles, figés, à l’état cadavérique, qu’ils ne changent jamais. Tandis que le véritable dialecticien, le partisan de la méthode dialectique considère tous les phénomènes observables comme autant de changements, de transformations, non comme des objets fixes, invariables, mais comme des processus, c’est-à-dire des phénomènes qui changent toujours.

Même quand nous employons les mots les plus courants, les plus banals, quand nous disons : bourgeoisie, prolétariat, capital, démocratie, société, famille, propriété, il ne faut s’imaginer que ces idées, ces faits, ces phénomènes sont des invariables. Ils ont un contenu. Ils changent à chaque instant. La bourgeoisie d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier. La bourgeoisie d’avant-hier n’était pas celle d’hier. Elle se transforme, elle se développe. Elle était révolutionnaire en 89. Elle était encore plus révolutionnaire en 93. Elle était démocrate, partisan du suffrage universel en 1848. Elle est devenue férocement conservatrice lors de la commune. Elle est stupidement nationaliste aujourd’hui. Elle change son caractère selon les circonstances historiques, selon ses intérêts de classe. Pendant notre période révolutionnaire où prédominée par la classe ouvrière, elle devient réactionnaire complètement, employant tous les moyens pour supprimer son adversaire, son ennemi mortel, le prolétariat.

Le prolétariat lui-même est en perpétuelle transformation. Il commence par être inconscient au service de son ennemi de classe, ignorant sa mission historique, méconnaissant sa situation de classe, travaillant, non seulement économiquement mais aussi politiquement, pour la classe capitaliste. Mais elle se développe. Elle devient classe non seulement en elle-même, mais pour elle-même. Elle commence à comprendre sa situation de classe opprimée. Elle se dresse en face de l’autre classe, et, au lieu de collaborer avec son ennemie pour maintenir son esclavage, son état de dépendance, la classe ouvrière, en se développant, en se transformant, devient de plus en plus organisée, consciente, combattive, révolutionnaire, jusqu’au moment où elle s’empare révolutionnairement des instruments de travail et devient un facteur d’émancipation humaine.

C’est le grand mérite historique de Ferdinand Lassalle d’avoir exposé la théorie de l’indépendance de la classe ouvrière, d’avoir réalisé dans la pratique le premier parti de classe avec un programme purement prolétarien, indépendant de toute classe.

Ferdinand Lassalle, d’origine israélite, est né à Breslau en 1825, sept ans après Marx et cinq ans après Engels. Comme Engels, il appartenait à une famille assez riche. Il reçut une instruction d’un homme de la classe moyenne. Extraordinairement doué, il se distingue de Marx et d’Engels par un grand talent d’orateur. C’était un orateur, un agitateur de premier ordre. Marx et Engels étaient des hommes de cabinet, des savants, tout en étant des hommes d’action, mais d’action plus théorique, d’une action de dirigeants intellectuels, des esprits directeurs, tandis que Lassalle était un véritable chef de parti, un véritable gladiateur, un lutteur de classe.

Sa destinée personnelle était très mouvementée. Son activité rappelle celle de Jaurès. Il n’a pas trouvé tout de suite son chemin. Il a passé plusieurs années dans des luttes à côté. Comme Jaurès, il a eu son affaire Dreyfus. Il a défendu une comtesse Hatzfeld, qui était maltraitée par un aristocrate, et qui l’a dépouillée de sa fortune. Lassalle a défendu passionnément cette véritable victime des privilèges et d’un mari despotique. Lassalle a consacré une partie de sa vie et une énergie sans bornes à la défense de cette comtesse. Mais bientôt il se donnera, corps et âme à la classe ouvrière. Il a formulé dans un discours devant les ouvriers, le programme ouvrier où il développe l’idée de la mission historique de la classe ouvrière. Il dit : Si on prend individuellement les ouvriers, ils ne sont peut-être pas meilleurs que les bourgeois. En effet, ils ont souvent les mêmes préjugés. Ils ont, en plus, l’ignorance, étant donné l’absence de ressources matérielles, l’impossibilité de s’instruire. Mais comme classe, la classe ouvrière est supérieure a toutes les autres classes, parce que la classe ouvrière, pour s'émanciper doit adopter un idéal de progrès. Son sort est attaché aux intérêts de l’humanité, aux idées les plus avancées. La noblesse avait connue principe vital le privilège de la naissance. Il fallait avoir des ancêtres nobles pour appartenir à la classe noble. La classe capitaliste a comme principe la richesse. Il faut avoir beaucoup volé, beaucoup exploité le travail des hommes pour devenir capitaliste. Mais la classe ouvrière, quel est son principe vital ? Son principe vital, c’est le travail. Il ne s’agit pas de la naissance, de l’origine noble. La société tout entière ne se compose pas de capitalistes. Mais toute société a besoin de travail productif pour exister. Donc, le principe vital de la classe ouvrière, le principe général, c’est le travail. Lassalle a établi, par des statistiques officielles que l’immense majorité de la nation est privée de fortune, que l’immense majorité n’a que le strict nécessaire pour vivre. En se basant sur cette idée que l’immense majorité est intéressée à supprimer les privilèges politiques et économiques, il se dit : Si nous donnons au peuple le suffrage universel, si chaque citoyen détermine le pouvoir politique, il arrivera facilement ceci, que c’est la majorité des non-possédants qui s’emparera du pouvoir dans l’intérêt de tous. Voilà pourquoi il a lancé, comme moyen d’agitation, l’idée du suffrage universel.

Lassalle était, au fond, moins réaliste, moins révolutionnaire que Karl Marx. Il comptait beaucoup sur l’Etat. Il ne considérait pas, comme Marx, que l’Etat est une institution de classe, un conseil d’administration, de classe, pour diriger les affaires des privilégiés. Pour lui — il était disciple du grand philosophe allemand Hegel — l’Etat étant au-dessus de toutes les classes, est l’ami de tout le monde. Il s’adressait à cet Etat sans connaître son caractère de classe. Il s’adressait à son Etat idéal pour aider la classe ouvrière. Il opposait ses coopératives, fondées avec le concours de l’Etat à la coopération bourgeoise qui se base sur des contributions individuelles. Il voulait que ce soit l’Etat qui intervienne. Il était interventionniste, le véritable fondateur du socialisme d’Etat.

Vous voyez donc que, comme théoricien, tout en se déclarant disciple de Karl Marx — il était son ami — tout en se déclarant au point de vue théorique, doctrinal, son disciple, Lassalle était inférieur à Marx. Mais il a été un grand agitateur, un orateur remarquable, le fondateur du parti social-democrate, auquel il a donné comme programme la lutte de classes, l’indépendance absolue de tous les partis bourgeois quel que soit leur caractère. Il considérait que tous les partis bourgeois ne forment qu’ « une masse réactionnaire », qu’il n’y a qu’une seule classe révolutionnaire : le prolétariat. Par cet ensemble de moyens pratiques, il a joué un grand rôle révolutionnaire, surtout pour l’Allemagne. Son activité immense ne rayonnait pas sur le monde entier, sur le prolétariat international, comme celle de Marx. Il eut plutôt comme champ d’action, l’Allemagne seule. Il était plus national que Karl Marx. Mais sur le terrain national, se trouvant en Allemagne — Marx a passé toute sa vie, depuis 1848, à Londres — se trouvant sur place, il avait une action plus immédiate, plus particulière que Karl Marx. Malheureusement, cette activité ne dura pas longtemps. Comme il vivait la grande vie d’un homme riche — il fréquentait la haute société — il était tombé victime d’une passion pour une femme qui était indigne de lui. Il en résulta un duel avec un homme infiniment inférieur. Et il fut tué le 30 août 1864. Cette femme, très jolie et très douée, avait une vie d’aventurière. Elle a fini par un suicide. La vie de Lassalle, extrêmement riche, extrêmement variée, n’a duré que de 1825 à 1864. En dehors de ses discours et de ses pamphlets, il a laissé deux gros ouvrages scientifiques qui sont de véritables monuments d’érudition : La Philosophie d’Héraclite et Le Système des Droits acquis.

Un des grands moyens d’agitation populaire pour Lassalle, c’était sa « loi d’airain » : Cette loi peut être formulée ainsi : Quelles que soient les améliorations qu’on introduise dans la vie ouvrière, l’ouvrier n’aura jamais, en moyenne, plus que le strict nécessaire pour son existence personnelle et pour sa famille. Son salaire, ses moyens d’existence peuvent osciller, c’est-à-dire être un peu au-dessus ou au-dessous de cette moyenne. Mais il reste une loi dure comme l’airain : C’est que la classe ouvrière ne peut jamais s’élever au-dessus de ses moyens d’existence. Elle ne travaille pour ainsi dire, que pour entretenir son existence, Lassalle a détruit par là, toutes les utopies réformistes, toutes les illusions des petits-bourgeois qui disaient à l’ouvrier qu’il peut s’élever jusqu’au rang de propriétaire, de capitaliste. Exposant cette loi d’une façon extrêmement claire, Lassalle a trouvé un moyen d’action puissant, contre toutes les panacées réformistes.

Lassalle, je l’ai dit, voulait fonder une sorte de socialisme d’Etat. Il avait confiance dans l’Etat. Mais il faut dire, à l’honneur de Lassalle, qu’il n’est jamais tombé, malgré son immense popularité dans les masses populaires, malgré son prestige personnel — Lassalle était un grand charmeur — chez les classes dominantes, il n’est jamais tombé dans les errements de ce que nous appelons « la participation au pouvoir ». Et pourtant, ce ne sont pas les tentations qui manquaient. Le grand homme d’Etat, le chancelier de fer Bismarck lui-même, a cherché à gagner Lassalle. Il a employé tous les moyens de séduction. Mais il n’est pas arrivé à convaincre Lassalle. C’est plutôt Lassalle qui a agi sur Bismarck, puisque c’est après la mort de Lassalle que Bismarck a octroyé volontairement à la classe ouvrière allemande le suffrage universel. Et c’était la faillite — on peut le dire — d’une idée fondamentale de Lassalle. Malgré le suffrage universel, la classe ouvrière n’a pas obtenu son émancipation. Le suffrage universel n’a empêché ni la guerre de 1870, ni la guerre de 1914. Il n’a pas empêché la classe ouvrière de tomber dans les mains de social-patriotes à la Scheidmann. Au contraire, le suffrage universel a plutôt donné une apparence d’indépendance à la classe ouvrière, une illusion dangereuse. Il a été plutôt — avec ses principes de démocratie formelle, de simple apparence, d’un caractère superficiel — un moyen de corruption pour la classe ouvrière plutôt qu’un moyen d’émancipation. Sa part éducative est moins importante, bien que réelle.

Nous avons constaté les mérites historiques de Lassalle. Mais nous devons dire que ce ne sont pas les principes de Lassalle qui sont à la base du mouvement prolétarien moderne, de la première grande révolution communiste russe. Ce sont les principes qui restent toujours vrais, les principes immortels de Karl Marx.