Le Socialisme II. Le Socialisme dans l'antiquité



Camarades,


Nous parlerons aujourd’hui du communisme dans l’antiquité, ou plus exactement du communisme dans la Grèce antique. On peut dire que la Grèce antique est une des merveilles les plus étonnantes de l’histoire. Si on prend le véritable centre de la vie intellectuelle et politique de l’ancienne Grèce, on dirait que c’est un arrondissement de Paris avec une population minuscule et ce pays minuscule a donné au monde les plus grands penseurs, les plus grands artistes et les plus grands capitaines, si on peut parler déjà de la grandeur militaire.

On se demande comment cela pouvait arriver ; naturellement, on cherche avant tout l’explication dans la situation géographique de ce pays qui était au centre de routes commerciales, au centre de la vie méditerranéenne, pas loin de l’Egypte, pas loin de l’Italie, et toutes sortes de conditions de climat, de sol, ont fait que ce pays maritime avant tout, qui donnait au peuple la possibilité de se mouvoir, de voyager, de voir de nouveaux pays, de changer d’idées, d’apprendre du nouveau. On indique aussi que le caractère même, les conditions naturelles de ce pays font qu’il n’y a pas une trop grande facilité pour la lutte pour l’existence, parce que si la facilité de la lutte pour l’existence d’un peuple est trop grande, son énergie ne se développe pas d’une façon satisfaisante. D’autre part, pour qu’un peuple se développe, pour qu’il arrive à un haut degré de civilisation, de culture, il faut que les conditions de vie ne soient pas trop dures — comme dans les pays près du Pôle Nord — il ne faut pas que la lutte pour l’existence élémentaire, pour la nourriture, pour le logement, pour les vêtements, il ne faut pas que cette lutte quotidienne de tous les temps absorbe l’homme tout entier en ne laissant rien pour son développement intellectuel.

Toutes ces conditions, se trouvaient réalisées dans l’ancienne Grèce.

Je parlerai aujourd’hui des plus grands penseurs de l’humanité — comme, capacité intellectuelle, ce sont les plus grands — Platon et Aristote. C’est tout de même pour nous un argument et une joie de constater que le plus grand penseur de l’antiquité, le fondateur de l’idéalisme en philosophie, ayant eu une immense influence sur l’esprit humain, dans l’antiquité, au moyen âge et même dans les temps modernes — Platon a formulé le premier système communisme.

Naturellement, comme nous le verrons tout de suite, le communisme de Platon porte toutes les traces de son époque. Cela est fatal. C’est aussi une loi que formule notre doctrine du socialisme scientifique, que les hommes, les classes, les nations sont fatalement déterminés dans leurs pensées, dans leurs sentiments, dans leur organisation sociale, dans leur idéologie et leurs idées ; ils sont fatalement déterminés par les conditions de l’existence, par leur époque, par les circonstances de leur temps.

Platon est né vers 428 avant l’ère chrétienne, c’est-à-dire dans le cinquième siècle avant l’ère chrétienne ; il est mort à l’âge de 75 ans, en 347 ; il était d’une famille aristocratique, se disant même d’origine royale. « Platon » était un pseudonyme (il paraît que c’est une fatalité pour les communistes, ils prennent tous des pseudonymes), c’était un pseudonyme qui, disait-on, lui a été attribué parce qu’il avait des épaules très larges.

Il a reçu une éducation très soignée ; les principaux éléments de l’éducation de cette époque, en Grèce, étaient la gymnastique, la musique et le dessin. C’était un peuple d’harmonie, c’était un peuple qui aimait le rythme, la beauté.

Je ne peux pas naturellement vous exposer en détail toute la philosophie du platonicisme — mais il suffit de savoir que l’idée fondamentale de Platon, c’était l’idéalisme. Qu’est-ce que l’idéalisme ? Platon considérait que les idées sont plus que les constructions de notre esprit, que les inventions de notre imagination. Il attribuait aux idées une réelle existence. Nous avons une seule existence ; les objets, selon lui, ne sont que des copies. Les objets, les choses elles-mêmes, ne réalisent que très imparfaitement l’idéal, les idées. D’où vient cette idée fondamentale de Platon ? D’où cet idéalisme qui, pour la première fois dans l’histoire de la pensée, se présente dans une pureté, une beauté absolues. Cela vient aussi de la pratique de la vie ; c’est parce que nous nous imaginons que lorsque nous agissons, nous réalisons nos idées : je me forme une idée d’une maison et je la construis ; je me forme une idée d’une table et je la forme selon mon idée ; alors, dans l’action, l’idée paraît précéder l’objet. Prenons les choses les plus vulgaires, les objets les plus ordinaires de la vie, une table ; il y a différentes tables ; on ne peut pas dire qu’il y a une table ; il y a d’autres tables qui ont une autre forme, une autre grandeur, une autre longueur. Alors, Platon se dit : il y a d’abord l’idée de la table et les autres tables ne sont que des réalisations différentes, des matérialisations différentes de la table idéale, comme des maisons différentes sont des constructions imparfaites de la maison idéale.

Voilà pourquoi il est arrivé à construire la société idéale ou, plus exactement, l’idéal d’une société, l’idée d’une société qui doit réaliser l’ordre suprême, la beauté suprême, la justice suprême. Quand il a fait son plan, Platon (comme tous les utopistes, et c’était le premier utopiste) a cherché un bon terrain ; il ne pouvait pas s’adresser à la classe ouvrière de cette époque ; elle n’existait pas comme classe ; il s’adressait à ceux qui avaient le pouvoir ; il disait au tyran de Syracuse : réalisez le plan de cette société parfaite.

Quelle, était cette société parfaite, cette république idéale de Platon ?

Platon considère la Société comme un individu parfait, comme un organisme ; l’homme, disait-il, a trois âmes, ou plutôt trois parties de l’âme ; une partie représente l’appétit, les désirs, les passions grossières ; l’autre partie représente le courage et le cœur et la troisième partie, la partie supérieure, représente la raison. Et pour que l’organisme soit parfait, pour que l’organisme vive en bon ordre, il faut que les parties inférieures de l’âme : l’appétit, les désirs et le courage soient subordonnées à la raison, qui représente l’Etat, la forme la plus parfaite.

Quels sont les éléments de la société qui incarnent les idées pures ? Ce sont les philosophes, les penseurs ; il faut donc que les rois soient philosophes et que les philosophes soient rois. Alors, on pourrait réaliser la société idéale, ou la république de Platon, qui se compose de trois classes correspondant aux trois parties de l’âme que je viens de caractériser. Les désirs, les appétits, sont représentés par les ouvriers, par les laboureurs, par les artisans, en un mot par ceux dont la spécialité est de s’occuper des conditions matérielles de l’existence ; la seconde partie de l’âme : le courage, est représentée par la classe des guerriers ; et la troisième partie, la raison, l’intelligence, est représentée par les magistrats qui sont destinés à gouverner la société.

Platon considérait que la société ne peut avoir de bon ordre et d’harmonie que lorsque la propriété sera commune, et non seulement la propriété, mais les femmes et les enfants doivent aussi être communs. C’est le véritable communisme intégral ; même le communisme moderne ne va pas aussi loin. Comme nous aurons encore mille raisons de l’expliquer — nous ne pouvons pas à la fois aborder tous les problèmes — nous laisserons le problème de la famille et des enfants sans solution.

Pour Platon, rien ne devait être propriété privée, pourquoi ? Parce que Platon considérait, et c’était d’ailleurs la conception grecque, l’Etat comme un être idéal réalisant le suprême bien. La communauté doit se baser sur les intérêts exclusivement communs ; rien ne doit être égoïste, et pour supprimer la source même de l’égoïsme, il faut supprimer, selon Platon, la propriété privée, la famille privée et les enfants qui sont considérés comme la propriété des parents. Ce communisme était aussi un communisme aristocratique. Le penseur antique, quel que soit son génie, quel que soit l’état de sa pensée, faisait table rase de tout ce qui l’entourait, en Grèce du moins.

Ni Platon ni, comme nous allons le voir, Aristote, ne pouvaient s’imaginer une société sans esclaves. Donc, le communisme n’existait pas pour l’esclave ; c’était seulement pour les classes supérieures qui devaient avoir une vie idéale, une vie harmonieuse ; le communisme n’existait que pour eux ; pour les magistrats, pour les guerriers, pas même pour les artisans, pour les paysans, les laboureurs ; c’était donc un communisme aristocratique et un communisme esclavagiste basé sur l’inégalité, sur l’esclavage.

L’égalité n’existait qu’entre amis, entre des hommes appartenant à la classe privilégiée.

C’était, si vous le voulez, un communisme de classe. Pourtant, Platon admettait l’égalité de la femme ; il considérait que la femme est égale à l’homme. Naturellement, il parle, lui aussi — il ne pouvait pas en être autrement — des différentes fonctions physiologiques de l’homme et de la femme, mais il dit que ces différences ne doivent pas empêcher la femme d’occuper toutes les fonctions ; être magistrat, et même participer à la défense de la cité, et avoir une éducation dont la gymnastique était la base. Il disait qu’au point de vue des capacités, des facultés entre la femme et l’homme il n’y a que des différences de degré, et non de principe.

C’était, pour le penseur antique, une pensée très avancée, puisque les savants officiels de notre époque, les académiciens, n’ont pas encore atteint cette idée, ne peuvent pas encore comprendre cette idée d’égalité entre les sexes, au point de vue des capacités.

Tout en cherchant l’état idéal, la république idéale, Platon a formulé dans un autre livre, dans un traité qui s’appelle « Les Lois », une théorie de l’état provisoire, de l’état possible ; il était à son tour opportuniste ; il comprenait que l’idéal communiste ne peut pas se réaliser intégralement sans transition et il proposait une société ou une république de transition ; il formulait même cette idée de la façon suivante : « Il faut proposer, disait Platon dans « Les Lois », la meilleure forme de gouvernement, puis une seconde, puis une troisième, et en laisser le choix à qui il appartient de décider ».

C’est-à-dire après avoir fait l’expérience d’une société imparfaite, mais rapprochée de la république idéale ; après avoir passé par ces étapes transitoires, on arriverait à la cité idéale, à la république du communisme intégral.

C’était non seulement un communisme de production, un communisme de possession, mais c’était un communisme de consommation. La cité (c’est-à-dire les classes privilégiées) devait non seulement posséder en commun, produire en commun, mais encore, dans les repas publics, consommer également en commun.

Par cette brève esquisse de la théorie platonicienne, de la république idéale de Platon, vous pouvez y constater tous les traits de la méthode utopique.

Platon est rationaliste et moral ; il se base sur la raison et sur la morale ; Platon est un disciple de Socrate. Vous savez que Socrate est le premier éducateur de la morale rationaliste. Socrate n’écrivait jamais, il n’a laissé aucun livre, sa méthode d’enseigner était tout à fait orale, on disait « dialectique », en dialogue ; il causait avec tout le monde, en traversant les places publiques, les rues, en visitant ses amis, il leur posait des questions, il faisait comme il disait, accoucher des idées. L’idée fondamentale de Socrate était que la vertu, c’est-à-dire l’ensemble des qualités morales, est une chose qui peut être apprise. Le vice est une mauvaise affaire, un mauvais calcul ; si on raisonne bien, si on calcule bien, il faut être vertueux ; il se basait aussi sur l’homme idéal. C’est le contraire qui arrive dans notre société, basée sur l’exploitation et l’inégalité. Alors, reprenant cette idée de Socrate que la vertu est pratique et démontrable, qu’on peut démontrer aux hommes qu’il faut vivre honnêtement, en pleine harmonie avec les autres. Platon voulait réaliser, en vertu de ce principe rationnel et moral, la République idéale. Il s’adressait donc — ce qui caractérise la méthode utopique — avant tout à la raison.

Le communisme de Platon était, comme je l’ai dit, aristocratique. Au fond, quand on connaît la vie sociale de cette époque où vivait Platon, en Grèce, on comprend que les idées platoniciennes constituaient une réaction contre la démocratie. Au IVe siècle avant l’ère chrétienne, il y a vingt-cinq siècles, la démocratie a triomphé en Grèce. Mais c’était ce que nous appelons aujourd’hui la démocratie bourgeoise. La lutte de classes, comme je vous le ferai voir par quelques citations d’Aristote, existait en Grèce. A la suite d’innombrables guerres, il y avait de nouveaux riches — des Loucheurs — en Grèce. Les assemblées populaires n’étaient pas les assemblées populaires dans notre sens, où tout le monde participe. D’abord les esclaves, qui formaient la majorité de la population, en étaient exclus. C’était une véritable démocratie des classes moyennes. Et cette démocratie ne plaisait pas à un homme d’une grande culture, d’origine aristocratique comme Platon. Son communisme aristocratique était une réaction contre la démocratie. La démocratie des classes moyennes a été considérée par Platon comme quelque chose d’inférieur. Cette même démocratie, ne comprenant rien aux idées de Socrate, l’a condamné à mort. Il est compréhensible que Platon ait cherché un idéal social où ce soit l’élite seule qui gouverne, — non l’élite basée sur la naissance, mais l’élite basée sur la valeur intellectuelle et morale, ce qui est le fond même d’une aristocratie (en grec, cela veut dire : domination des meilleurs). Voilà quel était l’idéal abstrait — parce que basé sur le rêve individuel — de Platon.

Le trait principal de caractère utopique s’est manifesté surtout par l’abondance de toute base de classe, de toute base sociale pour la réalisation de la République Idéale. Platon ne se base sur aucune classe. Il est à la recherche du bon tyran. Il a été invité par le tyran de Syracuse, qui voulait s’attacher à sa Cour un grand philosophe comme Platon. Platon avait accepté avec joie cette proposition du tyran de Syracuse. Mais bientôt il dut se convaincre que le tyran ne voulait pas réaliser la république idéale, et il s’enfuit de Syracuse.

Je passe maintenant à son disciple, et en même temps adversaire, Aristote.

Il est vraiment humiliant pour nous, au point de vue social, de penser qu’après vingt-cinq siècles, on n’a pas pu trouver contre le communisme des arguments qui aient été formulés d’une façon plus claire, plus noble, plus géniale que par Aristote. Si vous comparez le deuxième livre de la Politique d’Aristote, où il expose, avec une grande estime pour son maître, ses objections contre le communisme, vous trouverez ses objections infiniment supérieures aux objections faites par un grand philosophe de notre temps comme Herbert Spencer, qui a écrit l’Individu contre l’Etat, sans même parler des publicistes, des hommes politiques — comme Eugène Richter, le chef du Parti progressiste d’Allemagne — d’Yves Guyot, qui s’est déshonoré par un livre sur la Théorie socialiste, ni des objections vulgaires que la presse quotidienne adresse au socialisme qu’elle est incapable de comprendre.

Toute la philosophie d’Aristote était la contre-partie de celle de Platon. Si Platon était idéaliste, Aristote était avant tout réaliste. Il ne considérait pas que les idées ont une existence propre. C’était le savant le plus encyclopédique qui ait jamais existé. Né en 384 avant Jésus-Christ, mort en 422, fils d’un médecin du roi — il n’était donc pas aristocrate, mais fils d’un intellectuel — ayant reçu une éducation assez soignée, Aristote possède tous les savoirs de son temps. Selon la biographie, il a écrit 400 ouvrages, qui représentent 1.000 volumes et 445.270 lignes. 47 ouvrages ont été conservés, malgré toutes les difficultés par lesquelles ils ont passé. Il était le précepteur d’Alexandre-le-Grand le plus grand capitaine de son époque. Il a participé à ses campagnes en faisant des enquêtes scientifiques. L’école qu’il a fondée s’appela Lycée, celle de Platon se nommait Académie. Il a passé, sans quitter Athènes, treize ans en enseignant sa philosophie.

Il faut se représenter le caractère de cette époque, sans imprimerie, sans bibliothèques. Le maître, le professeur, était véritablement la seule source de la science. Le maître, le fondateur de l’Ecole, était vénéré, il était l’objet d’un véritable culte.

Aristote a donné un nom à la plupart de nos sciences : la zoologie, l’économie politique, la politique, la psychologie, la métaphysique. Il a résumé, comme je l’ai dit toute la science de son temps. Il a ajouté un nombre immense d’idées originales. Son influence a été toute-puissante pendant tout le moyen âge, et il fallait une véritable révolution intellectuelle pour se débarrasser du dogme d’Aristote. Lorsque les hommes s’attachent à un corps de doctrine, ils acceptent non seulement ce qui est bon, mais ils acceptent ce qui doit appartenir à des époques passées. Il faut un effort extraordinaire de la pensée pour combattre une autorité immense comme celle d’Aristote. Ce qui nous intéresse en Aristote, c’est justement sa conception de l’Etat et sa polémique contre le communisme.

Selon Aristote, il faut étudier la matière. L’idée n’existe que comme forme de la matière. L’idée est dans les objets. Selon Platon comme je vous l’ai dit, l’idée précède la chose, et, ce qui caractérise tout idéaliste, l’idée domine la réalité. Tandis qu’Aristote cherche dans l’objet même l’idée. Et il dit : en dehors de la matière il y a la forme de la matière. Comme pour faire une statue, il faut avoir la matière première, il faut l’artiste, avec son génie qui donne au marbre ou à la glaise la forme imaginée par la pensée. Mais, la forme de la matière, cette idée, n’existe pas indépendamment de la matière.

Malgré son idéalisme, Aristote avait tout de même une conception supérieure de l’Etat, si on la compare à la conception de nos bourgeois. Voilà pourquoi je dis : C’est vraiment lamentable qu’après vingt-cinq siècles, la pensée sociale, la forme de l’organisation, au point de vue du bien-être social, ait fait si peu de progrès. Si nous avons des merveilles techniques, au point, de vue social nous sommes en pleine barbarie.

Voilà la définition par laquelle commence son traité sur la Politique :

« Tout Etat est évidemment une association, et comme le lien de toute association, c’est l’intérêt, les hommes ne faisant jamais rien qu’en vue de leur avantage personnel, il est clair que toutes les associations visent à satisfaire des intérêts. — Voyez, c’est une idée tout à fait moderne, disons même marxiste ; la société n’est pas basée, comme le disait Jean-Jacques Rousseau, sur le contrat, la convention ; la société est basée sur les intérêts ; Marx définit ces intérêts ; il dit : les intérêts de la production.

Aristote continue : Les plus importants de tous doivent être l’objet de la plus importante des associations, de celle qui renferme tous les autres ; et celle-là, on la nomme précisément Etat et association politique.

Ce qui distingue cette conception aristotélienne de la société de notre conception du socialisme moderne, c’est que pour Marx et pour nous, la société est un produit historique, et elle se développe dans le temps, tandis que pour Aristote, comme pour notre science bourgeoise officielle, l’organisation de la société actuelle avec des inégalités, est le produit de la nature ; et, comme tout produit de la nature, il doit être éternel.

Aristote dit : La nature a déterminé la condition spéciale de la femme et de l’esclave.

C’est l’argument que les ignorants répètent en parlant du communisme, de la transformation sociale. Ils disent : la misère est éternelle, les inégalités sont éternelles, la société actuelle est éternelle, parce que ce n’est pas une loi sociale, c’est une loi naturelle, et celle-ci ne change pas.

Aristote cite un poète : « Oui, le Grec au Barbare a le droit de commander », et les barbares étaient tous ceux qui n’étaient pas grecs. « L’Etat, dit encore Aristote, vient de la nature » ; « l’Etat est un fait de nature » ; « l’homme est un animal politique » ; « Celui qui ne peut vivre en société… est une brute ou un dieu ». C’est une pensée rigoureusement exacte : Il faut être une brute ou il faut être ce qu’on croit Dieu pour pouvoir se passer des autres hommes.

Et voilà pourquoi il considérait que l’esclavage est éternel. Il est éternel, disait-il, parce que pour que les uns aient des loisirs, il faut que les autres accomplissent toutes les besognes sordides, tout le travail obscur, afin qu’une petite minorité puisse être scientifiquement éclairée et puisse avoir le goût de la beauté.

Mais tout de même, malgré les préjugés de son temps, malgré sa conception des classes, il avait le pressentiment d’une autre possibilité. En parlant de l’ouvrier — ou de l’artisan comme on disait alors — Aristote disait :

« L’ouvrier est considéré comme « un instrument vivant », ainsi que l’esclave ». Mais, ajoute Aristote ; « Si chaque instrument pouvait sur un ordre donné, ou même pressenti, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain, qui se rendaient seuls, dit le poète, aux réunions des dieux, si les navettes tissaient toutes seules, si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers et les maîtres d’esclaves ». C’est-à-dire qu’Aristote pressentait la période du machinisme, où, presque seul, un immense travail se fait automatiquement. Si une période arrive ainsi, dit-il, on pourra se passer des esclaves. Le machinisme est venu, mais les classes dominantes trouvent toujours bon de ne pas se passer des esclaves.

Quels étaient les grands arguments d’Aristote contre le communisme de Platon ? D’abord, il disait, comme tous nos bourgeois, comme Malthus, dans son traité sur la Population, que ce n’est pas la propriété qu’il faut limiter et combattre, c’est le surplus de la population. Il faut limiter la population. Il faut chercher d’avoir le moins d’enfants possible pour pouvoir les nourrir. Il disait également qu’il n’y a que la propriété, que l’intérêt personnel qui contribuent au désir de travail. Sans la propriété la paresse triomphera. Il faut l’intérêt personnel pour que la société prospère. Il disait encore : Si on supprime la propriété privée, on supprimera la possibilité d’être généreux, parce qu’avec la propriété il y a la possibilité, pour des natures généreuses, de renoncer à une certaine partie de leur propriété au profit des autres.

Aristote n’aimait pas les extrêmes. Il disait : La vérité véritable se trouve toujours au milieu, — ni d’un côté ni de l’autre. C’était la véritable philosophie des classes moyennes. Il disait d’ailleurs : ce sont les classes moyennes qui doivent assurer l’ordre, l’harmonie des sociétés. Voilà pourquoi il proposait certaines réformes pour supprimer les inégalités par trop choquantes. Il était naturellement contre l’excès des richesses d’un côté et l’excès de misère d’un autre côté. Ceci toujours en n’envisageant que les véritables citoyens grecs, — la minorité — ayant le droit de disposer des esclaves — qui représentaient la majorité.

Il rejetait surtout la communauté des femmes et des enfants. Il multipliait les arguments. Nous n’entrerons pas aujourd’hui dans ces détails. Nous aurons à traiter ces questions, les problèmes de la famille, quand nous parlerons de l’école de Saint-Simon.

Dans sa Politique, Aristote a envisagé tous les avantages et tous les inconvénients de toutes les formes de gouvernement. Il a examiné la tyrannie, l’oligarchie — la domination de plusieurs, d’une minorité (on dirait maintenant la dictature). — et la démocratie.

Je voudrais vous citer un passage qui démontre qu’il y avait déjà une véritable lutte de classes à son époque, il y a vingt-cinq siècles, en Grèce :

« Le gouvernement démocratique a de dangereux ennemis, les démagogues qui le minent et le renversent soit en calomniant les riches, soit en ameutant contre eux la classe qui n’a rien. On en peut citer mille exemples : à Cos, leurs perfides manœuvres provoquèrent un complot des riches, et la démocratie fut abattue. A Rhodes, comme ils disposent des finances, ils firent retirer l’indemnité due aux navarques (les riches), et ils leur infligèrent, par des poursuites judiciaires, des amendements qui les poussèrent au désespoir et à une révolution. A Héraclès encore, les démagogues entraînèrent la ruine du gouvernement démocratique. A Mégare, ils confisquèrent les biens d’un grand nombre de riches qui, chassés de la ville, y rentrèrent de vive force et établirent l’oligarchie. Même chose à Cusnes, à Thèbes, après la bataille des Cénophytes. Parcourez l’histoire de la chute des démocraties, vous trouverez presque partout les démagogues décrétant les lois agraires, tourmentant les riches, pour faire des largesses au peuple avec le bien de la classe aisée qu’ils poursuivent d’accusations et forcent à conspirer ». (On dit aujourd’hui : ils font le jeu de la réaction). « Le régime démocratique est de tous les gouvernements le plus stable à la condition que la classe moyenne ait la prépondérance ». Voilà la véritable preuve que sa philosophie représentait les intérêts de la classe moyenne.

Nous avons ainsi analysé les théories sociales des deux plus grands penseurs de l’antiquité, que tout le monde doit connaître, au moins dans les grandes lignes. Nous passerons, la prochaine fois, au socialisme du XVIIIe siècle pour nous hâter d’arriver aux précurseurs du socialisme moderne, et étudier à fond le socialisme moderne.






Bois gravés de Lucien Jacques.