Le Socialisme I. Socialisme utopique et socialisme scientifique



Camarades,


Notre ami Cachin m’a dispensé de toute parole d’introduction. Je veux dire seulement, avant d’entrer dans le sujet, un seul mot : je m’interdirai toute éloquence. C’est un travail solide et sérieux que nous entreprenons ensemble. L’éloquence, si on en juge par nos grands hommes d’État, par nos Briand, nos Viviani, ne sert qu’à cacher le vide de la pensée et de la caisse du Trésor… Ici, nous n’avons pas besoin de cela.

Comme l’a dit Cachin, une nouvelle ère commence pour le Parti, une ère d’action. Mais ce qui nous distingue, nous, socialistes marxistes, de toutes les écoles socialistes qui nous ont précédés, c’est que notre action est raisonnée, qu’elle est basée sur la vérité scientifique et sur l’expérience de l’histoire. C’est donc dans cet esprit que nous commencerons et que nous continuerons notre travail, par le raisonnement et l’étude des faits exacts.

Je commence par la définition du socialisme. Paul Janet, membre de l’Institut et professeur de plusieurs écoles supérieures, a déclaré, en 1882, dans un livre sur Les Origines du Socialisme : « Il est plus facile de réfuter le socialisme que de le définir ».

Cela veut dire qu’il est plus facile pour un bourgeois de combattre le socialisme que de le comprendre. Pour déterminer, pour définir le socialisme, non seulement en quelques mots, mais par l’étude même de la substance de notre doctrine, il faut d’abord, selon moi, dire ce qu’il ne faut pas comprendre par le mot socialisme.

Première confusion : On confond souvent le socialisme avec l’égalitarisme, avec la doctrine ou plutôt la chimère de l’égalité mécanique. Les bourgeois, nos adversaires, se représentent le socialisme sous la forme du partage en parts égales de toutes les richesses. On a écrit d’innombrables satires contre le socialisme ainsi compris. Je ne veux pas caractériser cette fausse conception du socialisme. Je ne veux que citer un seul passage d’un adversaire de marque. Je choisirai toujours les plus grands parmi nos adversaires pour les réfuter, ou pour démontrer l’erreur de leurs conceptions. Voici comment le grand poète Alfred de Musset qui, sous bien des rapports, n’avait pas les préjugés bourgeois, caractérise dans ses vers ce « partagisme » — si vous voulez. — égalitaire :

(Les passages cités sont entre guillemets et non en italique.)

« …L’univers, mon ami, sera bouleversé ;
« On ne verra plus rien qui ressemble an passé,
« Les riches seront gueux et les nobles infâmes ;
« Nos maux seront des biens », les hommes seront femmes,

Et les femmes seront… tout ce qu’elles voudront.
Les plus vieux ennemis se réconcilieront,
Le Russe avec le Turc, l’Anglais avec la France,
La foi religieuse avec l’indifférence,
Et le drame moderne avec le sens commun.

« De rois, de députés, de ministres, pas un ;
« De magistrats, néant ; de lois, pas davantage.
« J’abolis la famille et romps le mariage ;

Voilà. Quant aux enfants, en feront qui pourront,
Ceux qui voudront chercher leurs pères chercheront.

« Du reste, on ne verra, mon cher, dans les campagnes,
« Ni forêts, ni clochers, ni vallons, ni montagnes :
« Chansons que tout cela ! Nous les su])primerons,
« Nous les démolirons, comblerons, brûlerons.

Ce ne seront partout que houilles et bitumes,
Trottoirs, masures, champs plantés de bons légumes,
Carottes, fèves, pois « et qui veut peut jeûner ;

« Mais nul n’aura du moins le droit de bien dîner ».

Sur deux rayons de fer un chemin magnifique
De Paris à Pékin ceindra ma république.
Là, cent peuples divers, confondant leur jargon,
Feront une Babel d’un colossal wagon.
Là de sa roue en feu le coche humanitaire
Usera jusqu’aux os les muscles de la terre.
Du haut de ce vaisseau, les hommes stupéfaits
Ne verront qu’une mer de choux et de navets.

« Le monde sera propre et net comme une écuelle ;
« L’humanitairerie en fera sa gamelle… »

(A. de Musset.Dupont et Durand.)

Voilà la conception vulgaire du socialisme ; tout le monde égal. Il n’y a de différence aucune, non seulement dans les conditions sociales mais dans les conditions de la nature.

Vous savez que tel n’est pas notre socialisme. Vous savez que si nous considérons que tout le monde a les mêmes droits, que tous ceux qui sont nés à la vie doivent jouir des mêmes conditions comme point de départ, comme conditions de développement, il ne s’ensuit nullement que nous considérions que la nature n’ait créé aucune différence, que tous aient des facultés absolument identiques. Nous y reviendrons quand nous parlerons des écoles socialistes, des théoriciens socialistes.

Deuxième confusion : On confond souvent le socialisme avec l’interventionnisme. Chaque fois que l’Etat, le représentant légal de la Société ou la Société elle-même, intervient pour régler les rapports de la propriété, pour régler ses conditions, on déclare que c’est du socialisme. Dans ce sens, un ministre anglais, William Harcourt, a déclaré, en 1888 : « Nous sommes, aujourd’hui, tous socialistes ». Il voulait dire par là : « Nous avons abandonné la doctrine du laissez-faire, laissez-passer », cette doctrine du libéralisme qui croyait à l’harmonie des intérêts, qui était convaincue que des efforts individuels, de la liberté totale, dans la Société actuelle, sortirait l’harmonie universelle, le bonheur universel. Cette doctrine a fait faillite. Les bourgeois eux-mêmes sont obligés d’en convenir, c’est pourquoi ils abandonnent cette doctrine du « laisse-faire, laissez-passer », qui, d’ailleurs, dans les textes primitifs du XVIIIe siècle, avait un autre sens. Ou oublie d’ajouter un mot caractéristique : ce n’était pas « laissez-faire, laissez-passer », mais « laissez-nous faire ». La bourgeoisie réclamait la liberté totale du commerce, de l’exploitation, et elle cherchait à se persuader, et surtout à persuader les autres, que de sa liberté, de son exploitation, de sa domination, sortirait le bonheur universel. Voilà pourquoi on confond l’interventionnisme avec le socialisme.

Troisième confusion : Le socialisme est souvent confondu avec le réformisme. On croit que si on se prononce pour telle ou telle amélioration partielle, telle ou telle réforme sociale, on est socialiste. Je ne parle même pas des philanthropes qui, s’ils renoncent à une minime parcelle de leur colossale fortune, fondent quelques hôpitaux ou font quelques aumônes, croient qu’ils sont socialistes, et le disent. Je parle de cette catégorie, plus vaste, qui attribue à toute amélioration sociale, à toute législation ouvrière, en conservant la base même de la Société actuelle, un caractère socialiste. Je vous démontrerai que ce n’est pas cela le socialisme.

En effet, il n’y a pas, maintenant, un parti politique sérieux qui ne soit pas partisan des améliorations partielles. Tout le monde est pour les réformes ouvrières, sociales, les uns pour conserver et pour consolider la société actuelle, les autres par philanthropie ou par charité, les autres encore pour éviter une révolution violente. Mais on ne peut pas vraiment, sans abuser des termes et sans frapper les faits mêmes, le fond même des choses, on ne peut pas considérer ces réformateurs sociaux comme des socialistes, à quelque parti qu’ils appartiennent.

Pour définir le socialisme d’une façon précise, après avoir exposé comment il ne faut pas comprendre le socialisme, il faut d’abord dire que le socialisme s’oppose avant tout comme doctrine et comme fait à l’individualisme. Le mot socialisme vient du mot latin socius, qui veut dire « compagnon », « camarade ». Il a été employé pour la première fois — autant qu’on peut parler de l’origine des choses, toute constatation des origines n’est que provisoire, parce qu’après recherches, on est obligé de reporter plus loin les origines — il a été employé pour la première fois par Robert Owen, en 1837. Nous trouvons, pour la seconde fois, ce mot en France ; dans Pierre Leroux, en 1838.

Deux ans plus tard, nous le trouvons chez Reybaud, dans son laineux livre publié en 1840, Les Réformateurs contemporains, avec ce sous-titre « Les socialistes modernes », Sous le nom de socialistes modernes, il cite les trois grands précurseurs du socialisme, que nous appelons maintenant utopiques : Robert Owen, Saint-Simon et Charles Fourier.

Comme conception, le socialisme, je l’ai dit, s’oppose a l’individualisme. Le socialisme considère que l’homme, en dehors de la société, n’est pas véritablement homme. L’homme ne se développe, ne se réalise intégralement qu’au milieu de la vie sociale, qu’au milieu de la société. La conception socialiste, collectiviste ou communiste de l’humanité prend donc comme base non l’homme isolé, l’homme individuel, l’égoïsme individuel, mais l’intérêt individuel solidaire avec l’intérêt de la société. La conception socialiste on communiste n’oppose pas l’individu à la société comme le disent nos adversaires. Cette conception, au contraire, démontre que l’intérêt véritable de l’individu ne lient se réaliser que dans et par la société.

Je suis obligé de faire encore quelques citations. Je prends, pour caractériser l’individualisme, le représentant le plus remarquable et le plus génial de cette conception, car si on attaque une conception, il ne faut pas prendre un échantillon faible. Ce serait partial. Parmi les représentants de chaque conception, il peut se trouver des hommes inférieurs à cette conception. Il faut choisir les meilleurs représentants de cette conception. Je prends donc le grand poète Goethe, qui était en même temps un grand philosophe et un grand naturaliste. Voilà comment il caractérise la conception individualiste on l’égoïsme bourgeois capitaliste. Il ne connaissait des doctrines socialistes que la conception saint-simonienne, qui était la conception de son époque. Voilà comment il parle du saint-simonisme :

« Cette théorie saint-simonienne me paraît, en général, bien peu pratique, bien inexécutable. Elle est en contradiction avec la nature, avec l’expérience, avec la marche des choses depuis des siècles. Si chacun fait individuellement son devoir, et dans la sphère d’action la plus rapprochée, agit avec loyauté et énergie, l’ensemble de la société marchera bien. Dans ma carrière d’écrivain, je ne me suis jamais demandé : Que veut la masse de la nation ? Comment servirai-je la société ? Non, mais j’ai surtout travaillé à donner à mon esprit plus de pénétration et à être meilleur moi-même, à enrichir mon être propre, et à ne dire que ce que j’avais reconnu, par l’étude, comme bon et vrai. Ce que j’ai dit, je le reconnais, a exercé une action sur l’ensemble et a rendu des services au loin dans un grand cercle, mais ce n’était pas là mon but, c’était une conséquence…

« Provisoirement, ma grande maxime est celle-ci : « Que le père de famille s’occupe de sa maison, l’artisan de ses pratiques, le prêtre de l’amour du prochain, et que la police ne gêne pas nos plaisirs ».

Voilà, dans sa pureté classique, la conception individualiste : L’individu à la base de tout. La société n’a qu’une seule fonction, c’est l’ordre ; la police ne doit pas empêcher l’individu de s’occuper de ses intérêts. Et de cette collaboration — si ou peut appeler collaboration des actions des individus ayant pour principe « Chacun pour soi » — de ces actions simultanées, il résulte, comme l’espèce Goethe, comme l’espérait toute l’école économique libérale, sortira le bonheur social, le bonheur universel.

J’oppose à cette conception individualiste, exprimée avec toutes ses conséquences, la conception communiste ou collectiviste de Guesde, du Guesde d’après la Commune, de 1878. Voilà comment Guesde s’exprime sur le rôle de l’homme dans la Société dans son Catéchisme socialiste ;

« L’homme ne peut être homme, c’est-à-dire remplir la loi de sa nature éminemment progressive, que sous l’action, avec l’aide de ses semblables, dans leur société. Isolé, individuellement, il ne lui est pas possible de satisfaire ses besoins et de développer ses facultés au delà d’une limite très restreinte. Dépossédé de la parole qui n’a aucune raison, aucun moyen de sortir du cri, il n’est pas même prouvé qu’il prenne la position verticale. Quelque activité d’autre part que développe chez lui le besoin, ses seules forces ne lui permettent pas d’autre habitation que les grottes naturelles, d’autre vêtement que le feuillage adamique ou la peau de bête de l’âge de pierre. C’est le plus misérable des animaux. Les autres individus des autres espèces, au contraire, ne sont pas diminués par l’isolement qui, loin de nuire à la satisfaction de leurs besoins, le rend plus complet et plus facile. Et de même qu’il leur est possible de pourvoir à toutes les exigences de leur organisme sans le concours de leurs congénères, ils peuvent atteindre leur maximum de développement individuellement, sous le seul empire de la nécessité. L’état social ou collectif en un mot est l’état naturel, nécessaire et constitutif de l’espèce humaine, comme l’état individuel est l’état normal des autres espèces. »

En effet, même la parole — et vous savez que la langue est, pour toute nouvelle génération, un trésor et un immense héritage d’intelligence et d’expérience — je dis même la parole n’est que le produit de la vie sociale. On cite, dans l’anthropologie, l’exemple d’un certain Caspar Heyser qui, en Allemagne, pendant trente ou quarante ans a été séquestré. Il paraît qu’il s’agissait de l’empêcher de monter sur un des innombrables trônes d’Allemagne d’alors. Cet homme était complètement idiot. Il ne savait pas parler, ne comprenait rien de ce qui se passait autour de lui. La vie sociale est donc créatrice de l’homme. Elle est nécessaire à son développement, comme à son bonheur. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette idée fondamentale du socialisme.

Voilà le premier point de la conception socialiste ou collectiviste ou communiste s’opposant à la doctrine individualiste qui est à la base même du régime du chacun pour soi, du régime actuel.

Le socialisme, on communisme, peut être défini aussi comme but final d’une action, de l’action collective d’un parti ou d’une classe. Le but final de l’action communiste, de l’action socialiste, est la mise en commun des instruments de travail, la mise à la disposition de tous les producteurs du sol, du sous-sol, des usines et de tous les instruments de travail et de production. Quand nous envisagerons les nuances des mots socialiste, collectiviste et communiste, nous aurons à parler également de la distribution des produits et de la consommation. Mais ce qui est la base même du communisme moderne, c’est la socialisation, c’est-à-dire la mise en commun, la mise à la disposition de la société, des producteurs, des instruments de travail, sol, sous-sol, usines, chemin de fer, mine, ainsi de suite, de tous les instruments du travail collectif.

Le socialisme peut être aussi compris comme une action de classe, notamment l’action prolétarienne. Quand on parle du mouvement socialiste moderne, on sous-entend toujours l’action de classe, l’action du prolétariat, l’action de la classe ouvrière, qui, par son organisation, par sa lutte, cherche à réaliser le but final, non l’amélioration partielle, non la lutte contre telle ou telle forme de misère, mais l’appropriation collective de tous les instruments de travail. Par cette action, la classe ouvrière ou le prolétariat tend à supprimer la cause même de sa misère et à assurer à la société tout entière, ou à l’humanité tout entière, le maximum de bien-être possible.

Le socialisme ou communisme peut être considéré aussi comme fait historique qui a existé réellement dans le passé. C’est le résultat acquis de la science moderne que la plupart des sociétés, pour ainsi dire l’immense majorité des peuples plus ou moins civilisés, ont passé par la période de propriété commune du sol, qui était l’instrument du travail principal à l’époque primitive. C’était donc grâce à la propriété communiste, au communisme primitif que l’humanité, on peut le dire, sauf quelques exceptions, a vécu pendant des milliers et des milliers d’années. Ce que nos adversaires considèrent comme une chimère, comme un plan, comme une invention individuelle, comme une fantaisie de quelques-uns, c’est un fait historique qu’a fait vivre l’humanité pendant des milliers et des milliers d’années.

Le socialisme est également un système d’idées, une doctrine. Le socialisme moderne a sa philosophie. Il a sa morale, son droit. C’est un bouleversement véritable de toutes les anciennes conceptions. A un renouveau social, correspond une nouvelle philosophie, une nouvelle morale, un nouveau droit. Et nous aurons le devoir de les exposer dans les leçons suivantes.

En attendant, je vais caractériser aujourd’hui les principales étapes par lesquelles a passé le socialisme pour arriver à son état actuel. Le socialisme a traversé deux grandes étapes : la période utopique et la période scientifique.

Quand nous parlons du socialisme utopique, cela ne veut pas dire que nous considérons, à n’importe quelle époque, le socialisme comme une utopie. Il ne s’agit pas de cela. Le socialisme est toujours un. Et s’il n’est pas utopie aujourd’hui, il n’était pas utopie hier. Il s’agit de la méthode de réaliser le socialisme. Qu’est-ce que cela veut dire, utopie ? C’est le mot grec : outopos. Cela veut dire « nulle part », une chose qui n’existe nulle part, sinon dans notre imagination. Le socialisme de l’époque utopique, dans son raisonnement et dans ses méthodes, surtout dans les conditions économiques d’alors, ne pouvait pas mener à la réalisation. On peut donc dire qu’à cette époque le socialisme n’était pas réalisable. Il ne pouvait se réaliser que dans notre idée. C’était une immense et géniale anticipation, comme d’ailleurs tous les grands mouvements. Toutes les grandes idées s’élaborent avant que toutes les conditions de la vie soient prêtes pour les recueillir, pour les réaliser.

Quels sont les traits principaux du socialisme de la période utopique, ou de ce que nous appellerons le socialisme utopique ?

Le socialisme de la période utopique ne voit qu’une société uniforme. Il ne divise pas la société en catégories, en classes. Il s’adresse à tous les hommes. Il parle de l’humanité ou de la société tout entière, tandis que les socialistes modernes commencent par la reconnaissance de cette grande vérité annoncée dans les premiers passages du Manifeste Communiste de 1847 de Marx et Engels, que toute l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes.

L’existence des classes n’est pas une invention socialiste. Comme c’est un fait dominant de l’histoire, comme c’est la réalité même, elle n’a pas pu passer inaperçue pour les observateurs, même s’ils n’étaient pas des socialistes. Les grands historiens français, sans même parler de Saint-Simon — (dans l’exposé de sa doctrine, vous verrez quel rôle il attribuait à certaines classes) — de grands historiens comme Guizot connaissaient la théorie de la lutte de classes. Guizot, dans un livre qu’il a publié au commencement du XIXe siècle, en 1825 si je ne me trompe, a expliqué toute l’histoire de la monarchie française, toute la France d’avant la révolution par l’existence des classes, par le conflit des classes.

Je voudrais, pour confirmer cette idée, que l’existence des classes a été constatée par tous les observateurs, je voudrais vous citer un grand écrivain que Marx étudiait et respectait beaucoup. C’est le fondateur du roman moderne, Balzac.

Voilà ce que disait Balzac, qui était un des meilleurs connaisseurs de notre société capitaliste.

« La société ressemble à la nature. Elle fait de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie. Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un homme d’Etat, un commerçant, un marin, un prêtre, un poète, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc… Il a donc existé, il existe donc de tout temps des espèces sociales, comme il y a des espèces zoologiques. »

Voyez que Balzac va plus loin que le socialisme. Le socialisme ne dit pas que les distinctions de classe sont des distinctions ne varietur, invariables, éternelles. Nous considérons l’existence des classes comme le produit des conditions sociales, historiques. Les classes disparaîtront avec les causes sociales, avec les conditions sociales qui les ont engendrées, tandis que Balzac, se plaçant à son point de vue, qui était tout de même le point vue bourgeois, considérait le fait existant comme un fait éternel. Il ne voit pas la société dans son devenir, dans son développement. Il voit la société à l’état figé, à l’état invariable, naturel, et il considère les distinctions entre les classes comme des distinctions zoologiques. En tout cas, un observateur aussi formidable que Balzac n’a pas pu se dissimuler, un fait fondamental de notre vie, l’existence des classes.

L’autre trait distinctif du socialisme de la période utopique qui résulte précisément de cette confusion des classes, de cette incompréhension que la société se divise en classes, c’est que le socialisme de la période primitive, de la période utopique s’adresse indistinctement à toutes les bonnes volontés. De préférence, il s’adresse aux hommes au pouvoir, aux gouvernants, aux classes dominantes qui sont naturellement les classes plus instruites à cette époque, et il dit à toutes les bonnes volontés, il dit à tous les gouvernants : « L’inégalité sociale, l’inégalité économique, basée sur la propriété privée, est la source de tous les maux, Vous êtes intéressés, au point de vue moral, au point de vue politique et social, de supprimer cette source d’iniquité, cette source de misère et de réformer, de transformer la société. » Ainsi Saint-Simon, tout en étant libéral, tout en étant constitutionnaliste, dans le sens propre du mot, s’adresse, dans une lettre fameuse — ou plutôt une brochure — de Genève à Napoléon Bonaparte, en déclarant que Bonaparte est le seul homme du monde capable de comprendre son plan de transformation sociale. On a même trouvé, dans les archives de l’Empire, cette brochure, qui, n’a même pas été coupée et lue.

Robert Owen s’adresse aux monarques réunis à Aix-la-Chapelle, aux fondateurs de la première Sainte-Alliance, dont le but principal était de combattre la Révolution française, ses idées et ses conséquences, en un mot de combattre la liberté, les idées de la liberté politique (il ne s’agissait pas encore de socialisme). Et voilà le grand utopiste, le grand rêveur, le fondateur de la coopération anglaise, Robert Owen, qui a sacrifié tous ses millions pour démontrer la possibilité de changer le caractère de l’homme en changeant les conditions de sa vie, Robert Owen s’adresse à ces monarques pendant qu’ils délibèrent sur les meilleurs moyens d’étouffer tout mouvement libéral en Europe. Il leur dit : « Vous craigniez pour votre avenir, vous craigniez pour vos privilèges. Vous combattez la révolution par des moyens de représailles, par des moyens coercitifs. Acceptez mon plan de transformation sociale, et vous n’aurez pas besoin de combattre l’hydre révolutionnaire. Vous aurez la conscience tranquille. Vous pourrez vivre en pleine sécurité. » Les monarques réunis le considèrent comme un fou et n’ont tenu aucun compte de ses conseils.

Charles Fourier, un autre grand et génial utopiste, attendait, dans sa maison, dans sa pauvre chambre, à heure fixe chaque jour, le Mécène socialiste, le millionnaire philanthrope, pour qu’il lui donne des ressources pour fonder la cellule de la société moderne, la cellule fouriériste. Il l’attend encore.

Le socialisme de la période utopique est évolutionniste et contre-révolutionnaire. Les socialistes utopiques sont venus après la grande tourmente révolutionnaire, à la fin du XVIIIe siècle, après l’écrasement de la grande révolution française, et ils ont cherché à tirer argument de cette défaite de la révolution en disant au peuple, en s’adressant à toutes les intelligences : « Vous voyez que la réforme politique n’est pas suffisante, que la réforme politique ne peut aboutir, parce qu’il y a des causes profondes d’ordre social de notre misère. » Et, pour attirer des adhérents, ils disaient : « Si vous voulez faire l’économie d’une révolution, acceptez nos idées, nos principes, notre idéal de réforme sociale. Transformez les bases économiques de la Société, et vous ferez, l’économie de la Révolution. » Voilà pourquoi fatalement, inévitablement, le socialisme utopique est contre-révolutionnaire.

Quatrième trait du socialisme de la période utopique, c’était ses limites nationales — je ne dis pas nationalistes, il était trop sain d’ esprit pour être nationaliste. Mais il était limité par le territoire dit national. Il ne pouvait pas avoir à cette époque l’idée de la solidarité internationale. Charles Fourier a le pressentiment de la solidarité internationale, mais c’est un simple pressentiment qui n’a pas encore une forme précise et claire. Il ne pouvait pas également, à cette époque de la période du socialisme utopique, être question de l’organisation d’un parti. Ce n’était pas aux partis organisés que les socialistes de la période utopique s’adressaient. C’étaient les débuts de la société capitaliste. Le prolétariat était encore dans son enfance. II n’y avait pas encore possibilité de parler d’une classe ouvrière ou d’un prolétariat conscient et organisé. D’ailleurs, la méthode même des socialistes utopiques était une méthode individualiste. Chacun se considérait comme un inventeur d’un nouveau système, tandis que le socialisme moderne se vante au contraire de n’avoir rien inventé, de se baser seulement sur ce qui existe.

Ce qui distingue le socialisme moderne du socialisme utopiste, c’est qu’il ne se base pas sur le plan d’un gémie, sur la volonté de tel ou tel individu ou même de plusieurs. Le socialisme moderne considère l’idéal socialiste comme l’aboutissant de l’évolution historique des forces sociales, économiques, politiques, morales actuelles qui ont aussi agi dans le cours des siècles passés, qui agissent actuellement dans certaines directions et qui, en se développant, aboutissent à des réalisations communistes. C’était déjà en ébauche dans Saint-Simon, quand Saint-Simon déclarait que l’idéal de la réforme sociale doit se baser sur l’étude du passé, sur l’étude de l’histoire, que l’avenir doit être le résultat des forces du passé, de l’évolution du passé, aussi bien que des forces du présent. Ainsi, Saint-Simon a-t-il posé les premiers jalons du socialisme moderne.

Les socialistes modernes ne disent pas que le socialisme se réalisera parce que le socialisme est excellent, parce que le socialisme est bon, parce que le socialisme est juste. C’est peut-être la raison pour qu’il ne se réalise pas, parce qu’il est trop bon, parce qu’il est trop juste, étant donné les conditions actuelles. Non ! Ils disent que le socialisme, préparé dans le développement historique, se prépare dans la société capitaliste actuelle. Ils distinguent une série de conditions dans la société actuelle, conditions techniques et conditions humaines.

La société actuelle élabore tout un arsenal d’instruments de production employés à l’œuvre collective. Le travail moderne n’est pas le travail des artisans du moyen âge, où chacun travaillait à domicile pour un certain nombre de clients qu’il connaissait personnellement. L’industrie moderne est une industrie de masse qui travaille pour le marché mondial à l’aide des années de prolétaires, avec un système de division du travail remarquable où l’on ne peut pas distinguer la part de chaque ouvrier. C’est un travail collectif. Et en face du travail immense de cette industrie collective moderne, nous voyons cette contradiction que le travail étant collectif, le profit reste cependant individuel. De cette contradiction fondamentale de la société actuelle — travail collectif et exploitation individuelle — sort inévitablement, chaque jour plus vive, la lutte entre les travailleurs collectifs et les exploiteurs individuels, entre les prolétaires et les capitalistes. Et le résultat de ce choc inévitable, fatal, sera la lutte pour la réalisation de la société socialiste communiste.

Je vous indique aujourd’hui seulement quelques points d’ordre général. Nous entrerons dans les détails au cours des leçons suivantes. Je vous donne seulement maintenant l’orientation générale.

La différence fondamentale qui distingue le socialisme des autres doctrines n’est pas dans une idée abstraite, mais dans les faits de la vie elle-même. Le socialisme tient compte de la division de la société en classes. Il ne s’adresse pas à la bonne volonté des exploiteurs. Il peut y avoir de très bonnes volontés individuelles, et même des convertis au socialisme parmi les classes dominantes, comme il y avait des chrétiens secrets même parmi les empereurs romains pendant la période de développement du christianisme. Mais on n’a jamais vu dans l’histoire qu’une classe entière abdique et renonce volontairement à ses privilèges. Voilà pourquoi le socialisme ne s’adresse pas à la bonne volonté, à la raison, au bon sens de n’importe qui. Il s’adresse à la classe prolétarienne, qui est intéressée à la transformation sociale et qui, comme dit dans sa conclusion le Manifeste de Karl Marx et Engels, n’a que des chaînes à y perdre et tout un monde à y gagner.

Le socialisme s’adresse donc à une classe déterminée. « Socialisme de classe » ne veut pas, dire que, dans les résultats, une fois le socialisme réalisé, ce sera un socialisme de classe. Au contraire, le socialisme moderne, sorti de la division de la société en classes, doit aboutir à la disparition des classes, parce que lorsque les clauses disparaîtront, les effets disparaîtront également. Lorsque disparaîtront les causes de la division de la société en classes, les classes et la lutte de classes cesseront, par là-même, d’exister.

Par cela même, la lutte de classe du prolétariat aboutit fatalement, non seulement à l’émancipation de cette classe, mais à celle de la société tout entière. D’où le mot profond du fondateur de l’organisation ouvrière en Allemagne, dans son fameux discours sur la mission historique de la classe ouvrière :

Pris individuellement, les ouvriers ne sont peut-être pas meilleurs, et sont parfois pires que les bourgeois pris individuellement. Mais comme classe, ce qui distingue la classe ouvrière de la classe capitaliste, c’est que par son intérêt de classe, par son égoïsme, la classe capitaliste est attachée à un idéal réactionnaire de conservation sociale, tandis que l’égoïsme du prolétariat, son intérêt de classe, son intérêt égoïste même, est attaché à l’émancipation de la masse tout entière, au progrès, La classe ouvrière ne peut s’émanciper qu’en émancipant la société tout entière. »

Voilà ce qui distingue l’idéal de classe du prolétariat de l’idéal des autres classes.

Je veux conclure par cette observation : Nous constatons, à notre époque, une variété des idées sociales ou soi-disant socialistes, qui marque un retour vers l’utopie. J’ai nommé les réformistes. Si vous vous rendez bien compte de tous les traits qui distinguent les socialistes utopistes, vous verrez que les réformistes présentent les mêmes caractères distinctifs. Les soi-disant « socialistes » réformistes font comme eux abstraction de la division de la société en classes. La base de leur conception est la collaboration des classes, c’est-à-dire la confusion des classes. Eux aussi, s’adressent à la bonne volonté des gouvernants, aux bons ministres, et comme ils se considèrent eux-mêmes comme les meilleurs ministres, ils demandent la participation. Les réformistes actuels agissent, comme les utopistes, en s’adressant non aux intéressés, mais à ceux qui détiennent pour le moment le pouvoir au nom des classes dominantes, c’est-à-dire des exploiteurs. Comme les utopistes, les réformistes disent : « Faites des réformes si vous ne voulez pas la révolution. » Ils veulent, eux aussi, faire l’économie d’une révolution, et, en cherchant cette économie, ils provoquent, au contraire, le gaspillage de nos forces. Qu’on le veuille ou non, ce sont les classes dominantes qui, avec leur tactique, provoqueront la révolution. Mais si on écoutait les utopistes modernes, la révolution viendrait sans que nous y soyons préparés. Les utopistes de la période classique avaient au moins une excuse, parce qu’ils n’avaient pas encore notre expérience, que la classe prolétarienne n’était pas encore une réalité et qu’il fallait tout prévoir. Mais les utopistes modernes n’ont pas cette excuse. Ils considèrent avant tout le terrain national. Ils sont avant tout des socialistes nationaux. La solidarité internationale n’est pour eux qu’une formule verbale. Ils ont donc tous les traits distinctifs des anciens utopistes, jusqu’au cinquième trait : l’absence de l’organisation, car eux aussi sont pour l’autonomie du parti et, au fond, contre toute organisation solide.

Il y a donc là une remarquable renaissance de la période utopique et le but de notre Ecole du Propagandiste sera de démontrer, par les faits et par l’analyse de la doctrine socialiste, qu’il n’y a qu’un socialisme qui corresponde à la réalité : c’est le socialisme moderne, le socialisme scientifique, réaliste et révolutionnaire. C’est le Communisme.