Le Sexe faible/Acte II
ACTE II.
Scène première.
Une pareille dépense pour quinze jours à Nice, c’est affreux !
Il est vrai de dire qu’il ne m’a rien refusé !
Je crois bien !
Les premiers temps du mariage…
La lune de miel !
Du miel qui coûte cher !
Mais, petite maman adorée, tu ne songes pas que bientôt sa place…
Toi et lui, vois-tu, vous n’êtes que deux enfants sans aucune idée de la vie, et il est réellement fort heureux que je vous aie tout sacrifié : goûts, repos, habitudes… sacrifié est le mot, car, si j’habite, avec vous, cette maison, c’est grâce aux instances de ton mari.
Bien sûr !
Aussi notre reconnaissance…
Sans moi, pauvre fille, il t’aurait dominée, tu es trop bonne. Dieu merci, j’étais là ; mon expérience m’avait appris qu’il fallait tout d’abord lui tenir tête et se poser dès le premier jour carrément. C’est pour son bien, après tout ; il a été singulièrement élevé, ce garçon.
Oh ! oui !
Quand tu ne seras pas sans cesse à renforcer les accusations…
Elle a raison ; rappelle-toi les premiers temps de votre mariage ! comme il était pliant, respectueux, empressé ! Depuis son retour de Nice, il manifeste en toutes choses je ne sais quel esprit d’indépendance ; vendredi, c’était une grimace devant le dîner maigre, tu l’as vu ; l’autre jour il a refusé de m’accompagner au sermon. À chaque instant, on dirait qu’il prend à tâche de combattre mes principes ; mais sois tranquille, une mère se doit au bonheur de ses enfants. Il y a ici un besoin urgent de réformes, d’abord votre train de maison.
Mais, petite mère, puisqu’il va avoir cette place, aujourd’hui peut-être ? il est même descendu…
Tant mieux ! Quoi qu’il en soit, je vous sauverai, et comme premier point j’exige…
Écoute-donc ! mais oui, c’est lui !
Scène II
Le journal ! le journal ! il y est le décret ! j’ai respecté la bande, je n’ai pas voulu lire ma nomination tout seul.
Êtes-vous sûr au moins ?
Parbleu ! tenez, là ! regardez !
Cette excellente dame de Mérilhac ! quel beau, quel noble caractère ! et une influence…
Oh ! la bonne comtesse ! il faut aller la remercier, maman.
Tout de Suite ! (Prenant la main de Paul qui va déployer le journal). Vous aussi ! (À Valentine.) Mets ton chapeau. (Valentine sort). Tu nous accompagnes, Thérèse.
Moi ?
Oui, l’expression de notre reconnaissance doit avoir un caractère de spontanéité.
Sans doute.
Me voilà !
Faites atteler, Victoire, et donnez-nous d’abord à moi et à Mademoiselle tout ce qu’il faut pour sortir.
Mais… mais… ah ! l’autre page…
Une place pareille ! et pour un début ! c’est splendide !… Oh ! la protection des femmes ! Vous avez maintenant le pied à l’étrier, mon ami !
Comment ?
Eh bien, qu’arrive-t-il ? ( Paul s’affaisse dans un fauteuil.) Vous pâlissez.
Paul ! Paul !
Je ne suis pas nommé !
C’est impossible !
Du courage, mon ami !
Non ! rien !
Ah ! ah ! cette excellente dame de Mérilhac !
Mais c’est une trahison, mais c’est une infamie ! mais on ne se moque pas ainsi des personnes de notre rang !
Oh ! oh ! tempête !
Allez-vous rester plantée comme ça une heure devant moi ? Mettez tout ici, laissez-nous ! Ah ! Mme de Mérilhac !
Chère maman, ne te fais donc pas tant de mal pour une… intrigante de cette espèce.
Embrasse-moi, Thérèse ; tu as vu clair, toi ! tu es la seule tête forte de la maison. (Désignant Paul et Valentine avec dédain.) On n’arrive à rien avec des caractères comme ceux-là.
Madame !
Mais, ce n’est pas sa faute.
Qu’en sais-tu ? que veux-tu que je te dise, moi ? Monsieur a ses idées, Monsieur a ses allures… Monsieur est un libre penseur ! tout cela peut fort bien ne pas convenir à tout le monde ! et si Mme de Mérilhac est inexcusable d’avoir agi de cette façon-là à mon égard, je suis bien forcée de reconnaître qu’elle n’a peut-être pas complètement tort envers Monsieur.
J’excuse votre injustice en considération de votre désappointement.
Une place sans laquelle, certainement, je n’aurais pas consenti…
À quoi ?
Car enfin, la dot que Mme Duvernier vous a donnée…
Oh ! Madame, il me semble que vous-même vous n’avez pas été d’une générosité…
Des reproches ! Mon Dieu ! c’est le dernier coup !
Ma pauvre maman !
Me faire un crime, à moi, de l’exiguïté de mes ressources présentes ! me reprocher les immenses sacrifices que m’impose la malheureuse santé de mon mari.
Il n’a pas voulu dire cela, je t’assure.
Ce n’était pas la peine de m’attirer chez lui, à mon âge, s’il n’avait que des insultes…
Demande-lui pardon, Paul.
Moi ?
Je t’en supplie…
Jamais !
Tiens, comme cela, près de moi !
Tu le veux ?
Oui, je t’en prie.
Je vous fais mes excuses, Madame.
Ah ! Monsieur, la vie en commun n’était qu’un beau rêve ! je vois bien maintenant qu’il vaut mieux nous séparer… dans notre intérêt réciproque.
Oh ! chère maman, ne nous quitte jamais, jamais !
Je vais joindre ma prière à la sienne, Madame.
Ah ! Monsieur, vous ne connaissez pas le cœur d’une mère !
Quoi qu’il en soit, je pense que notre visite à Mme de Mérilhac est toute faite ?
Non pas ! j’ai des compliments à lui adresser. Allons, mes filles (elle se coiffe ainsi que Thérèse) nous avons dit que nous irions, nous irons. (À Paul.) Vous n’avez pas besoin de vous déranger pour elle, monsieur Paul.
Scène III
Tu peux bien compter que j’ai fait cela pour toi, Valentine. Me rendre responsable des boutades de Mme de Mérilhac !… Voyons ! il s’agit désormais de régler un peu ses affaires. Il est impossible qu’avec mes rentes… Mais pouvais-je soupçonner qu’une femme comme la comtesse !… Allons, un peu de courage ! Puisque ce n’est pas ma faute, je peux bien exposer à ma mère… (Il réfléchit.) Oh ! je n’oserai jamais lui avouer en face, écrivons.
Scène IV
Seul ?
Amédée !
Maison du bon Dieu, porte ouverte.
Elles auront oublié de la fermer.
Ma visite de noces est légèrement en retard ; mille compliments, d’ailleurs ; femme adorable, mère charmante, belle petite sœur en sucre, bonne affaire. Moi, voilà bien huit jours que je n’ai pas salué mes pénates, ma tante doit être furieuse, j’ai passé la nuit, je meurs de faim.
Tu vas manger, parbleu !
Sans refus.
Ce cher Amédée ! toujours gai.
Mais oui ; pourquoi pas ? Et toi ?
Moi aussi !
Et le mariage ? est-ce aussi bon qu’on le prétend ?
Délicieux !
Cette fois, on a entendu, ne t’inquiète pas, on va venir. (Il s’assoit.) Ce doit être bien agréable, en effet, d’avoir une petite femme toujours là, auprès de soi, pour vous dorloter.
Sans doute. (À la cantonade.) Dominique !
Un garçon, on a beau dire, n’est jamais aussi bien servi.
Certainement. (À la cantonade.) Joséphine !
Du reste, tout le monde n’est pas comme toi ; au lieu d’une femme, tu en as deux.
Victoire !
C’est un double avantage, car une belle-mère doit avoir toutes sortes d’attentions.
Mais… (Appelant.) Victoire !
L’intérêt de sa famille, naturellement, lui fait soigner le bonheur de son gendre.
Scène V
Ah ! enfin ! où étiez-vous donc ?
Eh ! elle est appétissante, cette esclave !
Monsieur, c’est que ces dames…
Oui… Quand ces dames ne sont pas là, les domestiques ne se gênent guère ! Vous allez dire à la cuisine qu’on fasse à déjeuner pour Monsieur.
C’est que…
Eh bien, quoi ?
Entre les repas, Madame a expressément défendu…
Quelle madame ?
Mme de Grémonville a expressément défendu qu’on fasse jamais…
Eh bien, moi, j’ordonne !…
Non ! j’ai regret, vois-tu, j’aime mieux…
Vous avez compris, n’est-ce-pas ? allons ! vite !
Bien, Monsieur, bien !
Oh ! la moindre des choses ! je ne suis pas difficile. (À Paul.) Véritablement, mon bonhomme, je te cause un embarras.
Monsieur… mais, pour le vin ?
Quoi, encore ?
C’est que Madame serre toujours la clef de la cave.
Ah ! qu’on prenne un serrurier… ou qu’on enfonce la porte !
Cependant… Madame… (Coup de cloche d’antichambre.) Tenez ! c’est elle qui rentre.
Dans ce cas, mon bon, je m’éclipse.
Au contraire, je tiens à ce que tu restes. Parbleu ! ce serait trop fort si un vieil ami ne pouvait pas, chez moi…
Monsieur, Mme la comtesse de Mérilhac !
Ma tante ! je me dérobe à son courroux… dans la salle à manger. (À Victoire.) Vous me tiendrez compagnie, jeune fille ! (Sur le seuil de la porte.) Après vous, s’il vous plaît.
Il faut se montrer à la fin ! et il n’est pas dît que les femmes me gouverneront toujours !
Scène VI
Madame !
Vous ne m’attendiez pas aujourd’hui, n’est-ce pas ?
J’avoue…
Êtes-vous seul ?
Ces dames, précisément, sont sorties pour aller vous voir (il pousse un siège devant elle), mais faites-moi l’honneur…
Merci ! (Silence, elle le considère.) Vous m’avez bien battue, l’autre jour.
Comment cela ?
Mais oui ! c’est une histoire piquante, on s’en amuse. Moi qui ai une réputation d’habileté, je passe pour une dupe ; les petits journaux ont raconté votre demande de mariage d’une manière très drôle, sans omettre les initiales ; la chose a pris les proportions d’un événement, c’est pour le Pouvoir presque un échec, en tous cas un ridicule.
Et votre vengeance est retombée sur moi.
Parfaitement !
Pour quelle raison ?
Je voulais marier Amédée à Valentine.
Lui ? Amédée ? Avec ses opinions…
On change d’opinion tous les jours. Fausse honte, vous dis-je ; je suis sûre de ses sentiments, il a été peiné de votre mariage.
Ah ! par exemple !
Je vous l’affirme ; il plaisait à la belle-mère, il regardait même Thérèse.
Eh ! qu’il l’épouse ! elle est libre.
Thérèse ! tiens, voilà une idée (silence), malheureusement impraticable.
Vous pensiez bien à Valentine.
Oh ! Valentine, c’est autre chose.
Que voulez-vous dire ?
Vous le savez.
Pas le moins du monde.
Valentine, votre femme, sera beaucoup plus riche que sa sœur.
Comment cela ?
Mme de Grémonville ne vous a rien dit ?
Pas un mot.
C’est possible après tout, de peur des explications ; mais le père ayant dénaturé ses biens…
Je marche absolument dans les ténèbres.
M. de Grémonville a juré de laisser toute sa fortune à Valentine, au détriment de sa sœur.
M. de Grémonville ? mais il n’a pas sa tête ! c’est un impotent, un malade !
Un homme séparé de sa femme, rien de plus… oui… à l’amiable, par incompatibilité d’humeur.
Je comprends cela.
Certains bruits ont couru… qu’il est inutile de vous dire puisque vous n’en avez pas eu connaissance.
Ah ! ah ! la belle-mère…
Qu’il vous suffise d’apprendre que M. de Grémonville n’a jamais voulu voir Thérèse.
Pourquoi ?
De cette naissance date sa séparation, encore une fois !
Oh ! oh !
Tout s’efface, le temps met sur les choses une brume… commode. On a dit à propos de cet événement « maladie » ; Mme de Grémonville, sans l’affirmer, a laissé murmurer tout bas « démence », c’est une fiction désormais inattaquable, et qui s’est durcie aux années jusqu’à la consistance d’un fait. (Regardant Paul qui réfléchit.) Eh bien, qu’avez-vous donc ?… une histoire des plus ordinaires, il n’y a pas le moindre drame à chercher là-dessous, je vous en préviens, et si cette révélation vous affecte, je regretterai vivement d’avoir été entraînée à vous la faire.
Non, non, au contraire.
Vous comprenez maintenant combien la situation de Thérèse…
Pauvre enfant !
Oui, pauvre !
Mais que faire ? il faudrait que Valentine renonçât…
Prenez garde ! vous parlez contre vos intérêts.
Il ne s’agit pas de mes intérêts, mais de justice ; elle finira peut-être par consentir.
C’est une éventualité douteuse.
En effet !… Mais M. de Grémonville lui-même pourrait bien…
Oh ! l’y voilà !
Pourquoi pas ? j’irai le trouver ce père invisible ; c’est bien le moins qu’il fasse connaissance avec son gendre ; je lui parlerai, Madame.
Vraiment ?
Mais oui ! je partirai dès ce soir pour Toulouse.
Réfléchissez bien ! on se repent quelquefois de ces mouvements de générosité.
Eh ! quand j’ai épousé Valentine, je n’ai rien vu derrière sa dot que la couleur de ses yeux et la qualité de son âme.
Vous êtes simplement sublime, cher Monsieur.
Je ne commets rien de sublime en me refusant à jouir de la fortune de ma belle-sœur, je voudrais même par là affaiblir un peu la peine que lui a causée mon mariage, et je déplore, croyez-le, celle qu’il a pu indirectement vous faire.
Ma peine, à moi, est oubliée… (appuyant) bien que j’en regrette les conséquences.
N’en parlons plus !
Du reste, elles ne sont pas irréparables ; tous les jours des nominations se trouvent retardées, empêchées même, pour une raison ou pour une autre, puis elles ont lieu, plus tard. M.des Orbières me le disait encore ce matin : tout n’est pas perdu. (Elle lui tend la main pour partir.) Ainsi, à bientôt ! sans rancune ! Et puisque vous allez voir M. de Grémonville, n’oubliez pas de lui représenter, pour mieux le fléchir, que c’est un parti fort avantageux. La position d’Amédée…
Vous croyez donc absolument qu’il veut se marier ?
Je m’en charge.
La conversion, quoi que vous dites, me semble…
Bah ! dès que je le verrai…
Amédée !
Scène VII
Amédée !
Ma tante !
Il se mourait de faim, je l’ai fait déjeuner.
Vous vous plaisez donc partout mieux que chez vous, mon pauvre neveu ! (Le regardant.) Ce teint, ces yeux rouges ! vous avez encore joué toute la nuit, je parierais.
Il faut que jeunesse se passe, chère tante.
Au train dont vous allez, prenez garde, elle ne se passe pas, elle se précipite, (Le considérant avec anxiété.) Mais vous êtes malade, Amédée ! Dites-moi, ne souffrez-vous pas ? vous vieillirez tout à fait, et j’ai véritablement peur…
Moi ? Je me porte comme un régiment de cuirassiers.
Voyez donc sa figure, monsieur Paul !
Un peu fatiguée, sans doute…
J’étais aveugle de vouloir le marier, il est trop tard !
Trop tard ?
Oh ! certainement.
Un point de gagné, au moins !
Comme vous le dites. Je vous conseillerai seulement de vous ménager un peu plus.
Ah ça, vous me trouvez donc bien changé depuis quelques semaines ?
Je n’ai pas dit cela pour vous affecter, mon ami, n’en parlons plus ; j’aurais été heureuse, j’en conviens, de voir autour de vous les soins d’une épouse, le dévouement d’une famille, mais de deux choses l’une : ou je m’abusais étrangement l’autre jour, ou bien…
Ou bien quoi ?
Vous êtes à cette période de l’existence qui ne connaît plus la lenteur des transitions.
Mais ne dirait-on pas à vous entendre que je suis un véritable octogénaire… 49 ans !
Cinquante.
49, ma tante.
50, mon neveu.
Et quand même, on se sent bien, je suppose ! Six mois de gymnastique et d’hydrothérapie, un peu d’équitation, plus de sommeil, et je vous garantis, moi, Amédée Peyronneau, de 50 ans, que je serais encore homme à épouser, haut la main, qui bon me semble.
Il se noie !
Pourvu que ce ne soit pas une fille de 20 ans, comme j’avais la sottise de vous le proposer.
Pourquoi donc ? en connaissez-vous de plus jeunes, ma tante ?
Vous n’avez pas la prétention, j’imagine, de descendre jusqu’à l’âge, par exemple, de Mlle Thérèse de Grémonville ?
Elle est pourtant fort bien.
J’ai été accueilli par elle avec une sécheresse…
Et il prétend connaître les femmes !
Hein ?
Rien. Vous avez peut-être raison, après tout ; Thérèse ne se sera pas gênée, vous n’êtes plus guère, pour elle, dans la catégorie des hommes possibles.
J’ai dit sécheresse… pour froideur.
C’est la même chose.
Voulez-vous parier que si je me donnais la peine de lui faire la cour, sérieusement…
N’allez pas vous permettre une aussi sotte plaisanterie.
Comment, plaisanterie ? j’ai bien le droit de me diriger tout seul, je suis d’un âge…
Oh oui !
Mais vous feriez damner un saint, ma parole d’honneur ! Voilà bien les femmes ! pendant trente ans, vous me poussez vers la mairie, j’arrive au seuil et tout à coup vous m’arrêtez sans même savoir si je veux y entrer.
Il n’y a vraiment aucune raison à tirer de lui !
Ce n’est pas répondre.
M’en voulez-vous assez, monsieur mon neveu, pour me refuser l’honneur de votre compagnie jusque chez moi ?
Je suis toujours à vos ordres, chère tante, mais c’est bien convenu, n’est-ce pas, j’entends me conduire absolument à ma guise.
Priez pour lui, monsieur Paul. Allons, beau Clitandre, être effervescent ! (Bas, à Paul.) Je le tiens !
On m’avait toujours assuré que le diable portait deux cornes et une queue.
Scène VIII
Victoire, ma petite malle et mon nécessaire de voyage !
Oui, Monsieur.
Il y viendra, Amédée ; quelles lâchetés les femmes vous font commettre ! (S’asseyant) J’en ai appris de bonnes aujourd’hui, et maintenant que je connais à fond ma belle-mère, si elle bronche… gare la première mouche qui va piquer ! Ce voyage-là, c’est l’affaire d’une semaine… à peu près (calculant) oui, pas davantage.
Ouvrez cela, Victoire, et voyez s’il ne manque rien.
Non, Monsieur… (elle ouvre) les deux limes, les ciseaux… (Criant.) Aïe !
Qu’avez-vous ?
Je me suis déchiré le doigt à une machine pointue !
Est-ce que vous saignez ?
Un peu.
Attendez ! avec un morceau de taffetas d’Angleterre…
Mais Monsieur…
Montrez-moi…
Ça guérira tout seul.
Donnez donc !
C’est que je n’osais pas, Monsieur !
Voilà tout.
Ces dames !
Eh bien, allez ouvrir, et prévenez François de ne pas dételer.
Oui, Monsieur.
Ah ! vous n’avez pas besoin de dire que j’ai reçu la visite de cette dame.
Non, Monsieur.
C’est qu’elle n’est pas mal, pour une servante ; j’avais une envie de la complimenter sur sa main.
Scène IX
Ah ! une jolie journée ! c’est comme un fait exprès, une conjuration ! D’abord, chez Mme de Mérilhac, personne ! elle était sortie, ou bien elle se cachait, n’importe !… et l’huissier du ministre, car j’ai tenu à le voir, ce monsieur-là, s’est mis le dos contre les deux battants pour m’empêcher… et on ne sait pas ce qui s’y passait, chez votre ministre.
Ce n’est pas le mien, malheureusement.
Ni le mien, je vous assure.
Moi, d’abord, je n’ai jamais pu le sentir.
La couturière, non plus, n’était pas chez elle, ni la veuve Lehérissé où j’allais pour prendre des renseignements, ni le vicaire que je voulais… Au moins quand on n’est pas chez soi, on devrait le dire ! (Apercevant la malle et le nécessaire de voyage.) Tiens ! pourquoi cela ?
Je suis forcé d’entreprendre un voyage.
Vous ?
Pour mes affaires.
Quelles affaires ?
Vous comprenez bien, Madame, que cette place qui m’échappe et la nouvelle situation qui m’est faite exigent le plus tôt possible des mesures…
Peut-on savoir au moins où vous allez ?
Assez loin.
En Chine ?
Cela se peut.
Voilà une plaisanterie d’un goût…
Il faut convenir, Paul, que vous n’êtes guère poli.
Ainsi, vous refusez positivement de me dire…
Eh bien, Madame, je vais dans le Midi.
Le Midi ? quelle idée ! pourquoi faire dans le Midi ? à Bordeaux ! sans doute, Marseille, Carpentras ?
Mon Dieu, Madame, cette insistance…
Là, calmez-vous ! gardez vos secrets ! je n’ai pas l’habitude de contrarier les gens. Amusez-vous ! voyagez ! continuez vos fredaines !
Mes fredaines !
Croyez-vous que je n’aie pas vu ce qu’il y a dans la salle à manger ? les restes d’un repas, Monsieur, d’une orgie ! jusqu’à trois carafons sur la table, avec deux tasses de café… du café au milieu de la journée, je vous demande un peu !
Et une odeur de pipe !
Vraiment, je ne me figurais pas que dans ma maison…
Votre maison ? ah ? permettez.
Et comme pour me narguer,… en dépit de mes ordres…
Les miens diffèrent.
Moi qui ai commandé toute ma vie, je ne changerai pas mes habitudes, je vous en préviens.
Et moi qui n’ai jamais eu cet avantage, je désire en prendre d’autres.
C’est votre dernier mot, Monsieur ?
Oui, Madame.
Mets ton manteau, Thérèse, nous ne coucherons pas une nuit de plus dans sa maison.
C’est prendre bien vivement les choses.
Peut-être m’accorderez-vous le droit de régler ma conduite personnelle comme bon me semble ?
Je m’incline.
Demain ! attends à demain ! où vas-tu aller ce soir ?
À Neuilly.
Permettez au moins…
Merci de vos attentions… Adieu, ma fille, mes facultés baissent, je me fais vieille, tâche d’être plus heureuse que moi, mon enfant (plus bas) à moins que l’inutilité de tes complaisances ne te montre à quels abîmes peut nous entraîner notre faiblesse !
Scène X
Mais elle ne reviendra pas !… Qu’as-tu fait ?
Je te prie instamment de rester ici, Valentine.
Mon Dieu ! que je suis malheureuse !
Auprès de moi, ma femme ? Quand nous sommes ensemble, ne sommes-nous pas tout un monde ? Tiens, je n’ai jamais respiré si librement. Par la plus déplorable des sottises, je n’avais fui la discipline maternelle que pour subir la domination d’une belle-mère ! À partir d’aujourd’hui, j’ai ma volonté, je suis un homme. Au revoir, Valentine, quelques jours seulement, aie confiance ! la démarche que je vais faire, tu me l’aurais conseillée toi-même, c’est un sentiment de justice et de délicatesse qui m’y pousse ; j’obtiendrai ma place, tu verras. Mais si Mme de Mérilhac nous oublie, si ma mère se confine dans la froideur qu’elle nous montre, ne trouverons-nous pas toujours mon brave parrain, cet excellent M. Varin des Ilots, qui nous adore et dont nous sommes les héritiers probables ? Adieu encore, petite femme (il l’embrasse), essuyez-moi ces grands yeux-là, tout de suite. Quand on s’aime comme nous, Valentine, c’est le bonheur suprême de se blottir tout seuls dans son nid. Adieu (lui envoyant de loin un baiser) adieu !