Le Sexe faible/Acte I
ACTE PREMIER.
Scène PREMIÈRE.
Amédée !
Ma tante ?
As-tu fini d’écrire les noms de nos invités pour ce soir ?
Oui, et de ma plus belle main ! en ronde superbe ! Brard et Saint-Omer auprès de moi…
Tu es capable d’avoir commis encore quelque bévue ! Voyons.
Voyez ! (Il se lève, tendant un des billets.) Et d’abord notre nouveau ministre, M. des Orbières… Fallait-il mettre Son Excellence ?
Certainement !
En toutes lettres ?
Non ! un S et un E, puis ministre : Son Excellence le ministre de… (Pendant qu’Amédée, qui s’est rassis, écrit, à part.) Il l’est enfin ! il l’est…
Maintenant, voici les autres : Mme de Grémonville, Mlle Valentine de Grémonville, Mlle Thérèse de Grémonville, la considérable Mme Duvernier, son fils M. Paul, et l’oncle, le vieux de la vieille, l’excellent général Varin des Ilots !
Parfait !
Vous croyez ? mais il manque quelqu’un.
Qui donc ?
Et Gertrude ? Mlle Gertrude ! est-ce que notre général peut s’en passer ? Ne faut-il pas qu’elle soit là pour le garantir du vent, de la pluie et du soleil, le forcer de mettre sa calotte de peur des rhumes et lui faire avaler son bouillon dès cinq heures, juste ? Il la mène, ou plutôt elle l’escorte partout, si bien qu’au jour de l’an je l’ai rencontré sur le boulevard en train de faire ses visites, côte à côte dans un cabriolet mylord avec sa bonne ; rien de plus folichon que leurs deux profils !
Faiblesse de vieillard ! N’importe ! Il nous a rendu service, un vrai service ; sans lui, M. des Orbières ne serait pas maintenant au pouvoir ; c’est par son influence dans le comité de la Madeleine et les voix de ses vieux compagnons d’armes dont il dispose.
Et où faut-il le placer, notre grand homme ? en face de vous, n’est-ce pas ?
Pourquoi cela, en face ?
Mais… chère tante, sa longue habitude de venir ici tous les jours… l’autorité qu’il y possède… enfin, c’est comme le maître de la maison !
Je n’aime pas ce genre de plaisanteries, tu sais !
Cela va de soi-même, pourtant ! et le rapport de vos deux personnes n’a rien que de naturel. Lui, c’est un homme de tribune et de gouvernement ; vous, vous êtes une femme… académique, diplomatique et politique. Oh ! ne niez pas ! Plus d’une motion importante est sortie du boudoir de la rue Bellechasse !… Et quels raouts, miséricorde ! Des messieurs, convenables comme des domestiques du Grand-Hôtel, et qui dissertent sur la fusion des Centres, l’esprit du dernier cabinet, ou la meilleure assiette des impôts ! Le tout, bien entendu, d’après la direction du célèbre orateur, publiciste et homme d’état, M. des Orbières… et on appelle la comtesse de Mérilhac (il salue) son Egérie… ce qui est un grand honneur pour vous, ou plutôt pour lui, chère tante.
Tu auras soin de te placer auprès de Valentine.
Moi ? je veux bien.
Et tu tâcheras, n’est-ce pas, de surveiller un peu tes manières ? je tiens à ce que tu plaises.
Je plais toujours ! Dans quel but, ce soir, tout particulièrement…
Je trouve qu’il faudrait quitter enfin la vie de garçon ; à cinquante ans, il n’est pas trop tôt de s’établir, de se marier.
Moi ! me marier ! allons donc ! Un mariage, des enfants ! D’abord, je déteste les enfants, et quant à subir le joug d’une femme…
Fais ce que je te dis… Et tu mettras ton ami Paul près de Thérèse.
Auriez-vous également, à son endroit, des intentions d’hyménée ?
Pourquoi pas ?
Celui-là, je l’avoue, est de naissance prédestiné au mariage ; sa mère le gouverne comme un marmot, jusqu’à régler la longueur de sa barbe, interdiction de la cigarette, défense du bal masqué et privation de sortie après minuit ! Et comme elle le contrecarre dans tous ses goûts, sans qu’il regimbe ! Avec Thérèse ce sera bien pire, car je la trouve, moi, une petite personne désagréable ; elle tient cela peut-être de son père que l’on dit fou ? Ce bonhomme Grémonville ne vit pas avec sa femme.
Tu ferais mieux de ne pas répéter des cancans… pareils ! Du reste, je partage ton opinion sur Valentine (geste d’étonnement d’Amédée), elle est charmante, tandis que Thérèse, entre nous, me semble un peu nigaude, sans compter un caractère boudeur, avec un entêtement !
Eh bien ! au lieu d’un maître le pauvre garçon en aura deux ! Sera-t-il assez inspecté, et grondé, tiraillé, surmené ! Avant six mois il est fourbu, je parie ! (Riant.) Très drôle ! très drôle !
Scène II
Exact comme un simple mortel !
C’est bien le moins, chère Madame. Depuis longtemps déjà j’aurais dû…
Croyez, Monsieur le Ministre, que, pour ma part, je m’estime fort heureux…
Bien, bien, mon jeune ami ! mais entre nous…
On se comprend, Monsieur le Ministre, et comme je sais le prix de vos instants, j’aurais peur…
Non !… pas le moins du monde !
Si fait ! permettez ! D’ailleurs, il faut que j’aille pour ma tante…
Oh ! alors…
Que j’aie de très mauvaises manières, c’est possible ! mais je ne manque pas d’une certaine délicatesse ! (Sur le seuil, au fond.) Bénissez-moi donc, vieux tourtereaux !
Scène III
Eh bien ?
Ah !… la transition est jugée… un peu brusque ! on m’appelle renégat, on crie.
Laissez crier.
Ils ne veulent pas comprendre que mon entrée au pouvoir ne change en rien mes convictions, et que je suis toujours aussi libéral qu’auparavant.
C’est ce qu’il faut dire.
Et même encore plus, peut-être.
Sans doute !… aussi je m’applaudis de vous avoir montré indirectement le chemin, et enlevé des scrupules qui prenaient leur cause, non pas dans l’insuffisance de votre coup d’œil, grâce au ciel, mais dans l’exagération d’une probité…
Une fois de plus je m’incline. Et d’ailleurs n’ai-je pas d’innombrables motifs pour admirer l’excellence de vos conseils ? Vous avez été pour moi un secours, une lumière, un dévouement continu, si bien qu’à chaque pas dans ma carrière, à chaque échelon de ma fortune j’ai senti se développer ma reconnaissance et… grandir ma tendresse.
Eh ! j’ai soixante-trois ans, mon ami !
Pour moi, vous êtes toujours à la trentaine.
Flatteur !
Non pas ! et vous calomniez votre âge ; c’est à cause de lui que je vous adore. Il faut que les caprices de la jeunesse soient disparus si nous voulons trouver dans une femme le plus fidèle, et le plus intelligent des amis !
Je ne suis qu’un reflet, le vôtre, vous le savez ; avocat, journaliste, député, j’ai suivi, j’ai partagé orgueilleusement tous vos triomphes, et à présent que vous êtes le Pouvoir, ce ne sont plus des paroles et des écrits que j’attends, mais des œuvres, de grandes choses ! Vous les ferez (geste de des Orbières), oh ! j’en suis sûre ! pardon, une misère, j’oubliais ! Avez-vous pensé à cette place d’inspecteur des Beaux-Arts pour le jeune Duvernier ?
Toutes, malheureusement, sont prises.
Faites-en une autre !
Il n’y a pas d’argent au budget !
Trouvez-en !
Je vous répète que c’est impossible !
Ah ! n’importe, il me la faut !
Mais, chère amie, quel est là dedans votre intérêt ?
C’est que je marie mon neveu Amédée Peyronneau à Valentine de Grémonville.
Tiens ! pourquoi ?
Cela vous choque ? cependant la fortune de Valentine…
Sans doute ! mais ce qui s’est passé autrefois à Toulouse ? Mme de Grémonville, malgré ses grands airs de Vertu… (Geste de Mme de Mérilhac comme pour dire : je m’en moque !) Permettez, je connais parfaitement l’histoire, et même, comme avocat, j’ai donné à M. de Grémonville une consultation.
Alors, vous savez que Valentine a été avantagée par son père ?
Oui ! je le sais ; mais quel rapport entre les demoiselles de Grémonville et une place pour M. Duvernier ?
C’est afin de reconnaître dans la personne du neveu les services rendus par l’oncle.
Eh ! le général n’est pas homme…
Pardon ! le général Varin des Ilots, soit embarras ou délicatesse, n’a pas osé vous la demander lui-même, mais il en a envie, j’en suis sûre, il me l’a dit. (À part.) De cette façon-là, mon maître, vous serez bien forcé…
Diable !… diable !…
Cette place n’est pas considérable, la dot de Thérèse non plus, mais la place et la dot réunies donneront aux jeunes époux Duvernier un revenu fort honnête ; c’est un moyen d’équilibrer les choses, de rendre la position des deux sœurs égale, et, puisque je marie mon neveu à Valentine, de faire entrer Paul dans ma famille. D’ailleurs, cet exemple moralisera Amédée, et je ne vois pas, mon cher Ministre, que le Gouvernement serait bien malade quand vous dénicheriez dans les Beaux-Arts…
Il s’y connaît ?
Eh ! tout le monde s’y connaît !
D’accord, mais…
Savez-vous ce qui vous retient ? la peur des journaux ! Ah ! quelle faiblesse !
Il n’y a pas de faiblesse à respecter la loi. Est-ce que je peux, moi…
Ce que vous pouvez ? vraiment ! et vous êtes un homme ! Il faut avoir l’audace de sa faiblesse, mon ami, et le dédain brutal de l’opinion est parfois de l’habileté… Moi, quand je me suis vu des cheveux gris, j’ai poudré à blanc tout le reste, hardiment, ce qui m’a rendue plus jeune. Osez tout, et on vous trouvera fort… Ah ! vous êtes loin des grands modèles ! Le cardinal de Richelieu, M. de Talleyrand, et même Mirabeau, n’y auraient pas tant regardé !
Quelle femme !
Ce sera fait bientôt, n’est-ce pas ? on peut compter…
Ah ! je ne promets rien.
Allons donc ! vous vous moquez !
Scène IV
Ah ! comtesse ! quelle délicieuse résidence vous avez là ! Des fleurs, une pelouse, un étang, qui est un lac !… À chaque détour d’allée un site nouveau, jusqu’à la façade de la maison !… Comme on reconnaît aux moindres choses… (À Paul.) Tu pourrais bien, par convenance, renforcer ce que je dis d’agréable. (Haut.) Non ! véritablement tout a un cachet !…
Vous me comblez ! (À M. des Orbières.) Mme Duvernier, une de mes bonnes amies… Son fils, M. Paul… (À Duvernier.) Permettez-moi de vous présenter notre ministre, M. des Orbières.
Lui ! le ministre ! Ah ! Monsieur, quel immense honneur pour moi que de me trouver face à face avec un homme… de votre capacité ! (à Mme de Mérilhac, de manière à être entendue) un génie, et si simple !
Madame !
Trouve donc un compliment pour Son Excellence… l’occasion !
Mais tout de suite ce serait…
L’ami de mon neveu, le jeune homme dont…
Ah ! fort bien !… Vous n’êtes pas un inconnu pour moi, Monsieur, et soyez persuadé…
Dépêchons-nous, pendant qu’ils causent plus loin ! Et d’abord, notre grand projet, que devient-il ?
Le général a promis de tâter le terrain, j’aurai sa réponse prochainement, peut-être même aujourd’hui.
Monsieur votre fils doit être d’une impatience !
Pourquoi ?
Amoureux comme il est !
Mais non ! Je ne lui ai encore rien dit !
Alors que savez-vous si Thérèse…
Oh ! il ne refusera pas une femme de ma main !
Voilà un fils modèle, chère Madame, recevez-en mes compliments.
Pour être dans le vrai, certains indices, de ces petits détails peu importants par eux-mêmes, mais qui, réunis, ont leur signification, me donnent à croire que la jeune personne ne lui est pas indifférente. Pendant les visites que nous faisons aux dames de Grémonville, j’ai remarqué qu’il avait de la pâleur, avec des yeux !… Ah ! comtesse ! Quels yeux ! Ça me rappelle son pauvre père quand il était dans la même position, et je vous avoue que, à sa place, moi aussi c’est bien Thérèse que je choisirais… un agneau, du bon sens, pas évaporée, pas artiste, avec le goût naturel de l’économie, enfin une vraie femme d’intérieur, tout ce qu’il faut pour gagner la confiance d’une mère de famille, en être une elle-même !
Je la crois, comme vous, une jeune fille pleine de… qualités sérieuses, ce qui ne l’empêche pas, sans doute, d’en avoir au fond de plus brillantes, et que monsieur votre fils ne manquera pas de développer, tout naturellement, par sa place…
Elle est donnée ?
Oh ! à peu près.
Si j’allais remercier Son Excellence ? qu’en dites-vous ?
Mais… oui ! ce sera une manière de l’engager. (Elles remontent vers la véranda ; les hommes, pendant qu’elles parlaient, ont descendu la scène jusqu’au milieu.) Et puis la nomination de Paul va devenir pour son mariage un argument décisif, je me fais un plaisir de l’apprendre, pendant le dîner, à Mme de Grémonville.
Ces dames de Grémonville dînent ici ?
Son secret lui échappe, vous voyez bien !
Le cri de la passion, en effet ! (À Paul, ironiquement.) Oui, Monsieur, elles dînent ici, et je n’ai pas attendu que vous me dénonciez vos sentiments pour faire mes invitations.
Eh ! laisse-les tripoter ensemble ! nous en aurons assez tout à l’heure pendant le festin ! J’imagine qu’il sera peu drôle, et je serai de même. D’abord, je me méfie toujours de ma tante dès qu’il y a des vierges aspirant au sacrement ; elle a voulu me placer à côté de Valentine.
Tu seras à côté d’elle, toi ?
Oui ! et que le diable m’emporte si je trouve de quoi alimenter la conversation ! je n’ai rien à dire aux femmes honnêtes, moi ! Oh ! pas n’est besoin de surveillance ! Mais toi, pendant ce temps-là, mon gaillard, tu nageras en plein azur ?
Comment ?
Tu vas faire ta cour à la cadette, à Mlle Thérèse.
À Thérèse ?
Malin ! ne cache donc pas ton jeu ! tu l’aimes.
Ah ! par exemple !
Ta ta ta.
Mais je te jure…
Je te souhaite infiniment de plaisir !
Oh ! ce n’est pas…
Après tout, tu es libre, ça te regarde !
Ah ! maudite timidité qui me rend toujours si malheureux ! Est-ce que jamais je ne me ferai connaître ! Pourquoi rougir de mon amour comme d’un crime ? il faudra bien pourtant que je prenne une résolution, et que ça finisse !
Scène V
Paul ! ah ! je te cherchais… Un mot ! Tu devrais prier ton ami Amédée d’avertir son domestique qu’il viendra peut-être, ce soir, une dame me demander,… en secret.
Mon oncle !
C’est tout bonnement Gertrude ! je n’ai pas voulu la faire manger à la cuisine, tu comprends ; elle est restée chez le traiteur du village, là, à côté, et même je n’ai pas besoin qu’on sache… mais, quelquefois, si par hasard, pour une chose, ou pour une autre…
Bien ! bien !
Ainsi, je peux être tranquille, n’est-ce pas ?
Mais c’est la voix du général ! je brûle…
Madame… Comtesse, je dépose mes hommages… (Vite.) Bonjour, M. Peyronneau !… (Donnant une poignée de main.) Monseigneur, je vous salue.
Le monseigneur doit bien des excuses à son général, d’abord de n’avoir pas répondu à sa lettre si flatteuse (l’entraînant un peu), puis, relativement à cette place pour M. Paul Duvernier…
Une place ?
Oui ! l’inspection !
Quelle inspection ?
Celle enfin que vous avez demandée.
Moi ? demandée… à qui ?
À Mme de Mérilhac.
Jamais de la vie !
Comment ?
Maladroit ! vous le blessez.
N’est-ce pas, comtesse, que je n’ai point…
Mais, depuis deux heures, j’attends ! (Elle l’entraîne.) Eh bien, voyons, Mme de Grémonville, qu’a-t-elle dit ?
Je n’y vais pas par quatre chemins, vous savez ! je mène les choses rondement, à la hussarde ! j’ai donc fait la demande.
Et ?
Mme de Grémonville l’a accueillie avec une satisfaction que j’ose dire visible, malgré un petit air de modestie ; la vérité même est qu’elle se rengorgeait !
Ah ! le ciel soit loué !
Du reste, vous pouvez vous en assurer par vous-même, ces dames arrivent tout à l’heure, elles doivent être maintenant au bout du parc.
Allons au-devant d’elles, ce serait plus poli, qu’en dites-vous ?
Volontiers. (Appelant.) Amédée ! tu nous accompagnes, c’est bien le moins qu’il y ait un homme pour offrir son bras à Mme de Grémonville.
Oui ! je vous rejoins.
Si j’y allais aussi, moi ! Pourquoi pas ? en plein air, on est plus brave ; le bon vent d’été, le ciel bleu, les roses, les oiseaux, la nature immense autour de moi me soutiendra. Quelque chose me dit même : en avant ! Je risque tout !
Scène VI
Encore un qui se précipite à l’abîme ! Pauvre garçon !
De quoi le plaignez-vous ?
Eh ! de se marier ! il va se marier !
C’est s’y prendre un peu jeune !
Certainement ! j’ai même fait là-dessus des représentations à Mme Duvernier ; mais les femmes, vous savez, l’amour, le mariage !… et puis le mariage, l’amour ! elles ne sortent pas de là !
Il y a d’autres buts cependant, et pour les atteindre il vaut mieux rester garçon.
D’abord avec les femmes on n’est jamais indépendant.
Ni tranquille.
Ni sûr de quoi que ce soit.
Croyez-vous, par exemple, qu’un militaire marié aura le même courage…
Et qu’on puisse, au milieu de tracas pareils, mener, je suppose, une vie d’études, de cabinet ?
Effectivement, il me semble que je ne posséderais pas toutes mes facultés si j’avais une épouse.
Le mal de notre temps, le voilà, Messieurs, la femme ! son influence nous étouffe, on la sent partout épandue, c’est le grand filet où se prennent les âmes ! L’homme libre y laisse sa force, et le penseur sa conscience !
Que je voudrais que Gertrude l’entendît !
Ève, Circé, Dalilah, Hélène, Cléopâtre, Dubarry et bien d’autres prouvent assez que, depuis le commencement du monde, elles sont faites pour combattre l’idéal, humilier l’homme et perdre les empires !
Dans toutes les affaires criminelles, on trouve, au fond, une femme !
Il est de fait qu’elles vous mènent souvent très loin.
Aussi, moi, Messieurs, pour me conserver plus ferme dans la lutte, ardent au travail et sourd aux complaisances, j’ai poussé, comment dirais-je ? la circonspection… oui, c’est le mot… jusqu’à me priver d’une maîtresse !
Moi, en qualité de militaire, j’ai parcouru bien des pays, et j’ai eu… je peux maintenant le dire sans fatuité… pas mal de relations ! mais jamais, nom d’un petit bonhomme ! la moindre attache sérieuse.
De la brune à la blonde ! libre comme l’air ! tout est là !
Et elles avaient beau, pour m’attendrir, employer leurs giries… (Il se détourne.) Hein ? vous dites ?
C’est une dame qui veut que Monsieur le général mette sa redingote, à cause du frais.
… Ça ne produisait aucun effet ! (Il passe une manche.) je vous les envoyais bouler !… (Il a du mal à passer l’autre manche.)
Moi, comme enfant de Paris, je ne suis pas, vous pensez bien, sans avoir rencontré quelques bonnes fortunes… Des personnes ! oh ! j’en ai connu qui m’ont aimé beaucoup, et qui rêvaient un tas de choses… qui entreprenaient de me faire changer mes habitudes ! mais pas si bête ! un moment ! Aucune encore n’a pu aplatir cette boule-là, voyez-vous (montrant sa tête), pas même ma tante ! et Dieu sait qu’elle est forte, la comtesse.
Après tout, rien ne m’empêche de commander un rapport sur son affaire ?… Une idée, notons-la.
Ah ! saprelotte ! j’oubliais les dames de Grémonville !… Quelle semonce !
Inutile ! je crois que les voilà.
Oui ! toutes les trois… et ma tante, et Mme Duvernier… Cinq femmes ! comme ça tient de la place !
Avec la toilette qu’elles ont aujourd’hui, parbleu ! Et même je ne sais comment un homme peut y suffire ! D’autant plus que la simplicité, mon Dieu, un joli petit bonnet !…
Autre signe des temps, général ; toute la valeur d’un siècle se reconnaît à la façon dont les femmes s’habillent. Aux époques viriles, pas d’étalage, nulle pompe ; vous les voyez glisser entre les événements, minces et fluettes, dans des sarraux ou des gaines. Mais que l’homme s’endorme et que les cœurs se relâchent, tout à coup leur coiffure se dresse à leur front comme une menace, leurs hanches s’élargissent dans des proportions formidables, elles débordent les voitures, elles font craquer les murailles ; on dirait qu’elles veulent toucher le ciel de leur front et abriter le monde avec leur jupe.
Très bien !
Vous me faites plaisir, quand vous parlez, vous ! non, là, sérieusement, vous me faites plaisir !
Scène VII
Moi qui l’aimais tant ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
Le misérable ! manquer à toutes les convenances ! sans égard pour sa pauvre mère !
Faut-il que j’aie cru Jusqu’à présent !…
S’il m’avait prévenue, au moins ! mais non, là, tout à coup…
C’est à en mourir de chagrin !
Ah ! j’étouffe de rage !
Eh ! bon Dieu, chère Madame, si je pouvais…
Mademoiselle, du calme, je vous en prie, du calme !
Mais qu’y a-t-il ?
Scène VIII
Rien ! une petite sotte !
Un événement heureux.
Oh ! bien heureux !
Pas pour moi toujours ! pas pour moi !
Un procédé de ta part que je n’attendais guère, par exemple !
Oh ! allons-nous-en.
Veux-tu bien ne pas pleurer !
Je veux pleurer, moi ! je veux m’en aller !… non ! qu’on me laisse tranquille !… dans un couvent !
Mais elle va se faire du mal !
Et moi ! j’en aurai bien sûr une fluxion de poitrine ! et rien que pour la mémoire de ton père…
Scène IX
Tout ce bruit, ces cris, je voudrais savoir…
Comment ! mais ce n’était pas ça ? voilà qui dérange tout ! ah ! fichtre !
Quoi donc ?
Je n’ose pas lui dire, mais dites-le, vous.
Ah ! diable, c’est fort embarrassant !
Mais, mon ami, pourquoi, dans ma maison, tous ces mystères ?
Le mystère est bien simple, Paul a demandé et obtenu la main de Mlle Valentine.
Valentine ! (Se contraignant.) J’en suis ravie… enchantée, certainement. (À Mme Duvernier.) Vous aurez là, Madame, une belle-fille on ne peut mieux. (À Paul.) Je vous félicite, Monsieur ! (Tâchant de se remettre.) La nouvelle de ces événements, quand on s’y intéresse, a toujours quelque chose qui impressionne.
Il y a là une dame qui veut à toute force parler au général.
On y va, sacrrr…
Qu’est-ce que vous avez donc à vous regarder tous sans rien dire ? Moi, par principe et caractère, je ne suis pas pour le mariage, assurément ; mais quand c’est plus fort que vous, je trouve cela très bien et permets qu’on en use. Allons dîner ! (On se met en mouvement pour passer dans la salle à manger, d’une façon contrainte. Mme de Mérilhac, seule, en tête ; Mme de Grémonville au bras de Paul, Mme Duvernier au bras du général, Valentine au bras de M. des Orbières ; Thérèse, seule, après tous les autres ; enfin Amédée. Il regarde les convives, et au public.) Pas de femme ! moi ! jamais de femme !