Ernest Flammarion (p. 27-34).
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V

Enfin, voici le premier roi qui s’appelle « le père du peuple ! » Lorsqu’il traverse les campagnes, tu l’acclames, sachant qu’il a dit : « J’aime mieux voir mes courtisans rire de mes épargnes que mon peuple pleurer de mes dépenses. » Mais il meurt, sans successeur en bonté, et te voici de nouveau supportant le poids de la vie, Guerres de religion, peste et famine s’attaquent à toi. Chassés de vos maisons dévastées, dans les forêts vous vous nourrissez d’herbes sauvages. Pour labourer, vous vous assemblez la nuit, comme des hiboux, et vous vous attelez à la charrue. Des loups qui pullulent et se jettent sur toi en plein jour, ou des hommes d’armes qui te rançonnent, tu ne sais lesquels sont tes pires ennemis. Certes, voici bien le dimanche de la poule au pot, et c’est un autre bon roi dont tu retiendras le nom, mais ce n’est qu’un vœu. Tu ne t’es pas enrichi, bien au contraire, car « la terre même montre ses cheveux hérissés et demande d’être peignée pour nous rendre ses fruits accoutumés. »

Tu vis, sans en rien savoir, sous un grand roi qui fait un grand siècle. Entends-tu les violons, là-bas, aux jardins réguliers de Versailles ? Vois-tu ces princes chamarrés et ces dames poudrées ? Écoute-les soupirer dans les bosquets, aux fêtes du soir où le ciel allume toutes ses étoiles ! Mais pour la deuxième fois tu te lèves de ton sillon, et je te vois « noir, livide et tout brûlé du soleil, attaché à la terre que tu fouilles et remues avec une opiniâtreté invincible » et toujours serf. Tu as bien le temps de t’occuper des fêtes ! « Le pauvre peuple travaille incessamment, ne pardonnant ni à son corps, ni quasi à son âme, c’est-à-dire dire à sa vie, pour nourrir l’universel royaume ; il laboure la terre, l’améliore, la dépouille. Il n’y a saison, mois ni semaine, jour ni heure, qui ne requière un travail assidu. Et de son travail il ne lui reste que la sueur et la misère. Ce qui lui demeure de plus présent s’emploie à l’acquit des tailles, de la gabelle, des aides « et des autres subventions. Il a été vu, ensuite des années stériles, manger l’herbe au milieu des prés avec les brutes ». Et voici qui est bien de toi… et bien du père du « grand roi ».

Allant au secours d’une de ses provinces envahie par les Espagnols, il vit, dans les campagnes, des avoines toutes fauchées, quoiqu’elles fussent encore vertes, et plusieurs paysans assemblés autour de ce dégât, mais qui, au lieu de se plaindre de ses chevau-légers qui venaient de faire ce bel exploit, se prosternaient devant lui et le bénissaient.

— Je suis bien fâché, leur dit-il, du dommage qu’on vous a fait là.

— Ce n’est rien, Sire ! répondirent-ils. Tout est à vous. Pourvu que vous vous portiez bien, c’est assez.

— Voilà un bon peuple, dit-il à ceux qui l’accompagnaient.

Mais il ne leur fit rien donner, ni ne songea à les faire soulager des tailles.

S’il y avait songé, vous auriez sans doute refusé.

Maintenant, ce sont maltôtiers, intendants et gouverneurs qui fondent sur toi. Tu as à nourrir et à loger les garnisaires. En sortiras-tu, vieux besogneux ? Ton visage ruisselle, et ton corps. Tes pieds nus sont noirs de poussière. Allons ! Encore un coup de houe pour le Roi ! Un autre pour Monseigneur le Dauphin ! Un autre pour Mme de Montespan ! Un autre pour Mlle de La Vallière ! Et d’autres à l’infini, pendant des jours, des mois et des années, pour tous ceux que tu dois nourrir ! Vieil homme accablé, comme ton frère l’âne sous son bât ! Lui du moins, parfois rue, parce qu’il obéit à l’instinct. Mais nous autres, les hommes qui réfléchissons, nous nous disons que telle est notre destinée. Et vous êtes ainsi quelques centaines de milliers à peiner sans trêve pour toujours payer, et pour économiser quelques liards que vous dissimulez aux garnisaires, pendant que vos frères commencent à lever la tête pour voir passer les carrosses dorés de la suite du roi, et à serrer les poings et les mâchoires. Te voici à tes heures d’affaissement ou de chômage : « Il n’y a point de nation plus sauvage que ces peuples. On en trouve quelquefois des troupes à la campagne, assis en rond au milieu d’une terre labourée et toujours loin des chemins ; mais, si l’on en approche, cette bande se disperse aussitôt. » Ah ! Comme je vous vois bien, pauvres oiseaux des champs que, seul, le chasseur a intérêt à découvrir !

Tu arrives au dernier siècle de ta grande misère. Le devines-tu ? Le désires-tu seulement ? Tu avances avec peine. La dernière étape sera rude, je t’en préviens, mais tu ne la redoutes pas. Écoute ce que dit de toi le plus grand honnête homme du grand siècle, notre compatriote, et dont l’âme conserva, parmi la mollesse des mœurs, la dureté de notre granit : « Il ne faut pas s’étonner si des peuples si mal nourris ont si peu de force. À quoi il faut ajouter que ce qu’ils souffrent de la nudité y contribue beaucoup : les trois quarts n’étant vêtus, hiver et été, que de toile à demi pourrie et déchirée, et chaussés de sabots dans lesquels ils ont le pied nu toute l’année. Que si quelqu’un d’eux a des souliers, il ne les met que les jours de fêtes et dimanches. L’extrême pauvreté où ils sont réduits (car ils ne possèdent pas un pouce de terre) retombe par contre-coup sur les bourgeois des villes et de la campagne qui sont un peu aisés, et sur la noblesse et le clergé, parce que, prenant leurs terres à bail de métairie, il faut que le maître qui veut avoir un nouveau métayer commence par le dégager et payer a ses dettes, garnir sa métairie de bestiaux, et le nourrir lui et sa famille une année d’àvance à ses dépens. Le pauvre peuple y est encore accablé d’une autre façon par les prêts de blé et d’argent que les aisés leur font dans leurs besoins, au moyen desquels ils exercent une grosse usure sur eux, sous le nom de présents qu’ils se font donner après les termes de leur créance échus. Beaucoup d’autres vexations de ces pauvres gens demeurent au bout de ma plume pour n’offenser personne. » Attends ! Tu n’as pas fini, car l’hiver se met de la partie. Rivières et fleuves sont couverts de glace. De grosses pierres éclatent, chênes et noyers se fendent jusqu’aux racines. Ce qu’il te reste de pain de chènevis, qui te brûle l’estomac, tu le casses à coups de hache, puis le ronges après l’avoir fait dégeler sous le fumier. Ta maison, couverte de chaume et de roseaux et qui depuis des siècles s’est à peine modifiée, ressemble à une glacière. Tes enfants se dispersent parmi les haies et les buissons pour y chercher des racines qu’ils dévorent. Tu n’as pas fini, car voici les inondations et de nouveaux impôts. Momie vivante en haillons de toile, tu te nourris maintenant de pain de fougères « et le royaume se tourne en un vaste hôpital, de mourants et de désespérés ». Tes filles, véritable fumier ambulant, n’ont ni bas ni souliers. Ta femme, à vingt-huit ans en paraît avoir soixante-dix tant elle est courbée, tant sa figure est ridée et durcie par le travail. Ah ! Tu peux être fier de toi ! Tu n’as pas entendu les violons du roi. Tu n’entends donc pas davantage les éclats de rire qui partent des fins soupers de Paris ? Tu n’écoutes pas celui qui dit que tu es bête à manger du foin ?

Clos et parqué de père en fils dans ton hameau, sans autre enseignement que le prône du dimanche, l’esprit raccorni par la misère, depuis des siècles tu n’as pas plus changé que ta maison. Tu es né vieux, mais immortel. Tu es né à l’âge où l’on abandonne les vastes espoirs et les vains projets. Tu représentes, de notre peuple, la force résistante dont la pire misère n’aura point raison. Plus le sol est aride, et plus tu t’y incrustes. Plus le fardeau est lourd, et plus tu t’arc-boutes, sans songer à le rejeter d’un coup de reins. Tu ne sais pas que l’on s’occupe de t’en débarrasser. S’il faut te le répéter, je crois que tu ne le souhaites pas. Quand ce sera fait, tu t’assoiras au bord de ton champ, gêné d’une liberté dont tu ne sauras que faire, les mains soudain plus lourdes de n’être plus chargées de chaînes, l’âme chavirée d’entendre, dans le lointain, les coups de feu répondre aux coups sourds du tocsin, et la flûte moqueuse du Ça ira se marier aux trompettes ardentes qui sonnent la révolte.