Éditions Jules Tallandier (p. 415-423).


CHAPITRE XIII

LIEU D’ASILE


— Meuh !… euh ! euh ! meuh !…

La sirène meugle son appel lugubre. Elle annonça l’approche d’un steamer. Le voici qui se glisse entre les jetées du port. C’est un grand croiseur, non pas cuirassé, mais dont le pont est seulement protégé.  

C’est le Varyag.  Il entre majestueusement dans le port, et sa vitesse acquise uniformément ralentie, il vient stopper au fond du bassin, bord à bord avec le Koreietz, continuant la ligne formée par les navires qui déjà se sont abrités à Chemulpo.

Jamais le petit port n’a vu tant de bâtiments. Il y a là une escadre.

Ce sont les croiseurs français Pascal et Gueydon, l’américain Wicksburg, des vapeurs anglais, italien, allemand. Ils sont là parce que la tension entre les puissances russe et japonaise augmente de jour en jour.

Les diplomates européens s’inquiètent. Est-on à la veille de voir les soldats du Tsar, du Père Blanc, en venir aux mains avec les guerriers du jaune Mikado ?

Et des diverses escadres qui croisent en Extrême-Orient, des vaisseaux ont été envoyés en Corée, avec mission d’avoir des nouvelles, de suivre la marche des événements.

Le Varyag est maintenant immobile. 

Visite de douane, visite sanitaire ont pris fin. La visite sanitaire a donné lieu, à bord des croiseurs français, à d’interminables plaisanteries. Il est drôle, en effet, que les Coréens se permettent cette visite de santé, eux dont la saleté proverbiale pourrait apporter la peste au monde, si ce n’était fait depuis longtemps.

Mais enfin le Varyag a été admis à la libre pratique.

Tous les yeux sont fixés sur lui. Ses matelots descendent le grand canot à la mer.

— Tiens, des passagers.

Comme un murmure, cette exclamation parcourt les rangs des curieux qui se pressent contre les bastingages des différents steamers.

Et l’on regarde curieusement.

Des hommes, des dames descendent dans le canot.

Bizarre ! à l’ordinaire, les vaisseaux de guerre ne prennent pas de passagers.

Que signifie cette exception ?

Tandis que leur présence intrigue tout le monde, Albin Gravelotte, Daalia, leurs compagnons, amis ou ennemis, se sont installés dans le canot, qui s’éloigne du croiseur se dirigeant vers le plan incliné de bois goudronné, qui sert de débarcadère primitif.

— Demain, murmure doucement Albin à la jeune fille qui le regarde avec tendresse, nous prendrons des chevaux qui, par la route mandarine, nous conduiront à la ligne ferrée de Port-Arthur à Kharbin. Une dépêche à votre père pour l’avertir et nous partirons pour cette France que vous ne connaissez pas…

— Mais que j’aime de tout mon cœur, mon cousin.

Elle dit cela de sa voix chantante, avec un regard profond, mystérieux, qui fit palpiter l’âme du jeune homme.

Il semble qu’elle ait réuni la France et le cousin dans l’expression de son affection.

Morlaix, lui, murmure à l’oreille de Lisbeth :

— Albin va être riche…, donc je le serai aussi.

— Oui, oui, dit-elle les yeux mi-clos, vous avez l’un pour l’autre l’amitié de deux frères.

— Dont l’un cirait les bottes de l’autre, complète Morlaix avec un vague sourire.

Il a prononcé ces mots si bas gué sa compagne n’a pu entendre. Il continue bien vite.

— Riche, rien ne s’oppose à ce que je sois heureux.

Elle soupire :

— Vous serez heureux, car nul n’est plus digne…

— Malheureusement, mon bonheur ne dépend pas de moi seul.

— Et de qui donc alors ?

— De vous.

— De moi ?

— Vous le savez bien.

Elle a un frisson. Dans ses yeux bleus se lève un petit nuage, comme une larme non condensée, et la voix tremblante :

— Vous croyez donc toujours ce que vous disiez à Sumatra ?

— C’est mal d’en douter.

— Oh ! ne croyez pas que ce soit de la coquetterie… c’est tout le contraire, allez. Je ne réfléchis qu’à cela depuis… je me sens si loin, si indigne de vous…

— Vous êtes un ange…

— Élevé à la diable, corrige-t-elle.

Morlaix a un sourire :

— Mais voilà de l’esprit à la française, mademoiselle Lisbeth.

Elle rougit de plaisir.

— Vous savez, poursuit-il. Après cela, quand bien même vous ne voudriez pas, vous serez madame Morlaix.

Et ils se taisent, les mains unies, assis côte à côte, sur le banc de cette chaloupe, les flots les bercent entre l’abîme de la mer et l’abîme du rêve.

Mais tout à coup une exclamation fait tressaillir tous les passagers, ils se redressent tournant la tête vers le débarcadère.

— Qu’est-ce donc, là-bas ? vient de dire Albin.

Là-bas, sur le plan incliné, plusieurs personnages sont rassemblés. On croirait qu’ils attendent le canot.

— Des Coréens sans doute, répond Daalia.

— Regardez-les bien.

— Je regarde. D’abord, un gros homme qui se tient à l’écart, comme un chef.

La jeune fille ne se trompe pas. Celui qu’elle désigne n’est autre que le mandarin Hao-Kin.

— Allons bon, il se dissimule derrière les autres, clame Gravelotte.

De toutes les bouches jaillit la même question :

— Qui se dissimule ?

— Vous voyez bien ces gens armés de sabres recourbés, à l’air de soldats…

— Des policiers, explique un matelot en se retournant. Des toupous, comme les appellent ces sauvages.

— Soit… eh bien, ma douce Daalia, il y avait auprès d’eux un individu, masqué à présent par leur groupe…

— Que nous fait ce personnage ?…

— C’est que j’ai cru reconnaître…

— Achevez, Je vous en prie. C’est donc bien terrible ?

— J’ai cru reconnaître le sacrificateur Oraï.

À ce nom Daalia pâlit, Morlaix serre les poings, Fleck et Niclauss ricanent et leurs yeux fouillent avidement le groupe signalé par le Français.

— Oraï, murmure Lisbeth, il ne peut être ici

— Pourquoi ?

— Parce que nous l’avons laissé dans l’île de Luçon, et qu’avant de trouver un navire à destination de ces parages, peu fréquentés, au moins par les bâtiments de commerce…

— C’est vrai, au fait, s’écrie Morlaix, ravi de la présence d’esprit et de la raison de sa blonde fiancée.

Mrs. Doodee et Grace approuvent du geste.

Mais Albin reste sombre. À mesure que l’on approche du débarcadère, son inquiétude paraît augmenter. Un dernier coup d’aviron. Le canot vient accoster doucement au plancher incliné. Eléna, Mable, les Allemands, Morlaix y prennent pied. Daalia s’est dressée, elle va enjamber le bordage ; mais Albin la retient.

— Attendez, je vous en supplie.

— Attendre quoi ?

— Que je me sois assuré d’avoir fait erreur. 

— Encore vos idées.

Il murmure suppliant.

— C’est un enfantillage ridicule, soit.

Mais je vous en conjure, ne quittez cette embarcation qu’à mon signal.

Et avec une gravité dont elle est impressionnée :

— Ici, vous êtes en sûreté sur des planches russes.  C’est un lieu d’asile. Une fois à terre, il n’en serait plus de même.

Après tout, la tendresse, dans ses manifestations les plus folles, est douce au cœur de celle qui l’inspire. Il faudrait être bien cruelle pour lui résister. La fille de l’oncle François reprend sa place, et avec une gratitude infinie dans ses yeux de velours :

— J’attendrai, mon cousin.

Il la remercie du geste. Il saute sur le débarcadère, imprimant au canot un balancement.

En deux bonds, il a dépassé les toupous, et par un brusque crochet il s’est porté derrière eux. Un double cri retentit, et courant, Albin rejoint la barque, y rentre.

— Oraï est là. Je ne m’étais pas trompé.

Elle a un petit gémissement d’angoisse.

Mais il n’y a pas à chercher comment il a pu précéder les fugitifs en Corée, il est bien là. Découvert par Albin, il ne se cache plus. Il parle avec animation au gouverneur.

Alors Gravelotte s’adresse au patron du canot.

— Au nom du ciel, ramenez-nous au Varyag.

— L’ordre du commandant…

— Il le révoquera. En obligeant cette jeune fille à débarquer, vous l’enverriez à la mort.

— À la mort… bigre de bigre, grommelle le marin.

Et le brave homme fait un signe. Les avirons de bâbord s’appuient sur le débarcadère, en éloignant le canot, au moment précis où les toupous, entraînés par Oraï, se rapprochent.

L’embarcation évolue, se dirige vers le Varyag.

Des cris saluent ce mouvement : de colère chez les Coréens, de joie chez Morlaix, Lisbeth, Rana, les deux Anglaises.

Albin clame :

— Le Varyag, lieu d’asile.

— Bien sûr, bien sûr, lieu d’asile, grommelle le patron. C’est du bois russe et les magots n’ont rien à y voir.

Il a l’air enchanté. Il ne comprend certainement pas le pourquoi des choses, mais il a vu, à la mimique irritée d’Oraï, du mandarin, des toupous, que ceux qu’il ramène au croiseur ont échappé, grâce à lui, à un pressant danger. Et le sentiment de la bonne action accomplie, ce sentiment divin, qui seul élève l’homme au-dessus de la bête, fait rayonner sa face tannée d’honnête homme.

Daalia ne dit rien.

Elle se serre craintivement contre Gravelotte.

Elle frissonne du péril entrevu. Un peu plus, elle tombait au pouvoir d’Oraï. Un peu plus, elle était perdue. Et en même temps, un bonheur inconnu, immense, chante en elle. Elle est sauvée, et qui a été son sauveur ? Lui, lui, ce jeune homme à qui sa sympathie est allée à première vue, auprès duquel elle souhaite couler ses jours.

Toute à ses réflexions, elle s’étonna quand le canot accosta le Varyag.

— Déjà, fit-elle.

Et Albin la remercia de ce mot. Avec la clairvoyance de l’affection, il avait suivi pas à pas sa pensée, la lisant comme en un livre sur son front pur, dans ses regards candides.

Très étonné du retour de ses deux passagers, le commandant les attendait sur le pont.

Mis au courant par Albin, il secoua la tête et doucement :

— Alors, que comptez-vous faire ?

— Vous supplier de nous garder à votre bord, commandant

— Oh ! cela, volontiers ! J’ai commencé à violer les règlements. Un peu plus, un peu moins, cela n’a pas d’importance. Soit, vous voilà à bord ; mais, après ? Vous n’avez pas l’intention de contracter un engagement à vie dans la marine russe ?

— Cela, je l’avoue, dit gaiement Gravelotte.

— J’en étais sûr. Alors ?…

— Votre navire, commandant, va quitter Chemulpo d’un moment à l’autre ?

— Sûrement ! le Koreietz et moi attendons un télégramme de l’amiral Alexeieff, commandant en chef des forces navales russes d’Extrême-Orient[1], pour rallier, soit Port-Arthur, soit Vladivostok.

— Eh bien, commandant, nous vous ferons nos adieux dans l’un ou l’autre de ces ports de guerre. Chacun occupant l’extrémité d’une des branches du chemin de fer, qui continuent le transsibérien, à partir de Kharbin, rien de plus aisé pour nous que de rentrer en Europe. De plus, ces villes étant en territoire russe, les autorités seront avec nous contre ce fanatique Oraï, au lieu d’être comme ici, en Corée, avec lui, contre nous.

— Reprenez donc vos carabines. Au fond, soyez assuré que je suis ravi de l’aventure. Elle me procure pour quelques jours une compagnie des plus agréables. Vous le savez, à bord des bâtiments de guerre, au service ultra-monotone, c’est une bonne fortune dont on est particulièrement friand.

Albin remercia vivement l’aimable officier, lequel l’interrompit :

— Monsieur Gravelotte, je vous ai dit, et je vous affirme sur l’honneur que votre présence sur le Varyag m’est un grand plaisir, c’est donc moi qui vous devrais des remerciements. La chose, du reste, me fût-elle pénible, vous n’auriez pas besoin de me dire merci. Vous êtes Français ; je suis Russe. Frères de veille ; demain peut-être frères d’armes ; il est de notre intérêt, bien entendu, de nous entr’aider en toute circonstance.

Or, pendant que les jeunes gens se réinstallaient dans les cabines qu’ils avaient cru quitter pour toujours, le gouverneur Hao-Kin avait renvoyé ses policiers devenus inutiles et il conversait avec Oraï.

Le sacrificateur était furieux.

D’autant plus furieux que son cœur saignait de conduire au supplice la pauvre Daalia, qu’en la voyant échapper, il avait ressenti une joie tout au fond de lui-même, et qu’il avait grand’peur que le dieu M’Prahu ne vit pas d’un bon œil les pensées de son serviteur.

Oraï était un sincère, un croyant, plus encore, un fanatique.

Et, sentant qu’il avait failli à l’égard de son dieu, il tâchait à réparer sa faute en arrachant au gouverneur l’ordre d’aller prendre la fugitive sur le navire russe.

Mais quel que fût le désir du mandarin d’être agréable au protégé d’un seigneur commandant japonais, quelles que fussent les épithètes louangeuses dont il accompagnait le nom du vénéré mikado, toutes les fois qu’il lui advenait de le prononcer, le malpropre fonctionnaire faisait la sourde oreille à tout projet de violence contre le croiseur russe.

— Cela est impossible, répondait-il aux objurgations du Malais.

— Soit, n’attaquez pas le navire, mais envoyez un de vos subalternes pour réclamer la jeune fille.

— Pourquoi aller au-devant d’un refus ?

— Qui vous prouve que le capitaine refuserait ?

— Le fait seul qu’il garde les jeunes gens à bord.

— Ce n’est pas une raison.

— Vous ne vous rendez pas un compte exact de, la situation. Il sait, par ses matelots, que des policiers allaient appréhender ses passagers. Cela, vous ne le niez pas ?

— En effet

— Eh bien, conclut triomphalement le Coréen, si, connaissant cela, il les conserve sur son navire, c’est qu’il leur accorde asile et qu’il ne veut pas que leur arrestation ait lieu.

Le raisonnement était logique, irréfutable.

Oraï ne put que s’incliner.

Mais alors, la terreur des représailles de son dieu sanguinaire bourdonna plus haut à ses oreilles.

En vain, il se disait :

— Ce qui est arrivé n’est point ma faute. Je n’ai rien fait pour empêcher la marché de la justice de M’Prahu ; donc, je ne saurais être responsable.

Une voix intérieure l’accusait, lui rappelant la terrible loi des sanctuaires :

— Celui qui a été condamné doit périr sur les autels qu’il a méprisés ; mais s’il est impossible aux serviteurs du temple d’amener le coupable dans le lieu saint, il leur est enjoint de le frapper partout où ils le rencontreront.

Ce dialogue continua entre les deux consciences du Malais : conscience d’homme, conscience de prêtre.

— Et je ne puis l’aller frapper sur le Varyag ! On ne pénètre pas dans un navire comme dans une habitation.

— Qui te parle de cela ?

— Mais toi, en m’enjoignent de frapper.

— On frappe avec l’esprit plus sûrement parfois qu’avec le kriss.

— Je ne te comprends pas.

— Alors tu as oublié le commandant Kuroki ?

— Que vient-il faire là dedans ?

— Ne t’a-t-il pas dit de lui adresser un télégramme à Chefou, au cas où se produirait un événement imprévu ? N’a-t-il pas enjoint à Hao-Kin de l’aviser si les bâtiments russes annonçaient leur départ ? 

— Oui, toujours. J’avais même cru comprendre qu’il songeait à jouer quelque bon tour à ces navires.

— Qui l’auront mérité, car ils abritent ceux qu’a condamnés M’Prahu. 

Bon gré, mal gré, le sacrificateur dut s’avouer que cette discussion intérieure l’avait persuadé, et que son devoir lui était tracé trop clairement pour qu’il pût éviter de le remplir.

La tête basse, il prit congé du gouverneur, et, lentement, la poitrine serrée par une impression d’insurmontable tristesse, il se dirigea vers la maison du télégraphe.

Là, il rédigea cette dépêche :

« Chemulpo, 4 heures soir.

« Kuroki, commandant Nasaki, port de Chefou.
xxxx « Passagers Varyag pas débarqués. Restent à bord. Avertis de ce contretemps imprévu. Respects.

« Oraï. »

Ce libellé écrit avec soin, le sacrificateur le remit au préposé, demeura dans le bureau jusqu’à l’instant où son message eût été transmis, puis il regagna, pensif, le logis du gouverneur Hao-Kin.

Mais le soir, vers neuf heures, un gamin coréen, barbouillé, ébouriffé, se présenta au yamen, brandissant un télégramme.

Kuroki répondait à son correspondant :

« Soyez paisible. Il faudra se rendre à terre, ou bien s’enfoncer avec l’asile sous les eaux. »

  1. Ce télégramme fut en effet envoyé par l’amiral Alexeieff. Il ordonnait aux deux navires russes de rejoindre l’escadre de Port-Arthur. Mais avant toute déclaration de guerre, les Japonais interceptèrent le message qui ne parvint pas à ses destinataires.