Éditions Jules Tallandier (p. 424-439).


CHAPITRE XIV

GLORIA VICTIS


— Commandant !

— Qu’y a-t-il ?

— Le sémaphore signale quinze navires.

— Comment… quinze à la fois ?

— Et de guerre, encore !

— Une escadre, alors ?

Ces mots s’échangent dans la cabine du capitaine du Varyag. Un quartier-maître, messager de l’officier de service, est là, devant son supérieur, annonçant cette chose invraisemblable, l’arrivée simultanée de quinze bâtiments dans ce port perdu de Chemulpo.

— Il doit y avoir un malentendu.

Ce disant, le « Maître après Dieu » du croiseur russe quitte la cabine, monte sur le pont.

L’officier de quart vient à lui ; mais il n’est pas seul, un lieutenant de vaisseau l’accompagne ; ce dernier est le chef de la canonnière Koreietz.

— Vous, à mon bord ?

— Je viens me concerter avec vous au sujet de cette escadre…

— Ah çà ! C’est sérieux, il y a une escadre ?…

— Oui… et qui plus est, japonaise… Du reste, voyez…

Les officiers se tournent vers la haute mer et demeurent immobiles, muets, devant le spectacle qui s’offre à leurs yeux. 

À l’endroit où le goulet qui communique avec l’Océan s’élargit en lac intérieur, sept grands croiseurs s’alignaient en ordre de bataille.

En arrière, des divisions de torpilleurs, fortes chacune de quatre bâtiments, obstruaient les passes du goulet de chaque côté du rocher Dal.

À l’arrière de tous ces navires flottait le pavillon blanc sur lequel tranche le disque rouge, emblème du Soleil-Levant.

— Ah çà ! murmura le commandant, que font-ils ? Ils prennent une formation de combat.

— Bon, répliqua le lieutenant de vaisseau venu du Koreietz, nous allons le savoir. Un des torpilleurs se dirige vers le port.

Les officiers russes n’étaient pas seuls à s’étonner de l’étrange allure de l’escadre nipponne.

Sur le pont des bateaux étrangers, on pouvait voir les états-majors, les matelots rassemblés, interrogeant curieusement du regard la flotte mystérieuse.

Pourquoi ce déploiement de forces ?

Pourquoi cette démonstration navale en rade de Chemulpo ?

Et, dans l’impossibilité d’expliquer la chose, on commentait la force des navires. C’étaient le Nasaki, l’Asama, croiseurs cuirassés, puis les croiseurs protégés Naniwa, Takatchi-Ho, Akashi, Chitose et Niitaka, renforcés de huit torpilleurs de haute mer, dont l’un accosta bientôt le Varyag.

Un instant après, un officier nippon paraissait à la coupée du bâtiment russe, où l’attendaient les commandants des deux navires de guerre, abrités sous le pavillon blanc à transversales bleues, drapeau des flottes du Czar.

Le Japonais s’inclina et, sans hésitation, s’adressant au capitaine du Varyag, il se présenta :

— Kuroki, capitaine de frégate, commandant le croiseur cuirassé Nasaki.

Ses interlocuteurs saluèrent et le Nippon reprit :

— L’amiral Uriu, chef suprême de la division navale n° 3, m’envoie vers vous, pour vous engager à vous rendre sans combat…

Les officiers russes tressautèrent :

— Nous rendre ? firent-ils au comble de la surprise.

— Afin, acheva paisiblement l’ambassadeur, d’éviter une inutile effusion de sang. J’ai ordre de vous accorder dix minutes pour délibérer.

La foudre tombant à leurs pieds n’eût pas stupéfié davantage les auditeurs. Il y eut un instant de silence. Enfin, le capitaine du Varyag retrouva son sang-froid.

— C’est une plaisanterie, n’est-ce pas, monsieur ?

— Je ne plaisante jamais avec mes ennemis, répliqua sèchement le Nippon.

— Ennemis, nous ne le sommes pas encore ; il faudrait que la guerre fût déclarée.

Kuroki répondit, en ricanant :

— Les hostilités ont commencé la nuit dernière.

— Hein ?

— L’escadre de l’amiral Togo bloque actuellement Port-Arthur, après avoir infligé un échec grave à la division russe qu’abrite ce port de guerre.

— Quoi ?

— Pour nous, avisés de votre présence à Chemulpo, nous venons vous capturer. Après quoi, nos torpilleurs iront renforcer l’escadre de Togo et les croiseurs rejoindront l’escadre chargée d’opérer au nord contre Vladivostok.

Kuroki parlait sans qu’un muscle de son visage tressaillit. Sa face jaune, immobile, que trouaient ses yeux inquiétants, causait un malaise aux assistants.

— Veuillez donc, acheva-t-il, vous concerter. L’amiral Uriu attend votre réponse.

Du regard, les officiers russes s’entendirent, et le commandant du Varyag prononça, d’une voix ferme :

— Nous ne rendrons jamais les navires que Sa Majesté le Czar nous a confiés.

Sans que ses traits exprimassent un sentiment quelconque, le Japonais s’inclina derechef, puis tranquillement :

— Vous préférez la gloire vaine d’un combat dont l’issue n’est pas douteuse ?

L’officier russe secoua la tête :

— Je n’ai pas dit cela !

— Cependant ?…

— Daignez me laisser parler, monsieur. La Corée, comme tout pays étranger à la guerre, puisque guerre il y a, est pays neutre. Par suite, le port de Chemulpo ne saurait être le théâtre d’une canonnade.

— Aussi, fit Kuroki du ton le plus aimable, l’amiral Uriu, dans son estime pour vous, avait prévu que vous ne vous rendriez pas.

— Je suis flatté de la bonne opinion qu’il a de nous. Je m’efforcerai de ne l’en pas faire changer.

— Mais, continua le Japonais, dès l’instant ou vous êtes résolus à résister, il faut que vos navires soient détruits, afin que la mer soit déblayée en arrière des forces qui opèrent devant Port-Arthur.

— Vous tenez le goulet, vous tenez la rade… Je ne puis donc sortir. Le problème est résolu.

— Vous oubliez, monsieur, que cette solution immobilise quinze vaisseaux de mon maître le Mikado.

— Je n’oublie rien… Au contraire… je suis fier de l’honneur d’une garde aussi imposante.

Dans les yeux brisés de l’officier japonais passa comme une flamme ; mais cet indice de colère s’éteignit aussitôt.

Et, continuant sur le ton du persiflage :

— Je comprends votre fierté. Par malheur, ainsi que je vous l’indiquais tout à l’heure, nos navires sont commandés pour d’autres services.

— Je regretterai leur départ.

— Point, car vous aurez péri avant.

Et, rudement :

— L’amiral Uriu veut que vous quittiez le port aujourd’hui même.

— Vous permettrez, riposta son interlocuteur, que j’attende les ordres de mon amiral, Alexeieff est son nom et point Uriu.

— Vous n’attendrez pas.

— Parce que ?…

— Parce que, si vous refusez de marcher à notre rencontre, nous bombarderons Chemulpo.

À cette menace, les Russes pâlirent.

— Mais le droit des gens…

— Il n’y a pas de droit des gens, messieurs. Il n’y a que la victoire ; pour l’atteindre, tous les moyens sont bons.

Et avec une ironie cruelle, Kuroki acheva :

— Les Français, nos premiers instructeurs, nous avaient farci la tête de considérations sentimentales. Par bonheur, ce sont des officiers allemands qui ont achevé la formation de notre armée. Grâce à eux nous avons appris que la déclaration officielle de la guerre, le droit des gens étaient des traditions surannées. Il faut vaincre par la surprime, par la terreur, par la trahison ; le tout est de vaincre. Le mépris des hommes va toujours aux vaincus.

On le considérait avec surprise. Quoi ? Un officier pouvait tenir un pareil langage ?

Mais ce n’était pas tout.

Kuroki se calma soudain.

— Vous connaissez notre résolution, reprit-il. À présent, une question de détail. Vous avez, à votre bord une jeune fille du nom de Daalia Gravelotte ?

— Comment savez-vous cela ? questionna le Russe stupéfait.

— Peu importe, je le sais. Or, voici ce que j’ai à vous dire en ce qui la concerne. Vous la conserverez à votre bord et elle périra avec vous, ou bien vous renverrez à terre et la remettrez aux mains du seigneur Oraï, lequel habite le yamen du gouverneur. Je dois vous prévenir que si vous tentiez de la faire passer sur l’un des navires étrangers, ancrés à Chemulpo, ce navire aura le même sort que les vôtres. Oraï est un jaune, et les jaunes se protègent même eux.

Sur ces mots, il tira sa montre.

— Neuf heures, fit-il avec flegme. Pour Chemulpo, pour les navires européens stationnés ici, je vous engage à opérer votre sortie avant midi.

Il eut un salut raide, pivota sur ses talons et regagna la coupée.

— Mes pauvres matelots ! murmura le lieutenant de vaisseau, commandant du Koreietz.

— Pauvre jeune fille ! songea le capitaine du Varyag.

Un instant plus tard, le torpilleur japonais ralliait l’escadre de l’amiral Uriu.

À ce moment même, le capitaine, revenu de sa stupeur, donnait l’ordre d’allumer les feux. Aussitôt, le lieutenant de vaisseau se rapprocha de lui.

— Alors, nous sortons ?

— Nous le devons, pour cette ville, et surtout pour ces navires.

Il désignait les bateaux européens.

— Si les Japonais les canonnaient, sans nul doute les puissances ainsi insultées prendraient les armes, et le conflit localisé actuellement entre la Russie et le Japon deviendrait général. Notre Empereur est l’Empereur de la paix, nous devons nous sacrifier pour épargner aux autres les maux de la guerre.

— Alors, serrons-nous la main, car il est probable que nous ne nous reverrons pas.

— C’est probable, en effet.

Ces deux héros, qui, si simplement, venaient de faire le sacrifice de leur vie, se tendirent la main.

Une étreinte rapide, un mot admirable dans sa concision :

— Adieu !

Et le lieutenant de vaisseau descendit dans le canot qui l’avait amené, regagna la canonnière Koreietz, dont les cheminées soufflant une fumée noire annoncèrent bientôt que, lui aussi, avait fait allumer les feux.

Un croiseur, dont le pont était à peine protégé, une canonnière en bois, allaient attaquer quinze navires de guerre.

À eux deux, ils déplaçaient sept mille cinq cents tonneaux et portaient : deux canons de vingt centimètres, treize de cent cinquante millimètres, quatre de dix centimètres et vingt pièces légères.

L’ennemi, lui, pour un déplacement de cinquante mille tonneaux, pouvait riposter par quatorze pièces de trente-cinq centimètres, dix-huit de deux cent soixante millimètres, soixante de cent soixante-quinze millimètres, quarante-quatre de cent cinquante et cent douze pièces légères. Soit deux cent quarante-huit canons avec des calibres supérieurs, contre trente-neuf.

Les chiffres ont une terrible éloquence.

Eh bien ! à cette heure où allait commencer une des plus admirables Marches à la Mort que l’Histoire ait jamais enregistrée, le commandant du Varyag ne plaignait ni lui-même, ni son équipage.

Les marins russes mourraient pour la patrie.

Mais il s’apitoyait sur Albin, sur Daalia, sur ces deux êtres de tendresse que la cruauté jaune vouait au trépas.

Il avait fait appeler les jeunes gens. Il leur avait dit l’impérieuse nécessité qui le contraignait à les entraîner dans la fournaise, ou à livrer la jeune fille au sacrificateur Oraï.

Les fiancés s’étaient regardés. Il y avait eu un désespoir, une souffrance surhumaine dans leurs yeux ; puis, la fille de François Gravelotte avait murmuré :

— Plutôt l’abîme que l’autel de M’Prahu.

— Bon ! avait fait Albin, va pour la bataille !

Mais, doucement, elle secoua la tête : 

— Vous, vous allez vous rendre à terre.

— Moi, allons donc !

— Vous n’êtes pas condamné, vous. Vous oublierez.

— Jamais !

Et, prenant la main de la jeune fille :

— Daalia, fit-il lentement, depuis l’instant où je vous ai aperçue à mon arrivée à Sumatra, je vis par vous. Mon âme est en vous, c’est la vôtre qui tremble en moi. Sans vous, l’existence me serait impossible. La vie humaine n’est qu’un acte du drame géant de la vie éternelle ; baissons le rideau ensemble, pour nous retrouver là où les lois qui régissent l’univers ont marqué la place de nos esprits. Le voulez-vous ?

Elle sourit doucement : 

— Oui, mon fiancé.

— Merci !

Ce fut tout.

L’officier russe avait suivi la scène. Il se détourna pour cacher une larme. Le Slave avait compris la grandeur de ces deux enfants du pays ami et allié. Il avait senti passer près de lui, tel un frôlement d’aile, l’âme héroïque et tendre de la Gaule.

Mais de nouveaux personnages sollicitaient son attention.

Aux fumées noires s’échappent des cheminées du Varyag et du Koreietz, les officiers des croiseurs européens avaient compris que les Russes se préparaient à appareiller.

Or, cette résolution, alors qu’une flotte japonaise, en ordre de bataille, occupait les abords de Chemulpo, les avait inquiétés.

Et sous la conduite des commandants des navires français Pascal et Gueydon, ils venaient s’enquérir de la situation qu’ils devinaient vaguement.

Ce fut, à l’audition de la vérité, un concert de malédictions contre la cruauté japonaise.

Anglais, Italiens, Américains rugirent.

Un délégué fut expédié à l’amiral Uriu pour lui faire part de la protestation de tous.

Démarche inutile. Le messager revint, rapportant cette réponse :

— Si j’outrepasse mes pouvoirs, mon maître est assez grand pour donner les satisfactions nécessaires à qui serait lésé. Je prends, en attendant, la chose sous ma seule responsabilité. Malgré tout, rien ne sera changé à ce que j’ai ordonné.

— Retournez donc à vos navires, messieurs, conclut alors le commandant du Varyag. Vous savez tous qu’un marin n’a aucune peine à mourir pour accomplir son devoir.

Et comme les officiers français insistaient encore :

— Il est midi moins un quart. Laissez-moi sortir, laissez-moi faire le plus de mal possible à ces ennemis acharnés !… et si une avarie de machine ne m’en empêche pas, je vous promets de venir couler mes navires dans le port même. Alors, j’accepterai tout de votre bon vouloir ; même de recueillir à bord les survivants de mes équipages, auxquels vous éviterez ainsi la honte d’être prisonniers. Morts ou libres, voici ce que nous souhaitons.

Puis, leur désignant le transport Soungari :

— Ce bâtiment n’est pas armé. Il ne saurait donc nous suivre. Commencez à embarquer ses matelots ; ce sera autant de soldats que vous conserverez à notre Mère, la sainte Russie.

Avec une grandeur étrange, devant laquelle tous s’inclinèrent, il reconduisit ses visiteurs à la coupée.

Il attendit que leurs canots se fussent éloignés, puis gravissant les degrés de la passerelle, il se dressa à son poste de combat.

— Appel au Koreietz ! commanda-t-il.

Le mugissement de la sirène retentit aussitôt en modulations graves. La sirène de la canonnière répondit.

Sur les deux navires, on était prêt à mourir.

— Midi moins cinq, murmura le capitaine à voix basse ; il est temps !

Et de sa voix calme, il lança cet ordre :

— En avant !

Un silence religieux plana une seconde sur le croiseur, sur les marins, les canonniers, à leurs postes ; puis, une trépidation secoua le Varyag, les bielles des pistons ébranlèrent la machinerie de coups sourds, la vapeur fusa par les cheminées et, lentement, le bâtiment russe se dirigea vers la passe ménagée entre les jetées, suivi aussitôt par le Koreietz.

Ainsi, ils défilèrent devant les navires étrangers.

Officiers, matelots étaient tous sur le pont de ces vaisseaux immobiles. Casquettes galonnées, bérets se levaient pour saluer.

On eût dit que les Russes passaient une revue suprême.

Et plus d’un, parmi les Français, Anglais, Italiens, Américains, plus d’un songea à l’atroce et résigné salut à César des victimes dévouées au cirque :

Moriturï te salutant.

Seulement, ici, c’étaient les spectateurs impuissants qui saluaient ceux qui devaient mourir.

Ô Japonais, peuple neuf, qui n’a pas encore eu le temps d’apprendre, dans une histoire à peine commencée, les manifestations de la Justice immanente, je vous plains, car sur vos têtes plane la peine de ce combat de Chemulpo, sur vos fronts se marque la tache de l’assassinat.

La lutte effroyable ne mérite pas un autre nom…

Tout se taisait dans la baie. Le vent lui-même avait cessé de souffler. Les navires russes franchirent le chenal ; puis, côte à côte, à travers la rade, filèrent droit sur leurs adversaires.

Et soudain toute l’escadre de l’amiral Uriu sembla s’embraser. Ainsi que des tonnerres lointains, des détonations grondèrent, Le Varyag et le Koreietz s’entourèrent aussi d’une ceinture fulgurante.

C’est une tempête de fer qui s’abat sur eux, mais rien ne les fait dévier de leur route. Ils arrivent à quelques encablures de leurs ennemis. Le Varyag concentre toute son artillerie sur un torpilleur, lequel, percé de part en part, sombre lentement.

Le Koreietz, lui, de quelques obus bien placés, broie la tourelle avant du croiseur cuirassé Asama.

Et tandis que les Japonais, surpris eux-mêmes de l’héroïsme de leurs adversaires, ralentissent le feu, les navires russes décrivent une courbe ; à toute vitesse, ils reviennent vers le port, saluant encore les Nippons de leurs pièces de chasse.

Ils ont regagné leur mouillage, acclamés par les équipages français, italiens, anglais, américains.

Ils sont criblés de projectiles, mais, par un bonheur incompréhensible, aucun n’a d’avaries importantes.

Sur le pont, Albin et Daalia, enfermés par ordre dans leurs cabines durant la lutte, se promènent maintenant.

Toute pâle, la jeune fille regarde les bordages fracassés, la passerelle éventrée, les cheminées percées par le passage des obus.

A-t-elle peur ?

Elle n’en sait rien. L’ambiance héroïque a déteint sur elle. Et puis, n’est-elle pas appuyée au bras de son fiancé ? Son âme ne puise-t-elle pas une force inconnue au contact de celle d’Albin ?

— Ah ! murmure-t-elle avec un mélancolique sourire, si mon père se doutait de ce qui se passe ! Lui, qu’une piqûre de moustique, sur mon doigt ou ma joue, affolait…

Gravelotte l’interrompt.

Le capitaine du Varyag passe et le Français l’interroge :

— Qu’allez-vous faire maintenant, commandant ?

— Je l’ignore, monsieur. C’est l’amiral Uriu qui décide à cette heure. Suivant son désir, nous avons opéré une sortie. Le diable seul peut prévoir ce qu’il lui plaira d’exiger maintenant.

Et avec un intérêt affectueux :

— Votre jeune compagne persiste à ne pas descendre à terre ?

C’est Daalia qui répond, vivement :

— Oui, oui, commandant, je persiste. Tout plutôt que tomber entre les mains du sacrificateur Oraï.

— Hélas ! pauvre petite colombe, entre deux morts, le choix paraît difficile.

— Non !… J’aime mieux que ce navire m’entraîne au fond du gouffre que de tendre le cou au kriss sacré d’un égorgeur de M’Prahu.

— Commandant, un envoyé japonais !

À ces mots, prononcés par un enseigne de vaisseau, le capitaine quitte les jeunes gens.

À dix pas, immobile, Kuroki attend.

Le visage du Russe se contracte en reconnaissant le messager déjà reçu dans la matinée.

Celui-ci ne paraît pas s’apercevoir de l’effet qu’il produit.

Il salue militairement.

— Que souhaite encore l’amiral Uriu ? demande l’officier russe avec une pointe d’ironie.

— D’abord, riposte du tac au tac le Nippon, vous adresser ses félicitations sur votre belle manœuvre.

Le capitaine du Varyag s’incline.

— Puis, savoir à quel moment vous vous proposez de tenter une nouvelle sortie ?

— Ah ! Il y tient ?

— Absolument, ne vous ai-je pas prévenu que vos navires doivent être détruits aujourd’hui même ?

Terribles sont les paroles que Kuroki prononce sans élever la voix.

Mais le courage aussi est à la hauteur de tous les sacrifices.

Du même ton voilé, le commandant du Varyag reprend :

— Il faut que tout soit terminé aujourd’hui ?

— L’amiral Uriu y tient à ce point qu’il bombarderait la ville si vous hésitiez.

— Aussi, je n’hésite pas. Je sortirai du port à trois heures.

— Bien. Déjà Kuroki se dirigeait vers la coupée, son interlocuteur l’arrêta :

— Un mot encore.

— Mes oreilles sont ouvertes.

— Vous nous condamnez, nous autres, Russes, soit ! Mais il y a, à mon bord, une jeune fille ; ne lui ferez-vous pas grâce ?

— Non.

— Quoi ? Vous me refusez de l’envoyer sur un des navires étrangers qui nous entourent ?

— Je refuse.

L’officier russe fronça le sourcil.

— Les marins japonais font donc la guerre aux femmes ? gronda-t-il d’un ton méprisant.

Mais Kuroki secoua la tête :

— Les fils du Mikado, dit-il gravement, se sont déclarés les défenseurs de toute la race jaune. Celle dont vous parlez a blessé les Malais battas. Elle doit leur être remise pour subir la peine qu’elle a encourue.

Et comme le commandant ouvrait la bouche, le Nippon lui coupa la parole :

— Pourquoi donner le vol à des mots inutiles ? Ce qui est décidé s’accomplira. Les Européens s’usent en phrases vaines, les Japonais agissent.

Sévèrement, il termina :

— Elle mourra, comme toi-même, comme tes matelots, tes navires. Elle sera fauchée comme la puissance moscovite le sera par les moissonneurs de l’Empire du Soleil-Levant.

Toute la mégalomanie qui affole un peuple incontestablement brave, mais qui ne dispose pas du nombre indispensable à la réalisation de ses vastes projets, vibrait dans cette phrase.

Le commandant du Varyag n’insista plus.

Il laissa Kuroki reprendre place dans son canot, retourner auprès des siens.

Avisant alors Albin qui, anxieux, attendait à quelques pas, il vint à lui :

— J’ai essayé de la sauver… murmura-t-il. Ces gens sont inflexibles.

— Alors, nous mourrons ?…

— À trois heures.

— Merci, commandant.

Et les deux hommes se séparèrent.

Seulement, vers deux heures et demie, une embarcation du croiseur français Pascal accosta le Varyag.

L’officier qui la commandait remettait une lettre au commandant russe et aussitôt le canot s’éloignait.

Le destinataire lut :

Chemulpo.

« Mon cher collègue, à mon grand regret, je ne puis prendre sur moi de vous accompagner au feu, mais je puis offrir asile à ceux des vôtres qui survivront. Dès que vous vous mettrez en marche vers vos ennemis, je ferai descendre tous mes canots à la mer, le Gueydon agira de même. Donc, après avoir fait tout votre devoir, efforcez-vous de vous rapprocher du port. Vous y trouverez pour vous, les vôtres, secours et asile parmi vos frères français.

« Le capitaine de frégate, commandant le Pascal,
« Sénès. »et le Pascal

— France, Russie ! murmura l’officier. Amitié maintenant, victoire plus tard.

Puis, remarquant Albin et Daalia qui, penchés sur le bastingage, rêvaient tristement, chacun préoccupé par le danger prochain, inévitable de l’autre, il les joignit :

— Monsieur, mademoiselle, je suis obligé de vous prier de rentrer dans vos cabines.

Tous deux tressaillirent :

— Ah ! l’heure est venue ?

— Oui.

Albin salua, enveloppa sa compagne d’un regard douloureux, et lui pressant la main :

— Venez, ma chère Daalia.

Et, avec un rire forcé :

— Par ma foi, quand j’étudiais naguère le dialogue de Socrate attendant la ciguë, je ne me doutais pas qu’un jour j’aurais à philosopher en une circonstance aussi tragique.

Il eut un regard attendri pour sa cousine :

— Seulement, pour moi, ajouta-t-il tout bas, c’est beaucoup plus pénible que pour Socrate.

Daalia n’avait rien entendu.

Elle se laissait entraîner, le regard vague. Son visage décoloré avait pris un ton d’ambre pâle.

Évidemment, la pauvre enfant disait adieu à la vie à peine commencée, au rêve de bonheur à peine formulé.

Sans résistance, elle descendit, suivit les coursives, entra dans la cabine d’arrière à elle réservée, et s’assit.

— Je resterai près de vous, Daalia, prononça tout bas Gravelotte, dont la voix tremblait.

Elle leva les yeux sur lui, le couvrit d’un regard profond dans lequel palpitait son âme et répondit :

— Oui. Près de moi, jusqu’à la fin.

Lui aussi prit un siège, et ces deux êtres, qui avaient rêvé la tendresse, s’absorbèrent dans la contemplation de la mort toute proche.

Des bruits assourdis parvenaient jusqu’à eux : ronflement des canons pivotant sur leurs affûts ; gémissement des monte-charge, approvisionnant les pièces ; courses d’hommes gagnant leur poste de bataille ; rumeurs du branle-bas de combat arrivaient dans la cabine silencieuse où deux âmes entraient en agonie.

Et puis, tout à coup, la coque entière du croiseur ressentit comme un frisson ; les cloisons craquèrent, un grondement sourd bourdonna… Le Varyag se mettait en mouvement.

D’instinct, Albin se rapprocha de la jeune fille, étreignit ses mains dans les siennes.

Elle riposta par un triste sourire :

— Oui, dit-elle, ainsi, c’est bien.

De nouveau, le silence régna, troublé seulement par la trépidation de l’hélice.

Oh ! la route du supplice… le chemin à parcourir diminuant à chaque minute, et au bout du sentier la tombe, trou noir qui s’ouvre à la surface de la terre et aboutit à l’infini !

Ils étaient là, écrasés par la fatalité, dans l’attente anxieuse des détonations qui leur annonceraient que la fin venait.

Soudain, le Varyag parut secoué jusqu’en ses entrailles. Une effroyable rumeur l’enveloppa de hurlements, de coups de tonnerre, de craquements.

Les canons reprenaient leur dialogue meurtrier.

Que dura cela ?

Aucun des tristes passagers n’aurait su le dire.

Explosions, coups sourds faisant gémir le navire, cris de rage, de détresse, de douleur, tout cela se mêlait, se confondait, emplissant leurs oreilles, infligeant un grelottement à leur cœur.

Ils oubliaient la situation vraie ; une hallucination de légende les prenait. C’était un monstre qui les emportait à travers les cercles gémissants de régions infernales.

— Nous coulons !

Lointain, mais net, affaibli, mais sonore, ce cri parvint aux jeunes gens, les cingla comme l’appel même de la mort.

Ils se trouvèrent debout avant d’avoir songé à se lever.

D’un bond, Albin atteignit le hublot éclairant la cabine, il regarda.

C’était vrai, la surface de la mer semblait avoir monté. Elle était toute proche maintenant.

La canonnade s’était tue.

Sans doute, les Japonais jugeaient inutile de prodiguer leurs projectiles à un navire que le flot allait engloutir.

Et une horreur prit le jeune homme, à la pensée que l’eau surprendrait Daalia dans la cabine étroite, que son agonie se débattrait dans cette prison.

— Non… le dernier regard doit être pour le ciel.

Ce disant, il empoigne le bras de la mignonne créature, il l’entraîne dans le couloir.

Allons bon, le couloir est obstrué. Un boulet a défoncé les cloisons, rempli le passage de débris. Albin escalade l’obstacle, le fait franchir à sa compagne.

L’escalier accédait au pont a cruellement souffert aussi. La moitié des marches, la main courante de cuivre ont été enlevées.

Mais ils grimpent, les voici sur le pont, à la lumière.

Le Varyag est rasé comme un ponton. Mâts, cheminées, passerelle, tout cela est déchiqueté, brisé, transpercé ; les bastingages hachés ne sont plus indiqués que par quelques restes informes.

Mais au milieu de ces ruines, sur ce navire que l’eau semble aspirer lentement, un spectacle d’une inoubliable grandeur s’offre aux yeux des jeunes gens.

Le commandant est là ; autour de lui, ce qui reste de l’équipage a formé le carré.

— Enfants, dit-il, le Dieu qui protège la sainte Russie a permis que nous vengions l’injure soufferte par la Patrie, par le Czar. Nous avons détruit un torpilleur ennemi, fortement avarié l’Asama, et maintenant le croiseur Takatchi-Ho s’enfonce sous les flots. Notre pavillon, cloué à la poupe du Varyag et du Koreietz va disparaître avec ces navires, qui étaient pour nous le sol de la patrie. Après, chacun pourvoira à sa sûreté, mais nous devons saluer les pavillons que le Czar nous avait chargés de défendre.

Un hourra lui répond. Tous présentent les armes au drapeau. Et soudain, une musique pénétrante, large comme un chant d’église, mystique comme cette âme russe incomprise des autres nations du monde, s’élève, plane dans l’air.

C’est l’hymne russe qui glorifie les hommes qui sont morts, les bâtiments qui vont sombrer.

Et puis, les matelots sautent à la mer où les attendent des navires étrangers.

Ces braves ne seront pas prisonniers.

Il ne reste plus maintenant sur le pont que trois êtres humains ; Albin et Daalia, enlacés, les yeux vers la voûte bleue du ciel ; le commandant du Varyag qui songe à fuir maintenant que tous les siens sont sauvés.

Il voit ses passagers :

— Essayez de vous échapper comme nous ! leur crie-t-il.

Mais Gravelotte lui désigne les quais de la main. Une foule de Coréens y grouille. On reconnaît le gouverneur, Oraï, des toupous nombreux.

— Salut impossible, commandant. Nous attirerions sur d’autres les colères japonaises. Partez… Adieu !

L’officier russe a un grand geste de rage et de tristesse. Albin dit vrai… Il faut que lui et sa compagne meurent

— Adieu !

Et ces deux syllabes jaillissant de ses dents serrées, il saute à la mer.

Cinq minutes s’écoulent.

Un balancement fait osciller le Varyag, l’eau atteint le pont.

Un cri d’épouvante, ultime résistance de la vie à la mort, échappe à Daalia. Elle jette les bras autour du cou de son compagnon et balbutie : 

— Oh ! sauvez-moi ! sauvez-moi !

Ils ont les pieds dans l’eau qui monte, monte toujours… maintenant elle atteint leurs genoux.

— Oh ! gémit encore Daalia… mourir… père !… père !…

Brusquement, il se produit comme une explosion, un immense bouillonnement tourbillonne à la surface des eaux et le Varyag s’engloutit, entraînant les fiancés dans un irrésistible remous.