Éditions Jules Tallandier (p. 270-295).


CHAPITRE IV

PISTE PERDUE, RETROUVÉE, REPERDUE


— Mais je ne puis demeurer dans cet carnavalesque costume, avec des médailles parmi les cheveux et un jupon rose.

— Ce n’était pas non plus un uniforme convenable pour la petite demoiselle de la compagnie de mistress.

— Je demande une voyageante robe.

Very well ! Moi aussi je demande ma robe pour le voyage.

C’est en ces termes que Mrs. Eléna Doodee et l’opulente Mable Grace apostrophèrent, à leur réveil, les bayadères qui les entouraient.

L’interprète n’était plus là.

Et les danseuses, souriantes, répondaient seulement aux Anglaises par des vocables mélodieux dont le sens échappait complètement à leurs interlocutrices.

Sans doute, les Javanaises se rendirent compte de l’impossibilité de converser avec les étrangères, car elles passèrent de la parole aux gestes.

L’une d’elles, qui n’était autre que Darnaïl en personne, saisit délicatement les poignets d’Eléna et contraignit la mignonne Saxonne à se lever.

— Bon, fit celle-ci avec condescendance, me voici sur mes pieds, droite comme un I. À présent, me rendrez-vous la robe que je réclame ?

Elle s’interrompit.

Un choc pesant avait fait trembler le plancher, suivi d’un beuglement éploré.

Tirée comme sa maîtresse par des bayadères, miss Mable avait voulu quitter sa natte, mais plus maladroite peut-être et sûrement plus volumineuse, elle avait roulé à terre.

— Allons bon, clama Mrs. Doodee d’une voix impatiente, voilà que vous jouez à des exercices physiques ! Est-ce bien le moment de pratiquer le sport du tonneau ?

— Tonneau ! gémit la demoiselle de compagnie, me désigner ainsi, moi qui ai la sobriété…

— … d’un petit oiseau, je sais, acheva Eléna vraiment très irritée. Ne dépensez plus de paroles inutiles, relevez l’étrange petit oiseau que vous êtes, et cherchez la robe dont j’ai besoin.

Telles des fourmis s’efforçant de porter un hanneton en triomphe, les Javanaises s’empressèrent autour de l’obèse Mable.

Tirant, poussant avec des halètements rythmés, elles parvinrent à la remettre en équilibre sur les larges et informes supports que la demoiselle de compagnie décorait aimablement du titre de pieds.

Eléna s’était déjà éloignée.

Guidée par Darnaïl, elle était arrivée à une fenêtre faisant saillie au dehors, comme les bow-windows, mais dont toute la surface était voilée d’une planchette ajourée. De là, on pouvait voir à l’extérieur sans être vu ainsi qu’à l’abri des moucharabiehs levantins.

Bien que l’idée de reprendre apparence européenne la hantât, la blonde mistress ne put se défendre de couler un coup d’œil entre les arabesques de la planchette. Or, ce qu’elle vit l’intéressa sans doute au plus haut point, car cessant de réclamer son complet-touriste, elle demeura là, ses jolies menottes subitement croisées sur son cœur.

Qu’éprouvait-elle donc ?

La cour d’honneur du Kraton, sa colonnade, le Pendoppo, la multitude bigarrée du personnel titré ou servant du palais du Sultan.

Mais tout cela ne l’eût occupée qu’une seconde.

Ce qui l’avait pétrifiée, réduite à l’immobilité complète c’est qu’elle distinguait, descendant majestueusement l’escalier de marbre du Pendoppo, Albin Gravelotte en personne.

Elle l’avait reconnu.

N’était-ce pas naturel ? Ne supposait-elle pas le Français son quatre centième futur ? Ne se croyait-elle pas suivie respectueusement par lui depuis la côte anglaise jusqu’à Djokjokarta, en passant par la Martinique, le Brésil, et l’immense plaine ondulante du Pacifique ? Enfin, nouvelle Juliette, ne lui avait-elle pas parlé de son balcon comme à un moderne Roméo ?

Elle rougit, songeant aux lettres remises en cours de route aux employés du chemin de fer, afin de guetter la poursuite du jeune homme.

Les avait-il reçues ? Et si oui, avait-il vu en ces laconiques épîtres le symbole d’une confiance, que les ladies accordent rarement, ou bien les avait-il jugées infractions graves aux règles empesées du cant britannique ?

Questions angoissantes quand elles concernent un quatre centième fiancé, surtout lorsque ce quatre centième, le dernier en date, incite un cœur de lady sélect, toute confite en respectability, à paraphraser la sentence biblique :

— Ce dernier sera le premier.

Soudain elle eut un petit cri inquiet, qui fit accourir Grace auprès d’elle, avec la légèreté d’une gazelle qui aurait déjeuné d’un éléphant.

— Quoi est motif à ce cri ? demanda la grosse demoiselle.

— Tenez votre langue, ma chère. Vous ne sauriez chasser, par vos paroles vides, l’émoi dont mon âme est pleine.

Courbant le front sous la mercuriale imméritée, Mable, tout en pestant, en aparté, contre l’injustice humaine en général et en particulier contre celle du sort qui l’obligeait à supporter les écarts de caractère d’une mince, frêle, petite astèque de patronne, moyennant le salaire modeste de cent livres (deux mille quatre cents francs) par chaque année, donna également satisfaction à sa curiosité en appliquant l’œil aux ouvertures du moucharabieh.

Elle démontrait ainsi, sans en avoir conscience, que curiosité et mauvaise humeur peuvent marcher de front, vérité philosophique et morale d’un haut intérêt pour l’avenir psychique de l’espèce.

Et elle aussi demeura médusée.

Dans un carré de guerriers armés de lances, auprès d’un inconnu qui n’était autre que Niclauss, elle venait de voir Albin, et bien qu’elle ne l’eût aperçu naguère qu’un instant, à l’heure du départ du relais, elle l’avait reconnu sans hésiter.

Les demoiselles de compagnie ont la mémoire des physionomies, surtout de celles des fiancés, car, prétendent les observateurs quinteux, un fiancé est toujours un généreux sire.

Toujours est-il que Mable pressa les mains tremblantes d’Eléna, en roucoulant comme roucoulerait un ramier de la taille d’un buffle :

Aoh ! Pauvre chère petite chose sucrée !

Sucrée ! Ah ! le mot malheureux !

Sucrée ! Mrs. Doodee se retourna, telle une tigresse qui viendrait d’aiguiser ses griffes sur une excellente pâte à rasoir, et dans un rugissement aussi musical que britannique :

— Oh ! fi ! la satanique gourmande ! Oser parler de sucre quand l’amertume de la désolation empoisonne mes lèvres.

Puis appelant toute sa capacité, de mépris pour prononcer le nom du gargantua anglais :

— Allez, allez, votre nom n’est point Mable Grace ! Vous devriez vous appeler mistress Falstaff !

Terrorisée par l’accent, atteinte en pleine poésie par ces deux syllabes matérialistes, Falstaff, la demoiselle de compagnie, recula de plusieurs pas et s’abattit sur une chaise qui se rencontra à sa portée.

Nouvelle catastrophe !

Le mobilier du pavillon avait été établi pour supporter les légères bayadères. Le siège se trouva impuissant à soutenir l’énorme masse de Mable.

Deux pieds se brisèrent comme verre ; la chaise et son occupante se trouvèrent dès lors en équilibre instable, — pas pour longtemps, — car elles roulèrent sur le plancher, démontrant ainsi de façon expérimentale l’exactitude des lois physiques de la chute des corps et de l’attraction universelle.

Eléna n’entendit rien, ne vit rien.

La face collée aux dentelures du moucharabieh,

Elle distinguait les tigres sortis de leur cage. Avec une palpitation de tout son être, elle discerna Albin, son quatre centième fiancé, se disait-elle, massacrer le premier, poursuivre le second.

Ah ! certes, le combat légendaire des Horaces et des Curiaces n’impressionna pas au même point les populations d’Albe la Longue et de Rome la Louve.

Le « Qu’il mourût ! » de Corneille était dépassé.

Qu’étaient en somme les Curiaces ? De simples hommes.

Qu’était la lutte du dernier Horace contre eux ? Un simple match au gladium.

Tandis qu’ici, les adversaires du valeureux Gravelotte étaient des tigres féroces, sans blessures, dans tout l’éclat de leur force et de leur cruauté, elle était toute au drame qui se jouait dans la cour du Pendoppo.

— Ah ! s’écria-t-elle, les mains jointes, ceci prendra sa place dans l’histoire. On ne citera plus : « Horace contre les Curiaces », mais seulement : « Horace contre les voraces ».

Clac ! la porte de la cage dorée claqua, enfermant le dernier carnassier terrifié, bafoué, vaincu !

— Hip ! Hip ! Hurrah ! pour le héros !

Surprise de pousser toute seule cette acclamation, Eléna chercha des yeux sa demoiselle de compagnie.

Elle l’aperçut, gisant sur le plancher, au milieu d’un groupe de danseuses qui, avec des rires étouffés, essayaient de la relever.

Aoh ! clama-t-elle scandalisée, stoupid et malpropre créature, qui se traîne par terre ainsi qu’un petit enfant.

Et colère, s’adressant aux bayadères :

— Prenez un bâton pour relever ce gros tas.

— Gros tas !… répéta Mable, suffoquée.

Elle n’en put dire davantage. L’émotion paralysait sa langue.

Au surplus, un nouveau personnage venait de pénétrer dans la salle. Avec une secrète angoisse, Mrs. Doodee reconnut Oraï, le sacrificateur de M’Prahu, transformé depuis Batavia en officier des douanes néerlandaises.

Il s’approcha, fit un signe et les bayadères s’enfuirent, tandis que Grace, galvanisée par la présence du visiteur, puisait dans le respect des convenances (qui ne veulent pas qu’une demoiselle s’étale sur le plancher pour recevoir une visite) les forces suffisantes pour reprendre une attitude verticale.

— Mesdames, fit Oraï, je vous salue.

Elles s’inclinèrent sans répondre.

— Le Sultan de Djokjokarta et un Français vont se présenter devant vous.

— Sir Albin, lança étourdiment Mrs. Doodee.

Oraï sourit railleusement :

— C’est vrai, vous avez été présentés.

Et sans paraître remarquer la rougeur que ces dernières paroles avaient fait monter au front de la blonde petite Anglaise, il poursuivit :

— Cela simplifiera ma communication.

Puis lentement, ainsi qu’un homme désireux de faire pénétrer la conviction dans l’esprit de ses auditeurs :

— Vous vous appellerez Darnaïl devant le souverain.

— Darnaïl, pourquoi ?

— Parce que cela doit être ainsi.

— Et si je refuse, si je me révolte à la fin…

Eléna s’interrompit tout net. Oraï faisait jouer son kriss acéré dans son fourreau.

— Vous serez donc Darnaïl devant le Sultan, vous dépouillerez bien vite ce nom s’il vous laisse seule en présence de sir Albin.

— Pour reprendre mon doux patronymique : Eléna…

— Non.

— Non ?

— Celui-là, il le faut oublier pour quelque temps encore.

— Mais alors, que serai-je donc ?

— Vous serez miss Daalia.

— Un nom de fleur, il est joli.

— Fille de M. Gravelotte François, oncle de sir Albin.

— Sa cousine, en ce cas.

— Justement. Il vous dira peut-être qu’une personne, fauve autant que vous êtes blonde, lui a déjà été présentée sous ce nom.

— Présentée… Oh ! shocking !

— Oui, shocking, parce que cette jeune fille est une pauvre d’esprit, porchère de son état, à laquelle, moitié par pitié, moitié par respect des superstitions locales, votre père et vous pardonnez ses extravagances.

Et Eléna voulant demander des explications, car plus elle allait, plus le mystère s’épaississait autour d’elle, le sacrificateur fit de nouveau claquer son couteau recourbé dans sa gaine, avec ces seuls mots.

— C’est tout !

Plus morte que vive, la gentille Saxonne se tut. Pourtant, dans sa tête mutine, sous ses frisons dorés, les objections se pressaient en foule :

— Il ne croira pas ces imaginations. Il m’a connue en Angleterre… Il a vu mon respectable père.

Ce qui ne l’empêcha pas, Oraï lui posant la question :

— Tout est bien convenu ?

De répondre du ton le plus soumis :

— Oui, oui, comptez sur ma parole.

Oraï, s’inclina froidement, et désignant l’un des paravents ajourés, appuyés le long des murs.

— Je serai là… voyant, entendant tout.

Sur quoi, il se glissa dans la cachette, laissant les deux voyageuses pétrifiées en face l’une de l’autre.

Bien que son corps fût lourd et disgracieux, bien que le développement adipeux lui eût donné l’apparence sphérique et boursouflée d’un aérostat non dirigeable, Mable Grace avait une bonne âme encline à a pitié. Ainsi dans un marécage croît un nymphœa.

Elle s’apitoya sur sa compagne complètement ahurie. Elle oublia les sévérités passées d’Eléna et, telle une sœur, elle tenta de consoler Mrs. Doodee.

— Lady, rassurez vos esprits, les paroles volent…

— Comme les pickpockets, acheva rageusement la mignonne créature, car elles me dérobent ma tranquillité.

— Elles vous l’ont dérobée, chère lady, mais elles vous la rendront, car celui qui a pris peut restituer, tandis que celui qui n’a pas pris ne saurait le faire. Ainsi s’exprime le verset 619, psaume XXXIII d’Ezéchias. Et cela me paraît la sagesse même. En mon humble intellect, je pense comme le prophète inspiré âne celui qui ne délient pas un objet ne saurait en disposer.

L’interprétation biblique ne dérida point Eléna ;

— Votre prophète ne sait ce qu’il dit, Mable…

— Oh ! quoi ? vraiment ? balbutia l’énorme demoiselle de compagnie, vous estimez que le prophète… Aoh ! c’est une audacieuse opinion, car depuis le commencement de l’ère…

— Ne discutez pas, ma bonne, je prouve. 

— Voyons ?

— On ne peut disposer de ce que l’on ne détient pas, proclame le psaume. Erreur. L’homme qui nous quitte ne détient pas mon esprit, n’est-ce pas ?

— Non, en vérité.

— Cependant il en dispose à son gré, et cela, grâce à une lame d’acier qu’il porte à sa ceinture.

Du coup, Mable resta muette, stupéfaite et épouvantée qu’Ezéchias pût avoir tort.

— Eh ! eh ! fit-elle au bout d’une minute employée à se remettre, eh ! eh ! vous voyez fin, lady.

— Pas quand je vous regarde, répliqua malicieusement son interlocutrice.

— Pardon, je ne saisis pas.

— Parce que vous croyez qu’une libellule ou une demoiselle sont même insecte.

— Tout le monde le croit.

— Et tout le monde se trompe.

— Comme Ezéchias, alors ?

— Comme Ezéchias, ma digne Mable. Je vais vous faire toucher du doigt l’erreur générale. Vous êtes demoiselle de compagnie.

— En effet, seulement je ne vois pas le rapport.

— Il n’y en a pas, Mable. Personne, en effet, n’admettrait que je vous appelle : ma libellule de compagnie.

Et rassérénée par sa gamine plaisanterie, Eléna éclata de rire, tandis que Grace roulait des yeux furibonds, et croisait, en un geste d’intime découragement, ses mains grasses sur son abdomen proéminent.

Tout à coup, un vacarme assourdissant retentit au dehors.

D’un bond, Mrs. Doodee fut au moucharabieh.

Dans la cour, le Sultan, Albin et Niclauss s’avançaient, au milieu des courtisans prosternés autour d’eux ; les acclamations, les fanfares, gongs, clochettes, faisaient rage.

— Eux… Lui !

D’une voix étouffée, Eléna prononça ces deux syllabes.

Brusquement la lutte entre son cœur et son esprit, son espoir matrimonial et sa crainte du poignard, venait de s’engager.

C’était son quatre centième fiancé qui venait vers elle, parmi l’adoration d’un peuple et la cacophonie d’une race. Et elle qui brûlait de lui dire :

— Généreux étranger, voici ma main !

Elle allait être obligée de lui conter la fable imposée :

— Ceci est bien ma main, mais c’est la main de Darnaïl quand le Sultan est présent, la main de Daalia quand il s’éloigne ; ce n’est la main d’Eléna que si vous-même quittez la salle.

Une trinité !

Mrs. Doodee, sans s’en douter, était devenue une trinité !

Et, franchement, la mignonne Anglaise trouvait que ce n’était pas un avantage et aurait de beaucoup préféré être une, tout simplement, ce qui, à tout prendre, n’était pas si mal.

Mais deux servantes bondissent dans la salle ; elles couvrent la tête des voyageuses de longs voiles lamés d’argent.

L’une d’elles, l’interprète déjà aperçue la veille, murmure :

— Vous ne rejetterez le voile que sur l’ordre du Sultan. Ainsi le veut le cérémonial.

Puis, elles se sauvent à toutes jambes.

Et les Anglaises, empêtrées sous ces voiles qui tombent jusqu’à terre, demeurent immobiles, avec l’apparence de deux grands pains de sucre de dimensions différentes.

Une voix sifflante lance, en arrière d’elles, cet avertissement cruel :

— Sur mon kriss, surveillez vos paroles.

C’est Oraï qui rappelle sa présence.

Elles n’ont pas le loisir de répondre. La porte s’ouvre. Elles ont un petit cri et, à travers les mailles serrées des voiles, regardent entrer le Sultan, puis Albin, puis Niclauss.

Le battant retombe, séparant ces personnages du cortège qui les a accompagnés jusque-là.

Il y eut un silence, puis le souverain, désignant Eléna, invisible sous son voile :

— Voici Darnaïl. Noble étranger, vainqueur, dans les épreuves du Savoir, je te la donne.

Albin s’inclina cérémonieusement.

Quant à Niclauss, remis à présent de ses terreurs, il grommela entre ses dents :

— Darnaïl, parbleu ! cela m’est égal. L’oncle François a une fille et c’est par elle que j’obtiendrai la clef de son coffre-fort.

Le Sultan reprit :

— Jeune fille, danseuse élégante dont les évolutions sont agréables aux dieux, fais tomber le rempart de gaze qui te dissimule, afin que ton nouveau maître puisse contempler tes traits charmants.

Mrs. Doodee obéit. Le voile glissa à terre, démasquant sa personne mignonne, son visage blanc et rose, sa chevelure blonde.

Deux cris saluèrent son apparition.

Deux cris disant la surprise des rivaux.

Gravelotte s’étonnait de l’apparence européenne de la bayadère.

Gavrelotten ne reconnaissait pas Darnaïl.

Et ce dialogue étrange s’engagea :

Niclauss. — Mais ce n’est pas Darnaïl !

Eléna (frissonnant au bruit d’un froissement d’acier résonnant derrière le paravent où se cachait Oraï). — Pardon, gentleman, je suis…

Niclauss. — Non, vous êtes sans doute Mlle François Gravelotte ?

Albin (sursautant). — La fille de l’oncle François !

Stupeur, effarement. Les spectateurs se considèrent avec des yeux ronds qui expriment l’ahurissement porté à ses dernières limites.

Eléna se souvient qu’Oraï lui a défendu de parler.

Albin est bouleversé. Il voit en lui l’image de Daalia, si différente de la personne qu’il a sous les yeux et ses idées se brouillent. Il a donné son cœur à la charmante fille aperçue à Sumatra, revue à Batavia. Il a cru être épris de sa cousine, et voilà qu’il n’en est rien. Quelle est donc celle qui a captivé son âme ?

Anxieux, il demande :

— Mademoiselle, vous êtes bien la fille de l’oncle François ?

Ce qui remplit d’angoisse la petite Mrs. Doodee.

Comment répondre ?… Oraï qui est caché avec un son poignard !…

Mais Albin répète sa question.

Alors, elle se décide à ruser, à donner la réplique vague qui ne peut soulever la colère du faux douanier :

— Vous savez bien qui je suis.

— Permettez !

— Souvenez-vous de mon embarquement en Angleterre.

— En Angleterre ?

Les sourcils de Gravelotte se courbent en accents circonflexes. Eléna ne s’en aperçoit même pas. Toute à son idée, elle continue :

— Et puis au relais de Pantenang.

— Au relais, c’était vous !

C’est un véritable rugissement qui s’échappe des lèvres du Français.

— Quoi ? l’Américaine à la voilette bleue ?

— La voilette bleue n’était pas la mienne. Je suis Anglaise, vous le savez bien.

— Je le sais ?

Albin a la physionomie d’un fou, et Mrs. Doodee continue toujours.

— Ma voilette était verte.

— Verte, mais non bleue.

— C’est ce que je dis. Bleue après l’échange.

— Quel échange ? La gentille Saxonne frappe ses mains avec impatience.

— C’est clair, cependant.

— Ah ! vous trouvez ?

— Certes ! Décidément, les femmes sont plus clairvoyantes que les hommes ! Ainsi, moi, je n’ai pas hésité à reconnaître en vous le quatre centième que je cherchais.

— Le quatre centième ?

Les traits d’Albin expriment l’abrutissement. Ces voiles bleus et verts, ce chiffre de quatre cents cavalcadent dans sa pensée en une farandole furieuse et incompréhensible.

Il veut demander des éclaircissements, que Niclauss, très interloqué également, souhaite autant que lui.

Il n’en a pas le temps.

Oraï sort de sa cachette. Il vient se prosterner devant le Sultan, et d’une voix grave :

— Valeureux prince, lumière de l’Orient, l’heure est venue où ton serviteur et ses compagnes doivent renoncer aux bienfaits de ton hospitalité. Permets-nous de prendre congé.

— Tu es libre, murmure le souverain de Djokjokarta.

Oraï aussitôt saisit les poignets d’Eléna et de Mable. Il les entraîne à travers le dédale des paravents.

Albin veut les retenir.

Un geste du Sultan le cloue sur place.

— Mes hôtes ont le droit de se retirer librement.

Et le jeune homme, affolé, se prend la tête à deux mains, pendant que le sacrificateur sort avec les deux Anglaises.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Qu’est-ce que tout cela signifie ?

— Je n’en sais rien.

— C’est une charade, un rébus en action.

— Dont Darnaïl nous donnera le mot.

Ainsi discutent Albin et Morlaix, tout en parcourant à grands pas les avenues ombragées de Djokjokarta.

— Au surplus, reprit le domestique ami, une chose déjà ressort clairement. Non seulement l’oncle François ne parle pas de sa fille ; mais encore, il veut l’écarter de ta route.

— Où prends-tu cela ?

— Où tu vas le prendre toi-même, si tu daignes suivre mon raisonnement.

Albin eut un geste las :

— Va, je t’écoute.

— À Batavia, tu as cru reconnaître Mlle Daalia sous le costume d’une Américaine au voile bleu.

— Je l’ai vue, ainsi que je te l’ai conté.

— Parfait. Qu’est-il arrivé ? Au point du jour, cette espèce de prêtre douanier qui répond au nom d’Oraï a quitté le Nederlandische Hôtel, avec deux dames voilées de bleu.

— Ce qui m’a trompé.

— Justement. Nous nous sommes lancés à leur poursuite, et ce diable d’homme (c’est étonnant comme les sauvages sont plus rusés que les Parisiens !) nous a conduits jusqu’ici, en nous laissant croire que ses compagnes…

— Étaient celles du Nederlandische.

Morlaix se frotta les mains d’un air satisfait :

— À la bonne heure ! Or, quelles étaient ces dames ? Deux Anglaises qui, ainsi que tu me l’as déclaré, se plaignaient que l’on eût remplacé leurs voiles verts par les bleus dont nous étions victimes.

— Oui, eh bien ?

— Comment ! tu ne saisis pas ?

— Qu’ai-je à saisir ?

— Ceci… Ô esprit indolent !

Et, lentement, comme pour bien faire, pénétrer la conviction dans le cerveau de son ami, Morlaix reprit :

— Les Anglaises ont été affublées des voilettes bleues ; ne crois-tu pas que les propriétaires de ces dernières ont dû recevoir, en échange, les voilettes ventes.

— Pourquoi ?

— Pour s’en aller tranquillement de leur côté, pendant que nous faisions la chasse aux gazes d’azur, qui, par malheur, n’abritaient plus les mêmes visages.

Gravelotte l’arrêta net :

— Alors, d’après toi, la substitution aurait été opérée contre nous ?

— Oui, cher ami, et plus spécialement contre toi.

— Mais dans quel but ?

— Dans le but de t’éloigner du Nederlandische Hôtel, de t’empêcher de rencontrer l’énigmatique jeune fille qui te préoccupe, et d’éviter sans doute une explication que l’on juge inutile ou dangereuse.

Puis, changeant de ton :

— En veux-tu une nouvelle preuve ?

— Va toujours.

— Une personne, qui vient de souffrir d’un accès de fièvre pernicieuse, n’est pas en état de supporter la fatigue d’un long voyage… on ne l’oblige donc pas à partir à l’aube.

— C’est vrai, approuva Albin, frappé par l’argument.

— Dès lors, le jeu de nos adversaires est clair. De jour, il t’aurait été trop aisé de te rapprocher de la malade ; prendre des nouvelles paraissait indiqué. En t’entraînant loin de Batavia, on évitait cela. Et tandis que nous courions la poste, la gentille fiévreuse se rétablissait et s’embarquait pour une destination inconnue.

— Manille, a dit Mlle Lisbeth.

— Darnaïl nous confirmera cela, de gré ou de force. En attendant, contente-toi comme moi des deux mots : destination inconnue.

Le brave garçon s’interrompit.

— Nous sommes arrivés ; le magasin est ouvert. Donc, la bayadère Darnaïl est rentrée chez elle !

En effet, la coquette boutique étalait aux yeux des passants ses amoncellements parfumés de fruits, ses rangées de flaçons.

Les deux Français y pénétrèrent.

L’époux de la danseuse tenta bien de les retenir au passage, mais une poussée vigoureuse envoya le guerrier javanais s’asseoir sur un monceau de bananes, et lui démontra que la furia francese n’est pas un vain qualificatif.

Prudent comme tout bon Malais, dressé d’ailleurs au respect presque religieux de l’homme blanc, le garde du Sultan ne se révolta pas. Il demeura couché sur son lit de bananes, après avoir esquissé, sans mauvaise humeur, un geste de philosophique résignation.

Le magasin traversé, Albin et son ami se trouvent dans le jardin où, une fois déjà, les Allemands ont provoqué, à prix d’or, les confidences de Darnaïl.

Un bruit de voix parvient jusqu’à eux.

Ils se précipitent et débouchent soudain dans un petit rond-point.

À demi pâmée d’effroi, la danseuse est couchée sur un banc. Fleck et Niclauss la menacent de leurs revolvers, et Lisbeth, très calme, lui dit doucement :

— Parlez donc. Le silence est un danger de mort… Saxifrage et citronnelle musquée !

À l’apparition des Français, la scène change.

Un instant, les revolvers s’abaissent, Darnaïl est aussitôt debout. Elle bondit vers les nouveaux venus, s’agenouille, enlace leurs jambes de ses bras :

— Par le dieu des chrétiens, par Allah ! par Mohammed ! sauvez-moi !

Cette invocation qui mêlait, avec une douce inconscience, les cultes catholique et musulman, produisit une détente immédiate.

Tous les assistants éclatèrent de rire.

On s’expliqua.

L’aventure était simple. Au sortir du Kraton, Niclauss et ses compagnons avaient eu la même idée qu’Albin : obtenir de Darnaïl la clef du mystère.

Sans doute, les Allemands eussent préféré ne pas mettre leurs rivaux dans la confidence, mais, vu les circonstances, ils firent à mauvaise fortune bon visage et l’interrogatoire fut repris.

Moitié par menaces, moitié par présents monnayés, on décida la bayadère à conter tout ce qu’elle savait.

Ainsi, les cousins ennemis apprirent :

Que Daalia devait actuellement être à Manille, où elle se préparait à jouer le rôle de la quatrième fiancée ;

Que la personne présentée aux jeunes gens Sous le nom de Darnaïl était une Anglaise, qui se trouvait mêlée à l’imbroglio sans le vouloir et sans savoir ni pourquoi, ni comment ;

Qu’actuellement, cette personne, jetée dans une voiture, attelée des meilleurs chevaux du Sultan, courait à toute bride vers Samarang, où Oraï l’embarquerait pour une destination non révélée, afin qu’elle ne pût jamais plus rencontrer Albin.

Après quoi, la gracieuse Malaise affirma, sous les plus terribles serments, qu’elle ne pouvait rien certifier de plus ; qu’à son avis, pourtant, la Pangherana Daalia imposait à ses cousins les épreuves de M’Prahu.

Et à leurs questions, elle répondit :

— C’est une tradition soumhadryenne. Une jeune fille désire prendre un époux. Afin de s’assurer qu’il fera son bonheur, elle lui fait subir les épreuves que, d’après la religion batta, M’Prahu soutint victorieusement, lorsqu’il choisit la compagne de son trône divin.

— Alors, le vainqueur épouserait Mlle Daalia ? s’écria Albin, transporté.

— Et les millions de sa dot ? acheva Niclauss, avec un mauvais regard ; à l’adresse de Lisbeth.

Fleck surprit le coup d’œil. Il eut un sourire narquois, mais ne prononça pas une parole.

Cependant, Darnaïl répondait :

— J’ignore ce que vous désirez apprendre. La Pangherana, vous le pensez bien, ne m’a pas confié ses intentions. Quelqu’un doit être au courant : c’est le compagnon des Anglaises.

— L’officier des douanes ?

— Déguisement ! Son nom est Oraï, et son titre vrai : sacrificateur des temples de M’Prahu.

— Où est-il ?

— Il se rend à Samarang. 

— Il faut le rejoindre à tout prix.

Un instant, Albin et Niclauss se mesurèrent du coin de l’œil. Puis, le Français se décida :

— Cousin, dit-il, nous sommes rivaux.

— Parfaitement.

— Engagés dans la même impasse, nous avons un égal désir d’en sortir.

— Sans doute !

— Notre intérêt commun veut que nous suspendions notre lutte, que nous fassions alliance pour contraindre Oraï à nous dire où l’on nous conduit.

— Sagement raisonné, intervint Fleck. Ce que Mlle Darnaïl vient de nous révéler modifie complètement la situation. Sommes-nous bernés ? Ne le sommes-nous pas ? Voilà ce qu’avant tout il importe de savoir. Donc, unissons-nous contre Oraï. Jetons-nous à sa poursuite, et la vérité une fois dégagée des ténèbres, nous reprendrons, s’il y a lieu, nos positions actuelles.

Ces paroles reçurent l’approbation générale, et tous quittèrent Darnaïl sans perdre une minute.

Il s’agissait de trouver un moyen de transport assez rapide pour rattraper les fugitifs malgré leur avance de près de deux heures.

Morlaix fit remarquer que le Résident hollandais possédait une automobile.

— Bravo ! s’écrièrent ses compagnons. Il faut qu’il nous la prête.

— Je m’en charge, déclara Albin.

Et hélant une voiture qui passait à vide, il y monta avec son fidèle Morlaix, en lançant au cocher cette adresse qui le fit s’incliner au point de heurter du nez la croupe de ses chevaux.

— Au Palais de la Résidence.

L’équipage partit à fond de train.

— Et nous ? murmura alors Niclauss.

Fleck lui frappa amicalement sur l’abdomen.

— Nous, nous allons à l’hôtel. Nous bouclons nos valises et rejoignons votre excellent cousin à la Résidence.

— Bon, mais après ?

— Après, nous faisons la chasse aux renseignements. Si, comme le suppose la bayadère, la fräulein Daalia a imaginé tous ces contes à seule fin de choisir comme époux le vainqueur des épreuves…

— Mon cousin triomphe.

— Eh ! non, mon gendre, réfléchissez. Ne pensez-vous pas que cette jeune fille serait un otage précieux, que, pour sauver sa vie, l’oncle François n’hésiterait pas à sacrifier la moitié de sa fortune ?

— C’est bien coûteux, cela.

— Pas trop pour votre oncle. François Gravelotte est un tendre père, comme disent les imbéciles. Un homme pondéré répondrait : « Gardez donc ma fille ; moi, je garde mon argent. » Et comme une fille coûte, tandis que l’argent rapporte, il aurait le dernier mot. Mais, je vous le répète, François est un tendre père… Il paiera.

— Je le veux bien !

— Et vous épouserez Lisbeth, mon garçon, et je coulerai une douce vieillesse, en me disant : « J’ai fait deux heureux ! »

Ortie noire, blessure cuisante ! gémit Lisbeth si bas que personne n’entendit cette lamentation.

Cinq minutes plus tard, les valises bouclées, la note du Merapi Hôtel soldée, tous trois attendaient sur la terrasse.

Presque aussitôt, une automobile, qui stationnait devant le Palais de la Résidence, se mit en mouvement, décrivit autour de la place Mérapi une courbe savante, et vint stopper au bas des degrés.

Albin et Morlaix y étaient installés.

— Pressez-vous, crièrent-ils avec ensemble ; il s’agit de rejoindre les fugitifs cette nuit même.

La phrase n’était pas achevée que, dans une dégringolade précipitée, les Allemands gagnaient le véhicule et s’y entassaient.

Fût-ce hasard ? Fût-ce préméditation ? Lisbeth se trouva assise à côté du domestique ami, et tandis que son père se hissait péniblement, elle murmura à l’oreille du jeune homme :

— L’aloès prescrit la défiance. J’aurai à vous parler.

Silencieusement, il répondit par un signe de tête que l’avertissement était compris. 

— En avant ! ordonna Albin.

— En première vitesse pour la traversée de la ville ?

La question du mécanicien, — un brave Hollandais carré, trapu, ayant ce teint clair que donne à ses compatriotes l’alimentation à base de lapin aux pruneaux et de genièvre Schiedam, — fit sursauter Gravelotte.

— Aussi rapidement que possible.

— Bien, monsieur ! La corne meugla, le moteur entra en trépidation, et lentement l’appareil se mit en marche, accélérant peu à peu sa vitesse.

Ce fut une course à travers la ville.

Palais, jardins, canaux, avenues ombrageuses filaient en sens inverse. Sur le passage de l’auto, aux croisements de voies, la trompe mugissait ; les piétons, indigènes ou autres, gagnaient au large en se bousculant, pour éviter la bousculade du véhicule ; les voitures s’arrêtaient, les poneys se cabraient en dépit des hurlements des cochers.

L’industrialisme de l’Occident, brutal, tapageur, essoufflé, bouleversait l’indolence d’un peuple somnolent au pays du soleil.

Puis, une porte se présenta, gardée par des soldats en sarongs verts, uniforme de la milice urbaine. La voiture franchit le porche, et, se lançant à toute allure sur la route de Samarang, laissa l’agglomération de Djokjokarta en arrière.

Personne ne parlait.

Emportés à travers un tourbillonnement d’air, tous subissaient le vertige de la vitesse.

Arbres, poteaux télégraphiques, buissons, cabanes, passaient tels des boulets suivant comme trajectoires des parallèles à la route.

De temps à autre, on apercevait au loin une charrette attelée de bœufs, des mulets portant un palanquin. Alors la trompe déchirait l’air de ses rugissements. Les voyageurs avaient l’impression d’entendre la voix de l’animal apocalyptique qui les entraînait an un mouvement de tempête.

Impression fugitive, impression de rêve, car, à peine les obstacles mobiles qui motivaient ces avertissements sonores avaient-ils le temps de se garer, que déjà l’automobile les croisait, les dépassait, les réduisait à l’état de souvenirs.

Pourtant, le chauffeur daignait ralentir sa marche lorsqu’un village se rencontrait.

Alors, il hélait un indigène qui, docilement, trottait à côté du véhicule et répondait aux questions, toujours les mêmes :

— Avez-vous vu passer une voiture contenant un officier de douanes et deux dames aux voiles bleus ?

— Oui, Saheb.

— Où se trouve le relais ?

— Au bout du village, auprès de la station du télégraphe.

— Merci.

Au relais, on stoppait une minute :

— Vous avez changé les chevaux d’une voiture contenant telles personnes ?

— En effet, Saheb.

— Leur direction est ?…

— Le prochain relais sur la route de Samarang.

— Que les grâces du ciel rose soient pour vous !

Et la course vertigineuse recommençait.

À chaque arrêt, les poursuivants constataient avec joie que la distance qui les séparait des fugitifs décroissait.

Deux heures, une heure et demie, une heure seulement avant eux, la voiture cherchée avait été vue aux relais successifs.

À Bayarana, petite bourgade proche du volcan Mérapi, Oraï et ses compagnes n’avaient plus qu’une demi-heure d’avance.

Personne ne remarqua le sourire railleur dont le palefrenier interrogé ponctua sa réponse.

Une demi-heure ! C’était la joie. On atteindrait Oraï, les Anglaises, entre les deux stations de la poste. Déjà, les Européens réglaient les détails de la scène. On ferait descendre les fuyards de leur carriole, et sur la route déserte, au pied du Mérapi empanaché de fumée, on les obligerait, de gré ou de force, à confesser la vérité.

Au surplus, chez tous, le besoin de savoir le but réel des combinaisons compliquées de l’oncle François devenait criant. La curiosité exacerbée arrive à causer une véritable souffrance.

Et tel était chez tous le désir de connaître le mot de l’énigme que Niclauss et Albin en oublièrent momentanément leur rivalité.

— Plus vite ! Plus vite ! ne cessaient-ils de crier au mécanicien.

Lequel répliquait, flegmatiquement :

— Impossible, messieurs, nous faisons du cent cinq !

Trente-sept kilomètres de route séparent les relais de Bayanara et d’Ouldang. Ils furent couverts en vingt et une minutes.

Trente et vingt et un font cinquante et un. Il était impossible que les poneys d’Oraï eussent franchi la distance en si peu de temps ! L’exactitude de ce raisonnement arithmétique expliquait l’air déconfit des voyageurs à l’arrivée à Ouldang.

À leurs questions, les agents du relais ripostèrent en affirmant qu’aucune voiture n’avait paru.

Que signifiait cela ?

Tous étaient certains de n’avoir pas rencontré les fugitifs sur la route. Un véhicule avec trois personnes, avec un attelage de quatre chevaux, sapristi ! cela se voit. L’hypothèse d’avoir frôlé l’équipage sans le remarquer n’était pas admissible.

Mais alors qu’était devenu Oraï ?

— Bon ! grommela Albin, il aura pris un autre chemin.

— Pourquoi ?

— Je l’ignore. Mais, sûrement, on nous a mal renseignés à Bayarana.

— Que faire, à votre avis ?

— Revenir en arrière et tâcher de tirer tout cela au clair.

— Vous avez raison.

Cette dernière phrase fut prononcée à l’unanimité. En foi de quoi, l’automobile tourna sur elle-même et reprit, à vitesse maxima, le chemin de Bayarnna.

Le wattman, gagné lui-même par l’impatience fébrile de ses voyageurs, gagna trente secondes sur le parcours.

Au bout de vingt minutes et demie, il stoppait au relais désiré.

En un instant, toute la maison fut en révolution. Français ou Allemands, furieux de leur déconvenue, criaient, menaçaient.

Le maître de poste, intimidé en apprenant que l’automobile appartenait au Résident de Djokjokarta, finit par avouer :

— Le Saheb officier douanier, que vous cherchez, a reçu ici un télégramme.

— Un télégramme ?

— Je ne sais quel en était le contenu, mais à la maison du télégraphe, on le dirait sans doute à des amis de Son Excellence le Résident.

Le digne homme n’avait pas fini sa phrase que tous les voyageurs se précipitaient vers le télégraphe, distant de cinquante mètres. Ils firent irruption dans l’édifice comme une véritable trombe.

À l’employé, assis devant ses appareils de transmission, tous s’adressèrent en même temps, parlant à la fois, menant un vacarme dont le premier résultat fut de décider l’agent à lever désespérément les bras au ciel, et le second, d’inciter ce fonctionnaire à se boucher les oreilles.

Devant cette mimique expressive, l’exaspération des Européens tomba. Gravelotte porta la parole au nom de tous.

— Vous avez remis un télégramme à des touristes qui ont traversé le pays, il y a une heure et quart à peu près.

— Secret professionnel, psalmodia l’employé.

— Il n’y a pas de secret pour nous.

— Pour vous, peut-être, seigneur ; mais, pour moi, c’est autre chose.

La conversation commencée sur ce ton eût pu se prolonger longtemps.

Morlaix intervint :

— Le sentiment qui vous guide, monsieur le télégraphiste, est louable.

L’autre s’inclina :

— Mais, continua le domestique ami, le secret professionnel cesse d’être un devoir quand la sûreté de l’État est en jeu.

— La sûreté de l’État !… répéta l’agent, impressionné par le ton grave de son interlocuteur.

— Justement.

— Mais en quoi une dépêche privée peut-elle intéresser ?.…

Sans sourciller, Morlaix l’interrompit :

— Secret d’État.

Peindre la figure du commis est impossible. À son secret professionnel venait s’opposer le secret d’État. Jamais, dans sa carrière, il n’avait vu situation plus complexe, et le méritant personnel des Postes, Télégraphes et Téléphones de tous les pays civilisés, frémira à la pensée de ce collègue lointain pris dans l’étau de deux secrets.

Son maintien perdit de son assurance ; ce fut d’une voix hésitante qu’il se décida à demander :

— Avez-vous au moins des papiers certifiant…

Il allait dire : l’identité, par la force de l’habitude. Il retint à temps le mot inutile et acheva :

— La réalité de votre mission ?

Tranquillement, Morlaix laissa tomber :

— Non.

— Mais alors, clama l’agent désolé, comment voulez-vous que je me délie du secret professionnel ?

— Vous avez deux moyens.

— Je les adopte tous les deux.

— Point ! Car l’un est médiocre, et l’autre excellent.

— Guidez-moi donc, monsieur, je choisirai celui que vous préférerez.

Morlaix adressa un regard triomphant à ses compagnons. Il avait fort habilement retourné la situation. Le télégraphiste, un tantinet arrogant comme tous ses congénères, — ceci soit dit sans les offenser, — venait à résipiscence.

D’un ton détaché, l’ami d’Albin reprit :

— Pour vous assurer que vous devez nous renseigner, il vous suffit de télégraphier à Son excellence le Résident de Djokjokarta.

— Idée lumineuse ! s’écria le commis, bondissant vers son manipulateur.

Morlaix l’arrêta.

— Un instant !

— Qu’y a-t-il encore.

— Je n’ai pas fini.

L’employé se rassit docilement :

— Je concentre mon attention sur les paroles que vous devez me faire entendre.

— C’est au mieux. Vous télégraphiez au Résident, mais vous pouvez procéder à cette opération soit avant de nous documenter, soit après… 

— Après ? fit en écho le télégraphiste stupéfait.

— Oui, et vous allez comprendre de suite pourquoi cette dernière solution, mettant en lumière votre loyalisme et vos qualités d’initiative, vous donnera droit aux félicitations de vos supérieurs, et sans doute, à un avancement rapide.

L’avancement ! Ce mot a dans les administrations du monde entier des vertus identiques à celles du : « Sésame, ouvre-toi ! » de la légende.

— Si vous télégraphiez avant, poursuivit imperturbablement le Français, nous perdrons plusieurs heures à attendre la réponse. Durant ce laps, ce qu’il importe au salut du gouvernement d’empêcher s’accomplira peut-être.

— C’est vrai.

— Si, au contraire, vous nous éclairez d’abord, nous agissons à l’instant même. L’attente de la réponse n’a plus d’inconvénient, et nous ne manquerons pas de faire ressortir que nous devons le succès de notre mission à votre promptitude de décision.

Du coup, l’employé n’hésita plus.

— Questionnez, monsieur, dit-il. 

Morlaix ne se fit pas répéter l’invitation.

— Vous avez remis une dépêche à un voyageur, il y a maintenant une heure quarante.

— Oui.

— Le nom du voyageur n’était-il pas Oraï ?

— Si, si, seigneur. Par le nom même que vous lavez prononcé, je vois que vous êtes bien au courant.

— En effet, nous devons rejoindre ce personnage et l’arrêter. Le télégramme émane certainement d’un complice, et nous avons besoin d’en connaître la teneur.

— Rien de plus facile, monsieur ; nos bandes télégraphiques sont doubles, avec interposition de papier communicatif. Un exemplaire de toute dépêche est donc gardé au bureau, pour être versé à l’administration centrale.

Ce disant, le commis, définitivement conquis, ouvrait un buvard sous-main, y choisissait une de ces étroites bandes roses (et non bleues comme celles de France) du service javanais, et la tendait à son interlocuteur.

Celui-ci lut à haute voix :

« Oraï. — Relais de Bayarama. — Urgent.

« Cousins poursuivent, — Automobile très rapide.

« Darnaïl. »

Un concert d’exclamations suivit.

— Tout s’explique !

— Averti par dépêche, Oraï a quitté la route, pour se jeter dans des chemins de traverse !

— Il sera difficile de le retrouver !

— Erreur ! Nous avons une supériorité de vitesse telle qu’un emballage de quelques kilomètres sur chacune des routes que nous rencontrerons nous permettra de reconnaître celle à suivre, sans augmenter l’avance des fugitifs.

— Ne perdons cependant pas un instant.

— En route ! En route !

Entrés en coup de vent, les Européens sortirent en rafale, non sans que Morlaix, pince-sans-rire à ses heures, eût jeté au commis, encore tout interloqué :

— Télégraphiez au Résident ; maintenant, cela ne peut plus nuire.

Au pas de course, ils regagnèrent le relais, escaladèrent l’automobile, se casèrent tant bien que mal, tandis que le mécanicien, brièvement mis au courant, actionnait sa machine.

Seulement, chacun s’aperçut bientôt que l’on avait assumé une lourde tâche.

Java est le pays du monde qui possède le réseau de routes le plus complet.

À chaque instant, des chemins s’embranchaient sur la voie de Samarang. Très bien entretenus, ils se prêtaient au roulement, mais leur fréquence, la nécessité de détours incessants s’opposaient à la marche en grande vitesse.

Une fois dans ces avenues latérales, l’auto filait jusqu’à la première agglomération.

Là, on questionnait les habitants. Avaient-ils vu un équipage avec tels voyageurs ? Sur leur réponse négative, on revenait à la route de Samarang, pour se livrer à un nouveau crochet, quelques centaines de mètres plus loin.

Sept fois déjà, on avait opéré ainsi sans succès. Les fugitifs n’avaient été aperçus nulle part. On eût dit qu’ils s’étaient évanouis en fumée.

En français, en allemand, en néerlandais, Albin, Fleck, Niclauss, le wattman lui-même, maugréaient, pestaient, ce qui, du reste, ne servait absolument de rien.

Lisbeth seule paraissait se désintéresser de l’aventure, et elle murmurait avec une insouciance dont son père lui eût fait reproche, s’il n’avait été trop occupé lui-même :

Conque panachée, chasse manquée !

Un sentier sablonneux, coupé d’ornières, se présenta sur la droite de la route. Le wattman stoppa.

— Mauvais chemin, messieurs, faut-il nous y engager ?

La sente n’était évidemment pas une voie de communication. C’était une simple passe, qui aboutissait, quatre kilomètres plus loin, à une haute montagne dont la cime disparaissait sous d’épaisses vapeurs.

— Le sentier du volcan Mérapi, expliqua le mécanicien.

Cette phrase n’avait pas besoin de commentaires. Le volcan Mérapi, énorme masse rocheuse, incessamment agitée comme les parois d’une chaudière, sous l’effort des feux intérieurs, répand fréquemment à la ronde des pluies de cendres, de boue, de soufre. Aussi, les routes se sont-elles prudemment écartées de sa base. Toutes se déroulent à distance respectueuse.

Oraï ne se serait pas engagé dans le chemin du Mérapi, véritable cul-de-sac, où sa voiture eût été prisonnière.

Et Gravelotte allait donner l’ordre de passer outre, quand des cris lointains arrêtèrent la parole sur ses lèvres.

On eût cru entendre un cocher javanais excitant son attelage suivant la coutume du pays.

Bientôt, il n’y eut plus de doute.

Des claquements de fouet s’ajoutaient aux éclats de voix. Un véhicule parcourait la sente, se rapprochant de la grand’route.

Tous regardaient, cherchant à distinguer, à travers les buissons, la voiture signalée.

Soudain, ils eurent une clameur de surprise.

Un léger carrosse, attelé de quatre poneys, déboucha des verdures, et — c’est là ce qui avait motivé les exclamations, — les minuscules coursiers portaient à l’oreille un flot de rubans aux couleurs du Sultan de Djokjokarta.

D’un bond, Albin se précipita à la tête des chevaux. Fleck, Niclauss, Morlaix le rejoignirent aussitôt.

Le cocher les considérait sans marquer la moindre velléité de résistance.

— D’où viens-tu ?

L’indigène sourit.

— Du pied du Mérapi.

— Pourquoi es-tu allé en cet endroit désolé ?

— Pour obéir aux ordres de ceux qui occupaient ma voiture. Un officier des douanes et deux dames voilées de bleu.

Oraï, les Anglaises étaient donc là-bas, sur le volcan, presque à portée de la main !

Au moment où les poursuivants désespéraient de les joindre, le hasard les leur livrait.

— Tu dois les attendre ici ? reprit Albin après un instant de silence.

— Non, Saheb. Je ne les attendrai nulle part, car ils m’ont payé et renvoyé en me disant qu’ils n’avaient plus besoin de moi.

Décidément, les cousins passaient de surprise en surprise.

— Plus besoin de toi ? Ils n’ont pas l’Intention de rester sur le Mérapi ? 

— Oh ! non, Saheb. Ils veulent seulement que M’Prahu, le dieu des Soumhadryens idolâtres, creuse un abîme de feu entre eux et des ennemis qui les suivent à la trace.

— Bon ! fit Morlaix, en riant, ceci peut se traduire en langage vulgaire : la masse du Mérapi nous séparera les uns des autres. Trompons les calculs de ce farceur d’Oraï. L’automobile ne circulerait pas dans ce terrain défoncé ; qu’elle nous attende ici avec Mlle Lisbeth, et nous, en chasse !