Éditions Jules Tallandier (p. 256-269).


CHAPITRE III

LE KRATON DE DJOKJOKARTA


— Ah ! bah !

— Tiens !

— Elle est bien bonne !

— Ça est inimaginaple !

Ces quatre exclamations s’entre-croisèrent par-dessus la voiture de gala du Résident.

En se présentant à l’un des marchepieds, Albin et Morlaix venaient de se trouver face à face avec Gavrelotten et Fleck qui se présentaient à l’autre.

Le résident, en grand uniforme, intervint :

— Messieurs, dit-il, votre rivalité népotique est connue. Le gouvernement, soucieux de se montrer impartial, a décidé de vous conduire ce matin, dans le même équipage, au Kraton de Djokjokarta pour y subir les épreuves consenties par vous-mêmes.

Il n’avait pas achevé qu’Albin et son ami avaient bondi dans le véhicule, occupant les places du fond, ne laissant à leurs rivaux que la banquette antérieure, qui, chacun le sait, est réservée aux inférieurs en âge ou en situation.

Il était six heures du matin.

Et cependant, devant la résidence, sur la place, autour des massifs d’arbres, sur les terrasses de l’hôtel Mérapi, se pressait une foule nombreuse et bizarre.

Certes, le cortège en formation justifiait la curiosité populaire.

Précédés d’une musique indigène extraordinaire, quatre cents mandarins sautillants, abrités par autant de parasols de couleurs variées, ouvrent la marche.

Ils sont suivis par un bataillon de régents malais et de princes de la cour, coiffés du topji, calotte de baudruche, en tronc de cône, blanche ou azur, vêtus de vestes de soie rouge, verte, blanche, ornées de pierreries sur les coulures, et de sarongs traînant à terre.

Derrière vient la voiture du héraut, ou, pour parler la langue protocolaire de l’Occident, le carrosse de l’introducteur des ambassadeurs.

Quel étrange véhicule ! Une sorte de sucrier pointu, peint en jaune, perché sur treize ressorts et portant à la partie antérieure un échafaudage de fil de fer, lequel sert de siège au cocher. Six poneys blancs composent l’attelage. Ils sont caparaçonnés et encadrés par une escorte de dragons enjuponnés.

Le héraut gravit les huit degrés du marchepied, s’installe dans le sucrier jaune.

Aussitôt la foule se prosterne, l’orchestre commence un infernal charivari. On se met en route.

Albin et ses compagnons se bouchent les oreilles. Ce geste dédaigneux n’a pas d’importance, car les naturels, le nez dans la poussière, ne le peuvent voir.

Le payong impérial, à la hampe longue de quatre mètres, s’étale au-dessus de la voilure du héraut et semble guider le cortège. Assourdis, ahuris, les Européens discernent en arrière, à plus d’un kilomètre, la masse des princes, vizirs, rajahs, adiepatis, se déroulant, tel un long serpent.

— Eh ! eh ! plaisante Gravelotte en s’adressant à Niclauss, cette fois, je crois que vous avez votre part d’honneurs.

L’Allemand répond par un cri de douleur.

Fleck vient de lui écraser les orteils afin de l’engager au silence.

Si Albin s’étonne, si Gavrelotten grommelle, l’heure n’est pas aux explications. On arrive aux murs marmoréens du Kraton.

Les portes monumentales tournent pesamment sur leurs gonds, les équipages pénètrent dans une avant-cour immense, au milieu de laquelle se dressent les deux Warninguigs (géants aux mille contreforts), arbres sacrés, qui symbolisent la toute puissance.

— Pied à terre, Messieurs, ordonne le résident.

Et, tout en aidant les Européens à descendre de voiture, il explique :

— À partir de ce point, nul véhicule, nul coursier, ne doit circuler dans le Kraton. La peine de mort serait appliquée à quiconque enfreindrait cette défense.

Albin et Gavrelotten s’inclinent.

Le premier empoigne le bras de Morlaix ; le second se cramponne à celui de Fleck, et processionnellement, à l’ombre de parasols verts que soutiennent des rajahs à kriss et à casques d’or, juponnés d’écarlate, les jeunes gens déambulent au milieu des princes, des seigneurs, des serviteurs du palais.

Ah ! c’est un véritable voyage que de parcourir cette cité du Sultan, interdite au peuple.

Douze cours intérieures, entourées de magnifiques terrasses, se succèdent. Un portique aux tons vifs, aux ornements luxueux, les relie l’une à l’autre, mais chaque portique est gardé par un piquet de soldats, la lance à la main, la jupe nouée aux reins, le turban noir et or sur le crâne.

Inlassable, l’orchestre indigène poursuit son charivari, que domine, strident, aigu, déchirant, le son de la flûte de bambou. Ah ! ce bois creux, long de deux mètres, quel tortionnaire du tympan !

Sur des socles de marbre, des monstres de bronze se figent en attitudes bizarres. Plus loin, ce sont des vases antiques, dont chacun représente une fortune et ces chefs-d’œuvre d’un art éteint se montrent autour de vieux canons servis par des artilleurs grotesques, travestis à l’aide de défroques (comment sont-elles venues échouer ici ?) d’hommes d’armes du quatorzième siècle.

Attention !

Albin et ses compagnons sursautent.

Les exécutants, par un effort désespéré, viennent de tirer de leurs instruments le maximum de son réalisable ?

Sifflements éperdus des flûtes, roulement des tympanons, vibrations des cuivres, grincement des archets, tout cela ébranle l’atmosphère d’un flot sonore extravagant. On croirait un raz de marée musical ; les bruits de la ville, du palais, sont étouffés, submergés, sous cette masse de sons aussi formidables que peu harmonieuse. Qu’est-ce donc ?

Les visiteurs vont pénétrer au cœur du palais, et la clameur éperdue de la fanfare a la prétention de symboliser « celle de la nature, stupéfaite de l’audace des étrangers qui osent affronter la vue du Sultan ».

Une voûte se présente.

Un étendard, sur lequel un oiseau emblématique déploie ses ailes d’or, s’abaisse devant les visiteurs ; le guerrier chocolat, au casque de carton enluminé, qui pique la lance en terre, apparaît, dans sa gravité, comme un héros funambulesque, un saint Georges d’opérette, triomphateur d’un dragon à flonflons !

Malgré ce côté ridicule des êtres, Albin se sentit pris par le spectacle qui s’offrit à ses yeux, une fois la dernière voûte franchie.

Devant lui s’étendait une cour rectangulaire de quatre à cinq cents mètres de profondeur, cerclée par une colonnade de marbre, aux fûts blancs, bleus, verts, jaunes et rouges alternés.

Servant de base à un kiosque situé au centre, des degrés de marbre superposés en pyramide étaient couverts de princes, de rajahs, de serviteurs prosternés.

— Les hauts dignitaires, souffla le résident à l’oreille du jeune homme.

Puis, désignant du regard les soldats armés de la lance et du bouclier, rangés devant la colonnade :

— L’armée du Sultan.

— Et ce kiosque, interrogea Gravelotte ?

— C’est le Pendoppo, c’est là que le maître de Djokjokarta va nous recevoir.

En prononçant ces mots, il y eut une fine ironie dans la voix du résident. Il savait bien, lui, le représentant du gouvernement hollandais, que toute la puissance du sultan n’était qu’apparente ; qu’à un kilomètre de la ville se dressait sur un éminence un fort carré avec une garnison de cinq cents hommes néerlandais, avec des canons à tir rapide, qui eussent eu tôt fait de réduire en miettes cité, Kraton, peuple et sultan.

Mais Albin ne perçut pas la restriction mentale.

Il admirait le Pendoppo, dont le toit de santal, surchargé d’arabesques à l’intérieur, affectait au dehors les courbes, les retroussis, les arêtes sinueuses de la plus pure fantaisie chinoise.

Au milieu des princes prosternés, les Européens gravirent l’escalier de marbre, ils pénétrèrent dans le Pendoppo.

Là, à leur droite, alignés la face contre terre, le crâne ceint de mitres d’azur, les oreilles tirées par de lourds pendants de diamants, leurs jupes bleues étalées sur le sol, voici les trente-deux fils du sultan. À gauche, rouges et or, sont prosternés par  centaines, ses beaux-frères, cousins, neveux.

Au fond, juché sur un trône, est Sa Majesté le sultan lui-même.

On dirait une idole, avec sa taille svelte, son teint vert pâle, ses yeux noirs, hagards et immobiles. Sa coiffure est de soie noire striée d’or. Son justaucorps disparaît sous les dorures, sous les gemmes précieuses. Sa poitrine est couverte de décorations fantaisistes, véritables objets d’art, parmi lesquelles se remarque, réelle celle-là, l’insigne du Lion néerlandais.

Scintillante est sa longue jupe, scintillantes les pierreries semées dans ses cheveux, à ses oreilles, à ses mains, à ses pieds, scintillant son kriss au fourreau garni de brillants. Il semble que les feux réfléchis par toutes ces pierres d’un prix inestimable, émanent de lui. Chacun de ses mouvements projette des rayons.

Et debout en arrière du trône, en des attitudes hiératiques d’adoration, trente jeunes servantes attendent un geste pour lui offrir le feu, le bétel, la cannelle ou l’un des nombreux ingrédients dont une Majesté javanaise occupe son oisiveté.

Le sultan fait un léger signe de la main.

Ce n’est point pour ses servantes. Non. Un des princes prosternés, se glisse en rampant jusqu’aux pieds du maître ; il entend, le front sur les dalles, une parole murmurée, puis il se dresse sur ses pieds et, les mains levées au-dessus de la tête, il part en courant.

Une minute se passe. Tout à coup une détonation formidable fait sursauter l’assistance. Les canons du Kraton viennent de tonner, annonçant aux populations que le sultan accorde une audience aux visiteurs, que ce prince de féerie va leur adresser la parole.

Le résident se porte en avant et agissant comme interprète :

— Albin Gravelotte, appelle-t-il, Niclauss GavreLotten.

Les rivaux s’approchent.

— Le sultan, continue le fonctionnaire, le sultan, parure des dieux, protecteur des étoiles, lumière du soleil, sait le but de votre voyage.

Tout bas, il ajoute vivement :

— Inclinez-vous. 

Et les jeunes gens ayant opéré une flexion respectueuse, il continue :

— Sa Grandeur sans bornes, vous approuve, et pour vous donner un témoignage manifeste de sa protection, elle assistera en personne aux épreuves du Savoir, que vous allez subir et dont le prix est la main de Darnaïl, la plus parfaite des bayadères.

À ces mots, Niclauss tourne la tête vers Fleck. Il manifeste ainsi sa surprise. Les affirmations du résident sont en contradiction avec celles de Darnail.

Mais une vive douleur à la main droite rappelle son attention.

Un maître de cérémonies vient de lui cingler les doigts d’une baguette d’ivoire.

Et le sultan esquisse un geste vague.

Des jeunes filles aux vêtements jaune pâle s’avancent alors sur les genoux. Ce sont les servantes porte-cave.

Elles ont des aiguières d’or dont elles versent le contenu dans des gobelets de même métal, et toujours agenouillées, elles offrent ces derniers aux deux cousins.

— Est-ce une épreuve, pense Albin ?

Ici, personne ne l’a prévenu, mais son intelligence est en éveil. La prudence lui souffle :

— Attends !

Il regarde Niclauss. Ce dernier approche le gobelet de ses lèvres, l’incline, le vide dans sa bouche et tout aussitôt, sans souci de l’étiquette, il renvoie le liquide en fusée, toussant, crachant, éternuant.

Sujets prosternés, sultan, servantes, tous sont pris d’un rire inextinguible. Mille voix proclament Albin vainqueur dans cette première épreuve du Savoir. Il n’a pas bu le porto contenant en décoction le fehran, baie astringente et amère d’un sapin des montagnes.

Et Niclauss, furieux, la bouche mauvaise, riposte par d’horribles grimaces qui redoublent la gaieté de l’assistance.

Mais des mandarins verts s’avancent.

Ce sont les porte-cigarettes.

Ils en présentent aux récipiendaires.

Cette fois, Niclauss met délibérément la sienne dans sa poche. Il a bu, oui, mais il ne fumera pas. On ne le prendra pas deux fois de suite.

Il ricane en voyant Albin approcher sa cigarette de la baguette enflammée d’un porte-feu.

— C’est que le Français s’est fait le raisonnement inverse :

— La seconde expérience ne doit pas reproduire la première. Si l’une devait être refusée, l’autre, doit être acceptée.

Sur quoi, il aspire une bouffée de fumée exquisement aromatisée.

On vient de lui offrir la cigarette du Kraton, uniquement réservée au Maître, au tabac blond de laquelle ont été mêlées, en quantités dosées par la longue expérience de ces Orientaux habiles à extraire le summum de jouissance de toutes choses, de l’opium, de la cannelle, des sucs de fleurs.

En un instant, Albin est enveloppé d’un brouillard bleuté du parfum le plus suave. Sans doute, lorsque Jupiter Olympien se dérobait aux regards des mortels dans un nuage, il devait le composer de la fumée des Kratons.

Niclauss attend toujours, prêt à rire de la déconvenue qu’il espère pour son rival.

Hélas ! c’est une acclamation louangeuse qui accueille l’acte du fumeur.

La seconde épreuve du Savoir se résout encore en faveur du Français, réputé avoir reconnu la cigarette aromatique.

Dire la rage de Gavrelotten est impossible. Elle est d’autant plus terrible qu’il n’ose l’exprimer, car le maître de cérémonie à la baguette d’ivoire est près de lui, et sa main droite conserve encore une douleur sourde.

— La grande épreuve ! la grande épreuve !

Cela est hurlé, crié, glapi sur cent tons différents.

Le sultan a levé sa dextre auguste à hauteur de son nez. Aussitôt tous les assistants se sont levés.

Les soldats rangés autour de la cour ont exécuté un mouvement inattendu. Maintenant ils forment, en avant du Pendoppo, un carré sur deux rangs. Mais ils font face à l’intérieur de ce carré, et leurs lances en arrêt semblent en menacer le centre.

Que signifie tout cela ?

Albin et Niclauss, guidés par des mandarins bleus, sont conduits hors du pavillon, ils descendent les degrés de marbre, sont introduits dans le carré formé par les guerriers.

Tout autour d’eux, les lances menaçantes s’allongent dans leur direction.

Niclauss a peur.

Albin, lui, se confie sagement :

— Puisque les épreuves doivent se terminer par des fiançailles, elles ne peuvent donc pas être bien dangereuses.

C’est logique. Seulement quand l’effroi saisit un homme, la logique s’envole. On croirait vraiment que terreur et raisonnement sont des ennemis irréconciliables. Si l’un se montre en un endroit, l’autre disparaît.

Aussi Niclauss ne raisonne pas, il tremble.

Mais l’orchestre indigène emplit l’espace de sonorités cacophoniques. À l’extrémité de la cour, une porte cramoisie s’ouvre, livrant passage à un char attelé de bœufs. Sur le char est une cage dorée, et dans cette cage, des tigres, qui répondent à l’harmonie malaise par de longs rugissements.

Comme tous les hauts personnages de Malaisie, le sultan a ses tigres captifs, destinés à figurer dans certaines fêtes ou réceptions. Ce sont ces hôtes farouches qui entrent en scène.

Gavrelotten les a vus :

— Des tigres, bredouille-t-il, éperdu !

— Dans une cage, riposte Albin.

— C’est vrai, mais pourquoi les amène-t-on ici ?

— Je l’ignore. J’estime d’ailleurs que, en observant, nous le saurons.

Le char porte-tigres roule pesamment. Il se dirige fers le carré. Les soldats ouvrent leurs rangs ; le char pénètre à l’intérieur.

Se pressant, des serviteurs détellent les bœufs, sortent avec eux de l’espace auquel les lances font une barrière infranchissable, et la cage, ses hôtes fauves, les deux cousins se trouvent seuls dans l’arène ainsi ménagée.

— Ah ! gémit Niclauss, est-ce qu’ils vont nous livrer à ces vilaines bêtes ?

— J’espère que non, murmure Albin.

— J’ai ouï dire, à l’Académie (collège en Allemagne), que les Romains se livraient à des expériences de ce genre dans leurs cirques.

— Sans doute, sans doute, cousin Niclauss, mais leur but n’était pas de conduire les acteurs au mariage.

L’Allemand n’eut pas le loisir de répondre.

Un esclave, tout vêtu de pourpre et de noir, s’arrêtait devant les Européens, tendant à chacun d’eux une lance longue d’environ deux mètres, terminée par une lame solide et aiguë, que limitait un croisillon analogue à celui d’une épée-baïonnette.

— Pour quoi faire ? interrogea Gravelotte.

— Pour mettre le tigre à mort, riposta l’indigène en s’éloignant.

Du coup, Albin pâlit légèrement ; quant à Niclauss, il faillit tomber à la renverse et laissa choir sa lame, qu’un guerrier lui ramassa obséquieusement.

Mais l’Allemand n’eut pas le loisir de récompenser cette attention par un remerciement bien senti.

Un coup de sifflet strident déchira l’air.

Avec un ensemble parfait, les guerriers frappèrent les dalles du talon des lances, puis pivotant sur le pied gauche, se mirent en arrêt, présentant à la cage un rempart de pointes acérées.

Au même instant, grâce à une ficelle manœuvrée à distance, les verrous de celle-ci furent tirés, un panneau de l’enceinte grillée s’abattit, démasquant deux superbes tigres qu’aucun obstacle ne séparait plus des spectateurs.

Niclauss tomba assis de peur, en geignant d’un ton lamentable :

Tarteifle !

Une clameur immense couvrit sa voix. Toute l’assistance hurlait, frappait des tamtams, des tympanons, des tambours. L’orchestre faisait rugir les instruments de cuivre, siffler les flûtes, crisser, les cymbales, gronder les timbres.

C’était assourdissant, affolant.

Comme pris de vertige, les tigres avalent bondi hors de la cage. Ils étaient retombés sur le dallage à dix pas des deux cousins. Mais là, comme terrifiés par le vacarme, ils s’étaient couchés sur le sol, frissonnant de tous leurs membres, semblant chercher à se cacher[1].

Les guerriers invectivaient les carnassiers. Un héraut se glissa à travers leurs rangs et s’adressant aux Européens :

— Allez, leur dit-il, frappez le tigre !

Puis il disparut.

Et tandis que Niclauss, affalé contre terre, se cachait la figure de ses mains, récitait, d’une voix étranglée par la terreur, des versets de la Bible, oubliés depuis longtemps, mais que l’angoisse faisait remonter à sa mémoire, Albin eut une vague intuition de la vérité.

Avec cela, il était Français, c’est-à-dire plus disposé à l’attaque qu’à la résistance passive. Il fit un pas vers le monstre le plus rapproché de lui, en brandissant la lame dont on l’avait muni.

À cette démonstration, le tumulte redoubla.

On l’acclamait, tandis que des injures rugies, glapies, pleuvaient sur son cousin.

Il fit un second pas.

Le tigre qui le regardait venir, se pelotonna davantage sur lui-même, essayant de se rendre plus petit.

Alors, la lance pointée vers le fauve, Albin se précipita en avant et la longue lame d’acier, prenant l’animal au défaut de l’épaule, s’enfonça tout entière dans sa fourrure rayée.

Un spasme qui rejeta Albin à plusieurs mètres,

un rugissement d’agonie, une crispation furieuse des griffes du félin et ce fut tout.

Le monstre, frappé au cœur, était mort.

Cette fois, Gravelotte avait compris.

Terrifiante mise en scène, absence de tout danger !

Il se tourna vers son cousin pour l’encourager.

Hélas ! Niclauss s’était mis le visage contre terre, les mains crispées sur ses yeux, marmottant des paroles incompréhensibles de prière à un Infini, dont sa conscience déshonnête n’avait certainement pas invoqué le nom jusqu’à cette heure.

Et sous les vociférations de la foule, laudatives à son égard, méprisantes pour son compagnon, Albin s’exalta.

Puisque son cousin renonçait, lui-même accomplirait seul la besogne. Un Français viendrait à bout de deux tigres.

Sans la moindre émotion, il piqua droit vers le second félin. Celui-ci ne l’attendit pas, il s’enfuit, tournant en cercle entre les lances des guerriers.

Si aiguës devinrent alors les cris des assistants que Niclauss, du fond de son épouvante, en perçut quelque chose.

Il eut l’impression qu’un fait nouveau se produisait, et mû par une soudaine espérance, il se redressa sur son séant.

Mal lui en prit.

Le tigre apeuré, toujours fuyant au trot, vint donner dans ce corps brusquement surgi devant lui. Le choc rejeta Niclauss face contre terre, et cela si violemment que le nez de l’infortuné porta en plein sur les dalles de marbre.

On a beau avoir un nez… d’artilleur, sa résistance au choc est notablement inférieure à celle du marbre.

Il se produisit donc un écrasement, qui eut pour conséquence une hémorragie abondante.

Or, durant que la foule accueillait l’incident par des huées, qu’un lancier compatissant introduisait le fer de sa lame, entre la chemise et le dos de l’Allemand, au lieu et place de la clef classique par laquelle les commères de l’Occident prétendent arrêter les saignements de nez, Albin continuait à pourchasser le tigre affolé.

Soudain la fauve prit un parti désespéré.

En trois bonds, il rejoignit sa voiture porte-cage, s’y cramponna des griffes et des dents et alla se blottir au fond de la caisse grillée et dorée qui l’avait amené.

Sans perdre une minute, Albin escalada le char. Un instant il hésita. Allait-il percer de sa lame le félin aux abois ?

Non, il se décida pour la clémence et, nouvel Auguste de ce Cinna fauve, il l’épargna.

Certes, il ne lui dit pas comme l’empereur romain :

— Prends un siège, Cinna.

La nature n’a pas confectionné les tigres pour s’installer sur une chaise curule ou autre, et puis l’arène manquait totalement de fauteuils.

Mais le Français fit davantage en assurant au vaincu un asile.

Lestement il referma le panneau-porte de la cage, assujettit les verrous, et se retournant vers les spectateurs, il fit tournoyer sa lance en un moulinet vainqueur.

Ce fut alors un débordement d’enthousiasme.

La haie des lanciers fut éventrée. Princes, mandarins, chambellans, serviteurs, se ruèrent vers le char.

Gravelotte fut enlevé, porté en triomphe jusqu’aux pieds du trône du sultan.

Là, on le déposa à terre entre les bras de Morlaix qui, avec une inquiétude amicale non dissimulée, avait suivi toute la scène, la main sur la crosse d’un revolver, prêt à intervenir si son compagnon de voyage se trouvait en danger.

Comme un chœur antique, tous disaient dans on murmure respectueux :

— Il sait ! Les épreuves du Savoir ont tourné à sa gloire.

Et le sultan lui-même, levant son sceptre d’or et de pierreries, prononça :

— Il sait !

La parole du prince des princes passa ainsi qu’une brise rafraîchissante sur l’assemblée. Tous se turent comme par enchantement. Les mouvements commencés ne s’achevèrent point. L’assistance figée, immobile, muette, parut composée de statues d’ambre clair et tous les yeux convergèrent sur le maître de Djokjokarta, dans l’attente des mots mil allaient jaillir des lèvres de ce puissant personnage.

Un instant le souverain promena sur la foule dévotieuse un regard satisfait. 

Puis ses paupières eurent un léger battement. Les prunelles noires se fixèrent sur le voyageur. Et, traduit aussitôt par le résident, il susurra :

— Ton nom est Albin Gravelotte ? 

— Oui, sire.

— Désormais tu t’appelleras Gravelotte Oueïmio-Sakhené.

— Ce qui signifie, expliqua l’agent hollandais, homme dont le savoir monte jusqu’aux étoiles. Albin allait remercier. C’était bien le moins. On rencontre rarement en voyage des sultans qui prodiguent des vocables aussi flatteurs.

Une voix sonore empêcha la sienne de franchir sa moustache.

Le héraut de la cour, debout au sommet de l’escalier pyramidal du Pendoppo, clamait de toute la puissance de ses poumons :

— Le vainqueur du tigre est proclamé, Oueïmio-Sakhené ! Inclinez-vous tous devant la science et devant lui.

Il n’avait pas achevé que la foule était à quatre pattes, tous les dos rigoureusement parallèles au plan azuré du ciel, et de ce peuple rendu quadrupède par un profond respect, montait, tel un cantique, le titre décerné par le Sultan, incessamment répété par des organes louangeurs :

— Oueïmio-Sakhené ! Oueïmio-Sakhené !

C’était la gloire, le triomphe. Plus heureux que les triomphateurs de l’ancienne Rome, Albin n’avait pas à redouter les boutades acérées de l’Insulteur public, chargé de rappeler au César drapé dans la pourpre triomphale, que la roche Tarpéïenne est près du Capitole.

Nouveau geste du sultan. Nouveau silence des assistants prosternés.

Et grêle, autoritaire et douce, la voix du maître se fait encore entendre.

— Que viens-tu chercher en mon Kraton ?

— Une bayadère.

— Te réjouis-tu donc d’assister aux danses mystiques des Javans ?

— Certes, leur grâce me captive, mais un but plus élevé me guide.

— Et ce but ?

— Conquérir une fiancée dont le souvenir enchaînerait sans cela le chef de ma famille au rivage de Sumatra.

— Elle répond à quel nom ?

— Darnaïl.

— C’est la bayadère qui m’est chère entre toutes ; nulle n’a le pas plus lent, la taille plus flexible, le bras plus expressif. Mais je t’ai accueilli, à la demande de mon frère aimé, le représentant de mon alliée, la Hollande. J’ai promis de ne rien refuser au vainqueur du tigre. Marche à mes côtés, je vais te conduire vers Darnaïl.

Des timbres, des clochettes saluent d’un carillon joyeux la déclaration du maître. Sur les genoux, sur les coudes, les dignitaires se reculent, se pressent pour laisser au Sultan, entre leurs corps, un large passage libre.

Et le souverain oriental, tel une divinité étrange, couverte d’or et de gemmes, descend lestement les degrés du trône.

Il passe sous le bras d’Albin sa main efféminée chargée de bagues.

Des porte-parasols se précipitent, abritant les deux personnages sous des circonférences de soie où une compagnie de ligne se mettrait à l’ombre.

Ils avancent ; à mesure que le maître dépasse les courtisans penchés, ceux-ci se lèvent et se joignent au cortège.

Les musiques se réveillent, les clochettes tintinnent.

Le Sultan marche toujours. On passe sous la colonnade, on traverse des salles aux décorations d’un luxe inouï et bizarre.

Des portes s’ouvrent devant les promeneurs.

La première a des panneaux d’argent massif.

Ceux de la seconde sont d’or.

La troisième est de bois ciselé, mais des brillants énormes y dessinent les initiales de ce monarque de rêve.

  1. La cérémonie du Tigre fait partie de toutes les fêtes ou grandes réceptions Javanaises. Ainsi que le constatent les Annales néerlandaises, les voyageurs, etc., l’animal féroce perd tout courage au milieu de la foule bruyante. Il n’y a pas d’exemple qu’un tigre, ainsi mis en liberté, ait cherché à lutter. Tous les détails ci-dessus sont de la plus scrupuleuse exactitude. L’Épreuve du Savoir était donc tout indiquée : un homme, sachant l’épouvante du grand fauve en présence du tintamarre de la foule, ne saurait craindre l’expérience.