Éditions Jules Tallandier (p. 63-81).


CHAPITRE IV

CE QUE LE LIVRE DE M’PRAHU N’A PAS PRÉVU


Trois heures après midi.

C’est le moment médian de la sieste.

Le soleil incendie la terre, les palmiers eux-mêmes, ces buveurs de rayons ardents, craquètent sous la morsure de flamme de l’astre en fusion.

Tout dort dans l’habitation de François Gravelotte ?

Tout ? Non. Deux femmes veillent.

Elles sont dans le grand salon. Des nattes légères, transparentes, pendent aux fenêtres sans vitres. Au dehors, l’auvent de la large véranda s’étend, interposant son rempart d’ombre entre le jardin et la maison.

Des tuyaux, établis à grands frais, montant jusqu’au sommet de l’auvent un cours d’eau qui retombe en pluie, incessamment bue par la terre altérée, mais qui rend quelque humidité à l’air ambiant.

Dans la pénombre du salon, les deux femmes sont immobiles. L’une est assise devant le piano ; sa main droite s’appuie sur le clavier, tandis que son bras gauche pend le long de son corps.

L’autre est petite, jaune, ridée, laide, simiesque d’attitude, incessamment en mouvement dans le fauteuil de satin, où elle semble perchée plutôt qu’assise.

C’est Rana, la vieille nourrice de Daalia, qui s’agace, s’énerve de voir sa jeune maîtresse absorbée, pensive.

Oh ! la vieille Soumhadrienne est dévouée à sa fille de lait. Elle l’aime comme les Malais savent aimer, avec rage, avec jalousie, avec cruauté.

Et à cette heure, elle s’irrite.

Qu’a donc la jeune fille à rester ainsi, muette, songeuse. Elle qui est le sourire, la gaieté… Quel nuage a passé sur sa pensée ?

Et la vieille nourrice se creuse en vain l’esprit pour deviner.

Elle murmure des phrases qui n’ont pas de réponse :

— Daalia n’était pas ainsi hier… Non, jusqu’à sa promenade au port de Chinchadeng, non… C’est après… oui, après. Durant la sieste, elle est restée là aussi… Elle n’a pas dormi… c’est comme aujourd’hui… Que lui a-t-on fait pour l’attrister ?

Elle cherche toujours :

— Qui lui a déplu ?… Voyons, qui est venu ici depuis hier ?… Voyons… Hirleman, ce voyageur musicien que tout le monde s’arrache ?… Non, l’enfant ne l’a pas vu… Elle lisait, là-bas, près des mangoustani du bassin Bleu… Le gouverneur ? Il est resté cinq minutes… Il s’est enfermé avec maître François… C’est tout… Qui donc ? Qui donc, alors ?

Soudain elle tressaille.

Daalia a relevé la tête. Ses yeux regardent dans le vague comme au sortir d’un rêve.

— Rana, appelle-t-elle d’une voix dolente.

D’un bond, la nourrice est auprès d’elle.

— Que veut l’Oiseau Mouche chéri ?[1]

La caresse du mot fait sourire la jeune fille, mais cette marque de gaîté s’efface aussitôt :

— Rana, je m’ennuie.

— Elle s’ennuie, la Fleur. Cela est-il possible ? Il ne faut pas que tu t’ennuies. Tiens, veux-tu que ta vieille Rana prenne sa guitare à deux cordes et qu’elle danse le S’chirit[2] des fiancées.

— Non.

— Ma voix est bien cassée : mais je puis te chanter encore la légende de Varoun’ihr, transformée en crabe par M’Prahu ?

— M’Prahu, redit Daalia avec un soupir.

— Tu veux ?

— Non. Dis-moi plutôt la légende de Diarak, le guerrier dont le regard fascinait, dont la voix contraignait les tigres a l’obéissance.

La nourrice commence aussitôt.

Mais à peine a-t-elle esquissé le portrait du guerrier haut comme un tremble, terrible comme un volcan, que son interlocutrice l’interrompt :

— Il m’ennuie, Diarak. Ne m’en parle plus.

Et, soudain, passant à une autre idée :

— Il y a longtemps que je n’ai vu Souria.

— Souria ? Quelle Souria ? bougonne la servante d’un ton de mauvaise humeur.

— Tu le sais bien.

— Est-ce la femme du batelier qui fait la traversée du port ?…

— Mais non.

— Alors, c’est la ménagère du commis de la douane ?

Daalia crispe ses mains fines en un geste éploré. Elle gémit avec un accent désolé.

— Oh ! tu le fais exprès pour me contrarier. Tiens, laisse-moi, tu es méchante.

À ce reproche de la chère créature, la nourrice s’émeut :

— Non, je ne veux pas te laisser seule avec ton ennui.

— Il vaut mieux que tes taquineries.

— Je ne te taquine plus, Fleurette de Nacre, je ne te taquine plus, Souria ; je me souviens à présent. Tu veux parler de la fille du ton Jeroboam Metling, qui dort toujours.

Cette fois, la physionomie de Daalia s’éclaire.

— Oui, c’est cela. Elle me néglige. Elle ne vient plus me voir.

— Elle ne doit pas.

— Pourquoi ? Suis-je donc mauvaise ? Est-il défendu d’être mon amie ?

— Non pas. Tu es digne d’être aimée, comme le cœur du Faisan Royal.

— Eh bien, alors ?

— Seulement Jeroboam Metling est le simple gardien de la prison. Souria ne saurait être l’amie d’une personne de ton rang.

— Pourquoi cela ?

La jeune fille s’est levée, ses sourcils noirs se froncent.

— Tu es riche…

— Ce n’est pas une raison.

— Toutes les demoiselles des dignitaires, des colons seront heureuses de ton amitié.

— Elles m’ennuient toutes.

— Mais…

— C’est Souria qui me plaît, c’est elle que je souhaite comme amie.

Pour un peu, Daalia piétinerait. Ses traits sont altérés, ses paupières battent. On dirait qu’elle va pleurer.

Et Rana, bouleversée, s’écrie :

— Je fais tout ce que tu veux, petit Oiseau Mouche diapré. Ordonne. Après la sieste, j’irai à la prison ; je ramènerai Souria.

Cette fois, la jeune fille prend dans ses bras la vieille toute heureuse de cette caresse.

— Mieux que cela, nous irons ensemble.

— Quoi ? Tu veux ?

— Elle travaille, Souria. Je ne dois pas lui faire perdre son temps.

C’est avec ferveur que Rana joint les mains :

— Comme tu es bonne, Fleur Rose, tu penses à tout. C’est vrai qu’elle travaille, comme il convient aux filles de sa caste. Avec des perles, des cailloux brillants, des coquillages, elle fabrique des colliers askbers, la parure des pauvres. Cela n’est point cher comme les pierres précieuses, mais cela est joli tout de même, et la « Migdnaï » du peuple, peut se faire belle pour se montrer au « Souraï » (artisan), son fiancé.

— Alors, c’est entendu, tu m’accompagnes ?

— Oui.

— Et tu n’en diras rien à personne. Si mon père pensait comme toi et qu’il me défendît de voir Souria, je devrais obéir… et cela me rendrait triste, triste à pleurer… Car elle a mon affection, Souria.

— Je serai muette comme le tigre à l’affût.

Il y a un instant de silence.

Puis, comme frappée d’une idée subite, Daalia reprend.

— Écoute, Rana.

— Je t’écoute, mon joli Papillon d’or.

— La sieste va durer une demi-heure encore.

— À peu près.

— Si nous partions de suite.

— Tu veux ?

— Oui, comme cela, personne ne s’opposera à notre sortie.

La nourrice se prit la tête à deux mains :

— Le maître grondera. T’exposer au soleil du milieu du jour.

— Le soleil ? Qu’est-ce pour nous ? Je suis une Soumhadrienne, comme toi, ma bonne Rana, et non une de ces Européennes faibles et malades. Le soleil nous dore, nous autres, alors qu’il mange leurs couleurs et qu’il les pâlit, pâlit comme des mortes.

La vieille se redressa, une flamme joyeuse pétilla dans ses petits yeux noirs, aux paupières ridées. Ce lui était un orgueil que sa fille de lait consentît à se déclarer Malaise, à dédaigner le titre d’Européenne.

Non que les indigènes soient hostiles aux conquérants ; ils éprouvent pour les blancs une admiration morale et une pitié physique. Admiration pour le savoir supérieur, pitié pour le tempérament débilité par le climat.

Aussi Rana ne fit-elle plus aucune objection.

Cinq minutes plus tard, une voiture légère, abritée sous un vaste parasol rayé bleu et blanc, et attelée d’un de ces petits chevaux javanais, vifs, pétulants, infatigables, apparaissait dans la cour.

Déjà Daalia, prête au départ, l’attendait.

Elle fit monter Rana en la pressant un peu. Puis elle-même sauta sur le siège, saisit les rênes et enveloppant le cheval dans la caresse du fouet, elle rendit la main.

Le léger véhicule sortit de la cour et s’engagea dans l’avenue, que déjà la jeune fille avait parcourue la veille avec François Gravelotte.

Mais il n’alla pas jusqu’au port.

À mi-chemin environ. Daalia jeta le cheval dans un sentier bordé de caféiers malais, lesquels plus résistants que tous les autres, se passent de l’ombre protectrice des palmiers. 

Dans l’air flottait une odeur douce, pénétrante, produite par l’évaporation des huiles essentielles des graines de la précieuses denrée.

— Comme cela sent bon, fit joyeusement la jeune fille.

Rana hocha la tête. Sa face parcheminée se stria de mille rides. Elle riait, heureuse de la beauté de sa compagne, de l’éclat de son teint, de la gaieté de son regard.

Aux caféiers, dans un léger fond, succédaient des champs de cannes sucrières, dont les tiges, hautes de quatre mètres, se dressaient ainsi qu’une forêt de lances.

Aucune brise ne les agitait. Elles demeuraient droites, rigides sous l’ardeur du soleil, qui leur donnait des reflets métalliques.

Plus loin, la culture cessait.

Le chemin gravissait une petite éminence rocheuse, sur laquelle s’espaçaient des massifs de plantes épineuses.

Au sommet, s’apercevaient des constructions basses, encloses de barrières formées de fils de fer.

— La prison, fit encore Daalia, d’une voix assourdie.

Rana répondit :

— La demeure de Souria.

— Oui, oui, prononça distraitement la jolie Mlle Gravelotte.

On eût cru que Souria lui était devenue indifférente. Est-ce que vraiment l’affection si vive qu’elle exprimait naguère dans son salon s’était évaporée, tel un liquide volatil, durant sa courte promenade ?

Qui peut savoir les mystères d’une cervelle de jeune fille ?

Au bout d’un instant, elle reprit :

— Certes ! Cela garde bien les prisonniers, mais cela peut être dangereux pour les autres.

— De quoi parles-tu, mignon scarabée bleu ?

La question de Rana parut surprendre sa compagne. Néanmoins elle répliqua, désignant, du manche de son fouet, la clôture de la prison.

— Ces barrières de fil de fer.

La nourrice joignit les mains.

— Où les Nederlangs (Hollandais) forcent le tonnerre à circuler. Qui voudrait s’évader serait frappé par la foudre, et il devient inutile de construire des murs coûteux.

Un vague sourire erra sur les lèvres de Daalia !

Sans doute, elle jugea inutile d’expliquer à la suivante que ce n’était pas le tonnerre, mais un simple courant électrique à haute tension, qui parcourait les fils de métal. Après tout, dans son langage naïf, la vieille Soumhadrienne avait très justement exprimé le côté pratique de l’installation.

Au lieu d’édifier à grands frais des murailles épaisses et hautes, les Hollandais avaient trouvé plus simple, plus économique, de s’en remettre à la fée Électricité, du soin d’arrêter les prisonniers trop avides de liberté.

Cependant la voiture était parvenue en face de la grille, qui permettait d’accéder dans la cour spacieuse et nue, encadrée par les bâtiments de la prison.

Rana, introduisit entre ses lèvres l’extrémité de ses doigts maigres, et lança un sifflement aigu.

Presque aussitôt, sur le seuil d’une maisonnette de briques, toute proche de l’entrée, une jeune Malaise parut.

Petite, quelque peu ramassée, les cheveux huileux, le teint safrané, la nouvelle venue eût paru laide à bien des Européens. Pourtant Daalia s’écria :

— Voilà ma jolie Souria. Je viens te voir, puisque tu délaisses la plantation, interromps le courant que je puisse entrer.

Sous le compliment, l’interpellée eut un large sourire qui distendit ses lèvres et laissa apercevoir ses dents rougies, noircies par l’usage du bétel[3].

Elle se précipita, faisant bouffer sa m’ragor (tunique) multicolore, et cliqueter les gorgerins, bracelets, cercles de chevilles, faits de perles de verre, de cailloux colorés, qu’elle portait au col, aux poignets, au-dessus du coup-de-pied.

Un instant, elle disparut dans la maison, manœuvra l’interrupteur d’un tableau électrique fixé au mur, puis elle revint en courant vers la grille qu’elle ouvrit :

— Entrez, Pangherana (noble dame), votre esclave Souria s’agenouille devant vous.

Elle avait saisi la bride du cheval, dirigeait la voiture dans la cour.

Puis, la grille refermée :

— C’est un jour de Nacre rose pour Souria. La Pangherana daigne apporter la clarté de son regard à sa servante.

Mais légèrement Daalia avait sauté à terre.

Elle enlaça la taille de la fille du gardien et gentiment :

— Souria n’est pas ma servante. Elle est mon amie parce qu’elle a trouvé le chemin de mon cœur.

Une satisfaction orgueilleuse amena une teinte orangée aux pommettes de la Malaise. Elle s’empressa autour de la visiteuse.

— Vous plaît-il, Éclat bleu des Étoiles, de vous reposer un instant dans la maison de mon père ?

— Certes.

Et s’adressant à la nourrice :

— Rana, conduis la voiture là-bas, à l’ombre des bâtiments. Il ne faut pas que le cheval reste immobile au soleil.

Tandis que la vieille Soumhadrienne, obéissante, menait l’attelage à l’autre extrémité de la cour, Daalia pénétrait dans la maisonnette de briques.

Là, dans une petite salle aux murs nus, dont le tableau électrique constituait le seul ornement, un homme d’une cinquantaine d’années, quelque peu obèse, dormait dans un large fauteuil de bambou.

Sa pose abandonnée, la régularité du léger ronflement qu’exhalait sa bouche entr’ouverte disaient la profondeur de son sommeil.

— Jroboam Metling, mon père, dort comme toujours, Pangherana Daalia, je vais l’éveiller.

— Que non pas.

— Bah ! il somnole au moins seize heures par jour.

— Ils ont besoin de repos, ceux auxquels M’Prahu commande de dormir ainsi. Laisse-le en paix, Souria, et montre-moi les dernières parures confectionnées par tes doigts habiles.

Deux minutes après, les deux jeunes filles, si différentes de condition, étaient assises l’une en face de l’autre, et, sur une petite table, placée entre elles, amoncelaient les bracelets, bagues, colliers, anneaux jambiers dont les femmes du peuple se couvrent jusqu’à la profusion.

Souria les présentait.

Daalia avait, pour chacun, un éloge qui flattait l’habileté de l’ouvrière.

— Ah ! fit-elle tout à coup, ma mignonne Souria, je ne conçois pas que tu aies le temps de façonner toutes ces jolies choses.

— Oh ! le temps ne manque pas.

— Pourtant, puisque Jéroboam Metling est constamment au pays des songes, il faut encore, ma jolie, que tu t’occupes de la prison.

— Bah ! des ordres à donner aux deux geôliers.

— Et si les prisonniers adressent des réclamations.

— Je réveille mon père.

— Ah ! La fille de François Gravelotte sembla s’absorber dans la contemplation d’une ceinture de filigrane.

Mais brusquement elle releva la tête, et d’une voix où un observateur attentif eût démêlé une inexplicable émotion, elle reprit lentement, cherchant ses mots, comme si elle hésitait à exprimer toute sa pensée. 

— C’est pourtant des prisonniers qui m’ont poussée à venir te voir, ma gracieuse amie.

— Bénis soient-ils de m’avoir procuré cette joie.

— Oui, des prisonniers que l’on a dû t’amener hier. Tu conçois ; c’est sur la plainte de mon père qu’ils ont été arrêtés. Je me figurais qu’ils te dérangeraient beaucoup. Alors j’avais eu l’idée, pour que tu ne m’en veuilles pas, et pour t’indemniser des heures perdues, de te donner cette bague.

Ce disant, elle tirait de son doigt un anneau d’or sur lequel se détachait la tache rouge d’un rubis.

Les yeux de Souria se fixèrent avidement sur le bijou. Dans sa condition, elle ne pouvait prétendre en acquérir de semblables. On jugera du désir immodéré dont elle fut prise, si l’on songe que l’amour du clinquant, et à plus forte raison, du véritable joyau, atteint chez les Malaises jusqu’au délire.

Mais elle eut le courage de refuser :

— Non, non, la peine, s’il y a peine, ne vaut pas pareil présent.

— Alors, ma jolie amie, accepte-le comme gage d’affection, comme souvenir.

Derechef, les regards de l’ouvrière flambèrent. Sa résistance fut vaincue :

— Ah ! comme cela, murmura-t-elle.

Déjà, Daalia passait la bague au doigt de son interlocutrice.

Celle-ci riait, agitant la main, concentrant son regard sur le rubis dont les reflets rouges semblaient littéralement l’hypnotiser.

— Ah ! vous êtes aussi bonne que belle, Pangherana ; non, je me trompe, meilleure encore, bien que cela paraisse impossible. Vous avez deviné que j’aime ces pierres rouges, que je me disais : « Jamais aucune ne t’appartiendra ! » Et vous avez voulu apporter le bonheur à Souria qui se ferait tuer pour vous.

Elle avait attiré les mains de Daalia contre ses lèvres, et elle les baisait dévotieusement.

Celle-ci répondit aux caresses de la fille du gardien.

— C’est que je t’aime, Souria. Souvent, vois-tu, je te plains de vivre dans cette geôle, au milieu de criminels.

— Oh ! cela n’est pas terrible, Pangherana.

— Vraiment ?

— Et même, c’est parfois amusant

— Tu m’étonnes.

— Vous allez comprendre. Les cellules des prisonniers sont éclairées par des lucarnes grillées donnant sur la cour.

— Je sais cela, ma jolie Souria.

— Oui, sans doute, mais vous ignorez peut-être que, sur la face opposée des bâtiments, qui semblent dépourvus de toute ouverture de ce côté, il existe des « écoutes » et des « judas » permettant de voir et d’écouter les captifs sans qu’ils s’en doutent.

Daalia joignit les mains en simulant la stupéfaction.

— En effet, ce doit être curieux.

— Et utile, donc. Un prisonnier n’avoue pas son crime…

— Je comprends… On surprend son aveu.

— Voilà !

Et les deux jeunes filles se prirent à rire.

Soudain, comme frappée d’une pensée, Daalia s’écria :

— Mais il en est deux qui m’intéressent.

— Ceux que le pangheran, votre père, a fait incarcérer.

— Justement. Les as-tu épiés ?

Souria secoua la tête :

— À quoi bon ? Ils ont avoué le vol.

— Oui, le vol… Seulement, il y a autre chose.

— Quoi donc ?

— L’un a prétendu être le neveu de mon père, mon cousin, ce qui ne me flatte pas du tout, tu comprends ?

— Facilement

— Et je voudrais bien que l’on entende leur rétractation. Car, enfin, s’ils osent soutenir cette fable devant les juges, tu vois le scandale.

Souria étendit gravement la main :

— Je jure sur les esprits noirs (sorte de démons de la nuit) de guetter ces hommes jusqu’à ce qu’ils aient reconnu leur fausseté.

— Merci, ma gentille Souria ; tu es l’amie chère à mon cœur. Je te chercherai encore des pierres précieuses, puisque tu les aimes.

Et, arrêtant les remerciements sur les lèvres de son interlocutrice, Daalia acheva d’une voix un peu tremblante :

— Tu es bien certaine de pouvoir ?…

— Absolument.

— J’ai si peur du ridicule, vois-tu. Depuis l’arrestation de ces bandits, je ne dors plus.

— Vous, ne pas trouver le repos ! s’exclama la fille du geôlier, dont l’intelligence, stimulée par la promesse adroitement jetée dans la conversation par Mlle Gravelotte, venait d’entrevoir un moyen de plaire à cette dernière. 

— Hélas ! j’espère que, plus tard…

— Non, de suite.

— De suite ? Comment ?

— En vous donnant la certitude que pas un geste, pas un mot des coupables ne m’échappera.

Sur ces mots, Souria saisit la main de la visiteuse et l’entraîna dehors.

Guidée par elle, Daalia contourna la maisonnette où ronflait toujours le digne Jeroboam Metling et se glissa derrière les constructions de la prison.

Comme l’avait dit la Javanaise, le mur, de ce côté, apparaissait uni, sans une ouverture.

— Votre main est glacée, Pangherana, remarqua la jeune Souria.

— L’émotion, j’ai peur.

— Peur de quoi ?

— De te faire gronder.

Un joyeux éclat de rire s’échappa des lèvres de Souria.

— Pas de danger. Mon père me féliciterait, au contraire.

De fait, si l’une des deux jeunes filles se sentait troublée, c’était bien certainement Daalia, venue là pour recueillir quelques renseignements sur cet inconnu, à peine entrevu lors de son arrestation, et dont la voix avait jeté en elle un émoi qu’elle ne pouvait s’expliquer.

Pourquoi avait-elle employé tant de ruses, quand il lui eût suffi d’exprimer ce désir ?

Pourquoi s’être cachée de Rana ?

Pourquoi ? Questions mystérieuses comme s’en adressent à elles-mêmes les jeunes filles. Ignorantes de la vie, ignorantes des sentiments nouveaux qu’un rien fait éclore, elles vont, tâtant l’inconnu de points d’interrogation, tel un aveugle explorant la route de son bâton.

En elle, Daalia ressentait quelque chose de pénible et de délicieux. La contradiction paraissait avoir élu domicile en son cerveau, car, ce moment, qu’elle avait gagné au prix de tant de subterfuges, elle en était effrayée.

Pour un peu, elle se serait enfuie.

Seule, la crainte de paraître inexplicable à sa compagne la retint, lui donna le courage de poursuivre l’aventure jusqu’au bout.

Au surplus, il n’était plus temps de reculer.

Souria avait atteint l’extrémité des bâtiments. Là, scellé dans le mur, une sorte de tableau noir découpait son rectangle sombre sur la blancheur du plâtre.

Ce tableau portait des numéros ainsi disposés :

  1 2   3  4  
5

13 14
6 12 15
7 11 16
8 10  

Souria appuya le doigt sur le chiffre 9 et sur la ligne verticale reliant celui-ci au 2.

— Que fais-tu ?

— Je déclenche le judas et l’écoute du cachot 9, Pangherana.

— C’est donc là ?…

— Oui. Venez.

Quelques pas encore et Souria désigna un tuyau rond, d’environ trente millimètres de diamètre, qui trouait le mur, dont une petite plaque arrondie venait de s’ouvrir comme un volet. Du conduit sortaient deux fils de laiton, à l’extrémité desquels se balançaient des oreillons téléphoniques, en forme de sifflet.

— Introduisez ces oreillons dans vos oreilles, Pangherana, appliquez votre œil au tube. Vous verrez et vous entendrez tout.

Et tandis que, toute tremblante, Daalia obéissait, la fille du geôlier expliquait :

— Le tube court dans l’épaisseur du mur, et va aboutir au plafond, dans la tranche d’une solive. Des prismes à réflexion totale, comme disent les ingénieurs, conduisent le rayon visuel absolument comme si le conduit était droit. Un récepteur téléphonique très sensible leur est adjoint.

La fille du riche planteur n’écoutait plus sa compagne.

L’œil fixé à l’orifice du tube, elle voyait le cachot n° 9 et, dans ce cachot, Albin Gravelotte et son fidèle domestique ami Morlaix.

Situation bizarre dont son cœur se prit à battre.

Sans doute, ces palpitations provenaient de ce que l’éducation de la mignonne ne l’avait point préparée à la surveillance policière.

Ses regards s’étaient fixés sur Albin.

De nouveau, elle subissait l’impression ressentie au débarcadère. Non, ce jeune homme élégant, à la physionomie fine et hardie, ne pouvait être un vulgaire cambrioleur.

Mais elle tressaillit.

Le fil téléphonique apportait à son oreille les accents de cette voix dont elle avait été troublée sur le port.

Frémissante, la rougeur au front, elle écouta :

— Enfin, conseille-moi, disait Albin s’adressent à son ami.

— Bon, comme si c’était facile !

— Parbleu ! si c’était aisé, je n’aurais pas besoin de toi.

Morlaix haussa les épaules.

— Tu es de mauvaise humeur, Albin. Ça, je m’en fiche. Mais tu sembles m’accuser d’indifférence, et cela, c’est autre chose. Voyons, raisonnons, nous sommes dans une situation inextricable.

— Je partage ta manière de voir.

— Parbleu ! Rien de plus facile que de faire télégraphier en France, de démontrer que tu es bien Albin Gravelotte, fils de Georges, de son vivant frère de François, partant, tout aussi neveu de ce dernier que Niclauss Gavrelotten, fils d’Ulrich, peut l’être.

À ces paroles, Daalia appuya sa main sur son cœur.

C’était donc vrai.

Le prisonnier n’était pas un voleur vulgaire. Bien réellement, il était son cousin.

Mais les causeurs continuaient leur conversation à l’intérieur de la cellule.

— Te voilà réputé, Albin, Français de nationalité, doublement Français puisque tu l’es non par hasard, mais par le choix de ton brave Lorrain de père.

— Oui, brave Lorrain, tu peux le dire.

— Et je le dis. Seulement, du coup, tu tombes sous les articles variés du code pénal français, concernant l’extorsion d’une somme monnayée, avec violence, séquestration, usurpation de fonctions, etc. C’est la détention, peut-être la transportation.

Cette fois, Daalia pâlit affreusement.

Celui pour lequel elle se sentait un intérêt croissant avouait toute une série de méfaits dont l’importance lui apparaissait grossie par les mots employés, mots dont son oreille n’avait pas l’habitude.

— Au diable, les bonnes actions ! soupira Albin.

— Les bonnes actions ! répéta tout bas la jeune fille, dont la tête se perdait dans cet incompréhensible imbroglio.

— Don Quichotte sera éternellement victime, fit sentencieusement Morlaix.

Son ami lui tendit la main :

— Et il entraîne son fidèle Sancho Pança dans ses tribulations.

Mais Morlaix eut un sourire :

— Oh ! moi, je m’en fiche. Nous n’avions plus le sou : nous devions nous brûler la cervelle le soir même. On peut toujours revenir sur ce projet.

Daalia chancela.

— Se tuer ?

— Qu’avez-vous, Pangherana ? fit tout bas Souria, remarquant le trouble de sa compagne.

Du geste, la fille du plaideur lui imposa silence.

— Eh parbleu ! reprenait Albin en marchant avec agitation dans sa prison, c’eût été la solution la plus simple !

Puis, brusquement :

— E puis, non, on ne se tue pas quand on a un devoir à remplir. Ce serait a refaire, que je recommencerais. Comment, à travers la cloison d’un cabinet de restaurant, j’apprends que Niclauss, mon cousin, ce misérable drôle, complote avec un correspondant infidèle, de dépouiller l’oncle François, et je laisserais faire. Non, mille fois non. Que la justice me condamne, j’ai ma conscience pour moi. Si j’ai extorqué dix mille francs à ce bandit, c’était pour payer notre passage jusqu’ici ; c’était pour venir me mettre à la disposition de mon oncle inconnu, pour lui dire : « J’allais me tuer, le hasard me fait savoir que ma vie peut vous être utile. Ne me remerciez pas, cela n’en vaut pas la peine, puisque je vous répète que j’allais me tuer. »

Les mains de Daalia se joignirent. Ses yeux se levèrent vers le ciel.

Pourquoi ce double mouvement ?

Elle n’aurait su le dire, la charmante enfant.

Mais une joie profonde venait de la pénétrer.

Et comme Souria se glissait à son poste d’observation, qu’elle avait abandonné, elle la repoussa doucement :

— Non, Souria, non. Ceux-là ne doivent pas être épiés.

— Pourquoi, Pangherana ?

— Parce que mon père a été trompé sur leur compte.

— Trompé ?

— Oui. Il y a un secret de famille. Je viens de le surprendre, et je désire que nul autre ne le connaisse.

— Il sera fait comme vous le désirez.

— Je compte sur toi, ma jolie Souria. À propos, aussitôt que tu pourras te faire libre, viens donc me voir. Je veux te faire choisir une broche d’or, parmi mes bijoux.

Un quart d’heure après, Daalia, assise auprès de Rana, dans sa petite voiture, quittait la prison, accompagnée jusqu’au seuil par Souria, délirante de joie coquette.

Le bon Jeroboam Metling ne s’était pas réveillé. Rien n’avait averti cet intrépide dormeur que la fortune venait à sa fille, tandis que, sur ses paupières, Morphée appuyait ses doigts légers gantés de pétales de pavots.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque la voiture rentra dans la cour de la plantation Gravelotte, François, installé sous la véranda, salua sa fille par ces mots :

— Que signifie cette promenade dont je n’étais pas prévenu ?

Daalia sauta à terre, gravit précipitamment l’escalier couvert de verdures et rejoignant son père :

— Je vais vous le dire.

— J’écoute.

— Non, pas ici Père, daignez m’accompagner dans votre cabinet de travail.

François ne savait rien refuser a sa chère Daalia.

Il gagna avec elle la salle désignée, dont la jeune fille verrouilla soigneusement les portes.

Durant près d’une heure, tous deux demeurèrent enfermés, puis ils reparurent. Mais si un curieux s’était trouvé là, il eût entendu ces étranges répliques :

— C’est entendu, ma chérie, j’exigerai de Gavrelotten qu’il retire sa plainte.

— Et moi, père, dès demain, j’irai demander au sage Miria-Outan, grand prêtre de M’Prahu, de me relever de mon serment, car je le vois bien, vous aviez raison, et mon esprit romanesque n’a abouti qu’à nous lancer dans des complications inextricables.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélas ! quand on s’est engagé dans une voie, il n’est pas toujours commode de revenir en arrière. Daalia en fit la douloureuse expérience.

Le lendemain, elle se rendit au temple de M’Prahu. Le grand prêtre Miria-Ouan la reçut avec bienveillance, mais quand elle lui eut exposé son désir de renoncer à demander à son fiancé les huit vertus du guerrier, il secoua la tête :

— Mon enfant, tu as prêté serment sur le livre sacré. Il n’est au pouvoir d’aucun humain de te dégager de ce serment.

— Quoi ? personne ?

— Personne.

— Mais je regrette d’avoir juré.

— Trop tard !

— Je maudis ma sotte pensée. Je veux y renoncer.

— Tu le peux.

La jeune fille eut un cri de joie.

— Je le puis, alors…

— Attends que j’achève. Tu es libre de renoncer, mais à une condition ?

— Laquelle ?

— Renoncer en même temps à la vie.

— Comment ? Mourir ?

— Sans doute. Ne te souviens-tu plus des termes dans lesquels tu t’es engagée vis-à-vis du tout-puissant M’Prahu ?

Daalia se tordit les mains.

— Mais je ne veux pas mourir ! commença-t-elle…

Miria-Outan l’interrompit :

— Alors, agis ainsi que tu l’as promis à la divinité. Du reste, pour te donner la force de rester fidèle à la parole donnée, je vais t’assurer un compagnon qui, en toute circonstance, te rappellera que renoncer, c’est mourir, qu’exécuter le pacte, c’est vivre.

Et à l’appel du grand prêtre, un Malais parut.

Sec, nerveux, agile, drapé dans une tunique grise aux parements jaunes, ce nouveau personnage provoqua chez la fille du planteur un douloureux frisson.

Elle l’avait reconnu. C’était un des sacrificateurs qui répandaient le sang des victimes sur l’autel de basalte de M’Prahu.

— Oraï, prononça Miria-Outan, tu vois cette jeune fille ?

— Oui, grand prêtre.

— Elle a prononcé le vœu des huit vertus du guerrier.

— Bien.

— Elle est jeune. Son âme est faible. La grandeur du devoir lui donne le vertige. Elle a peur de ce qu’elle a promis.

Un froissement d’acier résonna. Oraï venait de tirer du fourreau un kriss à la lame contournée. Daalia poussa une exclamation de terreur.

Gravement, le sacrificateur éleva son arme au-dessus de sa tête :

— Par cette lame brillante, psalmodia-t-il, je jure, ô M’Prahu, que cette jeune fille tiendra sa promesse, ou que la vie de la parjure sera tranchée en sa fleur.

Miria-Outan inclina la tête en signe d’approbation ; puis, appuyant la main sur le front de la pauvre Daalia :

— Va, jeune fille, et souviens-toi !

Elle s’en alla, rejoignit le palanquin qui l’avait amenée. Chancelante était sa démarche, égaré son regard.

En route, elle tressaillait au moindre bruit dans les buissons, dans les plantations, bordant la route.

C’est qu’elle connaissait la terrible loi de M’Prahu.

À cette heure, des yeux fanatiques la surveillaient et des kriss aigus étaient prêts à fouiller sa chair, si elle n’accomplissait pas le vœu ridicule qu’en un moment d’irréflexion elle avait prononcé.

Une légèreté de fillette devenait une menace de mort. 

Il lui fallait maintenant aller jusqu’au bout.

Et ce soir-là, François gronda, tempêta comme cela ne lui était jamais arrivé. Il maudit M’Prahu, sa fille, les sacrificateurs, les Battas et généralement la terre entière.

Aucun père ne lui adressera de reproches à cette occasion.

Il est vraiment pénible et ridicule de se voir condamné à jouer une comédie grotesque, née de la fantaisie d’une enfant gâtée, ou si l’on refuse ce rôle d’histrion, à perdre cette enfant gâtée, mais tendrement chérie.

  1. Terme usité. Les mères javanaises appellent ainsi les enfants des nobles, des riches…
  2. Danse sumatrienne.
  3. L’usage du bétel est général en Malaisie. On chique « des boulettes » préparées, dont le résultat est de noircir et de rougir les dents. Cela est considéré comme une beauté par les naturels, qui appellent dédaigneusement les dents blanches des Européens : dents de chien.