CHAPITRE III

OÙ APPARAIT LE JOLI GÉNIE DES COMPLICATIONS, Mlle  DAALIA


La mer était d’un bleu vigoureux : azuré à la crête des vagues ; indigo dans le creux des lames.

Poussés par le vent, les flots s’avançaient en longues rides vers la côte ; mais, bien avant de l’atteindre, ils se déchiquetaient, en écumes argentées, sur les innombrables récifs, qui semblent placés là pour défendre la terre contre les fureurs du large.

Tout au loin, vers le nord, une sorte de buée gris perle s’appuyait sur l’horizon.

On eût cru un nuage léger, contrastant avec la limpidité du reste du ciel. Cette nuée représentait, pour les assistants, la côte de Malacca bordant le détroit auquel elle a donné son nom.

Bien qu’il fût à peine huit heures du matin, la chaleur se faisait déjà sentir, et le ciel commençait à prendre cette couleur bleu doré, qui semble être de la lumière fluide et reste invraisemblable pour les voyageurs du Nord, accoutumés à leurs cieux brumeux, où la clarté des jours d’été n’est que pénombre auprès du rayonnement de fournaise illuminant l’atmosphère autour de l’archipel Malais.

À l’abri de la vérandah d’une somptueuse habitation édifiée au sommet d’une colline, entourée de jardins dont les feuillages sont dominés par les panaches ondoyants des trembles-cocotiers, deux personnes, debout près d’une lunette supportée par un pied de cuivre, interrogent alternativement la surface de l’Océan.

Qu’attendent-elles ?

Est-ce un des grands steamers venant d’Europe ? Non. Leurs regards se porteraient vers l’ouest, dans la direction du golfe de Bengale.

Et les yeux sont obstinément tournés vers l’est.

C’est donc le bateau hollandais desservant Java, Batavia, Singapoor et Sumatra, un vapeur de la compagnie Nederlandsch-Indische-Stoomwaartschappij, dont les curieux guettent la venue.

Oui, sans doute, car en regardant au-dessous d’eux, dans la cour, on distingue un spacieux palanquin, à la caisse dorée, aux rideaux verts, constellés de fleurs jaunes brodées, près duquel se tiennent huit porteurs, le torse nu, les reins ceints de pagnes vert et or, le chef recouvert de turbans de même couleur.

C’est cela. Le palanquin attend les maîtres de l’habitation, et ceux-ci attendent que la fumée lointaine décèle l’approche du steamer espéré, pour descendre et se mettre en route vers le port de Palang-Chinchadeng, qui se devine là-bas, sur la côte, entre les feuillages et les palmes.

Rien n’apparaît encore à la surface des eaux, rien que les voiles des bateaux de pêche ou de pirates, car les populations côtières de Sumatra, où nous sommes, pratiquent à la fois les deux industries.

Les observateurs établis sous la vérandah ont un mouvement d’impatience. Ils se jettent dans les fauteuils de rotin placés à leur portée, et demeurent étendus, immobiles, les yeux fixés dans le vague.

Ils se livrent ainsi, sans en avoir conscience, à l’examen de quiconque se trouverait là.

L’un est un homme d’une soixantaine d’années. Ses cheveux blancs sont coupés court sous son chapeau de manille aux larges bords. Sa face colorée est coupée par la moustache, blanche également, mais qui se relève « à la mousquetaire ». En dépit du complet de toile qui trahit le planteur, ce beau vieillard a je ne sais quelle allure d’officier de cavalerie.

Sa compagne est une jeune fille, seize ans à peine. Mais s’il est aisé de pronostiquer que, lui, est Européen, il semble impossible de déterminer à quelle race, elle, doit être rattachée.

Oh ! elle porte à ravir, sa robe de mousseline qui fait valoir sa taille souple ; d’exquis petits souliers de chevreau moulent ses pieds fins, élégants, cambrés, à dépiter Cendrillon elle-même.

Seulement ses cheveux sont d’un fauve sombre, inconnu en Europe. On dirait que l’on a fondu ensemble la chevelure noir bleu des indigènes et les mèches blondes des enfants du Nord. Ses yeux veloutés ont la teinte des pensées foncées, un violet profond, où l’on devine une mélancolie douce, un abîme de rêve. 

Enfin il n’est point jusqu’à son teint qui n’ait de quoi enfanter l’indécision. Certes elle est blanche, la charmante enfant, mais d’une blancheur spéciale, avec quelque chose de doré, comme si sa peau, fine et transparente, avait été tissée de trois fils de soie, neigeuse et d’un fil d’or.

— Ah ! grommelle le vieillard, voilà les ennuis qui commencent. Voilà ce que c’est que de se prêter aux folles imaginations d’une fillette.

— Folles imaginations !

C’est la jeune fille qui répète en écho ces dernières paroles.

Dans son accent, il y a de la tristesse et du reproche.

Le planteur se souleva à demi sur son siège.

— Là, là, ma Daalia, ne te fâche pas. Je suis pour toi le plus obéissant des pères ; reconnais au moins que tu compliques ma vie avec ton idole M’Prahu[1].

Daalia joignit les mains d’un air consterné :

— M’Prahu n’est pas une idole ; c’est la divinité qu’adorait ma mère, ma mère née d’une famille de prêtres de la vaillante race batta.

— J’ai dit idole par inadvertance, mignonne. Foi de François Gravelotte, je respecte M’Prahu ! Quand j’épousai ta mère, noble fille batta, il fut convenu que le te ferais instruire dans la science d’Europe, et qu’elle t’instruirait dans la religion de M’Prahu.

— A-t-elle manqué à sa promesse.

— Non. Grâce à notre surveillance, tu es devenue une savante.

— Alors, père, pourquoi semblez-vous regretter votre engagement ?

— Je ne regrette pas.

— Pardon, mon père. Vous souvenez-vous de l’heure funèbre où maman ferma les yeux pour toujours ?

— Comment pourrais-je l’oublier ?

— Quelles furent ses dernières paroles : Daalia, en toute circonstance importante de ta vie, prends conseil de Miria-Outan, le grand prêtre vénéré de M’Prahu, et vous, François, vous qui avez tissé à la pauvre Malaise des jours de félicité, jurez-moi de vous conformer aux décisions du sage que je viens de nommer.

— J’ai juré sans hésiter.

— Alors, mon bon père, pourquoi qualifier aujourd’hui de folles imaginations de fillette, les choses nées de la grande sagesse de Miria-Outan ?

L’oncle François, c’était lui, pétrit nerveusement les accoudoirs de son fauteuil et grommela :

— Pourquoi ? Pourquoi ?

Elle se leva, légère comme un oiseau, enlaça son père de ses bras, et câline, persuasive :

— Vous le voyez, papa, vous ne savez que répondre ; je ne veux pas dire que vous avez tort, cela ne serait pas d’une fille soumise et respectueuse, mais je crois pouvoir affirmer que j’ai raison.

— Petite masque, fit le vieillard en riant.

— Oh ! masque… Un masque qui cache un cœur tout à vous.

— Oui, quand je dis comme toi, quand je t’obéis.

Elle prit une figure grave :

— Nous obéissons tous deux à maman.

Et avec pétulance, parlant vite de façon à décourager l’interruption :

— Voyons, père chéri, récapitulons. Un jour, vous me prîtes sur vos genoux et me tîntes ce langage. « Daalia, ne souhaiterais-tu pas connaître le pays lointain où ton père a vu le jour ? — Un voyage en Europe, répondis-je, quand partons-nous ? »

— C’est exact.

— Chut ! Chut ! laissez-moi raconter mon histoire.

— Je la connais comme toi.

— Non, non, puisque vous grondiez à l’instant encore.

Elle appuya sur les lèvres de François sa main délicate, fine, sur la transparence ambrée de laquelle les veinules dessinaient des lacs d’azur pâle, et poursuivit :

— Oh ! oh ! fîtes-vous, trop de fougue, mademoiselle. Un riche planteur ne quitte pas ainsi ses domaines. Écoute ce que j’ai rêvé. Il y a quarante-trois ans que j’ai quitté la Lorraine, ma patrie, y laissent des frères. Ils ont dû se marier, créer des familles. La fortune, chez nous, était médiocre ; selon toute probabilité quelqu’un de mes « neveux », car, je suppose que j’ai des neveux, est pauvre. Or les Gravelotte sont de braves gens, tête de fer et cœur d’or, de vrais Lorrains enfin… Eh bien je rêve de donner la richesse à un neveu et le bonheur à toi, ma fille aimée, en vous mariant tous deux. J’écris dans ce sens à M. Fleck, mon représentant dans l’ancien monde, et…

— Et tu me fis déchirer la lettre, en gémissant de ta jolie voix prenante, à laquelle je ne sais pas résister : Oh ! papa ; le mariage est un acte important, très important. J’ai promis à maman. Je ne puis prendre une résolution sans avoir consulté le sage Miria-Outan.

— Consulte-le donc vite, telle fut votre réponse…

— Imprudente, car ces quelques mots ouvraient ma maison au génie des complications.

— Complications, vous pensez cela.

— Si je le pense ? Mais, petite malheureuse, comment désignerais-tu autrement le tissu de fables que j’ai confié à cet excellent Fleck ?

— J’appelle cela : les inspirations de M’Prahu.

Le planteur trépigna :

— Ah ! il y avait longtemps que l’on n’avait parlé de M’Prahu.

— Papa, respectez le dieu des Battas, le dieu de votre Daalia.

— Je le respecte, lui, personnellement, si tu veux ; mais ses inspirations…

— Sont la Sapience même, car elles émanent du livre sacré, le M’Prahu-battaëva, dicté par lui à l’aurore des temps et précieusement conservé dans le temple souterrain d’Audelang.

— Ah ! des livres sacrés, tous les temples en possèdent, et chacun prétend apocryphes les livres des voisins.

— Celui-là est réel.

Daalia affirma cela d’un ton résolu, la main levée vers le ciel, absolument comme si elle avait assisté vingt-trois mille sept cent cinquante-deux ans auparavant — ainsi se dénombre l’ère batta — à la dictée de M’Prahu.

Sur ce terrain, elle était intransigeante.

Avec la douce tolérance qui faisait le fond de son caractère, François Gravelotte céda comme de coutume :

— Soit, il est réel. Ne discutons pas pour cela. Il est réel, mais compliqué, voilà tout.

— Encore.

Du doigt la jeune fille menaça le planteur, puis doucement :

— Ah ! mon bon papa, vous ne comprendrez jamais la Sagesse batta. Peut-être aussi est-elle trop différente de la pensée européenne.

— Ce doit être cela, ma chérie.

— Alors, je veux, essayer encore de vous initier, mon père.

— Est-ce bien utile ?

— Oui, car je suis peinée de votre résistance.

Combien subtile, pénétrante était la voix qui prononça cette phrase en un gémissement musical.

Ah ! François l’avait bien dit. Il était sans force contre ces accents harmonieux, contre ce timbre plus pur que la vibration du plus pur cristal.

Il saisit les menottes de l’enfant bien-aimée, et avec la tendre condescendance d’un bon père :

— Va, mignonne. Je ne demande qu’à être convaincu.

Et, en aparté, il ajouta :

— C’est égal. M’Prahu est un malin de t’avoir choisie comme avocat.

Sans se douter de cette restriction mentale, Daalia expliquait :

— Avec votre permission, père, je me rendis au temple d’Audelang. Le sage Miria-Outan me reçut comme une enfant de sa race, et quand je lui eus confié le but de ma visite, il demeura un instant absorbé, réfléchissant.

— Bon, soliloqua le planteur… Je conçois la réflexion pour arriver a pareil imbroglio !

Mais son visage resta impassible et sa fille continua :

— Daalia, me dit-il enfin, toute lumière vient du livre saint M’Prahubattaëva, consultons-le ensemble.

« Il prit un vase de terre, y versa de l’eau, y jeta quelques grains de maïs, deux bâtonnets d’encens, des fèves du vanilier, puis il versa le tout devant l’autel du dieu.

« Après quoi, il s’approcha du Livre, que supporte un pupitre de bois d’arek, sculpté en la forme d’un tigre dressé.

« — Jeune fille, prononça-t-il sans me regarder, retire une épingle de ta coiffure et enfonce-la dans la tranche du M’Prahubattaëva.

« J’obéis.

« Il ouvrit à la page marquée par la tige métallique et lut :

« — Alors M’Prahu, maître des êtres qui peuplent le Ciel, la Terre et les Eaux, voulut associer à son pouvoir une compagne digne de lui, et ses yeux s’arrêtèrent sur Liamanna, fille de Solok, la plus gracieuse à la danse, la plus parfaite en beauté.

« Mais à sa requête elle répondit :

« — Avec un peu de lave et de glaise, tu as pétri le monde, mais pour conquérir l’âme de Liamanna il faut plus encore.

« — Et quoi donc, demanda le dieu étonné ?

« — Créer les huit vertus du guerrier qu’en rêve un génie inconnu m’a désignées.

« À cette réponse, M’Prahu vit bien que son choix avait l’assentiment des puissances de l’espace, et il continua d’interroger celle qui était chargée de lui faire entendre la voix des infinis lointains.

« — Quelles sont ces vertus ?

« Et Liamanna répliqua :

« — Les huit vertus sont :
xxx « La patience ;
xxx « Le mépris de la souffrance et de la mort ;
xxx « Le savoir ;
xxx « La ruse ;
xxx « La volonté ;
xxx « La mémoire ;
xxx « L’autorité ;
xxx « La douceur au campong[2].

« — Et comment les créerai-je, questionna encore M’Prahu ?

« — Quand tu m’auras rencontrée huit fois sans me reconnaître, elles existeront.

Daalia s’interrompit une seconde, puis doucement :

— Père, je ne vous conte pas par le menu les huit incarnations de Liamanna et comment les vertus du guerrier prirent naissance.

« Je restais là, en face du Livre, ne comprenant pas. Alors Miria-Outan s’écria :

« — C’est la Sagesse même qui a conduit ta main, jeune fille. L’oracle a prononcé. De ton fiancé, il faut exiger les huit vertus. Il faut le soumettre aux huit épreuves, imiter les huit incarnations de la divine Liamanna.

« Voilà pourquoi, cher papa, les sept Battas qui tiennent tes comptoirs éloignés, se sont transformées en épouses ; pourquoi, ma vieille nourrice Rana est devenue ta huitième compagne ; pourquoi enfin le cousin, que tu me destines, ne sera mon époux que s’il triomphe des huit épreuves.

— Eh bien, il aura de l’agrément.

Elle eut un sourire mélancolique.

— J’ai juré sur le livre sacré, père, ne l’oublie pas. Et d’après la loi de M’Prahu, si je manquais a ce serment, soit pas ma faute, soit par celle de tout autre, je devrais me percer le cœur d’un kriss[3] acéré pour me punir.

Le planteur frissonna :

— Ne parle pas ainsi, mignonne.

— Vous voyez bien qu’il faut que tout ce passe comme l’a décidé Miria-Outan ?

— Hélas, oui !

— Car autrement, votre fille chérie…

Éperdument, François enleva la jolie créature comme pour la protéger.

— Tu as raison, enfant, je ne sais où j’avais la tête.

Tu as juré, soit. Il faut que tu tiennes ton serment. Tout plutôt que de te perdre.

Il couvrait son front, ses cheveux de baisers.

Elle les lui rendait, heureuse de le voir enfin d’accord avec sa foi.

Soudain elle se dégagea, son bras s’étendit vers l’est :

— Père, une fumée au large.

Tous deux coururent à la légère balustrade, contre laquelle s’appuyait le support de la lunette.

Le vieillard appliqua l’œil à l’instrument, et presque aussitôt :

— Oui, c’est le vapeur de Singapoor. En route, ma Daalia.

Une fois encore, il la prit dans ses bras :

— Et surtout, méchante petite, ne crains pas que je te trahisse. Tu tourmenteras ton fiancé autant qu’il plaira à M’Prahu et à Miria-Outan ; moi, je m’en lave les mains. Au diable mes neveux, mais qu’il ne tombe pas un cheveu de ta tête adorée.

Prestement, la jeune fille se coiffa d’un léger chapeau de paille.

Puis, bras dessus, bras dessous, le planteur et elle-même descendirent dans la cour, par un gracieux escalier couvert d’un dais de vaniliers et de plantes grimpantes aux fleurs éclatantes.

Leur mouvement avait été remarqué.

Quatre des porteurs avaient enlevé le palanquin et l’avaient amené au bas des degrés. Les quatre autres s’étaient rangés en arrière.

C’était l’équipe de renfort, ou plus exactement d’alternance.

Avec une vigueur, une endurance incompréhensibles sous ce climat embrasé, les porteurs courent sans cesse d’un trot élastique et soutenu.

De paal en paal (mille cinq cent quatre-vingts mètres), ils se remplacent aux brancards, et cela, sans ralentir leur allure, avec une adresse telle, que les voyageurs ne s’aperçoivent pas de la substitution des équipes.

Le père et la fille prirent place dans le coquet véhicule.

Aussitôt soulevé sur les épaules des serviteurs, celui-ci traversa la cour, passa sous le portail de bois, orné d’un auvent, à la hollandaise, et fila le long de la route de Palang-Chinchadeng, bordée de casuarines.

Une poussière jaune extrêmement ténue s’élevait eni légers nuages sous les pieds des coureurs.

De temps à autre, une interjection brève :

Mitau iach ! (gare ! un serpent).

Un sifflement de badine, un coup sec suivaient, annonçant la mort d’un reptile.

Ces dangereux ophidiens affectionnent, en effet, le sol des routes pour dormir ou digérer, et les porteurs ont, dans la ceinture, à leur intention, des baguettes de bois de fer. Au passage, sans réduire la rapidité de leur course, ils brisent la colonne vertébrale du serpent que son mauvais sort place sur leur chemin. Leur victoire est annoncée par un second cri :

Karæ iach ! (fini, le serpent).

Tous ces détails, familiers aux voyageurs, n’attiraient point leur attention.

Leurs regards restaient fixés sur la mer, à la surface de laquelle la coque du steamer apparaissait distinctement.

— Nous arriverons au débarcadère une demi-heure avant lui, remarqua Daalia.

François approuva du geste :

— Comme cela, nous verrons ce que le gouverneur, a préparé pour cueillir, au débarqué, cet aventurier.

— … qui comptait se faire passer pour mon cousin, et qui a volé à ce bon M. Fleck dix mille francs.

— Ce qui m’en coûtera près de quatre mille.

— À toi.

— Ma foi, je dois rembourser à Fleck la longue dépêche qu’il m’a adressée pour me mettre en garde.

Ce disant, le planteur tirait de sa poche un cablogramme.

— Dépêche qui, continua-t-il, expédiée par la voie Russie-Madras, au tarif de cinq francs le mot, représente la somme de trois mille neuf cent quatre-vingt-cinq francs, puisqu’elle contient sept cent quatre-vingt-dix-sept mots.

Daalia eut un sourire insouciant :

— Si vous n’aviez été prévenu, mon père, l’aventure eût pu vous coûter davantage.

— Je n’y contredis pas. Mais quelle étrange histoire.

Et pensif :

— Fleck, sa fille Lisbeth et mon neveu Niclauss Gavrelotten, que je ne connais pas encore, dînent à Paris dans un grand restaurant.

Des malfaiteurs enlèvent la pauvre Lisbeth, exigent de son père une rançon de dix mille francs.

— C’est peu, fit Daalia avec une petite moue.

— Peu, on voit bien que tu n’es pas chargée de payer… Mais je reviens à mes moutons, ou plutôt à mes larrons. Fleck est un homme avisé. Il revient au restaurant, fait une enquête, et finit par apprendre que, du cabinet voisin de celui qu’il occupait, on entend ce qui se dit dans ce dernier. Dès lors, qui a été servi dans ce cabinet ? Réponse ; Un habitué qui prétend s’appeler Gravelotte. Parfait, nous tenons la piste. Un aventurier, deux aventuriers, car le drôle n’était point seul, ont entendu Fleck parler de moi. Ils se sont dit : Tiens ! Tiens ! mais voilà une affaire sérieuse. À court d’argent, ils ont extorqué à mon correspondant la somme nécessaire à leur passage.

— Très habile…

— Autant que malhonnête. Fleck court aux agences d’embarquement. Ses soupçons deviennent certitudes : le faux Gravelotte et son complice ont, en effet, pris le bateau pour Singapoor, Sumatra. Impossible de les rejoindre… Heureusement un cablogramme court plus vite que le plus accéléré des steamers. Fleck me télégraphie. J’avise les autorités hollandaises, et nos voleurs, je dis nos parce que je rembourserai Fleck, vont être cueillis au débarqué.

La jeune fille égrena en notes perlées un franc éclat de rire.

— Et je serai enchantée d’assister à la scène.

— Vraiment ?

— De jouir de la confusion de ces brigands.

— Oh ! oh ! je ne te savais pas si violente.

— C’est que, mon cher papa, l’audace de ces gens me révolte. Voler dix mille francs, cela n’est rien. Vous êtes assez riche pour dédommager votre correspondant ; mais enlever une jeune fille, lui causer une épouvante dont sa santé sera peut-être compromise… Voilà ce que je ne saurais admettre, ce qui m’irrite et me fait désirer pour les coupables une punition exemplaire.

On arrivait sur les quais de Palaug-Chinchadeng. Le port, établi à l’embouchure de la petite rivière du Chinchal, est bordé d’une large voie, plantée de huit rangs de palmiers.

Au fond, des palétuviers descendent jusque dans le lit du cours d’eau. C’est là que s’amarrent les praos (barques) des pêcheurs.

Plus près de la mer, un pier-estacade, dont les épaisses solives sont badigeonnées de goudron, permet aux navires de fort tonnage de s’amarrer à quai. Il y a là quelques porteurs, le corps nu, les reins ceints de pagnes sordides ; puis des colons en complets blancs, des officiers de l’armée coloniale hollandaise, des européennes pâles, alanguies par le climat débilitant, mais chez lesquelles la coquetterie, demeurée vivace, s’affirme en des toilettes claires.

Le gouverneur est là présent, avec son large manille, son veston blanc, dont les manches portent les Insignes de son grade.

Le haut fonctionnaire s’avance vers le palanquin.

— Eh ! bonjour, monsieur Gravelotte.

Il aide Daalia à descendre :

— Mademoiselle est un véritable bouton de rôse. Heureux celui qui en parera sa boutonnière.

La jeune fille rit des paroles du galant gouverneur : François lui serre la main et, la voix baissée :

— Le Vapeur de Singapoor est en vue ?

Mais le Hollandais, lui, élève la voix :

— Oh ! pas de mystère !

Et désignant les colons, les dames présentes :

— J’ai convié ces messieurs et ces dames à assister à l’arrestation de votre voleur… Cela donnera un peu de solennité à l’opération, ce qui, au point de vue de la justice elle-même, est une bonne chose, et puis, conclut le brave homme en étouffant un bâillement, c’est une petite distraction… Les occasions de se distraire sont si rares à Palang-Chinchadeng.

Sur tous les visages, il y a une approbation mélancolique.

— Le pays de l’ennui, soupire une jeune femme au teint décoloré, en pressant dans ses mains amaigries, les mains de Daalia.

— Une chaleur torride qui vous tient en perpétuelle transpiration, grogne un gros homme à la face bouffie.

— On n’est bien que dans sa baignoire, s’écrie un troisième. J’arrive à prendre huit bains par jour.

Et avec un ensemble navré, tous gémissent en chœur :

— Ah ! si l’on n’était ici pour faire fortune, ce serait intolérable.

Ils disent vrai. L’archipel malais est à la fois le plus beau pays du monde et le plus inhospitalier aux Européens.

La fièvre les guette ; la fièvre toute-puissante, foudroyante, qui affecte les formes les plus aiguës du choléra.

Un matin, on déjeune avec un homme souriant, qui semble plein de santé, plein d’années ; le lendemain, on suit son enterrement.

Le jour on demeure enfermé chez soi, dans une pénombre voulue.

On se traîne, ruisselant, d’une natte, où l’on ne trouve pas le repos, à une baignoire dont la fraîcheur ne se conserve pas.

La nuit, on erre en vêtements légers. On cherche la fraîcheur, et cette fraîcheur amène le frisson fiévreux au bout duquel, chasseresse patiente, attend la mort.

Certes on s’acclimate, mais on a huit chances sur dix, pour être défunt avant de s’être indigénianisé.

Et là, dans le petit groupe, les yeux se portaient, non sans envie, sur le vieillard, sur sa fille, qui, à cette heure, où déjà la chaleur pesait accablante, semblaient seuls à l’aise, au milieu de l’atmosphère embrasée.

— Attention, le bateau.

En effet, entre les balises, marquant le chenal en eau profonde, apparaissait la coque grise du steamer effectuant le service en navette entre Singapoor, Batavia et les ports nord-est de Sumatra.

— À vous, monsieur Van Klijn, dit le gouverneur.

— Je suis paré, monsieur Staarten, répondit un petit homme sec, courbé par la maladie, assurant sa marche à l’aide de deux cannes. Vous voyez sur pied la brigade de police.

Il montrait du doigt une demi-douzaine d’agents, uniformément vêtus de blanc, et dont la fonction se trahissait seulement par le salacco (casque colonial), orné d’un ruban aux couleurs néerlandaises, et par le casse-tête en bois de fer, accroché à leur ceinture.

Le gouverneur Staarten hocha la tête d’un air satisfait ; il se tourna vers François Gravelotte, lui désigna du geste la force publique, avec cette exclamation :

— Eh ! Eh !

Sans nul doute, il voulait exprimer ainsi une phrase laudative dans le genre de celle-ci :

— Vous voyez comme tout cela marche. Je suis véritablement un gouverneur remarquable ; un conducteur d’hommes unique.

Mais l’attention du planteur était ailleurs.

Le navire, tiré par un remorqueur, venait lentement se ranger à quai.

Quelques ordres brefs partis de la passerelle, et l’énorme masse flottante s’arrêta. Des chaînes se déroulèrent avec fracas, se fixèrent aux colonnes d’amarrage. Puis un silence se fit.

Des matelots se préparaient à lancer la passerelle de débarquement.

Tous les yeux étaient fixés sur le pont, cherchant à deviner, dans le groupe des passagers, ceux que la police allait saisir.

Au premier rang, Albin Gravelotte et son fidèle Morlaix, leurs valises à la main, étaient bien en vue ; mais, il faut le reconnaître à la honte de la perspicacité générale, personne n’eût soupçonné en eux les « voleurs » attendus.

La passerelle réunissait maintenant le navire au quai.

Les passagers firent un mouvement pour s’élancer, mais un geste de Van Klijn les cloua sur place.

Le chef de la police, tout claudicant, s’était porté à l’extrémité du léger pont de bois.

— Messieurs Gravelotte et Cie, demanda-t-il.

Albin regarda Morlaix. Morlaix regarda Albin.

Enfin ce dernier fit un pas en avant :

— Gravelotte, c’est moi… et compagnie doit désigner mon valet de chambre, ici présent.

Un murmure stupéfait courut dans l’assistance, et Daalia traduisit l’impression générale en disant assez haut pour être entendue :

— Mais il n’a pas mauvais air du tout, ce bandit !

Cependant le policier parlait :

— Veuillez avancer, messieurs.

Albin et Morlaix gagnèrent aussitôt le quai, où ils se virent entourés par les agents de Van Klijn.

— Que signifie, commença le jeune homme ?…

Le boiteux s’inclina :

— Cela signifie, monsieur, qu’avisé de vos exploits à Paris, je vous arrête, à la requête de l’honorable M. François Gravelotte, qui nous écoute.

Sa main s’étendait vers le beau vieillard.

Albin eut un cri de joie :

— Mon oncle !… tout va s’expliquer…

Il ne continua pas. Un formidable éclat de rire venait de partir du groupe des curieux.

Les agents ricanaient aussi. Il n’était pas jusqu’au chef de la police qui ne fût secoué par l’hilarité…

— Votre oncle, répéta ce dernier. Ah ! elle est bonne celle-là ! Votre oncle !

— Mais certainement.

— Je ne demande qu’à vous croire. Vous avez des papiers ?

— Des papiers ?

Fichtre non, Albin n’en avait pas. Son départ précipité ne lui avait pas laissé le loisir de se munir des papiers divers que l’état civil attribue aux citoyens, avec une prodigalité coûteuse pour eux.

Et même, le temps ne lui eût-il pas fait défaut, qu’il n’aurait pas songé à ce détail. A-t-on besoin de papiers pour se dévouer ?

Quand on vient au bout du monde, pour délivrer un homme, pour reprendre, en son lieu et place, une captivité qui lui pèse, un passeport paraît chose inutile, illusoire, baroque.

Mais le policier d’un ton hilare s’écria :

— Alors vous n’avez pas de papiers ?

— Ma foi non, nous sommes partis si précipitamment.

— Si précipitamment… je sais, je sais… Précipitamment ; ah ! vous pouvez vous vanter d’avoir le mot juste, vous !

Van Klijn riait aux larmes.

Gouverneur, soldats, colons, gentilles créoles, se tordaient littéralement.

— Eh, monsieur, reprit Albin chez qui montait une visible impatience, je vous serais obligé de m’expliquer votre attitude ; elle est à tout le moins inconvenante !

— Oh ! une leçon de convenances !

Les rires redoublèrent.

Du coup, le jeune homme se mit en colère.

D’une brusque secousse, il se dégagea des mains des policiers et bondit vers François Gravelotte :

— Mon oncle !

Mais il s’arrêta stupéfait, Daalia s’était précipitée devant son père, le couvrant de son corps, et d’une voix frémissante :

— Vous me tuerez, avant de le frapper.

Puis nerveuse, irritée :

— Qu’espérez-vous de cette comédie ?

— Quelle comédie ?

— Vous n’êtes pas un Gravelotte.

— Je ne suis pas, bredouilla Albin, ahuri de se voir contester son nom ?

— M. Fleck nous a télégraphié.

— Fleck, ce misérable.

— Ne l’insultez pas, après l’avoir dépouillé de dix mille francs.

Cependant le gouverneur avait fait signe aux agents qui, avec un touchant ensemble, se ruèrent sur le jeune homme et le réduisirent à l’impuissance.

— Allons, cette scène a assez duré. Conduisez les deux coupables en lieu sûr.

Albin ne chercha pas à résister ; seulement d’un ton profond qui troubla la charmante Daalia :

— Alors, mademoiselle, vous me considérez comme un bandit ?

Elle voulut répondre :

— Oui !

Mais sous le regard fixé sur elle, il lui sembla que sa volonté s’amolissait. Quelque chose comme un doute traversa son esprit.

Le oui ne dépassa pas sa bouche rose et fut remplacé par un geste vague, sans signification précise, indiquant le trouble de sa pensée.

— Puissiez-vous, mademoiselle, n’avoir jamais à regretter votre erreur.

Haussant les épaules, il se laissa entraîner par les agents.

— Et vous, clama le chef de la police en s’adressant à Morlaix qui regardait, le sourire aux lèvres absolument comme si l’aventure ne le concernait pas. Et vous, qu’avez-vous à dire ?

Le domestique-ami secoua la tête.

— Moi, je m’en fiche.

Après quoi, entre deux agents, il suivit tranquillement Albin.

  1. Divinité des peuples battas. M’Prahu est une contraction de Maleuc Pioctolang, Ravensaar, Hurbanlooe, et peut se traduire par : Celui qui est plus haut que les fumées des volcans.
  2. Campong, habitation indigène en Malaisie.
  3. Kriss, poignard malais.