Éditions Jules Tallandier (p. 5-27).

PREMIÈRE PARTIE

LE SERMENT DE DAALIA


CHAPITRE PREMIER

LES FRUITS D’UNE IDÉE DE BAPTISTE, GARÇON DE CAFÉ


— Comment, tu as fait cela, Baptiste ?

— Tu l’as dit, mon vieux Justin.

Et les deux garçons de café éclatèrent de rire.

La petite veste noire sur les épaules, les hanches ceintes du tablier blanc, insigne de leur profession, tous deux s’abandonnaient à la plus franche gaieté dans le cabinet particulier 24, où ils venaient de pénétrer.

Le 24 du Café Richissime — les causeurs appartenaient au personnel de cet établissement réputé — le 24 est presque historique, comme tous les cabinets de cette maison luxueuse.

Nul n’ignore le « Richissime », comme on l’appelle en argot des boulevards ; c’est l’un des derniers temples de la gastronomie, et les Français élégants, tout comme les fashionables touristes étrangers, s’y donnent rendez-vous. L’estomac y est dieu, et les prêtres de cette divinité gourmande, les cuisiniers, seraient dignes de porter l’épée mieux que feu Vatel, génie culinaire mais halluciné, car il s’embrocha de son espadon, tel une poularde du pays manceau.

L’addition y est particulièrement « douloureuse », il le faut avouer ; pour un dîner, une famille bourgeoise devrait sacrifier son budget de toute la semaine ; mais quoi, de même que les gens de qualité, les mets, dont la qualité est plus certaine encore, ne sauraient admettre aucune vulgarité, pas même celle des « prix doux ».

– Viens là, reprit Baptiste.

Et, entraînant son collègue dans un angle du cabinet :

– C’est enfantin ; vois-tu, j’utilise le ventilateur. Un microphone y est dissimulé. De sorte qu’ici, au 24, on ouït tout ce qui se dit au 26, et réciproquement. Dès lors, les clients du 24 entendent prononcer au 26 des paroles qui les désobligent ; ceux du 26 en perçoivent d’amères venant du 24. Dans les deux cabinets, on s’agace, on s’énerve. Bientôt la situation paraît insupportable. L’un des groupes se précipite chez l’autre pour lui faire des observations… modérées, que des gestes malheureux de la main, ouverte ou fermée, enveniment bientôt. Pugilat, yeux au beurre noir, rien n’y manque. J’entre alors en scène avec une lotion d’arnica, je prodigue mes soins aux combattants. Résultat final : satisfaction pour ma poche, car les pourboires, au lieu du dix pour cent usuel, s’enflent jusqu’au quinze, voire au vingt pour cent ; puis, satisfaction pour ma dignité d’homme libre, car ceux que je sers me servent, à leur tour, la comédie.

Justin hocha la tête d’un air entendu :

– Très ingénieux… Seulement, comment peux-tu être certain d’avance que tes clients… ?

– En viendront aux mains ?… L’observation, Justin, l’observation.

– Enfin, hier ?

– J’avais des gentlemen de Londres au 24… Des anciens officiers boers se sont présentés… Vite, je les ai installés au 26.

– Bon ! Mais, avant-hier ?

– Avant-hier, je travaillais dans l’hygiène : marchands de vin et buveurs d’eau.

– Bon encore, mais la semaine dernière ?

– Oh ! entrepreneur de travaux publics et entrepreneur de grèves… presque de la politique…

Le garçon philosophe s’interrompit brusquement.

D’un clignement d’yeux, il recommanda le silence à son interlocuteur, puis se porta à la rencontre de deux personnages, qui venaient d’apparaître en haut de l’escalier.

De taille moyenne, l’un, vêtu avec une impeccable élégance, montrait un visage blanc et rose, les cheveux et la moustache châtain clair, presque blonds, des yeux d’un bleu profond où se lisaient la lassitude et l’ennui.

Tout chez son compagnon trahissait, au contraire, l’insouciance. Ses cheveux rouge vénitien, son nez légèrement retroussé, sa bouche souriante disaient la finesse, la propension à la gaieté, la nature que les soucis effleurent mais n’égratignent pas.

– Ces messieurs désirent ?

À cette question de Baptiste, le premier répondit :

– Un cabinet. Envoyez-moi le maître d’hôtel.

– À l’instant.

Et le garçon ouvrit la porte du 24, non sans adresser un coup d’œil d’intelligence à son camarade Justin.

Cependant, les « clients » s’installaient au 24.

Je m’en fiche, dit tout à coup le blond.

Le roux se retourna aussitôt, montrant ainsi que l’exclamation était son nom, ou tout au moins son sobriquet, et avec la correction d’un laquais bien stylé :

– Monsieur m’a sonné ?

Son interlocuteur lui frappa amicalement sur l’épaule :

– Mon cher Morlaix, dit Je-M’en-Fiche, cette soirée est la dernière de mon existence. Oublie que tu as voulu être mon domestique, pour te souvenir seulement que nous fûmes camarades de collège.

L’entrée du maître d’hôtel interrompit les jeunes gens.

– Ah ! s’écria ce dernier, monsieur Albin Gravelotte !… Monsieur nous a un peu négligés ces temps derniers !

– J’étais en voyage.

– Monsieur est trop bon d’expliquer… Je voulais seulement marquer à Monsieur que l’absence d’un client comme lui se fait sentir.

Sans que son visage exprimât autre chose que l’indifférence, celui qui venait d’être appelé Albin Gravelotte coupa court aux protestations de l’employé.

– Écoutez-moi bien. Je veux un dîner soigné, mais l’addition ne doit pas dépasser cent francs, pourboire compris. Pour le menu, je m’en rapporte à vous.

Le maître d’hôtel s’inclina :

– Cent francs, pour deux, on peut marcher.

Et il se retira à reculons en ajoutant :

– Monsieur sera satisfait.

La porte refermée, Albin s’étendit voluptueusement sur un siège, puis doucement :

– Cinq louis pour le repas ; il nous restera quatre francs vingt-cinq centimes. De quoi payer la voiture qui nous conduira au bois de Boulogne. Une fois là… tu as ton revolver, Morlaix ?

– Parfaitement.

– J’ai le mien. Nous nous faisons sauter la cervelle de compagnie, échappant ainsi au souci du lendemain, aux angoisses de la misère.

Morlaix l’arrêta :

– Mon bon Albin, tout cela est convenu, donc pas de discours. Nous avons encore quelques heures à vivre, un succulent dîner à déguster, une délicieuse promenade en fiacre à effectuer. Que diable ! faisons tout cela gaiement.

– Mon cher, dit sévèrement Gravelotte, on ne meurt pas gaiement ; on meurt vaincu par la vie.

– Bah ! on meurt comme l’on peut. J’ai envie de rire, moi.

– Peut-être préférerais-tu vivre… Tu es libre, tu le sais.

Du coup. Morlaix fronça les sourcils.

– Pas de ces plaisanteries-là, commença-t-il d’un ton irrité…

Mais s’apaisant soudain :

– Tu es bête ! J’ai associé ma fortune, – ma fortune, la langue française vous a de ces ironies ! – ma misère à la tienne. J’ai juré de te suivre partout… Tu te suicides, moi aussi… Au fond, je m’en fiche !

Les jeunes gens se serrèrent cordialement la main.

Le maître d’hôtel reparut, la face rayonnante entre ses favoris. De l’air triomphant d’un général vainqueur, il tendit à Albin un petit carton, sur lequel il avait noté le menu de sa composition.

Tandis que le jeune homme l’examine en connaisseur, il convient de le présenter.

Quelques années après la funeste guerre de 1870-1871, Albin Gravelotte avait vu le jour.

Son père, originaire des environs de Metz, en Lorrain de vieille race, n’avait pas voulu accepter d’être annexé à l’empire d’Allemagne. Il avait bravement opté pour la nationalité française, abandonnant une situation aisée, renonçant, pour une somme dérisoire, à tous droits sur la propriété qu’il avait habitée jusqu’à ce jour, et qu’un frère, moins noble mais plus pratique, avait acquise, aimant mieux vivre largement comme Allemand, que chichement comme fils de Gaule.

Depuis, les deux frères ne s’étaient jamais revus.

Venu à Paris, le père d’Albin s’était marié, avait amassé une petite fortune, soigné l’éducation de son fils.

Malheureusement, à vingt et un ans, le jeune homme s’était trouvé orphelin avec un héritage d’environ quatre cent mille francs.

Que faire d’un héritage, si on ne le jette pas par les fenêtres, en compagnie de joyeux pique-assiette… qui vous tournent le dos, une fois les derniers louis croqués, mais qui sont si aimables tant que dure l’argent.

C’est pendant cette période de gaspillage qu’Albin rencontra Morlaix.

Tous deux avaient été condisciples au lycée Condorcet. Leurs baccalauréats passés, ils s’étaient perdus de vue.

Et voilà qu’un beau jour, Gravelotte, ayant téléphoné à une agence de lui envoyer un valet de chambre bien stylé, Morlaix s’était présenté.

Reconnaissance des camarades de collège, explications d’où il résultait que Morlaix avait eu toutes les malechances, sans rien perdre d’ailleurs de son caractère insouciant.

Albin, doué d’un bon cœur, offrit aussitôt son logis et sa bourse à Morlaix, mais celui-ci lui répondit dignement :

– Recevoir et ne rien donner n’est pas mon fait. Tu as besoin d’un valet de chambre. J’ai besoin d’une place. Prends-moi. Tu ne pourrais trouver domestique mieux stylé, car tu dois t’en souvenir, dès Condorcet, j’avais du style.

Tout ce que put dire Albin fut inutile. De guerre lasse, il céda, et Morlaix, dit Je-m’en-Fiche, fut promu du grade de camarade de collège à celui de valet de chambre.

Oh ! un valet de chambre spécial, qui, en public, parlait à la troisième personne à son maître, et le tutoyait dans l’intimité.

Excellent garçon, du reste, tout dévoué à son patron ami. Avec cela, au dire d’Albin, fort comme un Turc, adroit comme un singe, souple comme une couleuvre, fidèle comme un caniche, et ne tarissant pas en bons conseils.

Ces derniers ne furent pas suivis, si bien que Gravelotte dépensa les ultimes louis de son héritage.

Alors, il vendit ses meubles, ses tableaux, ses objets d’art.

Le jour même, il avait brocanté tout ce qui lui restait. 

Dans l’appartement vide et nu, le jeune Lorrain ruiné avait tenu ce discours :

– Mon cher Morlaix, j’ai tout juste cent quatre francs vingt-cinq centimes. Dès longtemps j’ai envisagé cet instant. Je me suis promis que, lorsque la vie large me deviendrait impossible, je me ferais sauter. Nous allons donc faire un dîner succulent, enterrement de ma vie de garçon, puis tu m’accompagneras au Bois… Une balle de revolver fera l’affaire… et tu seras libre de rentrer à Paris te chercher une autre situation.

– Un coup de revolver, répondit l’interpellé, c’est une solution. Je m’en fiche.

L’expression favorite de Morlaix, expression d’où lui venait son sobriquet, fit sursauter Albin.

Un peu sèchement, il reprit :

– Je ne te remercie pas de cette oraison funèbre…

Mais son ami lui coupa la parole :

— Tu ne comprends pas. Je me suis attaché, à toi. Après toi, aucun maître ne me serait plus possible. Je dis : je m’en fiche, parce que je me fais sauter aussi.

– Tu es fou !

– Pas plus que toi.

— Oh ! mais moi…

– Tu vas dire des bêtises. La mort n’est qu’un voyage… un peu long. Je t’accompagne, c’est mon devoir de domestique et d’ami. Voilà tout.

Une petite larme tremblota au bord des paupières d’Albin. Les mains du maître étreignirent nerveusement celles du valet, et, bras dessus, bras dessous, les futurs suicidés gagnèrent le Café Richissime, où, comme on l’a vu, le cabinet 24 leur fut affecté par Baptiste, garçon habile qui avait trouvé le moyen d’arrondir ses pourboires en incitant au pugilat les clients de la maison.

Maintenant, ils dégustaient les chefs-d’œuvre d’une cuisine savante. Deux bouteilles, qu’un noble enduit de poussière signalait au respect des buveurs, épanchaient peu à peu dans leurs verres leur flot pourpre et parfumé. Des tons roses montaient aux joues des jeunes gens, leurs yeux avaient des scintillements.

– Mais, s’écria tout à coup Morlaix, n’avais-tu pas, en Lorraine, des oncles, ou tout au moins un oncle ?

Albin haussa les épaules :

– Ne te reprends pas. J’avais des oncles, exactement au nombre de deux. Pourquoi ta question ?

– Parce qu’un parent peut désirer empêcher le suicide d’un neveu.

– La charité, s’il vous plaît !… Jamais !

Puis, avec un calme dont son interlocuteur se sentit troublé, Gravelotte poursuivit :

– Mon père avait deux frères. Je ne m’adresserai ni à l’un ni à l’autre, pour deux raisons péremptoires : le premier s’est embarqué pour l’Extrême-Orient, et jamais plus n’a donné de ses nouvelles, c’était l’oncle François ; le second, l’oncle Ulrich, a racheté à vil prix les biens de mon père et je ne veux pas savoir ce qu’il est devenu.

Haine et mépris tintaient dans l’accent dont furent prononcées ces dernières paroles.

Morlaix n’insista pas.

Avec des précautions toutes pleines de déférence, il saisit le col d’une bouteille, emplit religieusement les verres de cristal et levant le sien :

– À notre suicide, mon cher Albin !

À la vieille mode française, l’interpellé allait trinquer, quand, dans le cabinet voisin, on prononça quelques mots, qui parvinrent aux oreilles des dîneurs aussi nettement que s’ils leur étaient adressés.

— Cher monsieur Niclauss Gavrelotten, je veux tout vous expliquer.

Albin et Morlaix demeurèrent immobiles, la surprise au front :

– Gavrelotten, murmura enfin le premier…, bizarre !

– Ton nom en allemand, appuya le domestique ami.

– Précisément… Le nom qu’avait adopté l’oncle Ulrich quand il dépouilla mon père et opta pour la nationalité allemande.

Ils se turent. La voix continuait.

– Asseyez-vous. Assieds-toi, Lisbeth, ma chère fille. Les garçons vont nous servir le dîner et ne reparaîtront que si je les sonne. Nous serons donc chez nous et pourrons causer à cœur ouvert, sans crainte d’être dérangés.

– Ah çà ! murmura Albin, comment se fait-il que nous entendions aussi bien ce qui se passe à côté ?

Morlaix hocha la tête, eut un geste d’ignorance.

– Peuh ! les cloisons sont si minces.

Puis, baissant encore la voix :

– En tout cas, il serait bon de prévenir nos voisins…

– Non, attends.

– Pourquoi ?

Un immense embarras se peignit sur les traits d’Albin.

– Pourquoi ? Pourquoi ?… Des gens qui se cachent pour parler à cœur ouvert… Ce nom qui traduit le mien… Peut-être pouvons-nous empêcher une canaillerie… Une bonne action avant d’exécuter le grand saut dans l’autre monde…

Il consulta sa montre :

– Deux heures nous restent, c’est suffisant.

Morlaix s’inclina. D’un ton insouciant, il murmura :

– Ton fidèle valet de chambre te suivra aussi bien pour conquérir le prix Montyon que pour accumuler les sottises.

Cependant, Baptiste s’empressait au service du cabinet 26.

L’astucieux garçon avait eu un sourire réjoui, qles clients de ce « numéro » lui avaient enjoint de disposer tout le repas sur une table de desserte, et de ne les plus déranger. Vers l’angle où était établi le microphone aboutissant au 24, il avait levé un regard empreint d’espérance ; après quoi, il avait enveloppé ses clients d’un coup d’œil tendre.

Ils étaient trois.

Deux hommes et une jeune fille.

Gros, gras, court, le torse ramassé, l’abdomen ballonné, la face large, le premier représentant du sexe fort portait, malgré son embonpoint, une de ces physionomies dont il est impossible de préciser l’âge, encore que les cheveux rares, les favoris poivre et sel permissent d’affirmer que, depuis longtemps, il avait franchi les limites de la première jeunesse.

Son compagnon accusait environ vingt-cinq ans. Pas vilain garçon, mais fade avec sa chevelure d’un blond filasse, ses yeux d’un bleu de porcelaine, son visage effacé, dépourvu d’expression. On sentait en lui un de ces êtres neutres, dont la vie n’est qu’un reflet, dont l’action n’est jamais que le résultat de la poussée d’une volonté étrangère.

Ni intelligent, ni sot ; ni bon, ni mauvais ; également éloigné de l’affection et de la haine, de l’honneur et de la honte, du courage et de la lâcheté, de la foi et de la négation, ce personnage constituait un parfait échantillon de ces nullités qui pullulent et qui voilent leur incapacité, leur impuissance de vibrations généreuses, en raillant lourdement la beauté, la grandeur, l’enthousiasme, en un mot ce qui fait l’individualité noble, la nation admirable. Ces êtres s’intitulent modernes, ce que le penseur traduit, après avoir observé, par sans âme, sans esprit, sans cœur, sans énergie et sans volonté.

La porte s’était refermée, le garçon avait disparu.

Le jeune homme s’adressa au personnage ventru.

– Nous voici seuls, mon cher monsieur Fleck, je » vous écoute.

– À l’instant, à l’instant, Herr Gavrelotten Niclauss, repartit l’interpellé avec un accent allemand des plus prononcés, un de ces accents tout parfumés de choucroute et de saucisse de Francfort.

Puis, se tournant vers la jeune fille :

– Tiens-toi tranquille, Lisbeth ; tu te trémousses sûr ta chaise comme un diable du Rhin dans un vieux burg… La gymnastique et la conversation, ça fait deux choses différentes.

– Oui, papa, modula Lisbeth, en roulant ses yeux bleu faïence.

Dix-huit ans, un teint de lis et de roses, une tête comme on aime à en voir sur les épaules d’une poupée, avec des cheveux pâles soigneusement ondulés, des regards inexpressifs s’efforçant d’exprimer, des joues rondes, un nez sentimentalement retroussé ; elle avait ce genre de beauté que l’on a qualifiée, je ne sais pourquoi, de beauté du diable.

Belle fille avec cela, voire quelque peu athlétique, la main grasse et blanche, les chaussures larges, offrant à sa personne un support solide, Lisbeth était bien la fräulein d’outre-Rhin.

Et quel singulier Costume !

Une robe bleue, brochée de signes astronomiques d’un vert éclatant : croissants de lune, étoiles. Le corsage orné d’un empiècement vert et de manches roses, la jupe légèrement retroussée, laissant apercevoir un jupon de soie jaune maïs… un triomphe de bigarrure, un arlequin de tons, une salade russe de couleurs.

Les bonnes joues roses, le nez en trompette, les mains grasses s’évertuaient sans y réussir à l’attitude pensive, anxieuse de l’adolescente dont le mariage se va décider.

– Oui, papa, avait-elle dit.

M. Fleck leva les bras vers le plafond et l’émotion mettant encore plus de choucroute dans son accent :

— : C’est un anche pour la douceur, un anche du pon Tieu. Jamais un mot plus haut que l’autre.

– Eh ! interrompit Niclauss, je connais Mlle  Lisbeth : vous étiez mon correspondant au collège.

– Oui, oui, mon ami. Elle a fait de moi un père bien heureux, et son mari…

– Son mari sera comme son père, c’est entendu. Lorsque vous m’avez proposé de la prendre pour femme avec dix millions, est-ce que j’ai hésité ?

– Je dois dire que non !

– Je vous ai répondu : « Quand vous le voudrez. » Alors, vous vous êtes écrié : « Brave jeune homme… Partons pour Paris, je veux vous montrer que les dix millions existent. Après je vous apprendrai quand, comment, et à quelles conditions ma Lisbeth pourra devenir votre épouse charmante, la compagne… »

— Adorable de vos jours, la gardienne délicieuse de votre foyer.

Le jouvenceau blond filasse eut un geste d’impatience.

– Entendu, vous dis-je. Nous voici à Paris. Vous m’avez conduit rue de Provence, aux bureaux de la Société Générale pour favoriser le développement du commerce et de l’industrie en France ; vous m’avez fait passer sous les yeux le compte des dépôts effectués, depuis quinze ans par vous, dans cette maison de banque, au nom de François Gravelotte, mon oncle, établi dans ses plantations de l’île de Sumatra. Vous m’avez murmuré à l’oreille : « Ces dix millions, les voulez-vous ? »

– Toujours sans hésiter, vous avez répliqué : « Oui. »

– Et vous m’avez conduit ici, afin qu’un cabinet nous mît à l’abri des oreilles indiscrètes. Nous sommes seuls, enfermés ; j’attends que vous vous expliquiez.

À ce moment, la cloison craqua légèrement.

Aucun des assistants ne prêta attention à ce bruit.

Ils ne pouvaient soupçonner que, de l’autre côté de la paroi séparative, deux hommes ne perdaient pas une de leurs paroles, et que l’un de ces deux hommes était aussi un neveu de François Gravelotte, le planteur de Sumatra.

Albin et Morlaix écoutaient.

Fleck prit la parole.

– Mon cher Herr Niclauss Gavrelotten, depuis quinze années, représentant de François Gravelotte en Europe, je dépose religieusement, à la Société Générale, les sommes afférentes aux bénéfices réalisés par cet homme éminent. Mais François est âgé, il est accoutumé à la vie de l’archipel malais ; s’il revenait parmi nous, toutes ses habitudes seraient profondément troublées, et probablement un trépas prématuré serait le résultat de l’expérience.

– Pauvre oncle ! soupira Niclauss d’un ton pénétré.

Son interlocuteur lui secoua amicalement la main :

– Nos cœurs sont à l’unisson, croyez-le bien, Herr Gavrelotten… tout à fait à l’unisson… Quand me vint la pensée funèbre que j’exprimais à l’instant, je cherchai le moyen d’empêcher le digne planteur de rentrer dans notre vieille Europe. C’était son salut auquel je m’ingéniais. D’autre part, en prolongeant sa vie, je vous faisais tort, à vous, son héritier, que j’aime comme un fils.

– C’est vrai, au fait ! s’exclama le jeune homme en relevant brusquement la tête.

– D’où le problème suivant : conserver à François l’existence et ses immenses propriétés de Sumatra ; assurer à Niclauss les millions déposés à Paris.

– Ce cher ami !

– Et ce qui donnait une acuité toute particulière à la solution du théorème, continua Fleck, enchanté de voir que ses raisonnements spécieux pénétraient sans difficulté dans le cerveau débile de son compagnon, une acuité exceptionnelle, pourrais-je prétendre, c’est que le bonheur de ma Lisbeth chérie m’apparut ne devoir faire qu’un avec votre propre félicité.

À ces mots, la jeune fille rougit, roula ses yeux en tous sens et murmura cette parole bizarre :

– Hypoxide !

Niclauss la considéra d’un regard stupéfait.

— Pardon, vous dites ?

– Hypoxide, une délicieuse fleur verte et fauve qui signifie Espérance de bonheur.

– Ah ! s’écria Fleck avec enthousiasme, quel trésor que cette enfant ! Dans son adoration de la poésie, elle a appris le langage des fleurs, celui des étoiles, des pierres précieuses… Elle ne parle qu’à coups de bouquets, d’astres et de diamants. Quelle femme vous aurez là !

– Sans doute, sans doute ; mais poursuivez votre récit.

Le gros Allemand acquiesça du geste à cette demande et, toujours grave :

– Oui, j’avais découvert le secret enfermé dans le cœur de Lisbeth.

– La fleur du châtaignier, psalmodia la blonde transrhénane.

– Vous m’appelez : Châtaignier ?

— Qui dit : pour toujours. Affection sans fin !

Du coup, Niclauss ne peut faire moins que s’incliner en balbutiant :

– Mille grâces. Trop bonne, en vérité.

Quant à Fleck, transporté d’aise, mais désireux d’afficher quelque sévérité :

– De la réserve, Lisbeth, récita-t-il, de la réserver Une fillette ne doit pas ainsi dévoiler son âme.

– Être dissimulée… Oh ! non. Jamais je n’y consentirai. Loin de moi les perfidies de l’Amaryllis violette !

Elle eut un beau geste dont l’Amaryllis violette dut être pulvérisée. Les soies bleue, verte, rose et jaune de sa toilette froufroutèrent noblement, son nez sembla se retrousser davantage, suivant un arc plus héroïque, et sur ses joues rondes passa un frisson rose.

Le gros Allemand prit un temps, plongea sa main dans sa poche, en tira une grosse tabatière en argent, et après avoir humé en connaisseur une prise qui eût étouffé deux hommes ordinaires, poursuivit son discours :

– Donc, Herr Niclauss, j’étais horriblement perplexe, lorsque le ciel – le ciel n’abandonne jamais les serviteurs qui vont régulièrement commenter la Bible dans le temple, – le ciel inspira les hommes et les choses de Sumatra.

De nouveau, sa main épaisse s’engouffra dans sa poche, pour reparaître, tenant, entre le pouce et l’index, un papier plié.

Fleck le brandit. Son accent claironna :

– François Gravelotte m’écrivit ceci.

Posément, le causeur déplia la lettre et, baissant la voix, il lut :

Chinchadeng, ce 21 du mois Samaray 1904.

« Mon cher et honoré correspondant,

Ici, le lecteur s’arrêta, appuya sur sa poitrine un doigt court, boudiné, ayant une parenté évidente avec les saucisses dont l’Allemand se nourrissait habituellement, puis, non sans une légitime fierté, il affirma :

– Honoré correspondant, c’est moi.

Ceci établi, il reprit sa lecture :

« Après des années de travail, ma fortune faite, je songe à aller finir mes jours dans ma patrie. Ah ! la douce France, on peut la quitter pour acquérir la richesse, mais une invincible attraction nous attire à elle. Au loin, c’est à elle que l’on pense ; durant la lutte, c’est dans son souvenir, dans l’espérance de la revoir que l’on puise le courage. Bref, après un si long temps passé parmi les peuples jaunes, les serpents, les tigres, le choléra, la chaleur mortelle, j’aspire à ma terre natale, son climat tempéré, sa population blanche. »

– Parbleu ! commença Albin.

Mais d’un geste brusque, Morlaix lui imposa silence. Le lecteur continuait.

« Vous penserez sans doute, mon cher correspondant, que rien n’est plus facile que de satisfaire mon désir. Il me suffit, vous semble-t-il, de gagner le port de Siaté, de me faire conduire de ce point, soit à Batavia, soit à Singapoor, et de m’embarquer sur l’un des grands steamers, établissant un service régulier avec l’Europe. Vous vous trompez, c’est beaucoup plus compliqué que cela.

« Le jour est venu de vous apprendre pourquoi, depuis quinze années, je prends la précaution de vous envoyer mes bénéfices, à charge par vous de les déposer, à mon nom, dans un établissement de crédit absolument sûr. Plusieurs fois, vous avez émis cette réflexion que j’aurais pu, plus simplement, effectuer moi-même ces dépôts à la Banque Néerlandaise de Batavia. Je ne répondais pas à vos insinuations. Aujourd’hui, vous saurez tout. La fortune qui dort en France maintenant me permettra d’y vivre tranquille, quand vous m’aurez aidé à sortir des mains des Sumatriens et des Hollandais dont le riche planteur est et demeure le prisonnier. »

— Comment ? l’oncle François, prisonnier ?

Un coup de pied, qui lui meurtrit le mollet, arrêta la parole sur les lèvres de Gravelotte.

C’était son domestique ami qui le rappelait aux lois de la prudence.

— Animal, fit-il d’un ton étouffé, tu me fais mal !

— Sois heureux que je ne te puisse doucher, plaisanta l’interpellé.

— Me doucher ?

— Traitement recommandé pour les fous.

— Ah çà ! tu frappes et tu prétends ?…

— Que celui qui parle quand il convient de se taire est un toqué. Doublement toqué, s’il parle en vers.

— En vers ? répéta Albin, stupéfait.

— Sans doute. N’as-tu pas dit « Animal, tu me fais mal » ?

À cette sortie, la jambe du jeune homme s’agita de menaçante façon. Sans nul doute Gravelotte avait envie de considérer la ruade de son domestique comme un prêt, et de la lui rembourser sans tarder, intérêt et capital ; mais la voix de Fleck rappela son attention.

« Oui, prisonnier, lisait le gros personnage, prisonnier. C’est mon histoire que je vais vous conter. »

Une exclamation d’intérêt s’échappa des lèvres de Niclauss et de la sentimentale Lisbeth, étouffant celle que, de l’autre côté de la cloison, lancèrent Albin et son compagnon.

Fleck continua :

« Je suis né voyageur ; aussi, un beau jour, laissant mes frères au pays, je quittai la Lorraine et m’embarquai pour l’Extrême-Orient, assez léger d’argent, mais chargé de rêves de fortune. Ainsi, j’arrivai à Batavia, capitale officielle de l’île de Java. Là, rien à faire. L’île, peuplée de dix-huit millions d’habitants, est morcelée entre les Hollandais et quelques rajahs d’une indépendance purement nominale. Il n’y a plus place pour les nouveaux venus. J’appris qu’à Sumatra il en était tout autrement. Cette grande terre insulaire, vaste comme les quatre cinquièmes de la France, a une population clairsemée (trois millions d’habitants) mais guerrière. Les Hollandais occupent les côtes, des tribus indépendantes circulent dans l’intérieur. C’est là que je résolus de me fixer. J’obtins aisément une vaste concession et cherchai à nouer des relations commerciales, avec les indigènes, les Battas. Hélas ! j’ignorais que ceux-ci sont anthropophages et que, avec les blancs, ils aiment surtout les relations de table, les blancs étant invités comme rôtis. »

– Brrr ! frissonna Niclauss.

Tandis que Lisbeth, les yeux levés au ciel, psalmodiait :

– Valériane, arbousier, blessure, repas !

« Étranges, ces Battas. Ils mangent seulement leurs prisonniers de guerre, ou bien ceux des leurs qui se sont rendus coupables d’un crime. C’est vous dire que je fus admirablement reçu. Sans m’en douter, je leur fis l’effet que fait aux enfants l’arrivée d’un papa gâteau, chargé de friandises. Seulement, ici, la friandise, c’était ma personne. Quand je compris, j’étais étroitement ficelé avec des lianes flexibles qui m’entraient dans la peau. Dans la case où j’étais enfermé, je réfléchissais à mon sort, lorsqu’un chef batta entra :

« — Captif, écoute, me dit-il.

« Je levai la tête et le considérai.

« — Nous sommes pauvres, nous autres, poursuivit-il, et les Nederlangs – c’est ainsi que les naturels désignent les Hollandais – les Nederlangs sont riches. Cela tient au commerce qu’ils font, je m’en suis rendu compte dès longtemps, j’aurais commercé avec eux, mais ils ne m’inspirent pas confiance, et sûrement, ils profiteraient de nos relations pour essayer de nous asservir. En te voyant, j’ai pensé : « Celui-là pourrait ce qu’il m’est défendu de faire. »

« Et comme je le regardais sans comprendre.

« — Tu n’es pas Nederlang, toi. Ta peau est blanche, mais pas comme la leur. Ta parole aussi est différente.

« — Tu as bien vu, chef, ma patrie est la France.

« — La France, répéta-t-il pensif, j’en ai entendu parler. On prétend que les Frang-Houtan (Hommes de France) sont joyeux.

« — Cela est vrai.

« — Bien. Réfléchis avant de me répondre. Si je t’offrais la vie, à la condition que jamais tu ne quitteras notre pays, que tu resteras toujours l’allié fidèle des Battas, jurerais-tu de remplir tes engagements ?

« J’ouvrais la bouche pour jurer. Vivre, même à Sumatra, est préférable à être mangé.

« Mon interlocuteur m’arrêta.

« – Attends. Je reviendrai demain. Demain seulement tu me feras connaître ta résolution…

« Je la lui aurais apprise de suite, car pour se résigner avec indifférence à devenir comestible, il faut une réelle vocation… et j’avoue n’en avoir aucune pour cette fonction.

« Pourtant, je me tus. Son ton péremptoire m’avertissait qu’il était sage de me conformer à son conseil.

« Longue me parut la journée.

« Pas une fois, je ne me demandai si les conditions imposées ne seraient pas pesantes à mon esprit, à mon cœur… Non, l’idée de n’être pas dépecé, de ne pas nourrir mes geôliers, primait tout. « Je tremblais seulement que le chef changeât d’avis.

« Il n’en fut rien.

« Le lendemain, à la même heure, il pénétra dans ma case. Avant même qu’il eût parlé, je m’écriai :

— J’accepte la vie.

« Il grimaça un sourire.

« — Alors tu consens à devenir Batta ?

« — Je consens.

« — En vrai Batta, tu ne quitteras jamais l’île de Sumatra ?

« — Je ne la quitterai pas.

« — Dès ce moment tu seras soumis à nos lois ?

« — C’est entendu.

« — Attends encore. Il faut que tu connaisses la loi. Tout Batta est tenu de se marier avec une fille de notre race.

« J’eus une moue. Pourtant, le mariage où la rôtissoire…, je renfonçai ma mauvaise humeur, et résolument :

« — Je me marierai.

« Le chef eut un geste satisfait.

« — Au mieux, je te donnerai ma fille.

« Cette façon de se procurer un gendre, hein ? Je n’eus pas le loisir de m’appesantir sur l’indélicatesse du procédé, le chef continua :

« — D’après notre loi, le mariage célébré, le mari renvoie l’épouse dans son village natif, ou dans une localité de son choix. Par exception, ma fille résidera sous ton toit.

« — Pour me surveiller ? m’écriai-je imprudemment.

« — Tu l’as compris, repartit mon imperturbable interlocuteur. Mais la législation batta ne te condamne pas à une seule épouse. Tu pourras, par la suite, choisir autant de femmes qu’il te plaira, et celles-là tu les expédieras où tu le voudras.

« Le lendemain, j’étais marié à la batta, avec Rana, fille du chef Ourvero.

« En la voyant, j’avais compris pourquoi Ourvero m’avait donné la préférence. Rana était une jeune fille maigre, chétive, à la peau jaune foncé, dont la face avait plus de rapport avec l’espèce simiesque qu’avec la famille humaine.

« Il fallait être sous la dent des cannibales, pour convoler avec semblable guenon.

« Enfin, je réintégrai ma propriété avec elle, non sans que l’on m’eût enseigné une seconde loi batta qui dit ceci :

« Sera mangé par les guerriers quiconque aura volé, désolé la fille d’un chef, ou transgressé une loi du peuple batta… »

« Jolie législation ! Grâce à cet article, j’étais désormais l’esclave de Rana. Il lui suffisait de grommeler avec d’affreuses grimaces : — Mon époux me désole ! Pour que mon imagination me fit sentir des dents d’anthropophages s’implanter dans mes muscles.

« Enfin, passons.

« Au point de vue commercial, mon union eut les plus heureux effets. Tout le commerce entre Battas et l’extérieur passa par mes mains.

« Hélas ! les bénéfices mêmes ne m’intéressaient pas, car, troisième loi batta :

« Les biens acquis par le mari reviennent, à sa mort, à sa ou ses épouses. »

« — C’est alors que j’eus la pensée de mettre à part une portion de l’argent gagné et de le placer en Europe par vos soins. »

Immobiles, moitié souriants, moitié émus, Albin Gravelotte et Morlaix écoutaient l’étrange récit.

Quant à Niclauss, qui avait bâillé à plusieurs reprises, il interrompit fa lecture pour demander :

— Dans tout cela, je ne vois pas le moyen d’entrer en possession des dix millions déposés a la Société Générale.

— Nous y arrivons, riposta nerveusement M. Fleck.

Et Lisbeth prononça d’une voix mélodieuse.

— Arrivée, pois de senteur.

Les sourcils de Gavrelotten se froncèrent. Le langage des fleurs de l’Allemande commençait à l’impatienter. Toutefois, il s’apaisa soudain. Vraisemblablement, il venait de songer que l’oncle François ayant épousé une Batta à tête de singe pour ne pas être croqué, lui-même pouvait bien s’unir à une Allemande à langage de fleurs, afin de croquer la fortune enfermée dans les caisses de la Société Générale.

Fleck n’avait rien vu.

De sa voix blanche et monotone, il se remit à lire.

« Les Battas étant au courant de toutes les opérations que je traitais directement avec eux, il m’était presque impossible de distraire une part des bénéfices.

« Pourquoi voulais-je avoir des économies personnelles, indépendantes, je vous le dirai tout à l’heure.

« Toujours est-il que, pour les posséder, un simple raisonnement m’avait indiqué la voie :

« – Pour que les Battas ne constatent pas tes prélèvements, il faut que tu aies des comptoirs en dehors de Sumatra. Or, le beau sexe des tribus qui m’avaient si ingénieusement enrôlé n’a pas à se louer de la loi.

« La jeune fille est en tutelle dans son village. La femme, qui y est généralement renvoyée par son mari, continue la même existence. Toutes envient l’indépendance, la liberté dont elles voient jouir les dames européennes, compagnes des agents hollandais de la côte.

« J’exploitai cette jalousie. La loi m’autorisait à prendre plusieurs femmes. J’en épousai successivement sept encore, que je chargeai de fonder et d’exploiter des comptoirs à Java, Bornéo, Manille, etc.

« Vous pensez si elles accueillirent avec joie mes décisions. C’était la liberté, l’émancipation que je leur offrais.

« Grâce à leur concours, il m’a été possible, à l’insu de Rana et de sa tribu, d’amasser une somme rondelette, en sûreté à Paris, et je désire revenir en France pour en profiter. »

— Ah ! ah ! s’exclama Niclauss !

Il se tut soudain.

Il lui avait semblé qu’un écho éloigné lui renvoyait ses onomatopées.

Mais il eut beau prêter l’oreille, aucun bruit ne parvint jusqu’à lui. Son ouïe l’avait trompé certainement.

Pour Fleck, il poursuivait sans se douter de rien :

« J’espérais, mon honoré correspondant, être appuyé par les autorités hollandaises, mais, à mes premières ouvertures, le conseil de Résidence répondit :

« — Honorable Monsieur, avant votre venue, les Battas étaient continuellement en guerre avec nous. Ils pillaient, brûlaient les concessions, emmenaient les planteurs en esclavage. Depuis votre arrivée, tout a changé. Enrichis par votre commerce, les Battas vivent en paix avec leurs voisins. Cette situation est trop avantageuse à la fortune de Sumatra et à la prospérité néerlandaise, pour que nous permettions d’y modifier quoi que ce soit.

« Et l’on me renvoya.

« À ma démarche, j’avais seulement gagné d’être surveillé par les Hollandais aussi étroitement que par l’impassible Rana. »

— Ah ! ah ! ricana Niclauss, voilà comment on protège la vertu en Extrême-Orient.

Fleck frappa du pied avec colère :

– Vous riez, c’est un tort. De tout cela doit résulter votre bonheur, votre richesse.

Et, sans lui accorder le loisir de répliquer, le gros homme se pencha de nouveau sur le papier de l’oncle François.

« Toutefois, continuait le planteur prisonnier, à force de chercher, d’interroger, je finis par découvrir que la législation des Battas admettait une forme de divorce.

« Voici le texte :
xxx « Lorsqu’un Batta désire s’expatrier, il peut répudier sa ou ses femmes, à la condition qu’un membre de sa famille se substitue à ses droits et à ses devoirs. »

« En d’autres termes, un parent, qui consentirait à répouser mes femmes et à reprendre mon exploitation agricole, me rendrait la liberté.

Ici le ventripotent personnage s’arrêta, et couvrant ses auditeurs d’un regard triomphant :

— Comprenez-vous ?

— Non, bredouilla Gavrelotten.

— Non, c’est pourtant clair. Je vous conduis à Sumatra, je vous présente à votre oncle comme le neveu libérateur…

– J’aimerais mieux confier la chose à un autre.

– Impossible. Il faut faire la preuve de la parenté.

Avec désespoir, Niclauss gémit :

– Ce que vous m’offrez, c’est d’être prisonnier à la place de l’oncle François. Vous promettez dix millions, et en fin de compte, vous tenez… un cachot.

– Le cachot de Socrate, avec la ciguë, pleurnicha Lisbeth.

– La ciguë, un poison… désolation.

Lisbeth opina de la tête :

– C’est bien le sens que lui attribue le Langage des fleurs, page 23, colonne 2, ligne 17.

Leurs plaintes ne troublèrent pas M. Fleck. Il les considéra avec un air d’indicible supériorité, puis tout plein de condescendance :

– Jeunes fous à la pensée trop courte, vous prenez donc le papa Fleck pour une mazette, pour une vieille baderne ; écoutez et regrettez votre fausse appréciation.

Il se récompensa d’une nouvelle prise et lentement :

– Vous vous lancez, cher Niclauss, à la conquête des huit fiancées que l’oncle François vous désigne.

– Huit, et Lisbeth, ça fait neuf.

– Non, mon enfant, cela ne fait qu’une, car vous ne réussissez pas à obtenir le consentement des dames battas.

– Alors, pourquoi le voyage ?

– Pour inspirer confiance à l’oncle. Votre insuccès matrimonial vous désespère. Alors vous mûrissez un plan hardi, mais réalisable. Vous ferez évader votre oncle chéri. Pour cela, il vous faut un navire à vous. Hélas ! votre fortune n’est pas assez grande pour que vous supportiez pareille dépense. François, ému par votre dévouement, se souvient qu’il a dix millions en Europe ; il signe l’ordre à la Société Générale de vous remettre toutes les sommes dont vous aurez besoin.

— Je comprends, s’exclama Niclauss, nous retirons l’argent et… nous oublions l’oncle.

— Juste ! Et toi, ma jolie Lisbeth, comprends-tu, que tu restes l’unique fiancée de Niclauss, lequel t’épouse avant de palper un sou.

— Oh ! oui, mon père, vos paroles ont le parfum du myrte, arbuste de l’hyménée.

— À la bonne heure. Maintenant, mes chers enfants, levez vos verres et trinquons aux dix millions de l’oncle François.

Les verres se choquèrent avec un cliquetis joyeux.