CHAPITRE II

COMMENT LA FIANCÉE DE GAVRELOTTEN ASSURA
HUIT FIANCÉES À GRAVELOTTE


Dans la cabine 24, Albin et Morlaix étaient assis l’un à côté de l’autre, stupéfaits de ce qu’ils venaient d’entendre.

Soudain, Gravelotte se pencha à l’oreille de son domestique ami, et chuchota :

— Si cela t’est égal, nous ne mourrons pas ce soir.

Je-M’en-Fiche approuva cette déclaration d’un mouvement de tête.

— Tu penses comme moi, continua l’orateur, tant mieux.

« Maintenant nous avons un devoir à remplir : il nous faut délivrer l’oncle François.

— Je veux bien, seulement il faut épouser ses huit compagnes.

— Je les épouserai.

— Tu es brave, grommela Morlaix. Moi, j’aimerais mieux le suicide.

Mais Gravelotte haussa les épaules :

— Une fois l’oncle en liberté, rien ne m’empêche de reprendre mon idée. On meurt à Sumatra tout aussi facilement qu’à Paris.

— Plus facilement même, tu as raison. Dès lors, il n’y a plus qu’une difficulté.

— Laquelle, je te prie ?

— Nous rendre à Sumatra.

— Eh bien ?

— Eh bien, notre addition payée, tu l’as dit toi-même, il nous restera quatre francs vingt-cinq centimes ; c’est court !

Cette fois, Albin baissa la tête.

La réflexion de son compagnon était juste. Tout à l’idée de dévouement éclose en son cerveau, le jeune homme se sentait arrêté, avant même le départ ; un obstacle en apparence insurmontable se dressait devant lui.

Certes, s’il avait eu le temps, il ne se fût pas découragé. Bien d’autres avant lui avaient voyagé sans argent.

Mais ici, il fallait devancer des adversaires qui allaient gagner Sumatra par les voies les plus rapides, partant les plus coûteuses.

Il devenait donc indispensable de se procurer au bas mot une dizaine de mille francs.

Vraiment le problème paraissait insoluble.

Toutefois, après un quart d’heure de silence, Albin montra à son ami un visage illuminé par la joie.

Un doigt sur les lèvres, il empêcha Morlaix de le questionner, lui fit signe de prendre sans bruit son chapeau, sa canne, et de le suivre.

Tous deux quittèrent, à pas de loup, le cabinet 24.

Une fois dehors, Albin régla l’addition, remit le pourboire à Baptiste, très étonné de l’insuccès de ses manœuvres microphoniques, puis tranquillement, les jeunes gens descendirent l’escalier, traversèrent le rez-de-chaussée et posèrent enfin le pied sur l’asphalte du boulevard.

Alors Gravelotte empoigna le bras de Morlaix et l’entraîna rapidement.

– Où allons-nous ? questionna celui-ci.

– Faubourg Montmartre.

— Chez ?…

– Un coiffeur de théâtres que je connais.

– Chez un coiffeur, tu es fou !

– Tu en jugeras.

La physionomie de Gravelotte exprimait la satisfaction, la confiance. Morlaix n’insista pas et se laissa docilement conduire.

Rue du Faubourg Montmartre, non loin de la Cité Rougemont où se dresse l’hôtel de la Société des Gens de Lettres, un coquet magasin attire les regards.

Sa montre indique la profession de ceux qui l’habitent. Des perruques, merveilles du genre, appliquées sur des têtes de cire ou sur de simples supports, s’étalent aux yeux du passant, incitent les chauves à l’admiration, les chevelus à la comparaison.

Albin entra là comme chez lui.

Le perruquier accourut à sa rencontre.

Mais son sourire aimable se transforma en un formidable éclat de rire, lorsque le visiteur lui eut murmuré à l’oreille quelques mots, parmi lesquels, malgré toute sa bonne volonté, Je-M’en-Fiche put seulement surprendre ceux-ci :

– Un pari…, des têtes…, méconnaissables.

Guidés par le perruquier, tous deux disparurent dans l’arrière-boutique, sanctuaire de la fabrication.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure plus tard, deux messieurs de mise correcte se présentaient au « Richissime » et demandaient mystérieusement le gérant.

Redingote noire, rosette de la Légion d’honneur, barbes soyeuses et brunes, cheveux idem sous de conquérants « huit reflets », tout indiquait des personnages d’importance.

Aussi, le gérant s’empressa-t-il d’obtempérer à leur désir.

– Monsieur, lui dit l’un des visiteurs, montrant un portefeuille et la frange d’une écharpe, ma fonction de commissaire de police me contraint d’opérer une arrestation dans votre établissement.

– Dans mon… balbutia le gérant dont les traits se convulsèrent… Monsieur, ne pouvez-vous attendre que… votre client ait cessé d’être le mien.

– Non, mais…

– Songez au tort que me causera un tel scandale… ma maison, la première maison de Paris.

– Veuillez me laisser parler.

– C’est la ruine, monsieur !

– Eh ! fit rudement le commissaire, ce sera la ruine si vous vous obstinez à ne pas me permettre de placer un mot. Que diable, nous ne sommes pas des ogres, vous devriez le comprendre.

Et le gérant, exprimant par gestes qu’il serait muet comme un de ces turbots que le Richissime accommode si bien, le représentant de la loi reprit :

– Une voiture m’attend à la porte.

– Bien, monsieur le commissaire

– Nous y ferons monter la personne sans que les badauds y fassent attention. Mais pour cela, il faut que vous nous aidiez.

– Ah ! monsieur le commissaire, disposez de moi.

Le visiteur salua légèrement, puis d’une voix aimable :

– La… cliente, suivant votre heureuse expression, est une jeune fille du nom de Lisbeth Fleck, qui dîne présentement avec deux messieurs dans le cabinet n° 26.

– Ah ! fit seulement le gérant, abasourdi par cette information précise.

Son interlocuteur sourit modestement, et répondant à la pensée du digne homme :

– La police est très bien faite, déclara-t-il, quoi qu’en disent ceux qui craignent d’avoir maille à partir avec elle. Donc, je reviens à notre Lisbeth, il s’agit pour vous de l’amener ici sans qu’elle se doute de rien, et surtout sans que ses compagnons soupçonnent son aventure.

– Diable !

L’évocation du farouche citoyen des enfers indique généralement l’embarras. Dans l’espèce, elle ne dérogeait pas à la coutume.

Le gérant trouvait, à part lui, qu’on le chargeait d’une mission aussi difficile que désagréable.

Heureusement le commissaire vint à son secours.

— Rien n’est plus aisé, cher monsieur, et vous allez partager mon avis.

– Je ne demande pas mieux, croyez-le bien.

– Rendez-vous au 26.

– À l’instant.

– Vous frappez et ouvrez, en vous excusant de troubler les dîneurs. Cependant, ajoutez-vous, j’ai une excuse, la tradition de la maison.

– La tradition ?… répéta le premier employé en se grattant la tête.

– Oui, la tradition qui veut que vous fassiez une surprise aimable à toute cliente. Sur ce, vous priez Mlle Lisbeth de vous suivre, afin de choisir sa surprise. Vous l’amenez ici, la faites monter dans le fiacre… et le tour est joué.

Le gérant pressa les mains de l’officier de police. 

Ma foi, c’était vrai. Tout scandale était évité.

Ah ! vraiment, quand la police se mêle d’être adroite et gracieuse, elle ne l’est pas à demi…

– Dans une minute, je ramène la coupable. 

Par ce dernier mot, qui prouvait qu’il ne conservait aucun doute touchant la culpabilité de Mlle Lisbeth, le commerçant se précipita dans l’escalier accédant aux cabinets particuliers.

Quant aux deux messieurs décorés, ils sortirent à petit bruit et allèrent se poster auprès d’une voiture qui stationnait le long du trottoir.

Il était environ neuf heures et demie.

La foule cosmopolite, qui envahit les boulevards le soir, se coudoyait, en un incessant remous humain. Des camelots circulaient, lançant, d’une voix enrouée, l’annonce de publications diverses :

– Programme complet des courses !

– De quoi rire et s’amuser, quatre numéros pour cinq centimes.

L’un des policiers se rapprocha de l’autre.

– Beaucoup de monde, dit-il.

– Tant mieux, on est moins remarqué, riposta son compagnon.

Et, de nouveau, ils gardèrent le silence, les yeux fixés sur la double porte vitrée du café Richissime.

Soudain, ils eurent un même mouvement.

Un vantail venait de s’ouvrir et, sur le perron, le gérant paraissait, tenant par la main la jeune Lisbeth Fleck, laquelle promenait autour d’elle un regard curieux et étonné.

Tout en l’entretenant à voix basse, l’industriel la conduisit jusqu’à la voiture.

– Comment, il faut que je monte ? demanda-t-elle.

– Cinq minutes seulement…

– Et vous serez ravie de la surprise, fit un policier en s’avançant, car précisément vous tombez sur un numéro de valeur.

Elle eut un mouvement de recul, mais le personnage se découvrant :

– Nous sommes administrateurs de la caisse des surprises, mademoiselle. Nous vous conduisons à deux pas et vous ramenons. Je suis certain que vous serez véritablement surprise.

Elle hésitait encore.

Avec une galante violence, les policiers la firent entrer dans la voiture, y prirent place non sans un adieu furtif au gérant, et le cocher, stylé sans doute, enleva son cheval d’un vigoureux coup de fouet. Alors, les compagnons de Lisbeth la saisirent chacun par une main. Celui qui avait pris le titre de commissaire de police lui dit :

– Un geste, un cri, et vous êtes morte.

– Morte ? répéta-t-elle, terrifiée.

– Complètement, mademoiselle. Si, au contraire, vous demeurez calme, si vous renoncez à nous échapper, vous ne courrez aucun danger autre qu’une captivité d’environ deux heures.

Elle interrogeait de ses yeux bleus.

– Votre père, mademoiselle, se propose de voler, une fortune.

— Allons donc, essaya-t-elle de protester.

– Inutile de nier. La fortune se monte à la somme de dix millions ; elle est déposée à la Société Générale au nom d’un planteur de Sumatra… 

L’infortunée Allemande rougit jusqu’aux oreilles. Elle s’avouait vaincue.

– Bien, reprit le personnage, vous sentez l’impossibilité de la lutte. Nous voulons mettre votre père hors d’état de réaliser ses projets. Maintenant, silence et obéissance.

Ah ! Lisbeth ne songeait ni à parler ni à désobéir.

Les paroles se fussent étouffées dans sa gorge contractée par l’épouvante.

Ses membres que paralysait une terreur grandissante lui eussent refusé leur service.

Sa pensée seule vivait, encore qu’elle flottât confusément dans son cerveau, comme une onde tournoyante au–dessus d’un gouffre.

Une question se présentait clairement dans ce chaos :

– Quels sont les hommes qui ont surpris le secret de mon père et se sont donné mission d’en rendre impossible l’exécution ?

Mais si l’interrogation était nette, la réponse, elle, ne se présentait pas même sous une forme obscure.

La réponse, c’était le néant.

À un moment, ses compagnons lui adressèrent quelques mots qu’elle ne comprit pas.

Un bandeau fut appliqué sur ses yeux sans qu’elle songeât à s’y opposer.

Puis le mouvement de la voiture cessa. 

Lisbeth, aveuglée maintenant, fut saisie par les bras, tirée hors du fiacre. Entre ses gardiens, elle parcourut un espace dallé que, à la résonance du bruit des pas, elle jugea être un vestibule.

– Montez, murmura-t-on à son oreille.

Elle leva docilement le pied.

Un escalier couvert d’un tapis fut ainsi gravi. Lisbeth, se souvenant des récits d’aventures policières ou d’évasions célèbres, compta les marches. À vingt-huit on l’arrêta.

Une porte s’ouvrit, puis se referma lorsque Lisbeth et ses gardiens furent passés.

La jeune Allemande fut assise sur un corps dur, que ses mains, redevenues libres, reconnurent pour un coffre de bois orné de sculptures.

– Vous pouvez retirer votre bandeau, fit la voix qui déjà avait résonné tout à l’heure.

Lisbeth profita de la permission, mais la vue recouvrée ne lui apporta qu’une désillusion.

Elle se trouvait dans une grande pièce nue, meublée seulement du coffre sur lequel elle s’appuyait.

L’absence de fenêtres, la présence de plusieurs portes closes lui prouvèrent qu’elle était captive dans une antichambre.

Captive ! L’un des personnages qui avaient présidé à son enlèvement se tenait debout en face d’elle, et l’attitude de ce gardien lui eût enlevé ses derniers doutes, si elle en avait encore conservé.

Un revolver à la main, l’homme la salua et le plus tranquillement du monde :

– Ne vous alarmez pas, mademoiselle. Avant deux heures, je pense, il me sera loisible de vous ramener à votre père.

– Mon père me vengera, fit-elle avec colère.

Son geôlier ricana :

– Vous oubliez qu’il complotait un crime.

– Un crime, allons donc.

– C’est ainsi, du moins, que le code désigne l’acte consistant à s’approprier la fortune d’autrui.

La riposte était dure, bien qu’un sourire courût sur les lèvres de l’inconnu.

La jeune fille ne trouva rien à répondre. Aussi utilisa-t-elle la tactique de tous les gens à court de bons arguments.

Incapable de se défendre, elle attaqua.

– Et comment le code qualifierait-il votre conduite, à vous qui vous improvisez les redresseurs de torts plus ou moins avérés.

– Il nous qualifierait de don Quichottes.

– Don Quichotte ne s’en prenait qu’aux moulins à vent, s’écria Lisbeth devenant de plus en plus agressive.

– Et votre père est plus terrible que les moulins, plaisanta son interlocuteur.

– Plus terrible ?

— Sans doute, il n’a pas d’ailes et il vole.

Elle eut un geste furibond, en se sentant ramenée au point de départ. Une fois encore, elle rompit les chiens.

— Et si je refusais de rester votre prisonnière ?

— Si vous refusiez ?

– Oui, gronda-t-elle en avançant d’un pas.

Son gardien ne fit pas un mouvement.

— Ma foi, mademoiselle, je préfère ne pas envisager cette éventualité.

— Parce que ?

— J’ouvrirais la porte qui se trouve derrière moi et vous vous trouveriez en face d’un danger, tel qu’aucune puissance humaine ne pourrait vous sauver.

Et comme troublée par l’accent convaincu du personnage, la jeune fille se rasseyait bien vite, l’inconnu ajouta :

– Tandis qu’avec un peu de patience, vous sortirez d’ici sans avoir rien à redouter.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant ce temps, que faisait le compagnon de l’homme qui gardait l’infortunée Lisbeth Fleck ?

À peine la prisonnière à l’abri, il avait vivement regagné la rue.

D’un pas alerte, il se dirigea vers le Grand Hôtel, dont la façade géante se dresse sur le boulevard des Capucines, la place de l’Opéra, les rues Auber et Scribe. 

Sous la triple porte qui accède à la cour d’honneur, il se glissa, parvint au « bureau » et demanda :

– M. Fleck ?

– Chambre 140, lui fut-il répondu.

– Est-il chez lui ?

– Un instant, monsieur, je vais vous le dire.

Par un tube acoustique, l’employé aux « renseignements », échangea quelques répliques avec un invisible interlocuteur, puis se tournant vers le visiteur :

– Vous pouvez monter, monsieur.

Le personnage décoré n’en demanda pas davantage.

Un instant plus tard, il était introduit en présence de Fleck.

Le gros homme venait de rentrer.

Sa face écarlate, l’agitation de tout son être, disaient assez sous l’empire de quelle émotion.

Car la fin du dîner au « Richissime » avait été plutôt pénible.

Inquiet de voir se prolonger l’absence de Lisbeth, sortie pour aller choisir une surprise, Fleck s’était informé.

Et alors, ô rage, ô désespoir, le gérant s’était présenté en personne. Avec des circonlocutions courtoises mais énervantes, il avait mis l’Allemand au courant de l’arrestation de la jeune fille.

Dire la stupeur de l’énorme individu est impossible.

Il avait soldé son addition, et, avec l’impétuosité d’une trombe, entraînant dans son sillage le jeune Niclauss Gavrelotten, complètement ahuri, il avait dégringolé l’escalier, traversé le vestibule, fait irruption sur le boulevard.

Hélant une voiture, il s’était fait conduire au commissariat de police le plus proche.

Le commissaire ne savait rien de l’aventure, et pour cause.

Il conclut cependant de son ignorance, que l’arrestation avait dû être opérée par le service central.

Flairant une de ces erreurs fâcheuses qui défraient de temps à autre la chronique de la capitale, le fonctionnaire apaisa de son mieux le père irrité. Il offrit de s’occuper immédiatement de l’affaire. Fleck, bien convaincu, comme tout Allemand qui se respecte, que les choses de police sont mieux faites par des professionnels que par des amateurs, se laissa persuader.

Il retourna à son hôtel, envoya coucher (au propre et au figuré) Niclauss de plus en plus abruti, et resta seul dans sa chambre, où il se livra à des marches et à des contre-marches qui le faisait ressembler à un tigre en cage, un tigre doué d’un abdomen de propriétaire.

À l’annonce d’un visiteur, il rugit :

– Faites entrer de suite.

Le second ravisseur de Lisbeth parut.

– Eh bien ? questionna Fleck en allant à lui, les mains tendues, vous m’apportez des nouvelles de ma fille.

L’interpellé eut un léger sourire en répondant :

– Oui, monsieur.

Élevant ses bras courts vers le ciel en un geste comiquement tragique, Fleck reprit :

— Digne police française… Légers les Français, mais rapides en raison même de leur légèreté ; avec eux les choses ne traînent pas.

– Pardon, monsieur, interrompit le visiteur, il me semble que vous errez.

– Que j’erre ?

– Sans doute, ne me parlez-vous pas de la police ?

– Si.

– Ce n’est pas elle qui m’envoie.

– Et qui donc, alors ?

– Les citoyens respectables qui ont enlevé mademoiselle votre fille.

Fleck demeura bouche bée, médusé par le calme de l’étrange ambassadeur.

Celui-ci, sans se départir de son flegme ironique, prit une chaise qu’on ne lui offrait pas, s’assit, tira un étui à cigares de sa poche, et le présentant tout ouvert à l’Allemand :

– Fumez-vous ? demanda-t-il.

Incapable de prononcer un mot, Fleck refusa du geste.

– Tant pis, tant pis, poursuivit le visiteur en allumant un havane, le cigare aide à la réflexion, il incite à la sagesse. C’est un conseiller aromatique, suivant la belle définition du grand Nicot.

Sa tirade eut au moins ce bon côté de permettre au gros ami de Gavrelotten de reprendre ses esprits.

– Voyons, voyons, balbutia-t-il, j’ai mai compris certainement. Vous ne prétendez pas être envoyé par les bandits ?…

L’inconnu eut un mouvement de superbe dénégation.

– Je ne fraie pas avec des bandits, monsieur…

– À la bonne heure, je me disais aussi.

– Mes commettants sont des hommes honorables. Leurs actions sont guidées par un sentiment élevé des devoirs de la charité.

– La charité, répéta machinalement Fleck.

– Oui, monsieur, la charité, zone bénie où le cœur de l’homme se hausse jusqu’au ciel, où le ciel s’abaisse jusqu’au cœur de l’homme. La charité, douce reine absolue, qui veut que le riche fasse une part de ses biens aux déshérités.

Et après un silence :

– Mes commettants, continua l’étrange personnage, sont des déshérités, qui ont absolument besoin de dix mille francs. Leur âme charitable leur a fait penser qu’ils les obtiendraient de vous.

– De moi ?…

– Qui êtes déjà fort riche, et le serez davantage grâce aux millions de l’oncle François, acheva paisiblement le visiteur.

Un silence suivit.

Fleck avait repris sa marche à travers la chambre.

Soudain il fit halte, se planta devant son interlocuteur et d’un ton mordant :

– Un chantage, dit-il.

L’autre ne sourcilla pas, mais rectifia placidement :

– Une charité.

L’Allemand serra les poings.

– Et si je refusais de me laisser rançonner ? Si je sonnais ? Si je vous faisais arrêter ?

L’homme eut un geste insouciant.

– L’homme qui dédaigne les joies de la charité, mérite d’être frappé en lui-même et en ses descendants.

– C’est-à-dire ?

– Qu’un coup de poignard trancherait le fil de la vie de la pauvre Lisbeth.

Lugubre était l’intonation de l’inconnu.

Fleck sentit ses grosses jambes trembler sous lui.

Certes, il n’était pas arrivé à son âge et à son poids sans connaître la peur ; mais jamais il ne l’avait ressentie aussi aiguë, aussi angoissante.

Ses rares cheveux se hérissèrent sur son crâne, un frisson lui parcourut l’échiné. Il se serait volontiers évanoui, ce qui, les femmes charmantes le savent bien, est une façon délectable de couper court à un entretien embarrassant.

Mais le visiteur ajouta :

– Si, dans une heure, je n’ai point remis la somme à ceux dont je suis le représentant, Mlle Lisbeth aura vécu.

Une heure… Allez donc vous trouver mal avec un aussi bref délai. On n’a pas le temps de perdre connaissance selon les règles et de revenir à soi, en murmurant avec un regard pâmé :

— Où suis-je ?

L’Allemand renonça donc à l’évanouissement.

Pour lui, il devenait évident qu’il lui faudrait payer ; seulement avec l’esprit mercantile de sa race, il essaya de payer le moins cher possible. Il marchanda :

— Dix mille francs, c’est une grosse somme. Je ne l’ai pas sur moi.

Le visiteur haussa les épaules :

— Pardon, vous l’avez.

— Plaît-il ?

— Attendu que demain, vous devez retenir trois places de première sur un bateau à destination de Singapoor et de Batavia.

Un sursaut de Fleck prouva que l’inconnu avait touché juste.

— Ceci, continua ce dernier, nous a été révélé par déduction. Vous avez hâte de joindre l’oncle François, de lui jouer une comédie que je qualifierais d’habile si je ne m’étais fait une loi absolue de ne jamais apprécier les actions des autres. Partant, vous avez choisi le paquebot le plus proche. Vous avez tout juste vingt-quatre heures pour le prendre à Marseille.

C’est donc demain, par le rapide, que vous quitterez Paris, et vous avez sur vous les dix mille francs que la charité vous réclame.

Ce diable d’homme parlait avec une assurance telle que sa victime ne chercha pas à nier.

Suant d’angoisse, tremblant en suivant sur le cadran la marche des aiguilles de la pendule, il murmura :

— Si je les donne, il me faudra aller en banque, perdre du temps, retarder mon départ de plusieurs jours.

— Ou bien renoncer à jamais aux baisers de votre fille, et par suite, à la combinaison matrimoniale dans laquelle vous l’avez fait entrer, ainsi que le sieur Niclauss Gavrelotten.

L’opulent locataire du grand Hôtel s’épongea le front.

Décidément le visiteur lui apparaissait tel un diable. Il savait donc tout, ce personnage que lui, Fleck, ne se souvenait pas avoir jamais rencontré.

D’un geste inconscient l’Allemand fouilla dans sa poche et en sortit son portefeuille, dont l’aspect rebondit semblait donner raison à l’argumentation de « l’ambassadeur de la Charité ».

Celui-ci sourit et d’une voix insinuante :

— Pressons un peu. Il ne me reste que trois quarts d’heure pour sauver l’aimable Lisbeth du poignard levé sur elle.

Le portefeuille s’ouvrit tout seul.

— Dix mille, répéta le visiteur.

Dix billets de mille francs en une liasse lui furent tendus.

Il les prit, les compta méticuleusement, puis avec une bonne grâce parfaite :

Mlle Lisbeth vous remettra le reçu. Monsieur, à l’honneur et au plaisir de vous revoir.

Et, tandis que Fleck, complètement démoralisé, s’affalait dans un fauteuil, l’inconnu disparut prestement.

Vingt minutes plus tard, il pénétrait dans l’antichambre, où son compagnon, le revolver à la main, veillait avec une sollicitude paternelle sur Mlle Lisbeth.

Les deux hommes échangèrent quelques mots à voix basse.

Le geôlier s’approcha ensuite de la prisonnière.

— Mademoiselle, lui dit-il, votre captivité va prendre fin.

Veuillez permettre à mon ami de vous bander les yeux, pendant que j’écris quelques mots. J’oserai encore vous prier de vous charger de remettre cette missive à M. votre père.

Complètement domptée maintenant ; rassérénée aussi à la pensée d’être bientôt réunie à son père, Lisbeth laissa serrer un bandeau sur ses yeux.

Entre ses ravisseurs elle parcourut en sens inverse l’escalier, le vestibule devinés à l’arrivée.

Elle fut derechef poussée dans une voiture qui se mit en mouvement.

Enfin le véhicule stoppa. Ses gardiens la firent descendre. Elle sentit qu’on lui glissait un papier dans la main. Elle perçut le roulement de l’équipage, le murmure ironique d’une voix qui lui jetait ces mots :

— Au revoir, mademoiselle.

D’un geste brusque, elle arracha le bandeau qui l’aveuglait.

À vingt pas déjà une voiture s’éloignait rapidement. La jeune fille était dans une rue de faible longueur, absolument déserte, mais à l’extrémité de laquelle bourdonnait une circulation intense.

Elle se dirigea de ce côté.

En passant sous un réverbère, elle regarda le papier que ses doigts serraient toujours.

C’était une enveloppe ornée de la suscription

À Monsieur Fleck, Grand Hôtel — Paris.

Au bout de la rue, Lisbeth consulta la plaque indicatrice.

Ses ravisseurs l’avaient abandonnée rue Charras.

Elle débouchait sur le boulevard Haussmann, à quelques pas de l’Opéra, à cinq minutes du Grand Hôtel.

Accélérant l’allure, elle contourna les massives constructions de l’Académie Nationale de musique, passa devant le monument élevé à la gloire de l’architecte Garnier.

Les passants regardaient curieusement cette jeune fille, sans chapeau, en toilette multicolore, errant seule, au pas de charge, dans les artères parisiennes.

Mais elle n’y prenait pas garde, toute à son idée de se retrouver auprès de son père.

Enfin voici la grande entrée de l’hôtel.

En ouragan, Lisbeth traverse la cour d’honneur, escalade l’escalier, et essoufflée, mais ravie, elle envahit la chambre de Fleck, en clamant :

— Ah ! papa, cher papa, que je suis heureuse de te revoir.

Embrassades, exclamations, interrompues par cette remarque du père :

— Que tiens-tu donc à la main, ça me chatouille le cou.

Alors elle se souvient.

— C’est une lettre… Il faut que je te dise d’abord que des misérables…

— Je sais, je sais.

— Comment tu sais ?

— Oui, j’ai payé pour cela.

— Payé ?

Elle ne comprend pas.

Dans une seconde d’inquiétude, elle se demande si son père n’a pas perdu la raison. Mais il la rassure.

— J’ai payé ta rançon.

— Ah !

— Mais tu parlais d’une lettre.

— La voici. Ces gens m’ont priée de te la remettre.

Elle la lui tend. Il la prend, la décachette curieusement. Dans l’enveloppe, est un papier plié.

Il l’étale et lit :

« Reçu de M. Fleck, la somme de dix mille francs, que nous lui rendrons certainement un jour ou l’autre. »

Signé : A et B.

Au-dessous de la signature est tracé ce post-scriptum.

« P.-S. — Nous croyons devoir vous informer que Mlle Lisbeth n’a couru aucun danger, nous n’avions pas de poignard et nos revolvers n’étaient point chargés. Avec des braves, nous n’aurions pas réussi. Nous bénissons vos âmes timorées et vous remercions de nous avoir mis à même de faire une bonne action, d’en empocher une mauvaise et de rendre hommage à l’esprit de famille. »

La signification de ce factum restait de l’hébreu pour les Allemands, mais ce qui leur apparut clairement, c’est que l’on s’était outrageusement moqué d’eux.

Et dame cette constatation, surtout lorsqu’elle coûte dix mille francs, peut justifier un moment de colère.

Soyons donc indulgents au père et à la fille qui firent retentir les échos de la chambre de mots malsonnants.
xxx — Coquins !
xxx — Pirates !
xxx — Voleurs !
xxx — Bandits !
xxx — Apaches !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant le fiacre, aperçu par la jeune fille au moment où elle avait arraché son bandeau, avait continué à rouler.

Par le boulevard Haussmann, la rue Taitbout et les boulevards, il avait atteint la place de la République, puis la gare de Lyon.

Devant le « Départ », il avait déposé les voyageurs. Ceux-ci soldèrent l’automédon, largement sans doute, car le brave homme salua en lançant un vigoureux :

— Merci, mes princes.

Puis tous deux s’engouffrèrent dans la gare.

Au guichet des billets, ils demandèrent deux tickets wagons-lits pour Marseille, et bientôt ils étaient enfermés dans un de ces compartiments à couchettes mobiles, qui permettent de supporter si aisément les voyages de nuit.

Alors, ils enlevèrent perruques, barbes postiches, et apparurent sous les traits d’Albin Gravelotte et de Morlaix, dit Je-M’en-Fiche.

Tous deux eurent un éclat de rire joyeux.

— Bon, fit le premier, en arrivant à Marseille, il faudra renvoyer faubourg Montmartre nos accessoires pileux.

— Quel brave homme que ce perruquier de théâtres !

— N’est-ce pas, Morlaix ? C’est, en dehors de toi, le seul ami que j’aie conservé depuis ma déconfiture.

— Bah, avec deux amis sûrs

— La vie ne parait pas aigre, plaisanta Albin.

Et riant de cet à peu près, les compagnons de voyage se jetèrent sur leurs couchettes et s’endormirent, absolument comme s’ils n’avaient pas encouru, dix fois dans la soirée, la rigueur des lois.

Il est vrai que leur conscience ne leur reprochait rien.

Ils avaient emprunté à un voleur pour l’empêcher de voler.