Le Secret des troubadours (Péladan)/3
II
Idéal du Moyen Âge
De France, de Bretagne et de Rome la grant.
Cette division des chansons de geste, par Jean Bodel, mériterait d’être augmentée d’une quatrième matière, celle de Provence. Nous ne possédons pas les textes provençaux relatifs au San Grazaü (au saint vase). Gautier Map, Robert de Boron et Chrestien de Troyes ont accompli la figure du héros chrétien que Wagner devait dégager du fouillis médiéval pour en faire le type du chevalier mystique, réunissant le prestige du saint à celui du guerrier.
Wolfram d’Echenbach, vers 1215, écrivit son Parzival d’après Chrestien de Troyes ; mais il faut tenir compte que le fameux Minnésinger de la Wartburg déclare avoir pris pour modèle Kiat le Provençal (?).
Dans Chrestien de Troyes, mort en 1195, Perceval commence par mériter de s’asseoir à la table ronde d’Artus. Il la quitte pour la queste du Graal, et obtient la garde du précieux calice pendant sept ans, ensuite il se fait ermite et enfin prêtre.
Dans Wolfram d’Echenbach, le prologue tient beaucoup de place. Gamuret, fils du roi d’Anjou, épouse Bélicane, fille du roi des Maures, puis il abandonne sa femme et ses États pour aller en Espagne où dans un tournoi, il conquiert le royaume de Valeis (Valence), et la main de la reine Herzeleide. Il quitte encore cette nouvelle épouse pour guerroyer à Babylone où il périt.
Herzeleide s’enfuit au désert avec son fils Parsifal afin que l’enfant ne suive pas le destin de son père ; mais le futur héros rencontre dans la forêt des chevaliers du roi Artus qui l’emmènent à la cour de Bretagne et lui révèlent son origine.
Le voilà courant les aventures, obtenant la belle reine Conduirramur. En allant à la recherche de sa mère Herzeleide, il rencontre le merveilleux château du Graal où gémit, sous le poids d’un charme fatal, son oncle Amfortas. À peine sorti de Monsalvat il n’a d’autre désir que d’y rentrer. Devant les épreuves renaissantes il désespère jusqu’à blasphémer.
Un ermite l’initie aux mystères du Graal, il retrouve le chemin de Monsalvat, délivre son oncle Amfortas et règne avec la belle Conduirramur tandis que son frère païen, une fois baptisé, va évangéliser l’Inde.
J’ai donné le sommaire des deux versions, quoiqu’elles soient moins favorables à ma thèse que le drame de Wagner.
Le Shakespeare allemand — chose prodigieuse — en cédant à son génie a réalisé la pensée du mythe bien supérieurement aux premiers proférateurs. Il a écrit le drame le plus ésotérique qui soit, sous des aspects exclusivement passionnels.
Quel abîme, entre cette Conduirramur et la synthétique Koundry ; entre l’ermite et Gurnemanz, entre Amfortas ensorcelé, et le pontife coupable.
Nous allons d’abord faire rendre aux noms, la plupart composés, leur sens caché.
Dans le roman de Renart, il y a un certain Percehaie, fils cadet du seigneur de Maupertuis (mauvais trou), représentant le frère quêteur qui semble un pendant antithétique de Perceval.
L’épithète de gallois, doit-elle être lue gaël, du pays des Gals, ou plutôt du symbole déjà employé par la maçonnerie du Xe siècle qui brillait et brille encore au-dessus de la croix terminale des clochers ? Dans le roman de Renart, où l’intention se montre à découvert, le coq Chantecler figure le troubadour sans cesse en éveil pour déjouer les trames de Renart et avertir le peuple.
La Table ronde est une figure parfaite et qui empêche qu’il y ait premier ni dernier. Il s’agit en effet de perfection et de fraternité, mais d’une perfection prouvée par des hauts faits, trempée dans les épreuves et d’une fraternité basée sur le secret le plus absolu.
Le Cycle étant breton, peut-on voir dans la conception de cette Massénie un avatar de l’esprit druidique ?
L’idée initiatique du Saint-Graal a-t-elle été rapportée de Palestine par des croisés ?
La règle du Temple, dont le plus ancien manuscrit est du XIIIe siècle, fut annexée au procès-verbal du concile de Troyes (1128), où Hugues de Payns se présenta avec plusieurs compagnons.
Cette règle rédigée sous l’inspiration de saint Bernard permet à l’ordre de chercher des recrues parmi les chevaliers excommuniés. Règle française, C. 12.
« Là où vous saurez assemblée de chevaliers escoméniés, là vous commandons d’aller ; et se nul y a que se veulle rendre et ajoustier à l’ordre de chevalerie des parties d’outremer, n’en devez tant seulement attendre le profit temporel comme le salut éternel de l’âme d’eux. Nous le commandons par tel condition à ressoivre qu’il vienne devant l’évêque de la province et lui fasse assavoir son proposement. Et quand l’évêque l’aura entendu et absous, si le mande au Maître et aux frères du Temple et si la vie de celui-ci est honnête et digne de la compagnie d’eux, s’il semble bien au Maître et aux frères, qu’il soit reçu miséricordieusement ; et si il meurt entre-temps, par l’angoisse et le travail qu’il aura souffert, lui soit donné tout le bénéfice de la fraternité d’un des povres chevaliers du Temple. » (La Règle du Temple, publiée par Henri de Curzon, p. 24.)
N’était-ce pas là un refuge offert aux Albigeois, aux Cathares, aux Parfaits, à tous ces mystiques dissidents qui s’étaient séparés de l’Église pour chercher l’Évangile.
Nous ne possédons que les calomnies et les exécrations ecclésiastiques, sur les Vaudois.
Les réquisitoires du moine de Cîteaux, Alonus, et de Pierre, moine de Vaux-Cernay, prétendent que le mauvais principe, selon le manichéisme, avait inspiré la loi judaïque. Ce qui, traduit en langage actuel, veut dire qu’ils rejetaient la Thora comme incompatible avec l’Évangile ; et en cela, ils étaient d’accord avec beaucoup de bons chrétiens d’aujourd’hui.
En 1176, le concile d’Albi condamne les bonshommes.
On les appelait aussi cathares (purs), pifres, patarins, poplicains, passagers.
En 1147, saint Bernard alla en Languedoc pour convertir ces hérétiques ; on peut en induire que l’hérésie existait déjà au commencement du XIe siècle.
Cependant, les pauvres de Lyon s’estimaient si peu des dissidents qu’ils demandèrent au Pape la permission de prêcher.
La confession des Vaudois, 1120, déclare : Fermament tenen tot quand se conten en li doze articles del symbolo.
Saint Bernard déclare : « Il n’y avait pas, en apparence, de discours plus chrétiens que les leurs, et leurs mœurs étaient aussi éloignées que possible de toute espèce de souillure. »
L’hérésie médiévale fut avant tout, un mouvement anticlérical : beaucoup de fidèles, les plus ardents, scandalisés par le césarisme romain, rêvèrent un catholicisme évangélique et créèrent un clergé secret.
Les mœurs préconisées par les hérétiques étaient la condamnation de celles pratiquées par le clergé romain. Un saint incomparable nous montre, sous le nimbe de la canonisation, le type idéal du bonhomme, ou parfait ou cathare, et ce saint, qui fut un troubadour d’abord, ce saint qui ne ressemble à aucun autre, paraît presque une incarnation du Povre de Lyon.
Le povre d’Assise accomplit le miracle de la vie évangélique, parce qu’il rejeta tout esprit de discussion et de controverse, et ne se manifesta que par l’exemple, sans accuser ni vitupérer les clercs.
« La règle des Frères Mineurs consiste à observer l’Évangile, à vivre sous la loi de l’obéissance, sans posséder rien en propre, et en gardant la chasteté. »
Ce que contenait de légitime et d’idéal l’hérésie se trouve proclamé en ce peu de mots. Pauvreté et Chasteté devaient passer, sous la condition de l’obéissance. Ainsi l’Église s’enrichissait de vertus et de beaux exemples, au lieu que hors d’elle, ces vertus et ces beaux exemples devenaient des censures vivantes, des hostilités formidables, des attentats à sa suprématie.
« Hors de l’Église, pas de salut », il faut entendre par l’Église, l’hégémonie vaticane : or, de la fin du Xe siècle jusqu’à la Renaissance, beaucoup cherchèrent le salut hors de l’Église.
On peut être fort honnête homme et parfait chrétien, en blâmant le Pie IX de Castelfidardo, le Léon XIII des concessions et le Pie X de l’inertie.
C’est même d’une conception trop parfaite de la religion que sort souvent l’hérésie.
Aujourd’hui les partis groupent des intérêts ; jadis l’enthousiasme fomentait des mouvements d’âme, et on mourait pour la vérité entrevue.
L’Église a brûlé et massacré plus de saints que le calendrier n’en énumère, au nom de l’unité, conception certes grandiose mais aussi politique que religieuse et plus césarienne qu’évangélique.
Il ne faut pas faire grand état des doctrines dissidentes. Saint Thomas mérite l’admiration qu’on lui dédie et les formules hérétiques ne valent l’enseignement orthodoxe ni pour la profondeur, ni pour la clarté. Toutefois l’anti-cléricalisme des Vaudois fut légitime ; ils protestaient contre la féodalité sacerdotale, aussi abusive, onéreuse et injuste que la tyrannie du noble homme. L’implacabilité des clercs n’égalait que leur indignité. Le Christianisme impose aux prêtres un devoir très difficile parce qu’il engage le cœur et que, ni la science, ni l’étroite observance ne tiennent la place de la divine charité.
Or, le nom de Renart (re, roi, art, artifice) fut forgé pour désigner le clergé. Il y a tellement loin de ce roi du mensonge à l’esprit de l’Évangile que la révolte des consciences s’explique. Savonarole était un saint et il appelait Alexandre VI un antéchrist : les chrétiens exterminés en Aquitaine pensaient simplement comme Savonarole.
À la violence sanguinaire de la répression, au zèle de l’Inquisition, à son instauration même, à l’extermination sans pitié que commanda l’Église, au nombre des échafauds, à la prodigieuse tuerie, mesurons l’importance de l’hérésie. Rome n’eut pas traité les Occitaniens comme des Turcs, ordonnant une croisade contre eux, si elle n’eût estimé qu’un péril immense la menaçait.
Pour pénétrer l’ombre épaisse du XIe siècle il faut séparer d’abord la chevalerie de la féodalité.
Un Raoul de Cambrai est un sauvage : « Plantez ma tente au milieu de l’église, faites mon lit sur l’autel, posez mes faucons sur le crucifix. » Aubri le Bourguignon assassine un jour, ses quatre cousins et souille la couche de deux de ses hôtes. Ogier apparaît un monstre aussi. Le preux commence avec Roland (1095).
M. Léon Gautier attribue à l’Église la métamorphose d’Ogier en Roland. Outre qu’on rencontre des athées dans les chansons de geste, tel Goumadras dans « Garin » il faut distinguer entre les chansons à prétention historique et le roman d’aventures qui fut créé pour servir d’expression à l’hérésie. Dans ses noms comme dans ses péripéties, elle recèle ce qu’on peut appeler le secret des troubadours, qui est aussi celui des chevaliers.
Pour le critique orthodoxe, la Table ronde représente la décadence de la chevalerie, malgré la délicatesse des amours, la noblesse des sentiments, en un mot la civilisation qui s’y affirme.
Deux courants ont continué pendant des siècles à opposer idéal contre idéal ; Perceval et le Couronnement Looys. Au XIIIe siècle, le roman d’aventures avait déjà détrôné la chanson de geste brutale mais orthodoxe.
Pierre de Blois, au XIIe, constate l’anticléricalisme des ordres militaires. « À peine ont-ils reçu le baudrier chevaleresque qu’ils s’élèvent tout aussitôt contre les oints du Seigneur, s’en prennent au patrimoine du Crucifié… »
L’Église essaya de mettre la main sur la chevalerie ; l’office Benedictio novi militis en fait foi ; il ritualise l’adoubement et le cléricalise.
Guerre, chasse et tournoi formaient la trilogie féodale, et les barons seraient restés longtemps de courageuses brutes, si la chevalerie n’eût été une institution ouverte où tout chevalier avait le droit de faire des chevaliers, sans aucune sanction d’ordre collectif. De là, des chevaliers errants comme Renaud de Montauban, des chevaliers sauvages comme Guidon.
« Il est indubitable, dit Fauriel, que dans tous les pays d’Europe, il y eut une classe particulière qu’on désigna sous le nom de chevaliers errants. »
Je choisirai comme preuve de l’ésotérisme des romans d’aventure Aucassin et Nicolette, écrit à la fin du XIIIe et dont Gaston Paris a remarquablement commenté la valeur littéraire, sans en pénétrer la signification sectaire.
Cette chante-fable se recommande d’abord, par les noms des personnages, à notre attention.
Garin (guérir), comte de Beaucaire, a pour ennemi le Seigneur de Valence (Valore et Vilta du Dante) et s’appelle Bougars (bulgare). Le chevalier de Flore et Blonchefor n’est-il pas roi de Hongrie et de Bougrie ?
Or, l’expression court encore dans le peuple « un bougre, un bon bougre » pour signifier le compagnon fier et loyal, vaillant et serviable.
Le fils de Garin se nomme Aucassin (auca, oison, ase, âne). C’est un ingénu, un pur fol qui ne veut pas entrer dans la chevalerie féodale et ne songe qu’à sa mie Nicolette.
Celle-ci est originaire d’Orient, et Garin ne veut pas d’elle pour bru ; il charge son vicomte ou vidame d’enfermer la pauvrette. « D’elle n’avez que faire. Votre âme irait en enfer et vous n’entreriez jamais au Paradis. » — « Au Paradis » répond Aucassin « sont vieux prêtres, vieux boiteux, vieux manchots, vieux moines en guenilles ». Il veut bien aller en enfer pour y trouver compagnie de bons clercs, de bons chevaliers, des joueurs de harpe et des jongleurs. « Si vous lui parlez seulement » répond le vicomte, « votre père nous ferait brûler elle et moi ».
Est-il besoin de souligner l’invraisemblance d’un mariage mal assorti qui mène en enfer.
L’évocation du bûcher ne correspond-elle pas à l’idée d’hérésie ?
Aucassin est identique au Pérédur des Mabinogions, le pur sachant par pitié, c’est un croyant, un mystique et non pas un amoureux.
Si on étudiait le sens caché de la littérature médiévale, la Renaissance cesserait de paraître une subite résurrection de l’Antiquité[1].
Le néo-platonisme pénètre déjà profondément nos romans d’aventure, et lorsqu’il se montre ouvertement sous les Médicis, c’est que ceux-ci lui assurent une protection efficace, contre l’inquisition romaine.
Gémisthe Plethon et Marsile Ficin sont les docteurs officiels de l’antique Albigéisme, comme Dante en est le prodigieux Homère.
La fiction et l’histoire, en ce sujet, se répondent avec un parallélisme singulier : l’ordre du Temple ne réalise-t-il pas l’ordre du Graal, et Monsalvat n’a-t-il pas un nom réel, Monségur ?
Le seul poète qui ait touché à ce grand sujet est Gheuzi : il a su, dans son beau drame sur les Cathares, qu’il appelle Monsalvat mais qui se passe à Monségur, ressusciter l’âme albigeoise, — et l’âme albigeoise, quel que soit le sens un peu flottant de ce nom, est l’âme de Parsifal et manifeste cet ésotérisme du Moyen Âge d’où la Renaissance est sortie.
- ↑ La lente incubation de l’humanisme pendant le Moyen Âge est exposée dans l’opuscule publié par le Mercure de France sous le titre de : « Réfutation esthétique de Taine ».