L’Édition populaire (p. 60-67).

L’HOMME MYSTÉRIEUX DÉMASQUÉ.


Onze heures sonnèrent…

Il y avait trente minutes environ qu’Albert Lelong venait de se retirer dans la chambre qui lui était réservée au second étage.

— Le moment est venu ! me dit Sagan, d’une voix si basse que je comprenais à peine ses paroles.

Il se dirigea vers la porte, l’entr’ouvrit doucement et, après avoir écouté attentivement si aucun bruit ne troublait la maison, il la referma. Puis, toujours avec des gestes rapides, précis et silencieux, il alla ouvrir une garde-robe : deux ombres humaines en sortirent. C’étaient deux policiers.

Il leur glissa à l’oreille :

— Nous allons sortir d’ici, sans bruit ; vous refermerez derrière nous la porte à clef. Vous resterez ici jusqu’au moment où vous entendrez un coup de sifflet. L’un de vous se couchera sur mon lit. L’autre se tiendra assis à l’écart. Et surtout pas de bruit, ni de lumière !… Silence !…

Sagan se tourna vers moi :

— Vous, mon ami, vous allez me suivre. Comme ici, deux hommes sont dans votre chambre, la porte est fermée à clef…, à l’intérieur, bien entendu. Écoutez-moi bien, afin de suivre mes instructions à la lettre. Vous allez enlever vos bottines, afin que le bruit de vos pas soit étouffé. Vous me suivrez. Nous allons monter et pénétrer dans la chambre où Albert Lelong vient de s’endormir… Il ne faut pas qu’il nous entende. J’ai étudié la chambre : il y a une tenture à gauche du lit ; vous vous dissimulerez derrière. Un commutateur électrique se trouve à portée de la main : dès que vous entendrez mon coup de sifflet, vous éclairerez la chambre. En attendant, vous observerez le plus strict silence et l’immobilité la plus complète. La chambre qu’occupe Albert Lelong a deux portes : la porte ouvrant sur le corridor et par laquelle il a pénétré ; puis une porte condamnée qui se trouve en face du lit. Entre minuit et une heure du matin, cette dernière porte s’ouvrira silencieusement, une ombre apparaîtra ; ce sera l’assassin, ou si vous préférez, l’homme mystérieux…

— Ah !… mais comment savez-vous ?…

— Taisez-vous, curieux ! qu’il vous suffise de savoir que l’assassin viendra parce qu’il ne peut pas faire autrement, parce qu’il se sent menacé, parce qu’il sait que si Albert Lelong parle demain, il est perdu. En conséquence, il faut qu’il tue, cette nuit-ci, l’homme qui, demain, l’accuserait et fournirait la preuve de sa culpabilité. Dès qu’il aura pénétré dans la chambre et avant que vous n’ayez distingué une forme noire armée d’un poignard — car il employera le poignard — j’aurai lancé un coup de sifflet. Vous ferez la lumière, comme je vous l’ai dit et vous verrez enfin l’homme mystérieux démasqué.

Je promis à mon ami de suivre ses instructions à la lettre. Je retirai mes bottines et, à pas de loup, je le suivis. Avec d’infinies précautions, il ouvrit la porte, il écouta encore sur le palier et me fit signe de le suivre. Comme deux ombres errantes, nous nous engageâmes sans bruit dans le corridor et gravîmes l’escalier.

Nous arrivâmes au second étage.

Sagan m’attira devant une porte. Il tira de sa poche un petit instrument qu’il introduisit dans le trou de la serrure. J’attendis une minute. Je vis enfin la porte s’ouvrir sans bruit sous les doigts de mon ami. J’entrai derrière lui dans la chambre. Il referma la porte si adroitement que je n’entendis pas le moindre grincement. Puis, me prenant par la main, il m’attira le long des murs et m’indiqua ma place derrière une tenture, à gauche du lit. Prenant alors ma main dans la sienne, il me fit sentir le commutateur électrique. Puis il disparut, ombre dans l’ombre, si mystérieusement que je n’aurais pu dire où il se cachait.

De l’endroit où j’étais dissimulé, je tâchais de voir la chambre, ou mieux la scène où allait se dérouler le drame mystérieux que j’attendais, où allait se dénouer l’énigme tragique.

Mais les stores étaient baissés, la chambre était plongée dans une obscurité complète. Je ne distinguais guère que les rideaux blancs du lit et la face pâle du dormeur. Mais j’entendais la respiration calme et monotone de celui-ci.

Sagan et moi nous étouffions notre souffle.

Je me faisais des réflexions pour tromper une impatience qui était grande. Déjà par anticipation je savourais l’instant tragique qui allait se dérouler. Qui était donc ce mystérieux magnétiseur qui d’après ce que m’avait dit mon ami allait être dévoilé ? Le connaissais-je ? Ce n’était pas, il l’avait dit, un membre de la domesticité. Et pourtant Sagan avait affirmé qu’il était dans la maison.

Or, toutes les issues étaient, du matin au soir, surveillées par la police. Aucun étranger ne pouvait entrer, ni sortir, même par la lucarne de la mansarde, sans être vu.

L’assassin dans la maison ?

Mais il ne restait que la pauvre Mme  Bulck, qui avait reçu une blessure presque mortelle ; M. Bulck qui, comme sa femme, avait failli être victime de l’assassin invisible.

Et l’homme mystérieux que nous avions vu en auto, alors que nous parlions, Sagan, M. Bulck et moi, qui était-il ? Comment aurait-il pu pénétrer dans la maison sans être vu par les policiers postés aux portes et aux fenêtres ?

Que de mystères allaient se dissiper soudain, dans le coup de théâtre que j’attendais d’une minute à l’autre ! Mais l’heure passait et aucun fait ne se produisait. Déjà minuit avait résonné dans le silence qui planait dans la maison.

Aucun bruit, même dans la rue ; pas un souffle de vent, pas le moindre bruit de pas, pas le moindre craquement de meuble, pas même le tic-tac d’une pendule dans cette chambre…

Seule la respiration calme du dormeur, qu’allait menacer le poignard de l’assassin.

Et si pourtant Sagan s’était trompé ?… Si Albert Lelong allait être frappé par une arme invisible, au moment où nous ne nous y attendrions pas et peut-être sans que nous nous en rendions compte ?…

Et j’écoutais si le jeune homme respirait toujours d’une façon aussi calme… et je m’attendais à entendre tout à coup un cri d’horreur dans les ténèbres…

Enfin !…

Enfin, un bruit sourd venait d’attirer mon attention, un bruit si étouffé que je crus être victime de mon imagination.

Puis ce fut le silence complet.

Que se passait-il ? Qu’allait-il se passer ? Ou que s’était-il passé ?

Le silence se prolongeait… Albert Lelong respirait toujours.

J’avais allongé la tête pour mieux voir. Devant moi était la porte que l’homme mystérieux devait ouvrir, avait dit Sagan.

Et je regardais la porte… et dans l’ombre épaisse, il me sembla deviner qu’elle s’ouvrait… et je crus tout à coup distinguer une forme sombre à peine visible, une forme humaine qui s’avançait, courbée en deux, le bras droit brandi en avant, la main noire et armée d’un poignard.

Il y eut un frôlement… puis de nouveau un long silence… un silence de mort…

Je regardais toujours.

Je croyais toujours voir la forme noire immobile, figée dans la même attitude mystérieuse et menaçante. Mais n’était-ce pas l’ombre plus sombre d’un rideau, dans laquelle mon imagination surexcitée voyait une silhouette humaine ? Non ! De nouveau l’ombre avait bougé très légèrement. Maintenant elle avançait sans bruit vers le lit, sans un frôlement…

Et maintenant, seule, la main noire se dessinait, armée du poignard et le corps s’était perdu dans une ombre plus épaisse ou avait disparu.

Au fait, ne m’étais-je pas trompé ? Cette main noire avait-elle bien un corps ? Et n’était-il pas invisible… le corps de l’assassin invisible ?

Avec quelle lenteur cette main approchait !…

Soudain, je vis la lame du poignard se lever vers le lit… Je ne voyais plus ni main, ni corps, il n’y avait plus devant moi qu’un vague trait pâle et acéré, presque perdu dans les ténèbres. C’était, si j’ose dire, comme un fantôme de poignard brandi par un assassin invisible. Mais tout à coup, je vis un éclair…

Au même instant, un sifflement strident me fit frémir jusqu’à la moëlle des os.

J’avais le commutateur au bout des doigts. D’un mouvement prompt, je le fis tourner.

La lumière inonda la chambre.

La forme sombre, la forme humaine au poing ganté de noir et armé d’un poignard m’apparut aussitôt. Mais ce poing — arrêté au moment où il s’abaissait vers la victime innocente qui dormait — était emprisonné dans les doigts de fer de Sagan.

La projection de la lumière avait été si brusque, si inattendue, que les auteurs de cette scène tragique gardaient, en cette seconde suprême, les mouvements qu’ils venaient d’esquisser dans l’ombre. Leurs attitudes semblaient avoir été stéréotypées.

Au même instant aussi, Albert Lelong, réveillé en sursaut par le sifflement strident, s’était dressé sur son séant. Mais je n’avais d’yeux que pour la forme humaine et mystérieuse que mon ami venait de maîtriser. J’entendis la voix impérieuse de Sagan commander :

— Lâchez votre arme ! Toute résistance est inutile ; toutes les issues sont gardées.

Les bruits de pas précipités des policiers qui accouraient résonnaient dans l’escalier.

L’inconnu étouffa un grondement de rage impuissante et, tandis que, sous les doigts de fer de Sagan, l’arme tombait sur le parquet, il se redressa et, dans le mouvement qu’il fit, je vis enfin sa tête.

C’était l’homme mystérieux ! c’était le magnétiseur !

La porte s’ouvrit et les policiers entrèrent dans la chambre.

Mon ami se tourna vers eux :

— Vous pouvez approcher, dit-il. Cet homme appartient à la justice.

Puis, se tournant vers l’inconnu, il commanda :

— Nommez-vous !…

— Jacques Da…

— Non, non, votre nom véritable. Inutile de feindre…

— Mais…

Sagan ouvrit son portefeuille et en tira le fameux poil qu’il avait découvert dans la malle rouge et qu’il appelait « le fil de l’énigme ». Il l’approcha de la barbe blanche de l’homme mystérieux en disant :

— Je connais le secret de la malle rouge. Je sais qu’elle contenait, votre fausse barbe, votre perruque et vos déguisements. Je vous le répète, il est inutile de feindre.

Doucement, par petits coups secs, Sagan arrachait la barbe de l’inconnu ; puis, d’un geste brusque, il enleva la perruque.

Nous poussâmes tous un cri de stupeur :

— Monsieur Bulck !