L’Édition populaire (p. 67-80).

LE MYSTÈRE S’EXPLIQUE.


C’était, en effet, contre toute vraisemblance, le digne M. Bulck. Mais comment donc M. Bulck et le magnétiseur ne faisaient-ils qu’un homme, puisque, la veille même, au matin, étant en compagnie de notre hôte, nous avions vu passer en auto l’homme mystérieux !… Et comment donc M. Bulck, qui avait été la victime d’un attentat, était-il en même temps l’assassin ? C’était là autant de points d’interrogation qui ne faisaient qu’assombrir le mystère. C’est ce que le détective Sagan expliqua au cours de l’instruction. Inutile de dire que M. Bulck fut arrêté la nuit même où se passèrent les faits que je viens de raconter. Mais l’assassin nia d’abord tous les crimes qu’il avait commis. Dès lors, ce fut entre lui et Sagan un nouveau duel, dans lequel, pour faire jaillir la vérité, le détective acculait son adversaire dans ses derniers retranchements et, par sa logique serrée et ses déductions, mettait le meurtrier dans l’impossibilité de nier sa culpabilité.

Il y eut dans le cabinet du juge d’instruction des scènes émouvantes au cours desquelles Sagan expliqua, d’une façon inattendue, tous les mystères qui planaient sur cette étrange affaire.

Sagan refit l’historique du crime.

— La vie de chaque homme, dit-il d’abord en substance, pourrait être comparée à une tapisserie, dont nous ne voyons habituellement que l’endroit. Nous en contemplons la trame, le dessin, les couleurs, et nous ne voyons pas au delà.

La mission du détective ou du policier est de voir l’envers de cette tapisserie, d’en étudier le travail et d’établir de quelle façon il fut commencé et terminé. C’est ce que j’ai fait dans l’affaire qui nous occupe.

Un crime mystérieux avait été commis à Evan. La jeune Anglaise Mary Law avait été tuée, Albert Lelong prétendait être l’assassin. Je tenais donc un premier fil de la trame : il fallait, le suivre patiemment. Je partis donc pour Evan. Je pris sur Albert Lelong tous les renseignements utiles ; je retournai sa vie, je vis l’envers de cette mystérieuse tapisserie. J’appris ainsi que le prétendu coupable avait aimé en secret Miss Jane Law, la sœur de la victime. Ce fait, ou si vous préférez, cette coïncidence, me parut au moins étrange. Pourquoi ce jeune homme se disait-il être le meurtrier de la propre sœur de celle qu’il aimait ? Il y avait là un premier mystère qu’il fallait éclaircir.

Et Sagan raconta comment, observant avec moi les allées et venues d’Albert Lelong, il avait découvert que le jeune homme agissait sous l’empire de la suggestion. Ayant visité la maison du magnétiseur, il ne put relever aucune empreinte digitale. Il en conclut que l’homme mystérieux portait des gants et que — hypothèse logique — il craignait d’être reconnu, ce qui prouvait qu’il était connu de certaines personnes qui eussent pu révéler son identité.

L’inconnu avait fui. Grâce aux traces que le détective releva le lendemain de sa disparition, il put établir que le magnétiseur s’était laissé tomber d’une fenêtre du premier étage sur le sol et que, au moment où les policiers cernaient la maison, il s’était dissimulé derrière les taillis du jardin et avait gagné la campagne.

Mais l’assassin avait donné l’ordre au jeune Lelong de partir pour Rouen. À ce moment, il ignorait que la police allait le traquer : la voie qu’il indiquait involontairement devait donc être bonne. Sagan se renseigna télégraphiquement et apprit que la sœur de la victime, Jane Law, épouse Bulck, habitait rue Mauge, 18, à Rouen.

Quelques jours après, le détective s’installait dans la place menacée. Il doutait que le magnétiseur vînt au rendez-vous qu’il avait assigné à Lelong. Il y vint et vit le jeune homme. Que lui dit-il ? C’est facile à deviner. L’arrivée du détective déjouait ses plans : il ordonna à Lelong de s’installer dans un hôtel de Rouen et d’attendre. Le lendemain, la police, en relevant la liste des étrangers descendus dans la ville, trouva le nom d’Albert Lelong et garda celui-ci à vue.

Et Sagan reprit son récit au moment où le magnétiseur, ayant pris une auto, cherchait à dépister ses poursuivants. Il donne des ordres contradictoires au conducteur. S’il entre dans un hôtel, il est rejoint ; s’il s’engage dans la campagne, une panne peut le perdre. Ici encore, son audace se révèle : il rentre rue Mauge et là, il pourra jeter le masque et se montrer sous une autre figure. Toutefois, son adresse entre en jeu : il n’entre pas chez lui. Mais il possède — Sagan s’en est assuré dans la suite — dans la maison voisine une garçonnière où il reçoit sa maîtresse, la nuit. Pour éloigner les soupçons, il prend le chemin des toits. S’il est aperçu un jour, un valet de chambre sera accusé et on ne verra là qu’une idylle de mansarde.

C’est par le toit que, en plein jour, il regagne le chemin de son logis. Rapidement, il se dévêt et cache son déguisement dans une malle rouge dont lui seul connaît le secret, et il redescend au salon où sa femme, qui le croyait dans son cabinet de travail, l’attend.

Mais dans la mansarde, Sagan a relevé des traces de pas toutes récentes… Pas d’empreintes digitales, hélas ! M. Bulck est adroit et, dans ses expéditions, il porte toujours des gants. De premiers soupçons étaient nés dans l’esprit du détective.

— Au reste, remarqua Sagan, j’avais mon idée. En me faisant connaître sous mon véritable nom, je donnais l’éveil à l’assassin, je le forçais à agir et, par conséquent, à se manifester. Or, par le fait qu’il se manifestait, il dissipait une partie du mystère qui l’enveloppait. Ce que j’avais prévu arriva. Le meurtrier, en homme adroit et audacieux, vit tout le parti qu’il pourrait tirer de ma présence chez lui : il décida d’en profiter pour posséder un alibi précieux et éloigner les soupçons qui eussent pu se porter sur lui. Qui aurait pensé, en effet, qu’il eût accompli son crime presque sous les yeux d’un détective ? Il voulait d’abord tuer sa femme par la main d’Albert Lelong ; mais il sut que celui-ci était surveillé. Après le premier meurtre de Mary Law, il avait magnétisé Lelong et lui avait fait écrire la lettre de menace signée « La Main Noire » qui se trouve dans le dossier de l’accusation. Cette lettre ne porte pas de date précise, ni mois, ni année : les crimes seront accomplis un jeudi et un samedi, c’est tout. Cela pouvait servir quand on voulait. Dans cette missive, M. Bulck était menacé. Sa femme tuée, la lettre prouvait la culpabilité d’Albert Lelong. Le jeune homme était arrêté et M. Bulck s’écriait : « Je l’ai échappé belle ! »

C’est cette même lettre que l’assassin me montra pour établir, avant le crime, son innocence. Pendant que nous veillions derrière les portes, M. Bulck profita du sommeil de sa femme pour la poignarder. Un cri d’angoisse était poussé ; nous entrâmes. Je comptais trouver sur le poignard l’empreinte des doigts de l’assassin. Mais l’arme ne gardait aucune trace : l’assassin l’avait d’abord saisie par la lame, puis, avant d’en frapper sa victime, il avait enveloppé le manche dans le drap de lit.

— Mais, fit le juge d’instruction, pourquoi ne fîtes-vous pas arrêter le coupable cette nuit-là ?

— Je voulais pousser mon adversaire jusqu’à son dernier retranchement : je voulais le forcer à mettre à exécution la seconde menace de sa lettre : la menace de mort dirigée contre lui. Je dois avouer que le meurtrier s’en tira avec un réel brio. Cette fois, nous avions décidé, mon ami Darcy et moi, de nous tenir dans la chambre du crime. M. Bulck se rendit tout de suite compte de la difficulté qu’il y aurait pour lui de se porter, sous nos regards, un coup de poignard, d’autant plus que nous avions minutieusement inspecté la chambre et que nous avions examiné le lit pour voir si une arme n’y était point cachée. Avant de se coucher, M. Bulck se retira dans son cabinet de toilette pour se déshabiller. C’est là qu’il se porta, à travers sa chemise, un coup de poignard. Il arrêta l’écoulement du sang au moyen d’une emplâtre dont je n’ai pu analyser la composition. Voilà comment, après avoir adroitement caché son poignard dans son cabinet de toilette, M. Bulck se coucha et parut s’endormir. Il profita d’un moment où notre attention était attirée par le frôlement d’un rideau que le vent soulevait en pénétrant par une fenêtre entr’ouverte, pour enlever l’emplâtre et l’avaler. Le sang apparut sur la chemise, la blessure fut mise à nu. Le criminel espérait que j’attribuerais ainsi les crimes auxquels j’avais assisté à des pratiques magnétiques. Là encore, je l’attendais et je me décidai à employer ses propres armes pour le frapper d’une façon décisive.

Aidé par un savant magnétiseur de Paris, j’avais fait sur Albert Lelong des expériences qui n’avaient pas donné des résultats bien concluants. On sait que, lorsqu’il est sorti de son sommeil magnétique, le sujet oublie ce qu’il a entendu alors qu’il était plongé dans cet état. Il suffit de provoquer un nouveau sommeil pour que le sujet se souvienne.

Lelong fut endormi, mais il ne put nous faire que la description de l’homme déguisé que nous avions vu à Evan. J’interrogeai le savant parisien et lui demandai : « Pensez-vous que si Lelong était endormi et mis en présence du magnétiseur non déguisé, il reconnaîtrait celui-ci ? » Le savant répondit : « C’est possible ; mais la réussite est incertaine. »

Il planait sur cette partie de la science un doute que je mis à profit. M. Bulck devait connaître les cas dont je viens de parler. Je lui fis part de l’intention de magnétiser le jeune Lelong et de le faire parler. Je vis M. Bulck blêmir un instant, puis se ressaisir. Je venais de lui porter un coup terrible. Mais tout de suite, je lui proposai de tenter l’épreuve chez lui. C’était une planche de salut que je lui tendais ; c’était aussi la planche qui allait se briser sous lui. Il saisit l’occasion avec plaisir ; il ne pouvait frapper Lelong tant que celui-ci était surveillé par la police ; mais sous son toit… Ma proposition endormit ses soupçons : « Sagan, pensa-t-il, croit au crime magnétique. Il y croira encore lorsqu’il verra le cadavre du jeune Lelong… et je serai sauvé ! »

Car, pour le salut de M. Bulck, il fallait que Lelong ne parlât pas, comme il craignait qu’il pût le faire. Il fallait donc le tuer durant la nuit qui précédait le jour de l’expérience fatale ! C’est dans ce dernier retranchement que j’attendais mon adversaire pour le surprendre. L’assassin vint, comme je l’avais prévu. Il avait repris le déguisement du magnétiseur parce qu’il craignait que sa victime ne s’éveillât : en ce cas, le jeune homme eût reconnu son maître et la peur l’eût paralysé… La lumière se fit… au figuré comme au réel ; je désarmai et du même coup je démasquai le criminel.

— Mais objectai-je, il reste, au sujet du déguisement, un point obscur. Comment expliquez-vous, mon cher ami, que puisque M. Bulck et le magnétiseur ne faisaient qu’un même homme, nous ayons vu passer en auto l’homme mystérieux, alors que nous parlions avec notre hôte ?…

Jusqu’à ce moment, ce problème m’avait torturé l’esprit et la culpabilité de M. Bulck, pour évidente qu’elle parût être, ne me semblait pas encore complètement établie. Je me demandais par quel prodige mon ami expliquerait comment un même homme pût nous apparaître au même instant à deux endroits différents. C’était là un cas de dédoublement tout à fait extraordinaire.

Je ne savais comment mon ami allait se tirer de ce mauvais pas, lorsqu’il se tourna vers moi en souriant :

— C’est très simple, répondit-il. Tout s’explique par ce proverbe que personne n’a jamais compris qu’en en retournant le sens : ce n’est pas l’habit qui fait le moine. Lorsque nous ouvrîmes la malle rouge, nous constatâmes qu’elle était vide. Notre hôte avait, comme on dit, la puce à l’oreille. Il avait confié son déguisement à sa maîtresse, qui habite un appartement non loin de la rue Mauge. Cette femme était surveillée nuit et jour par des policiers habiles, qui s’étaient installés dans la maison et avaient pratiqué des trous dans les murs. Rien de ce qui se passait chez Mme  X… ne leur échappait.

M. Bulck aimait sa maîtresse et devait l’épouser après la mort de sa femme. Il lui avait permis d’héberger son frère. Celui-ci vivait en parasite. M. Bulck se sentait menacé ; pour détourner tous les soupçons, il avait prié son futur beau-frère de revêtir son déguisement et d’attendre, en auto, dans la rue Mauge, le moment où il le verrait arrêté devant sa maison en compagnie du détective Sagan. Dès qu’il nous apercevrait, il devait donner l’ordre au chauffeur de partir à toute vitesse, pour nous dépister.

— Mais comment, demanda le juge d’instruction, que le récit de mon ami intéressait fort, acquîtes-vous la certitude que M. Bulck et le magnétiseur ne faisaient qu’un seul homme ?

— J’acquis cette certitude en découvrant le secret de la malle rouge qui est, en quelque sorte le pivot de cette mystérieuse affaire. Cette malle, je l’avais remarquée, bien qu’elle semblât oubliée dans le coin d’une mansarde de M. Bulck. J’y avais découvert des traces de doigts gantés ; je l’examinai et constatai qu’elle ne s’ouvrait, comme les coffres-forts, que lorsqu’on connaissait les chiffres qui constituaient son secret. Je fis venir de Paris un ouvrier d’élite. Le secret des chiffres du coffre était :

0881.

Le meuble ouvert, je ne découvris qu’un poil blanc. C’était le fil de l’énigme. Ce poil m’apprenait, en effet, que la fausse barbe du magnétiseur avait été cachée là. Il me restait à m’assurer que cette malle appartenait à M. Bulck et non à un domestique où à un locataire précédent de l’immeuble.

Que signifiait ce nombre 0881 ?

On prend pour secret d’un coffre-fort un nom ou des chiffres qu’on est certain de ne pas oublier. Si c’est un nom, c’est celui d’un être cher ; si ce sont des chiffres, ce sont ceux d’une date mémorable. Je me renseignai et j’appris que M. Bulck était né en 1880, nombre qui, retourné, donnait 0881.

— Mais quel est, à votre avis, demanda le juge d’instruction à Sagan, le mobile de tous ces crimes ?

Sagan tira quelques papiers de son portefeuille et commença :

— Voici l’histoire en quelques mots : M. William Bulck est né à Birmingham le 22 mars 1880. Il était fils d’un boucher. Dès son plus jeune âge, son caractère se révéla : ambitieux, audacieux et habile. Il n’a pas changé. Son père lui fit faire de bonnes études ; il fut élève à l’université d’Oxford, où il était considéré comme un brillant sujet.

Mais le jeune Bulck était paresseux autant qu’ambitieux. Il mena une vie d’aventurier ; il fut ce que nous appelons chez nous un rastaquouère ; mais un rastaquouère sous les dehors les plus séduisants. Pour le monde, qui ne voit que l’endroit de cette tapisserie qu’est une vie humaine, William Bulck était un gentleman accompli. Il fréquentait les salons mondains de Londres et dépensait sans compter l’argent, qui venait on ne sait d’où… Personne ne se souciait de le demander. En réalité, Bulck faisait partie d’une de ces mystérieuses associations de voleurs qui mettent Londres en coupe réglée.

Notre aventurier ayant fait la connaissance d’un millionnaire, M. John Law, il fut reçu chez lui, lui demanda la main de sa fille et l’obtint. Bientôt, la dot qu’il avait reçue ne lui suffisant pas, il résolut de prendre la part d’héritage des autres. Il profita du séjour de sa belle-sœur Mary Law à Evan pour prétexter un voyage. Sous le déguisement d’un vieillard, il profita d’un jour où la jeune femme s’engageait seule dans un bois pour bondir sur elle, armé d’un casse-tête américain. Il y eut une lutte désespérée. Mary Law tomba : elle était morte.

Le crime fit grand bruit. Bulck craignit que les soupçons ne tombassent un jour sur lui et qu’il ne pût fournir un alibi. Étant retourné à Evan avec sa femme, il apprit incidemment que son épouse avait été aimée en secret par le jeune Albert Lelong. Il résolut de tirer profit de cette idylle. Il avait appris, à Oxford, à magnétiser. Il suggestionna le jeune soupirant. On sait le reste.

Poussé par son audace habituelle, Bulck profita de certain soir où sa présence chez son beau-père n’avait pas été remarquée pour assommer le vieillard. Après les coups d’audace, l’adresse prudente chez lui reprenait le dessus. Il fallait porter au compte du jeune Lelong ce nouveau crime. Il repartit pour Evan, décidé à faire d’une pierre deux coups. En effet, il profita de la circonstance pour commander au jeune Lelong de tuer sa femme. La police aurait fait des enquêtes, on aurait appris que Lelong avait aimé naguère Jane Law et tout se fut expliqué : drame passionnel.

Et voilà, conclut Sagan, toute l’histoire. L’assassin peut dire que sa destinée n’a tenu qu’à un cheveu ! Il n’avait pas prévu, en vidant la malle rouge où il avait caché sa perruque blanche, qu’il y avait laissé enfermé le secret de son crime. »

Quelques temps après, devant les preuves accumulées de sa culpabilité, William Bulck fit des aveux complets qui confirmèrent, en tous points, la déposition de Robert Sagan. Nous apprîmes dans la suite qu’il avait été condamné à mort.

Un an s’était écoulé depuis ces événements, lorsqu’un beau jour Sagan me dit à brûle-pourpoint :

— Vous souvenez-vous de cette mystérieuse affaire que vous avez classée sous le titre : « Le Secret de la Malle Rouge » ?

— Certes… Y aurait-il un nouveau mystère, demandai-je.

— Oui. On vient de m’envoyer l’épilogue du roman que vous comptiez écrire sur ce drame.

— Et quel est-il ? fis-je, intrigué.

Sagan tira de son portefeuille une blanche lettre de faire-part qu’il ouvrit sous mes yeux :

Voyez, dit-il, Albert Lelong épouse Jane Law.


FIN