L’Édition populaire (p. 42-48).

UNE NOUVELLE NUIT TRAGIQUE.


Mme Bulck était plongée dans le coma.

Deux médecins, appelés d’urgence, ne purent se prononcer sur son sort : la blessure était extrêmement grave, sinon mortelle.

Les deux praticiens n’osaient se prononcer encore et la journée se passa dans l’incertitude.

Toute la matinée, je tins compagnie à M. Bulck, que la douleur avait complètement anéanti.

Il n’avait pu, de son côté, fournir aucun renseignement sur la façon dont le meurtre avait été accompli. Il raconta qu’il s’était endormi vers 11 heures et demie et qu’il était plongé dans son premier sommeil lorsque le cri perçant de sa femme l’avait réveillé en sursaut, quelques secondes avant notre irruption dans la chambre.

Toute la matinée. Sagan fut invisible. Je ne le vis que l’après-midi. Tout de suite, je l’accablai de questions. J’avais hâte de connaître son avis sur le mystère qui entourait les faits qui s’étaient déroulés la nuit. Mais il me parut préoccupé et je n’obtins de lui que bien peu d’éclaircissement.

— Tout ce qui s’est passé est du domaine du surnaturel, remarquai-je.

— Ce n’est pas mon avis.

— Je crois vous comprendre : vous attribuez ce crime à un phénomène magnétique quelconque.

— Aucunement, je puis vous affirmer — et vous savez que je n’affirme que lorsque j’ai une certitude — que le magnétisme n’est pour rien dans ce crime. Le meurtre auquel nous avons assisté paraît incompréhensible, il est vrai ; mais il n’est pas moins vrai qu’il ne peut avoir été commis que d’une façon naturelle. Cet attentat est un fait tout simple. On peut, par l’hypnose, agir à distance, je le sais, mais d’une façon toute morale : on peut transmettre sa pensée, imposer sa volonté ; mais on ne peut agir d’une façon matérielle. Nous avons vu un poignard en acier, qui n’a pu être plongé dans la poitrine de Mme Bulck que par une main en chair et en os. Il n’y a pas à sortir de là.

— Mais par où l’assassin serait-il entré et sorti ? N’étions-nous pas là, chacun à une porte ? Et vous m’avez affirmé qu’il n’y avait aucun passage secret.

— J’en suis certain, en effet.

Mais enfin, l’assassin n’a pu entrer avant que nous fussions à notre poste, puisque Mme Bulck était vivante et que vous avez inspecté la place ; il n’a pu sortir avant que, le meurtre accompli, nous fussions entrés, puisque nous n’avons vu sortir personne.

— C’est mon avis.

— Je n’y comprends rien.

— Vous comprendrez plus tard.

— Mais enfin, ce que vous me dites est contraire à toute logique. Si l’assassin n’a pu entrer ni sortir, c’est qu’il était là. Or, il y avait la victime, son époux, vous et moi. Aucun de nous quatre n’est suspect, je crois.

— Il ne faut rien croire, mon cher Darcy, il faut se borner à observer et à déduire.

— Mais enfin, vous ne me ferez pas croire que c’est vous l’assassin, ni moi. Ce ne peut être non plus M. Bulck. Enfin, vous n’avez relevé aucune trace de doigt sur le poignard.

— Ce qui vous fait supposer que l’arme a été brandie par un esprit, par un être immatériel, n’est-ce pas ? dit ironiquement mon ami.

— Pourquoi pas ? Tout est possible, dans ce domaine des choses impossibles.

— Non, mon cher Darcy. Les esprits ne sont pas capables de soulever des choses matérielles. Repoussons toutes les thèses contraires à la logique et à la réalité et… attendons.

— Attendre que M. Bulck soit frappé à son tour ? m’écriai-je.

À ce moment, un policier vint quérir mon ami, qui me serra la main et sortit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux mortelles journées s’étaient écoulées depuis les événements étranges que je viens de conter.

Nous étions samedi soir. La nuit où M. Bulck devait être frappé à son tour allait commencer… Comme il l’avait fait deux jours auparavant, Sagan prit toutes les précautions nécessaires. Il inspecta la chambre à coucher et plaça un policier à chaque porte. Puis il demanda à M. Bulck l’autorisation de se tenir avec moi dans sa propre chambre à coucher durant toute la nuit qui allait s’écouler. M. Bulck accepta avec joie et empressement la proposition de mon ami. Il se retira un instant dans son cabinet de toilette et reparut en costume de nuit. Sur l’invitation de mon ami, il se mit au lit.

Quant à Sagan, il s’assit à une table, la tête tournée vers le lit, afin que rien de ce qui allait se passer ne pût lui échapper.

Je m’assis en face de lui et nous attendîmes, silencieux.

Une heure s’écoula ainsi. Vaincu par la fatigue, notre hôte venait de s’endormir : nous entendions son ronflement sonore et régulier.

— Cette fois, si l’assassin paraît, il ne pourra nous échapper, murmurai-je à l’oreille de mon ami.

Sagan acquiesça muettement de la tête et parut se replonger dans ses réflexions.

Tout à coup, minuit sonna dans le calme de la nuit.

— L’instant mortel approche, pensai-je en réprimant un instinctif mouvement de peur. Je portai un regard vers le revolver que je tenais à la main. Doucement, je fis pivoter ma chaise de façon à me placer près de mon ami et à voir la face de notre hôte, qui donnait paisiblement.

Une demi-heure s’écoula ainsi.

Le silence n’était troublé que par le tic-tac monotone d’une pendule et, par instants, par les plaintes du vent qui soufflait en tempête. Le ciel était, cette nuit-là, couvert de lourds nuages qui voilaient la clarté de la lune.

Tout à coup, j’entendis un frôlement dans la chambre et il me sembla voir passer une ombre vaporeuse, à peine visible. Je me retournai vivement : une fenêtre était entr’ouverte et le vent, en s’engouffrant dans la chambre, avait soulevé un rideau et produit le frôlement qui avait attiré mon attention. La forme mystérieuse que j’avais cru voir flotter avait la même origine : le rideau en bougeant devant une lampe électrique avait suscité une ombre mobile. Et je réfléchis que les événements qui semblent parfois extraordinaires peuvent provenir d’un fait absolument naturel et fort simple.

Je reportai à nouveau mes regards vers M. Bulck qui dormait toujours. Le vent s’élevait et un roulement de tonnerre lointain nous arriva. Je commençais à me lasser de ma vaine attente et je prévoyais déjà que cette nuit-là aucun événement ne se produirait, lorsque je vis remuer le bras de M. Bulck, tandis que son visage, dont les yeux étaient fermés, se contractait comme sous la vision d’un cauchemar horrible.

Et soudain il se produisit un fait tout à fait étrange. Brusquement, notre hôte ouvrit les yeux et se dressa, affolé, sur son séant, les bras tendus comme s’il voulait se défendre contre une attaque imaginaire.

Tandis que ses traits exprimaient le plus mortel effroi, il poussa un cri de douleur en portant la main à la poitrine, comme si une arme invisible l’avait frappé.

Et, horreur ! au même instant, sans que personne se fût approché de lui, sans que la moindre ombre l’eût touché, nous vîmes sa chemise se tacher de sang.

Blessé ! il était blessé !… Blessé sous nos regards attentifs, et aucun être humain ne l’avait approché !…

Sagan se leva. Il entr’ouvrit la chemise de notre hôte, qui poussait de sourds gémissements et découvrit la poitrine : une blessure saignante apparut… Un instant, le détective l’examina attentivement :

— C’est peu grave, dit-il enfin. Darcy, voulez-vous toutefois aller chercher un des médecins qui se trouvent au chevet de Mme Bulck ?

Quelques instants après, je revenais avec le praticien.

— La blessure, heureusement, n’est pas très profonde, conclut le praticien.

— Mais où, diable ! est l’arme du crime ? m’écriai-je, m’adressant à mon ami.

Celui-ci se tourna vers moi et répondit d’une voix calme ces mots qui me firent frémir :

J’ai cherché partout ici : il n’y a pas d’arme du crime !…