L’Édition populaire (p. 37-42).

L’ASSASSIN INVISIBLE.


Comme, après une promenade en ville, nous rentrions, mon ami et moi, nous trouvâmes nos hôtes consternés.

Leurs visages exprimaient le plus épouvantable effroi.

— Que s’est-il passé ? demanda Sagan.

M. Bulck lui tendit, en tremblant, une lettre.

— Voici ce que nous venons de découvrir sur notre table, dans une enveloppe à notre adresse :

Mon ami saisit la lettre et lut :

« À Monsieur et Madame Bulck,

« Notre vengeance a déjà frappé M. John Law et Mlle Mary Law. À votre tour, vous êtes désigné pour subir le châtiment que nous vous destinons.

« Quelle que soit la force qui vous protège, vous êtes voués à la mort. Quoi que vous fassiez, dans la nuit de jeudi à vendredi prochain, Mme Bulck, née Jane Law, sera poignardée ; dans la nuit de samedi à dimanche, M. Bulck subira le même sort.

« Ainsi avons-nous décidé,

« La Main Noire. »

Ayant terminé la lecture de cette lettre, Sagan prit son portefeuille, l’ouvrit et en tira une lettre.

Il confronta les deux écritures.

— Voyez, me dit-il, voici une lettre que m’adressa naguère Albert Lelong ; l’écriture est absolument identique à celle de la prétendue « Main Noire ».

— C’est extraordinaire.

— D’autant plus extraordinaire que je persiste à croire que Lelong, bien qu’ayant écrit cette lettre, est innocent.

Sagan s’était tourné vers nos hôtes :

— Il importe, dit-il, de prendre toutes les précautions nécessaires pour conjurer le péril qui vous menace. L’assassin inconnu doit être près de nous. Qui est-il ? Là est la question. Il faut avant tout éloigner tous vos serviteurs. Je les remplacerai par des policiers…

— L’idée est excellente, fit M. Bulck.

Ainsi fut fait.

Le jour même, le valet, la femme de chambre et la cuisinière étaient congédiés pour huit jours.

Sagan était allé trouver le commissaire de police, qui avait mis à sa disposition trois hommes sûrs.

Le tragique soir du jeudi arriva.

À dix heures, M. et Mme Bulck se retirèrent dans leur chambre commune, où étaient disposés deux lits jumeaux. Sagan voulut prendre toutes les précautions nécessaires. Il inspecta minutieusement la chambre. Elle avait deux portes, l’une s’ouvrant sur une chambre, l’autre sur le corridor. Je reçus l’ordre de veiller toute la nuit sur la première, mon ami se tiendrait devant la seconde.

Les fenêtres étaient garnies de solides barreaux et empêchaient tout être humain de pénétrer dans la chambre. Sagan s’était assuré plusieurs fois déjà que les murs ne pouvaient livrer passage à personne.

Les deux époux se trouvaient donc enfermés comme dans une forteresse : pour les atteindre, il fallait inévitablement franchir une des deux portes que nous gardions, mon ami et moi.

Des policiers avaient reçu l’ordre de se tenir à notre disposition et d’accourir au premier appel du détective.

Nous souhaitâmes la bonne nuit à nos hôtes et nous nous plaçâmes aussitôt en faction.

Mon ami me serra la main avant de me quitter :

— L’assassin ne pourra agir sans être vu de nous, dit-il. Veillez bien, Darcy !

— Comptez sur moi, mon ami.

Le détective avait pris une chaise et s’était assis dans le corridor éclairé à l’électricité. Quant à moi, je m’installai dans la chambre, près de la porte qui donnait accès à la chambre à coucher des deux époux.

Je m’assis et ouvris un livre…

Les minutes, dès lors, s’écoulèrent monotones.

Un grand silence régnait dans l’habitation.

Par instants, le roulement d’une voiture troublait le calme de la rue.

Par la fenêtre, j’apercevais le ciel éclairé par la lune.

Peu à peu, le silence se fit de plus en plus complet, le roulement des voitures cessa.

Onze heures sonnèrent, puis onze heures et demie.

De temps en temps, je levais les yeux et, du regard, je parcourais la chambre que j’occupais, m’attendant à tout instant à voir surgir une ombre, un être fantastique, brandissant l’arme criminelle.

Suivant la recommandation de mon ami, je tenais mon revolver à la main, prêt à intervenir au moindre appel.

Les minutes se succédaient, longues, monotones… Par instants, j’entendais la toux d’un des policiers postés dans le corridor. Puis le silence se rétablissait, lugubre…

Minuit sonna…

Aucun bruit. Décidément, l’assassin, prévenu sans doute des précautions prises, avait renoncé à son projet téméraire.

Il n’oserait pas paraître…

Les minutes passaient… Plus aucun bruit, ni dans l’habitation, ni dans la rue ; c’était le silence profond, absolu, de la nuit.

J’étais persuadé maintenant que rien ne se produirait plus et j’allais me replonger dans la lecture de mon livre, lorsque soudain un cri atroce, un cri perçant, aussitôt suivi d’un râle horrible, déchira le silence.

Ce cri sortait de la chambre des époux Bulck.

D’un bond, je fus debout et, suivant les instructions de mon ami, je poussai la porte et pénétrai dans la chambre voisine.

Au même instant, l’autre porte s’ouvrait et, le revolver au poing, Sagan apparaissait sur le seuil.

Un spectacle horrible s’offrit à nos regards. Comme l’avait recommandé le détective, la chambre était restée éclairée. Nous aperçûmes ainsi Mme Bulck qui râlait, la poitrine ensanglantée.

Son mari venait de se dresser, dans sa toilette de nuit et, les yeux hagards, la face hébétée, la lèvre contractée par la frayeur et l’horreur, il regardait sa malheureuse épouse.

Je voulus me diriger vers le lit sanglant. La voix de mon ami m’arrêta :

— Ne bougez pas, Darcy, commanda-t-il et fermez la porte derrière vous. La victime est là et l’assassin ne peut quitter cette chambre.

J’obéis.

Toujours armé, mon ami s’avança vers la malheureuse femme et d’un geste impératif, il imposa le silence à M. Bulck, qui poussait des cris désespérés.

Mme Bulck avait un poignard enfoncé entre les deux seins.

Méthodiquement, Sagan parcourut la salle du regard ; puis, il se pencha sous les lits, inspecta tous les coins de la salle, examina les fenêtres. Il n’y avait dans la chambre que la victime, son époux, Sagan et moi.

Effaré, je regardai mon ami.

— L’assassin a donc disparu ! m’écriai-je.

Sagan ne parut pas m’entendre. Il continuait son inspection méthodique et — me semblait-il — inutile.

Je n’en revenais pas ! L’assassin avait frappé et avait disparu, alors que rien n’expliquait la façon dont il avait pu fuir.

Par le plafond, c’était impossible ! Par le plancher de même ; par les murs, par les fenêtres, impossible, matériellement impossible ! La chambre avait été examinée de fond en comble par Sagan. Aucune cachette ne pouvait être dissimulée, aucun passage secret ne pouvait exister.

Je savais quelles précautions avait prises mon ami ; rien, du reste, n’échappait à ses investigations.

— L’assassin a disparu ! répétais-je dans un étonnement affolé !

Alors seulement Sagan parut m’entendre :

— Peut-être, dit-il, a-t-il laissé une trace de son passage.

Il tira une loupe de sa poche et il examina longuement la garde du poignard, espérant y découvrir la trace des doigts que le criminel eût dû y laisser.

Je m’étais avancé et questionnais mon ami du regard.

Il me regarda et secoua la tête en murmurant :

La garde du poignard ne porte aucune trace de doigts.

La foudre en tombant devant moi ne m’eût pas plus ébranlé…