L’Édition populaire (p. 10-16).

LE DÉTECTIVE EN CAMPAGNE.


Telle était l’information que mon ami venait de me mettre sous les yeux.

— Eh bien ! mon cher Darcy, qu’en pensez-vous ? me demanda Sagan quand j’en eus terminé la lecture.

— Étrange, fis-je, très étrange…

— Très étrange, en effet. Cette énigme m’intéresse au plus haut point.

— C’est-à-dire que vous allez partir en campagne pour la déchiffrer.

— Vous l’avez dit, homme perspicace ! Je pars ce soir.

— Pour ?…

— Pour Evan.

— Faut-il vous accompagner ?

— Inutile de vous déranger pour l’instant, mon ami. Je présume que votre présence ne sera nécessaire que plus tard. Je vous écrirai.

Sur ce, mon ami me serra la main, prit son chapeau et partit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quinze jours s’étaient écoulés déjà, lorsque je reçus le télégramme suivant :

« Mon cher Darcy. Vous attends demain Hôtel de la Gare. Sagan. »

Le lendemain, j’arrivais à Evan à 11 heures du matin. Je traversais la place de la gare, lorsqu’un inconnu à longue barbe noire, très élégamment vêtu, vint à moi.

— Monsieur Gaston Darcy, je pense, fit-il en me saluant très courtoisement.

— En effet, fis-je, étonné de rencontrer dès mon arrivée à Evan quelqu’un qui me connaissait.

— J’ai eu l’avantage, à Paris, d’être admis dans votre intimité, continua l’inconnu, et je suis heureux de vous rencontrer ici.

Et l’étranger se mit à me parler de faits connus de mes intimes seulement, du genre de vie que je menais à Paris, des événements qui m’avaient le plus frappé au cours des dernières années.

Je cherchais vainement à me souvenir, à me rappeler les traits du personnage… Impossible ! Je cherchais en vain. Et l’inconnu parlait avec une telle volubilité qu’il m’était impossible de placer un mot.

— Décidément, pensai-je, tout est mystérieux à Evan. Quel est donc cet importun qui semble vouloir se cramponner à mon humble personne ?…

Et tout de suite j’échafaudais une infinité d’hypothèses tragiques. À qui avais-je affaire ? Comment mon ami n’était-il pas venu m’attendre au train du matin, le seul que j’eusse pu prendre après avoir reçu sa dépêche. Et, au fait, cette dépêche était-elle bien de lui ? Où était Sagan ? Je voulais me hâter ; l’inconnu, tout en devisant, m’avait pris familièrement par le bras et entravait ma marche, semblant vouloir la ralentir.

Un éclair traversa mon esprit : qui sait si un malheur n’était pas arrivé à Sagan et si je n’étais pas tombé dans les griffes d’un audacieux aventurier qui s’attachait à moi dans un dessein obscur.

Cette idée m’exaspéra ; soudain, je me dégageai des étreintes de l’importun et, le toisant :

— Mais enfin, Monsieur, m’écriai-je sur un ton aigre-doux, voudriez-vous me dire à qui j’ai l’honneur de parler ?…

— Avec plaisir, me répondit mon interlocuteur en se découvrant à nouveau très courtoisement. Mais vous ne me reconnaissez donc pas ?

— Aucunement, fis-je nerveusement.

— Je suis Robert Sagan.

Littéralement, je bondis de surprise.

— Vous êtes mon ami ?

— Moi-même.

— Jamais je ne vous aurais reconnu.

— C’est ce dont j’ai voulu m’assurer, me confia Sagan en reprenant sa voix naturelle, voix qu’il avait le don si rare de transformer d’une façon extraordinaire.

Véritablement, Robert Sagan pouvait être comparé au dieu Protée qui, ainsi qu’on sait, avait reçu de Neptune, son père, la faculté de changer de forme à volonté. Aucun comédien ne savait, comme mon ami, modifier son visage ou en cacher l’expression sous un masque factice.

Il entrait dans « la peau de son personnage » avec un art consommé et, au surplus, avec une telle conviction qu’il lui fallait presque un effort surhumain — à ce qu’il m’avait avoué — pour reprendre sa personnalité naturelle. Comme je le disais plus haut, sa voix même se transformait selon les traits distinctifs du personnage qu’il incarnait ; il prenait, si j’ose dire, une voix ad hoc, cette voix qui fait dire « cet homme a bien la voix qu’on lui supposait », de même qu’on dit « cet homme a bien la tête de l’emploi ».

Oui, mon ami possédait au suprême degré cet art qui était pour lui un auxiliaire précieux du succès. C’est aussi pour cette raison qu’on l’avait surnommé « le détective Protée ».

Mon mouvement de surprise réprimé, Sagan m’avait amicalement pris par le bras et il me conduisait vers l’hôtel où il était descendu.

— Il était nécessaire de me façonner une nouvelle personnalité, me confia-t-il. C’est plus prudent, et ceci me ménage des portes de sortie pour l’avenir. Ici je suis l’ingénieur Léon Daubresse, venu à Evan pour y trouver un repos de quelque temps. Et sur ce, mon cher ami, nous allons déjeuner.

Nous nous installâmes dans un coin solitaire de l’hôtel.

Une question me brûlait les lèvres.

— Eh bien ! mon ami, avez-vous éclairci le mystère d’Evan ? demandai-je enfin.

Un pli barra le front du détective.

— Jusqu’à présent, non, répondit-il. Rien ! Je n’ai rien trouvé, pas le moindre indice qui pût me révéler une piste sérieuse. Le mystère persiste, impénétrable… Mais je ne désespère pas… J’ai pourtant travaillé depuis quinze jours.

— Ah !…

— Oui, vous êtes curieux, je le vois, de savoir ce que j’ai fait, où j’en suis. Voici : depuis mon arrivée à Evan, je suis parvenu à m’introduire, grâce à des recommandations mondaines, dans certaines familles de la ville. Je suis même devenu l’ami du jeune Albert Lelong : je suis reçu chez lui.

— Voilà un pas sérieux.

— En effet.

— Votre impression ?

Comme le disait le journal, Albert Lelong est un jeune homme d’excellente famille. C’est une nature sentimentale, romanesque et… faible. J’ai acquis sur lui un certain ascendant. Je l’ai questionné adroitement, je l’ai sondé, je l’ai retourné. Rien ! Je n’ai rien découvert. Il y a là un mystère tout à fait extraordinaire, c’est le mot. Albert Lelong m’a fait le récit de son crime comme il est décrit dans l’article que vous avez lu. C’est tout, je n’ai rien pu en tirer davantage.

— Vous avez un espoir cependant ?

— Oui, je n’attends plus rien de ce que Lelong pourrait ou saurait me dire ; j’attends beaucoup de ce qu’il ne sait pas me dire.

— Je ne comprends pas.

— Vous comprendrez plus tard. J’ai observé Lelong au grand jour, je n’ai plus rien à apprendre de ce côté : le personnage m’est connu comme si je l’avais fait. Désormais, nous devons l’observer à la dérobée, alors que lui-même s’ignore ; nous devons l’analyser comme si ce personnage avait été modifié par un autre.

— Quel langage sibyllin vous employez, mon ami.

— Vous me comprendrez plus tard, je vous le répète.

— Mais enfin, donnez-moi un mot d’explication. Vous n’avez aucun indice, dites-vous ; mais, d’après vos affirmations, vous semblez admettre une hypothèse.

Mon ami me regarda profondément dans les yeux et je compris que je ne m’étais pas trompé lorsqu’il me répondit, avec un sourire sur les lèvres, par ces paroles énigmatiques :

— Oui, j’ai admis cette hypothèse qu’il y a deux hommes dans Albert Lelong !