L’Édition populaire (p. 3-10).

L’ÉTRANGE AVENTURE D’ALBERT LELONG.


— Mystérieux, ce crime !…

— Quel crime ?

— Le crime d’Evan.

— Je n’en ai pas eu connaissance.

— Lisez donc ceci.

Et mon ami, le détective Robert Sagan, me montra du doigt un article qu’un grand quotidien parisien venait de publier sous une signature des plus autorisée.

Je pris le journal et lus l’étrange récit suivant :

« Dans un frais et charmant petit bois qui sert de promenade d’été aux habitants de la ville d’Evan, le 4 octobre 1900, des passants découvrirent le cadavre d’une jeune femme dont le crâne avait dû être broyé d’un coup de marteau.

« C’était une Anglaise de très bonne famille, Miss Mary Law, récemment arrivée à Evan afin d’y passer quelque temps auprès d’anciens amis.

« Le 1er octobre, elle était sortie pour faire quelques emplettes ; puis, vers 6 heures, elle avait repris à pied, par le bois municipal, le chemin de l’hôtel où elle demeurait.

« Depuis lors, personne ne l’avait plus revue.

« Elle avait dû être attaquée, dans une allée du bois, où on l’avait retrouvée, quelques jours après. Ses mains et son visage, tout couturés de traces d’ongles, prouvaient qu’elle s’était vaillamment défendue, jusqu’au moment où elle avait été assommée. Avec cela, nulle apparence de vol. Le corps de la morte conservait de nombreux bijoux ; son porte-monnaie, dans sa poche, n’avait pas été touché, et l’on voyait dans l’herbe, autour d’elle, les paquets contenant ses achats de l’après-midi.

« C’était là un crime assez mystérieux ; mais la police supposait que le ou les assassins, après avoir tué la jeune Anglaise pour la dépouiller, s’étaient enfuis devant l’approche d’autres promeneurs.

« Aussi s’était-on empressé de mettre sous clef une demi-douzaine de vagabonds soupçonnés d’avoir pu se trouver dans le bois le soir du 1er octobre, encore que nul témoignage un peu sérieux ne résultât contre eux de la longue enquête poursuivie avec l’assistance des plus habiles agents de toute la région.

« Or, voici que, cinq mois après le crime, dans la nuit du 9 au 10 février 1901, un jeune homme élégamment vêtu aborda un sergent de ville dans une rue d’Evan et, du ton le plus grave, se dénonça à lui comme l’auteur de l’assassinat.

« Conduit, sur ses instances répétées, au bureau de police voisin, le jeune homme déclara se nommer Albert Lelong, habitant Evan depuis plusieurs années avec sa famille et y remplissant un emploi dans les bureaux d’une importante maison de commerce.

« Il raconta que, le soir du 1er octobre précédent, étant allé se promener dans le bois avec deux autres jeunes gens rencontrés par hasard, l’idée leur était venue de violenter une dame qui passait et dont l’allure gracieuse les avait séduits.

« La jeune femme avait résisté de toutes ses forces, et c’était Albert Lelong lui-même qui, sans avoir l’intention de la tuer, lui avait asséné sur la tête un coup de poing si brutal, que la victime était tombée aussitôt et n’avait plus bougé.

« Les trois criminels étaient restés à Evan jusque vers la fin de décembre ; après quoi, craignant d’être découverts, ils s’étaient enfuis à Bruxelles, où Lelong s’était engagé comme garçon d’hôtel. Mais à présent, ses remords l’avaient ramené à Evan. Quant à ses deux complices, il savait d’eux seulement que l’un d’eux s’appelait Charles et l’autre Henri.

« Lorsque, le lendemain matin, le juge d’instruction demanda à Albert Lelong de lui raconter les circonstances du crime, le jeune homme lui en fit un récit parfaitement suivi et assez vraisemblable, à cela près qu’il affirmait énergiquement avoir laissé le corps de sa victime dans les buissons, à gauche du chemin, tandis que le véritable lieu du meurtre se trouvait à droite.

« Les médecins aliénistes, à l’examen desquels Albert Lelong fut ensuite soumis pendant six semaines, ne reconnurent en lui aucune trace de troubles mentaux. Impossible d’imaginer intelligence plus claire avec un sentiment plus ferme et plus précis des choses réelles. Seul, visiblement, un remords douloureux agitait cette jeune âme, lui interdisant de distraire sa pensée du souvenir d’une certaine faute qu’il avait dû commettre. Si bien qu’Albert Lelong, après de longs mois d’emprisonnement, pendant lesquels il n’avait pas cessé de maintenir et de développer ses affirmations, fut renvoyé devant la Cour d’assises. Il comparut devant le jury le 23 septembre 1901.

« Dès l’ouverture de la séance, l’avocat choisi par sa famille demanda la parole pour faire publiquement la déclaration suivante :

« Mon principal adversaire est l’accusé lui-même.

« Non seulement il s’est refusé à s’entretenir avec moi des éléments de sa défense, il m’a encore assuré que nulle défense n’était possible dans une cause telle que la sienne. Son unique désir, m’a-t-il dit, était d’être exécuté au plus vite, car il avait tué Miss Law, et avait hâte d’expier son crime. »

« Un article nous rapporte fidèlement jusqu’aux moindres détails de cet extraordinaire procès, l’un des plus étonnants, à coup sûr, qu’aient à nous offrir les annales judiciaires. Qu’il nous suffise de dire que, sans l’ombre d’un doute, Albert Lelong était innocent du crime dont il s’accusait. À la même heure où il prétendait avoir assailli Miss Law en compagnie de ses deux complices, — naturellement introuvables, — la patronne d’un restaurant l’avait vu attablé dans sa maison.

« Le prévenu avait beau discuter et contredire ce témoignage avec une présence d’esprit merveilleuse ; d’autres témoins encore établissaient en sa faveur l’authenticité de cet alibi dont il ne voulait pas.

« Il était faux également qu’Albert Lelong se fût réfugié à Bruxelles ; il avait simplement fait un petit voyage en Suisse. Mais lui, d’un bout à l’autre du procès, on n’imagine pas le soin passionné qu’il apportait à guetter, pour tâcher de les réfuter, tous les arguments capables de servir ses intérêts en démontrant qu’il n’avait pu prendre part au crime.

« Jamais peut-être habitués de Cour d’assises n’ont assisté à une lutte plus ardente ni en même temps plus serré. Et quelle étrange lutte, en vérité, où l’accusé déployait des prodiges d’intelligence et de zèle pour obtenir des jurés qu’ils consentissent à le croire coupable ! Sans compter que, deux ou trois fois, des témoins se sont trouvés qui, par une singulière contagion de folie, venaient appuyer la thèse d’Albert Lelong : les uns affirmant l’avoir vu dans le bois à l’heure du crime avec deux compagnons pareils à ceux qu’il décrivait, d’autres se vantant de l’avoir entendu leur faire l’aveu de sa faute, tandis que d’autres encore assuraient l’avoir rencontré à Bruxelles, où ni lui ni eux-mêmes n’étaient jamais allés ! « Est-il besoin d’ajouter que rien de tout cela n’avait la moindre apparence de sérieux et que, déjà, presque certaine pour le juge d’instruction, l’innocence de l’accusé est ressortie avec une évidence absolue de ces longs débats de la Cour d’assises !

« Force a été au procureur général de se désister de toute accusation, et c’est parmi les applaudissements de la salle entière que le jeune Albert Lelong a été acquitté.

« Un de ses défenseurs raconte qu’au sortir du tribunal le jeune homme voulait obstinément retourner en prison. Il s’effrayait et se désolait de l’impunité accordée à son crime, et il lui a fallu plusieurs mois encore pour se résigner à l’usage d’une liberté qu’il considérait comme une profanation de la justice.

« Voilà, dira-t-on, une nouvelle erreur, non plus au compte du jury, mais à celui des médecins légistes qui, après une observation prolongée, n’ont pas su reconnaître dans ce jeune garçon le fou qu’il était incontestablement. Oui, et cependant il faut avouer que ni l’attitude général d’Albert Lelong, ni la nombreuse série de ses réponses au cours du procès, ne nous laissaient découvrir le plus petit symptôme de ce qu’on est convenu d’entendre sous le nom de folie. Bien plutôt, on a l’impression qu’il s’agit là de quelqu’un de très intelligent qui, pour un motif d’ailleurs inexplicable, a entrepris de jouer un rôle, et le joue avec une maîtrise, un sang-froid consommés.

« Si la décapitation pouvait le moins du monde nous apparaître comme ayant de quoi tenter un goût perverti, on supposerait que le jeune Lelong a prémédité toute sa comédie, afin de parvenir à se faire trancher la tête.

« Mais on ne se dissimule pas tout ce qu’a d’improbable une telle hypothèse et, au contraire, on peut en voir une autre qui semble avoir bien des chances d’être vraie.

« Les débats de la Cour d’assises nous ont révélé que, né d’une famille honnête, Albert Lelong s’est pourtant, autrefois, rendu coupable d’un vol dans un bureau où il était employé pendant le séjour de ses parents à l’étranger.

« Des témoins ont raconté que ce vol, d’ailleurs assez peu important, avait entièrement changé son caractère. Il était devenu, depuis lors, mélancolique et fantasque, avec de fréquents accès de larmes et ses parents avaient même craint qu’il ne s’ôtât la vie.

« Puis, après son arrivée à Evan, cette ombre projetée sur son cœur avait semblé se dissiper. Mais en réalité, sans doute, son remords n’avait fait que s’enfoncer plus profondément au secret de son être. La conscience d’avoir déshonoré son nom, d’avoir commis une action lâche et vilaine, c’est cela qui l’avait rongé silencieusement, peut-être à son insu, jusqu’au jour où la nouvelle de l’assassinat de Miss Law lui avait brusquement suggéré le désir de se racheter, en prenant sur soi le crime d’un autre.

« Il y avait eu là, dans cette âme infiniment romanesque, une sorte de rêve d’expiation héroïque et mystique, qui, peu à peu, l’avait envahi tout entière et avait fini par amener le jeune garçon devant la Cour d’assises. Et que si l’on nous objecte que cette hypothèse serait simplement pour confirmer le diagnostic de folie, tel qu’auraient dû l’émettre les aliénistes, nous répondrons que tout au moins les applaudissements enthousiastes qui ont accueilli l’acquittement d’Albert Lelong nous font voir en celui-ci un fou d’une espèce éminemment sympathique, un de ceux que l’instinct subtil de la foule préfère à mainte variété trop normale de l’homme raisonnable. »