Éditeur Veuve Larcier (p. 29-35).


II


Depuis ce crépuscule émouvant où sa curiosité avait obtenu le secret de Frédéric Marcinel, le président Louvrier avait perdu quelque peu de cette belle tranquillité morale qui avait fait l’assurance de sa vie. Serait-il vrai que la justice pénale, appréciant les êtres comme des entités abstraites et non comme des hommes vivants et souffrants, aboutissait ainsi, tout compte fait, à plus de mal que de bien ? Se pouvait-il que le magistrat calculant, selon des routines étroites à peine modifiées par son impressionnabilité, l’importance des amendes et des emprisonnements, sans jamais vérifier si les conséquences par lui prévues se produisaient, ne fût qu’un autoritaire borné et malfaisant ?…

À vrai dire, ces réflexions ne se présentaient jamais à son esprit avec une pareille netteté. Les habitudes professionnelles qui avaient lentement déformé son cerveau ne lui eussent point permis de remettre aussi crûment en question les notions sur lesquelles avait fonctionné l’activité de toute sa vie et qui lui paraissaient aussi péremptoirement indiscutables que la lumière de midi. Mais que quelqu’un eût pu les nier un soir devant lui, quelqu’un qu’il estimait, qu’il ne pouvait taxer de paradoxe, de démence ou de socialisme, rien que cela demeurait énorme et déconcertant et suffisait à provoquer en lui-même un pénible travail de révision.

Ce matin d’hiver, il était arrivé de bonne heure au Palais de Justice, et, dans la chambre du Conseil, près d’un feu joyeux, tandis que la neige tourbillonnait au dehors, il attendait ses assesseurs en parcourant les journaux. Un article enthousiaste sur M. Magnaud l’exaspéra particulièrement. C’était intitulé : Le Bon Juge. Le Bon Juge ! L’expression, inventée par on ne savait quel folliculaire subversif, faisait son chemin. Voilà plusieurs fois déjà qu’elle apparaissait dans les proses quotidiennes, dans les conversations du Palais. Le Bon Juge ! Mais, en vérité, ne dirait-on pas que les autres sont mauvais ! Lui, le président Louvrier, et Darrest, et Binoche, et tous, tous ses collègues ou assesseurs, mauvais juges ? Et l’amour-propre personnel, surexcité et centuplé par l’amour-propre corporatif, s’irritait aux éloges des journalistes comme si chacun d’eux eût été une injure mêlée d’un blasphème…

Le juge Adonis entra au moment où le Président Louvrier brandissait la gazette avec fureur. C’était un pauvre homme caduc et prématurément vieilli par la maladie ; il assistait aux audiences d’un air affaissé, regardant fixement devant lui, ne comprenant presque plus rien, mais faisant inconsciemment les besognes coutumières. Les présidents aimaient à l’avoir comme assesseur, parce qu’il était toujours de leur avis. Ce jour-là, il avait lutté contre la tourmente glacée, et il apparaissait plus chétif, plus minable encore que d’habitude. Uniquement préoccupé de se réchauffer un peu, il ne s’aperçut point de l’agitation de Louvrier.

— Ne trouvez-vous pas, Adonis, qu’Ils deviennent vraiment ridicules avec leur Bon Juge ?

— Certainement, certainement, répondit au hasard le petit vieux en roulant des yeux étonnés.

— Enfin, moi, il m’embête, leur bon Juge. Ne dirait-on pas qu’il a découvert un nouveau monde, ce M. Magnaud, parce qu’il a acquitté une malheureuse qui, contrainte par une force majeure, avait volé un pain ! Mais nous en ferions autant si le cas se présentait, n’est-ce pas, et nous ne demanderions pas à la presse de le crier sur les toits.

— Certainement, certainement, fit le juge Adonis, et il répéta machinalement : Si le cas se présentait…

— Comme vous avez raison, mon cher ami ! Voilà bien la question. Est-ce que ce cas-là se présente jamais ? Tenez ! moi qui vous parle, voilà vingt-neuf ans que je siège au correctionnel ; jamais, entendez-vous, jamais je n’ai vu de femme qui ait volé un pain pour le manger ! Ce sont des calembredaines de la défense, tout cela ; des inventions des prévenus ou de leurs avocats. Ce bon juge est un serin qui gobe tout ce qu’on lui raconte et qui essaye de justifier sa candeur en des jugements kilométriques. Car, vous les avez vus, ces jugements, ils sont ridiculement détaillés et longs ; ils représentent un travail énorme. Avez-vous une idée, Adonis, de ce que nous deviendrions si nous nous mettions à motiver nos jugements ?

— Heu ! heu ! toussota l’infirme. Motiver les jugements, oui, la Constitution… heu ! heu !…

— Sans doute, la Constitution, riposta avec aigreur le président. Mais il suffit de dire que la prévention est établie ; c’est court, c’est clair, cela répond à la fois aux arguments des défenseurs et aux critiques du Parquet de la Cour.

Le troisième juge entra. Jeune encore, il avait une figure douce, trop douce, et grave, presque triste. Il avait des allures timides et modestes, mais sa science le faisait estimer.

Surpris de la loquacité du président, il s’enquit des raisons qui avaient pu le pousser à engager un dialogue avec Adonis.

— Nous parlions du Bon Juge, dit Louvrier avec ironie, en désignant le journal. Est-ce assez ridicule tout le tapage qu’on fait autour de cet homme-là !

— Je ne trouve point, Monsieur le Président, fit respectueusement Jacquard. Il y a, dans les idées de M. Magnaud, bien des choses que j’approuve. Il a fait revivre l’Équité que nous avions étouffée dans nos prétoires sous les vêtements du Droit. Il a mis de la Bonté dans la Justice, ce que nous ne faisons pas assez, je pense…

— Vous entendez, Adonis ? déclara le Président. Voilà comment les jeunes se préparent à trahir la Loi. Car, enfin, oui ou non, le Code pénal punit-il le vol ?

— 463, précisa le vieillard, chez qui l’énoncé des préventions provoquait quasi mécaniquement la figuration arithmétique des articles vengeurs…

— Je ne songe pas à le contester, répliqua tranquillement Jacquard. Mais le vol, comme tout autre délit, peut être plus ou moins coupable ; il peut même ne l’être pas du tout, lorsque le voleur défend, par exemple, son droit primordial à l’existence ou celui des siens…

Le Président formula :

— C’est une théorie bien dangereuse. Je puis l’admettre, dans les traités, à titre purement spéculatif, mais il serait imprudent de l’appliquer à l’audience. Si une telle défense pouvait être accueillie, vous verriez tous les prévenus se réclamer de la nécessité. Tous les voleurs essayeront de vous apitoyer sur leur misère.

— Si elle est vraie, — et très souvent elle sera vraie, — pourquoi refuserais-je d’en avoir pitié ? Qui sait ce que nous aurions fait, nous tous, si l’existence nous avait été aussi dure qu’elle l’est à certains ?…

Cette observation parut irrévérencieuse au Président. Tandis qu’Adonis, décidément absent, suivait d’un œil vague la danse des flocons blancs, au dehors, il riposta par un coup droit :

— Mais dites-moi, Jacquard, si vous pensez ainsi, pour quoi ne le manifestez-vous point plus souvent dans les jugements que nous avons à rendre ?

— Oui, pourquoi ? fit son interlocuteur avec mélancolie. Pourquoi ? Je ne sais, bien que j’y aie souvent pensé. Car c’est un problème général : il y a dans la magistrature beaucoup de bonnes gens, beaucoup de braves cœurs, et je connais de certains d’entre eux, dans leur vie privée, des traits de bonté simple, vraiment grands et touchants. Comment se fait-il que ces mêmes hommes, une fois occupés de juger d’autres hommes, se montrent si dépourvus d’humanité ? Les uns, comme vous, Monsieur le Président, se conduisent ainsi parce qu’ils le croient nécessaire ; mais les autres, comme moi, par exemple, suivent aussi la tradition, bien qu’ils aient des doutes sur sa légitimité et son efficacité. Il faudrait, pour ne pas être conforme, avoir des qualités de vaillance et de combativité qui me manquent et qui manquent à presque tous les magistrats. Ceux qui ont ces dons-là restent au Barreau. Pour innover, quelque peu que ce soit, il faut un effort colossal. Il faut le courage de s’exposer aux critiques envieuses, aux louanges sottes, à l’incompréhension des uns, aux suspicions des autres. Il faut étudier à fond les affaires, discuter dans les délibérés, justifier ses décisions, risquer d’être mal noté au Parquet et à la Cour. Tout cela est bien fait pour effrayer mainte nature placide, éprise de sa tranquillité.

Et puis, d’ailleurs, à quoi bon ? Je ne sais pas si les acquittés du tribunal de Château-Thierry en sont bien enchantés. Car ces acquittements sensationnels ne réussissent qu’à exaspérer les substituts et c’est à la Cour qu’appartient, en définitive, le dernier mot. Voilà pourquoi je cède si souvent, quand Adonis et vous êtes d’accord contre moi. Hier, par exemple, j’étais indigné, au début, à l’idée de condamner à huit jours de prison cette malheureuse qui avait pris, dans un trou de son jardin, un peu de charbon venant affleurer à la surface, de ce charbon concédé à la puissante société houillère dont les travaux avaient dégradé sa petite maison, puis j’ai réfléchi que si nous l’acquittions, elle serait traînée en appel, tandis qu’en la condamnant, la « conditionnelle » mettait ma conscience à l’aise et était probablement plus utile à la prévenue.

— Probablement, interrompit le Président, qui était devenu soucieux. Car, pour savoir si vous avez jugé convenablement, il faudrait suivre cette femme après l’audience, dans la vie. Si vous ne l’estimiez pas coupable, pourquoi l’avoir condamnée ? Qu’est-ce que demain sera pour elle ?

— Eh ! Monsieur le Président ? Est-ce que nous nous inquiétons jamais de ce que demain est pour nos condamnés ?

— C’est un tort, fit, malgré lui, le Président Louvrier. Et c’est ce « demain » qu’il faudrait connaître pour apprécier la qualité de l’œuvre que nous faisons… Il s’arrêta, étonné de ce qu’il avait dit. Il pensa au vieux gendarme qui, le premier, avait jeté dans son esprit la semence des idées qui achevaient d’y croître et venaient tout à coup d’y fleurir…