Éditeur Veuve Larcier (p. 7-28).


I


Manifestement, Frédéric Marcinel avait un secret. Toute sa vie était changée et nul n’eût pu dire la cause de cette transformation. Nul, pas même son vieil ami, le président du tribunal Louvrier avec qui, si souvent, au sortir des audiences, Frédéric Marcinel s’était abandonné à de respectueuses et confiantes causeries.

Marcinel était un des plus anciens gendarmes du pays. Entré au corps vers sa vingt-cinquième année, il avait patiemment et docilement appris son difficile métier et suivi les filières consacrées. Il avait obtenu un chevron après quatre ans, deux après huit ans, la croix après dix ans de services. Il avait été nommé candidat brigadier, puis brigadier, puis maréchal des logis. Il avait promené son uniforme et sa robuste prestance dans diverses régions du pays, selon les hasards des circonstances. Partout, il avait été noté de façon excellente, et spécialement par les autorités judiciaires qui avaient trouvé en lui un auxiliaire précieux. Ce beau et fort garçon dont toute la personne dégageait une inexplicable sympathie, était d’une ingéniosité surprenante. On citait, au Palais de Justice, certaines malices qui avaient eu les plus heureuses conséquences. Et comme il avait, outre cette habileté qui faisait étinceler ses petits yeux bruns, ronds et mobiles, un don naturel de rédaction et d’expression, ses procès-verbaux ainsi que ses dépositions dans les enquêtes étaient d’une remarquable netteté. Ces qualités exceptionnelles avaient été vite appréciées et s’il l’eût voulu, Martinel eût pu, comme tant d’autres, quitter la gendarmerie pour la situation plus lucrative de commissaire de police ou de garde particulier. Mais il aimait sa profession ; de besoins modestes, sa solde lui suffisait et il eût eu le sentiment d’une déchéance si pour un peu d’argent en plus, il eût dû renoncer à endosser sa tenue et à monter à cheval.

Fils d’un cultivateur des Ardennes, envoyé de bonne heure à l’école communale, il avait gardé, tout en apprenant à lire et à manier la plume, la passion des forêts et des bêtes. Tout le décor de nature où s’était passée son enfance, les collines couvertes de bois magnifiques, l’océan de verdure ondulant jusqu’aux lointains de l’horizon, la vaste solitude, la paix sous l’ombre des chênes puissants, toute la vie mystérieuse qui fuit sous les branches, les routes claires qui se déroulent comme des rubans gris de villages en villages, y rattachant les fermes de pierre, il y pensait souvent. Et, parmi toutes ses occupations, celle qui lui plaisait assurément le mieux, était la « correspondance ». On appelle ainsi une sorte de promenade que font périodiquement deux gendarmes désignés la veille par le chef du corps vers un endroit convenu, où ils rencontrent les envoyés d’une brigade voisine avec lesquels ils échangent des signatures. Jadis, le service put avoir sa nécessité pour la transmission de sommes d’argent, de prisonniers ou de renseignements ; actuellement, il n’est plus qu’une survivance curieuse d’un usage ancien.

On se lève à cinq heures à la caserne, en été. Aussitôt, Marcinel partait avec le camarade qu’on lui avait choisi. Les chevaux marchaient au pas dans la fraîcheur du matin. On traversait des villages encore endormis. Les oiseaux se chamaillaient dans les buissons. En passant dans les bois, une odeur douce de terre et de verdure grisait. Les chevaux semblaient prendre, autant que leurs maîtres, part à la joie ambiante. Ils se souvenaient, avec une fidélité amusante, des incidents des promenades antérieures. On sentait à un ralentissement de leur allure, à un mouvement à demi indiqué, qu’ils reconnaissaient l’endroit où l’on s’était autrefois arrêté pour se rafraîchir, où l’on était descendu pour recevoir une plainte. Frédéric Marcinel était, pour toutes ces volontés obscures de son cheval, d’une compréhension et d’une complaisance étonnantes. Il aimait l’animal, en devinait les préoccupations confuses, était joyeux quand il pouvait lui faire plaisir. Les grands chagrins de la vie professionnelle de Marcinel avaient été la maladie et la mort de chevaux qu’il avait élevés, auxquels il avait appris le calme admirable que gardent ces nobles bêtes dans les foules…

Depuis douze ou quinze ans, Frédéric Marcinel n’avait plus changé de résidence. Quand il fut envoyé dans la ville où se passe la suite de ce récit, il y rencontra le juge Louvrier et le hasard d’une conversation leur révéla qu’ils étaient issus de villages ardennais assez proches, et qu’ils avaient tous deux l’amour de la nature et le sentiment du respect dû à l’autorité. Cela les rapprocha d’emblée et lorsque le cours des événements judiciaires eut permis au magistrat d’apprécier les précieuses qualités du gendarme, cette bienveillance se nuança d’estime et devint insensiblement une très réelle amitié. Marcinel prit ainsi, peu à peu, une situation privilégiée. À la caserne, ses chefs, d’abord à la demande formelle du parquet ou du juge d’instruction, puis ensuite sans recommandation spéciale, lui confiaient toutes les missions délicates, lui réservaient tout ce qui était de nature à le rapprocher des magistrats. Ainsi mêlé constamment à la vie du Palais, Frédéric Marcinel en devint une des figures familières et, semblait-il, indispensables au fonctionnement normal des choses ; il était redouté des jeunes avocats, donnait, avec déférence, des conseils aux jeunes substituts embarrassés et chacun savait que la haute protection du président Louvrier lui était assurée. À la fin des audiences, on les voyait s’en aller côte à côte, commentant les incidents de la journée.

Autant le gendarme était exceptionnel, autant le juge était banal. Le président Louvrier était un de ces exemplaires trop répandus du magistrat chez lequel l’habitude de sa fonction a étouffé peu à peu l’humanité normale. Il était assurément d’intentions droites, mais son esprit était borné et paralysé par une série d’idées toutes faites dont il ne pensait pas même à vérifier l’exactitude. Il avait assurément, dans les choses de la vie ordinaire, bon cœur ; mais il aurait cru manquer au mandat que lui avait confié le Pouvoir, en se permettant, dans les choses de la vie judiciaire, le moindre attendrissement.

Il s’appliquait à suivre religieusement la loi, et lorsque, d’un ensemble complexe de faits, il avait pu dégager une solution manifestement absurde, contraire à toute équité, mais paraissant conforme aux textes et aux auteurs, il s’écriait triomphalement que c’était du Droit et n’hésitait pas à s’y rallier. Quand il avait accueilli une prescription invoquée par un débiteur de mauvaise foi, annulé une procédure longue et coûteuse, débouté un demandeur intéressant n’ayant pas fait toute sa preuve, il n’avait pas un instant la pensée que la loi n’exigeait pas nécessairement une telle rigueur ; il n’avait point de souci ni de remords, ne soupçonnant même pas qu’il avait pu consacrer une injustice. De même, en matière correctionnelle, les innocents lui semblaient bien invraisemblables, les témoins accusateurs lui paraissaient péremptoires et infaillibles, les témoins à décharge suspects et vaguement complices, et les agents de l’autorité ne pouvaient ni se tromper ni mentir. Ce fut lui qui proféra un jour ce propos mémorable : « Le tribunal n’admet point qu’un commissaire de police puisse rapporter inexactement les déclarations qui lui sont faites. » Jamais il n’eût osé acquitter quand le fait était établi : il était un peu honteux que la magistrature comptât dans ses rangs un juge comme celui de Château-Thierry, dont il trouvait les sentences excentriques et subversives. Habitué à appliquer servilement la loi, il n’admettait guère que cette loi pût être modifiée. Toute innovation lui semblait périlleuse et il fut un des derniers à se résoudre à appliquer la condamnation conditionnelle. Il était profondément honnête et impartial et nul, à prix d’or, n’eût acheté sa conscience, mais il suffisait d’être de son opinion politique pour être considéré avec bienveillance. Il admettait qu’on fît au gouvernement une opposition modérée, mais ceux qui rêvaient d’une société meilleure et parlaient de réformes radicales étaient, pour lui, des êtres dangereux vis-à-vis desquels toutes les sévérités sont légitimes.

Dans son affection pour Frédéric Marcinel, il y avait non seulement la sympathie née d’une commune origine, de communes impressions vécues depuis des années, de la reconnaissance pour les services rendus, mais encore de la bienveillance pour « le gendarme », en tant que symbole vivant et chamarré de l’ordre actuel que, de très bonne foi, le président croyait être l’ordre définitif. Il déplorait seulement que Marcinel fût si peu religieux. Il avait tenté vainement de lui enseigner le chemin de la messe et de lui faire comprendre les avantages, sinon la convenance, d’une dévotion sans excès. Toujours il s’était buté à des refus polis, mais tenaces.

Or, voici qu’on venait de lui raconter qu’on avait vu, à l’église, Frédéric Marcinel. Que signifiait ? Et voici encore que le vice-président observait que, depuis quelque temps, ils n’avaient plus causé avec la liberté d’autrefois, que Frédéric lui avait répondu de façon évasive, comme pressé de s’en aller, tourmenté par une pensée qu’il n’avait pas dite ? Et voici enfin que le juge notait que dans plusieurs affaires récentes, le gendarme avait fait preuve d’une indulgence qui confinait à la faiblesse, avait hésité à préciser des outrages consignés dans un procès-verbal ? Ah ! ça, qu’y avait-il ?

Le juge pensa que Marcinel était malade ou devenait vieux, et déplora l’œuvre inévitable du temps. Et il se promit d’éclaircir ce mystère à leur prochaine rencontre. Mais quand il vit la droite et fière stature du gendarme, si vigoureux malgré les années, la malice des yeux perpétuellement remuant dans la face, il dut s’avouer que jamais son ami n’avait paru mieux portant. Ce visage avait toutefois je ne sais quelle gravité inaccoutumée. Quelques questions qu’il adressa furent éludées avec courtoisie. Décidément Frédéric Marcinel avait son secret…

Il se confirma que le vieux gendarme fréquentait l’église. Puis le bruit courut, au Palais, de sa démission prochaine. Le président n’y comprenait plus rien. Un jour qu’une affaire un peu longue avait obligé le tribunal à tenir séance après midi, il fit signe à Frédéric qu’il avait à lui parler et dès que, dans la quiétude du Palais abandonné, il eut ôté sa robe et rassemblé ses dossiers, il descendit l’escalier et rejoignit le gendarme qui l’attendait.

Ils marchèrent quelque temps sans rien dire. C’était un jour gris et triste d’automne ; une mélancolie planait sur la ville. Le président ne savait comment aborder l’entretien ; il s’y résolut sur un mode qu’il crut plaisant :

— Eh bien, Frédéric, que signifie ? On dit que tu deviens calottin ?

— Oh ! monsieur le président, fit Marcinel scandalisé. C’est vous, vous, qui me dites cela ?

— Excuse-moi, mon ami ; j’ai voulu badiner. Et je vois bien que le sujet ne s’y prête guère. Mais m’expliqueras-tu ta conversion, qui me fait grand plaisir, et ce qu’il y a de vrai dans la nouvelle de ta démission, qui me ferait grande peine ?

— C’est vrai, monsieur Louvrier. Il est vrai que je crois, maintenant. Il est vrai aussi que je vais vous quitter bientôt.

— Mais pourquoi ? Que s’est-il donc passé, Frédéric ?

— J’aurais dû vous le dire, monsieur le président. Mais l’amitié que vous avez toujours bien voulu me montrer m’en a empêché. J’ai tant redouté de vous froisser, de vous irriter. Je crains bien, en outre, de ne pouvoir vous faire comprendre ce qui s’est passé en moi. Mais puisque vous êtes assez bon pour m’interroger, je veux vous répondre. Je ne puis casser toutes les chaînes que mettent entre nos deux cœurs les souvenirs de tant d’années, sans vous montrer mon âme. Je n’attends point que vous m’approuviez. Mais il faut que vous sachiez, et c’est peut-être, quoi qu’il vous en semble, le seul service que mon dévouement vous puisse rendre encore, au risque de vous déplaire… Venez !

Le gendarme avait toujours ses yeux intelligents et sa gravité triste. Ses paroles parurent au président énigmatiques et un peu osées, mais il se laissa guider par les rues, sans plus rien demander. Un brouillard humide tombait et les passants avaient l’air de spectres. Les deux hommes arrivèrent dans un quartier pauvre, devant une maison sordide, dont les murs étaient mangés par la lèpre des moisissures, et dont les fenêtres sales, sans stores ni rideaux, faisaient songer à des yeux crevés. Une innombrable marmaille grouillait, jouait, se querellait, geignait sur le trottoir, dans les corridors et les escaliers. Marcinel entra, disant :

— C’est ici, tout en haut.

Une écœurante odeur de misère arrêta un instant le magistrat, mais il suivit son compagnon.

Au cinquième, ils frappèrent à une porte fermée. Ils n’obtinrent point de réponse. Marcinel ouvrit, fit quelques pas dans la chambre et murmura :

— C’est encore plus complet que je ne le croyais.

Il fallut quelque temps au président pour se rendre compte du spectacle auquel il était convié. Le taudis n’était éclairé que par une seule lucarne percée dans le toit, et dans laquelle un carreau brisé avait été remplacé par un vieux journal. Mais l’odeur de misère était épouvantable ; l’air empesté sentait les déjections, l’alcool, la pourriture…

Pas de meubles : deux paillasses, jetées dans les coins, laissant fuir leur contenu fétide par des déchirures, une chaise branlante, de la vaisselle brisée… Au milieu de la chambre, une femme évanouie dont le front saignait, et un homme ivre-mort, secoué de hoquets convulsifs. Et les yeux finissaient par apercevoir, tapis dans l’ombre, deux enfants hâves et déguenillés, regardant, sans un mot, avec terreur, leurs parents étendus et les deux visiteurs…

Quand ils eurent reconnu le gendarme, ils se cramponnèrent à sa tunique, suppliants et pleurards. La mère les avait envoyés mendier et les avait battus parce qu’ils ne rapportaient point assez de monnaie, et le père alors était rentré, furieux et avait frappé la femme. Des voisins confirmèrent ce récit, ajoutant que ces scènes étaient tellement fréquentes qu’ils n’y prenaient plus garde. Le mari était un paresseux, sans travail régulier, buvant tout ce qu’il pouvait gagner. La femme, depuis quelque temps, demandait aussi au genièvre la consolation de sa détresse. Les enfants, abandonnés, martyrisés, couraient les rues. Le ménage subsistait de secours parcimonieux du bureau de bienfaisance et de sociétés charitables…

On aéra le taudis ; l’ivrogne fut couché sur une des paillasses et les soins indispensables donnés à la blessée ; puis le juge et le gendarme redescendirent l’escalier nauséabond, tous deux profondément troublés et perdus en des songeries divergentes.

Le président rompit le premier le silence. — Frédéric, il faudra dresser procès-verbal. Coups, ivresse, provocation habituelle à la mendicité, tout cela doit être poursuivi et sévèrement puni.

— Punir ? Encore ! fit douloureusement le gendarme. Punir toujours ! Élargir sans cesse la blessure ! Et non, Monsieur le Président. Il ne faut plus punir, croyez-moi. Et si je vous ai mené ici, ce n’est point pour vous faire voir un délictueux spectacle d’horreur et de tristesse, mais pour vous prouver, sur le vif, que vous et moi, nous avons trop puni, déjà. Ce que vous avez vu, c’est mon œuvre,… et la vôtre.

— Ah ! par exemple ! Mais tu deviens fou, mon ami !

— J’ai bien pensé que vous me diriez ceci, Monsieur le Président : on est souvent fou pour ceux dont on heurte fortement les idées. Mais laissez-moi, tout au moins, vous expliquer ma folie. Vous souvenez-vous de l’affaire Quinet ?

— Quinet ? Non, pas du tout.

— Je l’aurais juré. Je ne m’en souviendrais pas non plus, sans doute, si le hasard ne m’avait brutalement confronté avec ce condamné. Et dire, ajouta-t-il avec un accent de désespoir infini, que vous et moi nous avons dans notre passé, des centaines peut-être de Quinet, dont nous ne nous souvenons même pas !… Ce Quinet était un ouvrier ajusteur des environs. Ni bon ni mauvais, pareil à bien d’autres. On pouvait lui reprocher au plus une certaine faiblesse pour le cabaret. Marié, il vivotait, tant bien que mal, sans certitude du lendemain, comme beaucoup d’autres encore. Un jour de l’an passé, ayant bu plus que de raison, il revenait au logis, soutenu par son frère. Tous deux titubaient en chantant et Quinet agitait un parapluie ouvert. Je fus, ce jour-là, sur son chemin. Le jeune gendarme Servais m’accompagnait. Nous regardâmes passer les pochards. Nous les avions dépassés d’une cinquantaine de mètres, quand Servais me demanda s’il ne fallait point verbaliser. Il prit mon silence pour une adhésion, sauta de son cheval, courut après les ivrognes et empoignant Quinet par le cou, lui demanda son nom. L’autre, surpris, se fâcha, chercha à se dégager, faillit tomber, se raccrocha aux aiguillettes de Servais et les arracha, puis, après avoir essayé de frapper avec son parapluie, se débattit en hurlant sous l’étreinte de mon camarade. Les deux hommes tombèrent enlacés. Tous deux saignaient. Vous connaissez Servais, il est d’une vigueur d’hercule et jeune et impétueux ; souvent complimenté pour sa force, il ne distingue point toujours, dans son zèle, l’énergie de la brutalité. Quinet passa un pénible quart d’heure. Ficelé comme un saucisson, il fut mené à « l’amigo ». Quant à moi, j’avais eu simplement à maintenir le frère. Procès-verbal fut dressé du chef d’ivresse, d’outrages, rébellion, etc. L’affaire prit un certain caractère de gravité quand on sut que Quinet avait été assez mal arrangé pour devoir rester dix jours au lit. Quelques-uns des nombreux témoins attirés par cette scène vinrent affirmer que Servais avait frappé avec son sabre sur la tête de l’ajusteur. Bien qu’en moi-même, j’eusse trouvé l’intervention de mon collègue intempestive et passionnée, je ne pouvais le désavouer et je le défendis avec ténacité. Peut-être fûmes-nous ainsi amenés à exagérer l’ivresse, le scandale, la résistance des prévenus, à atténuer nos allures d’autorité et de violence. C’était vous qui présidiez, Monsieur Louvrier. Vous avez fait acter les dépositions des témoins à décharge et vous les avez menacés de la prison. Le Procureur a sorti ses plus belles phrases sur le respect dû à la force publique pour nous féliciter et nous encourager. Vous avez condamné Quinet à cinq mois de prison, sans sursis, pour faire un exemple. Puis, la conscience calme et satisfaite, vous n’y avez plus songé. Eh bien ! vous venez de le revoir…

— Qu’est-ce que ça prouve, Frédéric ? Que c’est un mauvais sujet incorrigible et qu’il faudra le condamner encore !

— J’ai bien peur de ne point savoir vous convaincre, Monsieur le Président. C’est incroyable comme après avoir été si longtemps d’avis identiques, nous sentons maintenant de façon différente. Pour moi, ce que vous avez vu tantôt prouve avec une aveuglante évidence qu’il eût mieux valu ne point condamner du tout ! Oh ! ne sursautez point et laissez-moi vous dire la fin de cette histoire. Quinet, convaincu de l’inutilité d’une lutte contre la gendarmerie, n’interjeta point appel. Son recours en grâce fut rejeté. Il fit toute sa prison. Quand il sortit des geôles, gangrené par l’oisiveté, déshabitué de son métier, taré, il chercha du travail et n’en trouva que d’une façon intermittente. Il s’enivra. La femme essaya péniblement d’élever ses enfants. Ces quatre malheureux, dont trois au moins étaient innocents, dégringolèrent les degrés de la misère.

Quant à moi, j’ignorais, naturellement, ce lamentable résultat de la condamnation. Mais un jour sa femme, rouée de coups, vint à la caserne demander protection. Ce fut ainsi que je reconnus l’homme et ma première impression fut, comme la vôtre, que c’était un drôle bon à coffrer de nouveau. Mais qu’allaient devenir alors la femme et les enfants ? Ces faibles que Quinet traînait à sa suite, qui se trouvaient par la force des choses devoir pâtir de méfaits auxquels ils étaient étrangers, cela me fit hésiter, puis réfléchir. Et j’eus, un soir que j’y songeais, la révélation brusque de la part que j’avais dans toutes ces infortunes. Ah ! si j’avais laissé passer paisiblement l’inoffensif pochard ! si j’avais tempéré la fougue de Servais ! si j’avais, devant le tribunal, relaté les faits avec moins d’esprit de corps, avec plus d’indulgence, avec plus de vérité, oui, avec plus de vérité ! L’ajusteur serait encore à l’atelier, la femme au logis familial, élevant ses mioches avec amour ! Cette perception fut intense, immédiate, comme si l’on eût brusquement déchiré un voile couvrant mes yeux et je m’étonnai d’avoir pu si longtemps ignorer cette simple, cette manifeste évidence. À l’heure présente, je sais que je vous révolte, Monsieur le Président, mais cela me semble si clair, si lumineusement certain, que je croirais manquer à mon devoir si, par égard pour vous, je mettais une réserve à ma conviction.

Cependant, on ne dépouille point ainsi en un jour le lacis de conceptions fausses sur lequel se trama toute votre existence antérieure. Il m’arriva de douter. Je fis alors de petites enquêtes ; je découvris toute une série de menus faits, qui peut-être vous sembleraient sans valeur, mais qui me confirmèrent dans mon opinion : j’avais causé le malheur des Quinet…

— Quelle exagération, Marcinel ! Cet homme était un alcoolique et devait finir ainsi. Tu as fait ton devoir. Tu n’as rien à te reprocher. Si Quinet ne t’avait rencontré, il eût trouvé quelque autre occasion d’une déchéance qui était dans sa mauvaise nature.

— C’est bien possible, Monsieur le Président. Aussi je ne me crois pas le seul coupable de ce qui est arrivé. Mais, de même que le faible déplacement au départ de l’aiguille d’un excentrique suffit à envoyer des trains dans des directions bien différentes, je pense qu’il est des destinées humaines qu’un événement relativement médiocre suffit à déterminer. Celle de Quinet était de celles-là. Elle eût marché heureuse et droite sur une route facile ; elle devait trébucher sur les cailloux. À supposer qu’elle eût évité les uns, d’autres, sans doute, l’eussent fait tomber. C’est fort probable, mais je reste néanmoins celui qui a provoqué l’irrémédiable culbute…

Cela m’a tourmenté plus que je ne saurais vous le dire, Monsieur le Président. C’est alors que je me suis rapproché de l’église. Nous avons tous, en nous, un « moi » intérieur avec qui il faut être en paix. Souvent, il sommeille, endormi par l’éducation, les habitudes, les conventions. Mais, quand il parle, on ne peut pas ne point l’entendre. Ma conscience me demanda si le cas de Quinet était isolé et je fus bien forcé de lui répondre que dans bien d’autres circonstances encore, la répression avait été inefficace et même fâcheuse…

— Ah ! ça ! Marcinel, gronda le Président irrité, c’en est trop ! Je suis vraiment bien bon d’écouter toutes vos sornettes. Quel mauvais livre révolutionnaire avez-vous donc lu, pour vous mettre des idées aussi saugrenues en tête ?

— L’Évangile, Monsieur le Président. Toutes les vérités éternelles y sont, éclatantes de simplicité. Mais les hommes n’ont point toujours les yeux assez ingénus pour les lire. C’est là que j’ai lu : « Ne jugez point ! » et la parole divine m’a paru proférer, sans ambiguïté possible, la conclusion qui était au bout de mes méditations et de mes incertitudes douloureuses. Vous connaissez aussi ce texte, Monsieur le Président ?

— Sans doute, mais tu en exagères ridiculement la portée, mon pauvre ami, fit le magistrat radouci, car il était très sincèrement pieux et la gravité respectueuse avec laquelle Marcinel avait parlé du livre saint l’avait touché ; — jamais Notre Seigneur n’a voulu dire qu’il ne fallait point juger les criminels…

— « Ne jugez point » est pourtant bien clair, Monsieur le Président. Pourquoi restreindre la lumière qui s’échappe de ces mots si précis et si simples ? Pourquoi vouloir interpréter, raccourcir à notre taille, diminuer de tous nos infimes commentaires humains, la formidable et impérative Parole ? Ah ! vous croyez que je me trompe, mais l’Évangile entier n’est que la figuration du Conseil divin, et s’il n’y était point exprimé formellement, encore tous les épisodes de la Passion le crieraient-ils à notre entendement ? Qu’est-ce donc que ce grand crucifix, dressé au centre de l’église, vers qui montent l’encens des sacrifices et les oraisons des fidèles, si ce n’est l’apothéose solennelle de l’erreur judiciaire ? Pourquoi est-il dans votre prétoire, si ce n’est pour vous rappeler la fragilité des sentences humaines ? Pourquoi Dieu a-t-il voulu que le Juste par excellence fût un Condamné ? Notre Seigneur Jésus a été un prévenu, comme ceux que vous jugez tous les jours ; il a été poursuivi et arrêté par des gendarmes comme moi, il a été jugé et puni par des juges comme vous. Si je vous l’amenais demain, vous lui reprocheriez sa vie vagabonde, ses fréquentations avec des hommes de basse condition et des femmes de mauvaise vie, ses discours séditieux, ses attaques méchantes contre la force obligatoire des lois, sa volonté de changer la forme du gouvernement. Vous ne le reconnaîtriez point, car vous ne l’avez point reconnu dans tous ceux que je vous ai amenés. Il y était cependant, car il est dans chaque homme…

Il y eut un silence. Les deux promeneurs passèrent devant la cathédrale. Un dernier rayon du soleil déclinant incendiait les vitraux d’une chapelle ; des rouges sanglants rutilaient, des ors étincelaient. Frédéric Marcinel reprit :

— Et si ce n’était point assez de l’Écriture et de la Passion, songez aux vies des saints. Tenez, celui dont cette verrière ancienne célèbre les vertus dans la gloire du couchant, encore un que condamnèrent les juges de son temps ! Et d’autres, d’autres, sans fin, tous des repris de la justice de leur temps ! Mais la Parole, depuis que je l’ai comprise, c’est partout que je la vois inscrite, et j’entends même les pierres du saint lieu qui me disent : Ne jugez point !

— Marcinel, ceci est de la démence. Jamais l’Église n’enseigna de pareilles erreurs…

— Vous me l’avez déjà dit, Monsieur le Président. Laissez-moi vous répéter respectueusement que je ne suis point de votre avis. La religion m’a appris, à moi, que la valeur d’un acte était avant tout dans son intention. Il n’y a point de morale absolue ; ce qui est le devoir pour un peut être une défaillance pour un autre. Chacun ne peut agir que selon sa compréhension du bien et du mal, et c’est d’après cette compréhension qu’il doit être jugé. Or, c’est là un état intérieur sur lequel les autres ne peuvent être renseignés. Pour apprécier avec équité l’action d’un homme, il faudrait se replacer exactement dans les mêmes conditions que lui et être éclairé de la même lumière intellectuelle ou morale qui l’éclairait. C’est évidemment impossible, et cela condamne nos folles prétentions à juger. Il n’y a qu’un juge, Monsieur le Président, celui qui voit avec miséricorde au fond des cœurs et des consciences, c’est-à-dire le Bon Dieu. Dieu seul peut juger, Dieu seul peut punir, et quand nous essayons de nous attribuer ces prérogatives suprêmes, notre orgueil puéril nous fait trébucher dans les pièges du Démon !

— Alors j’ai le diable pour greffier, d’après toi ?

— Ça peut vous paraître très drôle ce que je vous dis. Aussi je ne vous demande pas de me croire, mais de vérifier par vous-même. Oui, je pense que l’Esprit du mal s’amuse fort de tout le mal que, dans les meilleures intentions, vous faites !

— Soyons sérieux, Frédéric. Tu voudrais supprimer les tribunaux ? Mais ils sont le ciment qui tient ensemble tout l’édifice social ; sans eux, c’est un écroulement total, le mépris de toute autorité, l’anarchie.

— Monsieur le Président, j’admets que la société, comme toute entité vivante, a le droit de défendre son existence. Qu’elle puisse et doive prendre, à cet effet, les précautions nécessaires, je le concède volontiers. Qu’elle veille à ce que tout dommage soit réparé, à ce que l’on rende à César ce qui appartient à César et qu’il y ait pour cela des tribunaux, ce sera conforme, je pense, aux enseignements divins ; mais qu’on s’abstienne de juger et de punir les hommes ! Ce ne sera point le mépris de toute autorité, car si l’autorité est vraiment utile et bienfaisante, elle sera respectée en raison de ses mérites ; et si, au contraire, elle n’est qu’oppressive et néfaste, il vaut mieux qu’elle ne soit point respectée.

Je ne crois pas à l’anarchie absolue. Je pense qu’il est dans l’ordre providentiel des choses que tôt ou tard, chacune de nos pensées, chacune de nos paroles, chacun de nos actes déroule la série de ses conséquences bonnes et mauvaises. Il me semble que nous marchons dans la vie escortés des fantômes de tout ce que nous avons fait, dit ou pensé, et parfois l’un de ceux-ci vient brusquement vous prendre au collet. Plus ou moins vite, plus ou moins ostensiblement, tout se paie. C’est pourquoi je ne suis pas bien convaincu que les inconvénients qui résulteraient de la suppression de toute justice répressive seraient supérieurs aux inconvénients inhérents à son administration actuelle. Et si ma manière de voir vous semble trop radicale, accordez-moi du moins que le système de pénalités devrait être tout différent. Moins de violence et de brutalité dans l’action sociale. À cet égard, l’idée qui a inspiré la loi sur la condamnation conditionnelle me semble géniale ; elle indique toute une évolution salutaire…

— Mais, Frédéric, si l’on atténue la rigueur des peines, les crimes vont augmenter d’une manière effroyable ; les bons citoyens ne seront plus en sûreté…

— On m’a assuré, Monsieur le Président, que des magistrats comme vous avaient tenu le même langage lorsqu’on a supprimé la torture, lorsqu’on a aboli la peine de mort, chaque fois que le progrès des mœurs a humanisé la justice. Ces prédictions ne se sont point vérifiées, heureusement,

— Mais, interrompit le président, vexé, si vous pensez vraiment tout cela, Marcinel, comment se fait-il que vous collaboriez avec le zèle, l’intelligence, l’exactitude que l’on vous connaît, à cette justice répressive ?

— Aussi je m’en vais, Monsieur le Président. Et vous connaissez maintenant le motif de mon prochain départ. On lui attribuera sans doute des mobiles auxquels je n’ai point songé. Mais la vraie raison, c’est que j’étouffe dans votre Palais de Justice. J’y ai été longtemps heureux, j’y suis à présent mal à l’aise. La manière dont je voyais les choses a changé, une clarté s’est faite au dedans de mon âme. Je me sens maintenant associé à une œuvre, sinon mauvaise, tout au moins douteuse. Tout ce que je vois, tout ce qui m’entoure, me surprend et m’afflige. J’étais ce matin à votre audience et tandis que je veillais au maintien de l’ordre dans la salle, j’écoutais. Je vous ai ainsi entendu condamner à trois mois de prison un homme qui, rencontrant une malheureuse, indignement abandonnée par un mari ivrogne, avec trois petits enfants, s’y était intéressé et avait fini par assumer courageusement vis-à-vis de la femme et des petits, les charges auxquelles l’autre s’était dérobé…

— Délit d’adultère. C’est la loi !

— Je vous ai entendu condamner pour calomnies quelqu’un qui avait manifestement dit la vérité…

— Oui, mais la preuve légale du fait n’était pas rapportée.

— Je vous ai entendu condamner un vieux bonhomme qui avait guéri plusieurs personnes affligées de maladies…

— Oui, mais il exerçait illégalement l’art de guérir.

— Je vous ai entendu condamner pour banqueroute un pauvre diable qui, ruiné par un banquier véreux, n’avait pas fait d’inventaire annuel…

— La loi le permet.

— Je vous ai entendu condamner à trois mois de prison deux gamins qui, par-dessus un mur, avaient maraudé des nèfles.

— C’est le minimum prévu par la loi.

— Je vous ai entendu acquitter, par un jugement savamment motivé, un spéculateur intrépide, qui avait accumulé, avec de beaux bénéfices pour lui, des catastrophes sans nombre…

— Les conditions légales de l’escroquerie n’étaient point réunies en l’espèce.

— Je vous ai entendu acquitter un machiniste prévenu d’imprudence et j’ai vu sortir du prétoire se traînant péniblement sur des béquilles, infirme à jamais et sans ressources, la victime que vous aviez condamnée aux frais !

— Que veux-tu ! C’est la loi.

— La loi ! La loi ! Vous ne pensez qu’à la loi, Monsieur le Président, tandis que moi je rêve de Justice. La loi n’est pas la Justice. Quand elle y mène, elle a droit à tous les respects. Quand elle s’en éloigne, elle devient une tyrannie intolérable. La contrainte exercée par la loi sur les individus n’est admissible qu’en raison des services qu’elle leur rend. Quand, au lieu de les aider, elle les charge d’entraves, elle doit disparaître. J’aime mieux pas de lois du tout que des lois mauvaises ou mal appliquées.

— Comment, mal appliquées ?

— Sans doute. Dans bien des cas, le législateur a laissé au juge une fort grande liberté d’appréciation. Or, la majorité des magistrats ont peur d’user de cette liberté. Ils croient de leur devoir d’appliquer la loi, docilement, littéralement, en ses interprétations les plus étroites. Ils redoutent toute initiative, suivent servilement les traditions consacrées et les jurisprudences établies. Leur office se limite à peser, avec plus au moins de minutie et d’habileté, les éléments favorables et défavorables et à appliquer un texte au résultat de l’opération. Ils agissent ainsi, comme un mathématicien agirait pour des nombres, avec une grande conscience, mais sans laisser parler leur sensibilité. Parmi ces juges, en est-il qui songent qu’ils se trouvent en présence non pas d’entités théoriques et abstraites, mais en présence d’un homme comme eux sur la destinée duquel ils vont pouvoir agir ?

En est-il qui se soient dit que si leur influence ne pouvait être féconde, leur intervention n’était qu’un attentat contre la liberté d’autrui ?

En est-il qui s’inquiètent des enfants, de la femme, de tous les innocents et irresponsables que leur décision va atteindre ?

En est-il qui aient aimé le prévenu comme un frère et aient cherché avec bonté à lui être secourable ?

En est-il qui, après l’audience, se sont enquis du sort des hommes qu’ils avaient jugés, afin de vérifier si la sentence avait été féconde ?

— Mais c’est ridicule tout cela, Frédéric. Nous n’avons, nous, qu’à appliquer la loi. Qu’est-ce que toutes ces jérémiades sentimentales ont à faire avec la justice !

— C’est précisément parce que je comprends bien, Monsieur le Président, qu’elles n’ont rien à faire avec « votre » justice que je m’en vais. Je pars. Je retourne au village. Mes parents m’ont laissé quelques arpents de terre que je vais cultiver. Je ferai pousser le blé qui nourrit les hommes et les fleurs qui les réjouissent. Ainsi, je n’aurai plus de remords. Et quand le dernier soir viendra, je m’endormirai tranquillement ayant conformé mes actes aux idées dont il plut au Seigneur de me faire voir la vérité. Adieu, Monsieur Louvrier et excusez-moi si cette confession complète vous a parfois froissé…

Ils étaient arrivés à cet endroit de la ville d’où l’on découvre les villages industriels d’alentour. Les bâtiments noirs des usines et des charbonnages grondaient de l’activité des machines. Les cheminées apparaissaient comme des vigies dans le brouillard. Le crépuscule d’automne descendait, sur l’agitation humaine, la majestueuse mélancolie des choses qui vont finir. Frédéric Marcinel avait fait un geste large vers les horizons champêtres qu’il évoquait par delà la ville et les fumées.

Puis il tendit la main au Président. Encore que celui-ci fut outré des extravagances qu’il avait dû entendre, le gendarme avait une telle allure de grandeur et de bonté, ainsi silhouetté sur le ciel rouge, qu’il n’osa la refuser. Et ils se séparèrent, pensifs.