Le Secret (Collins)/Livre VI/3

Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 341-358).
Livre VI


CHAPITRE III.

L’histoire du passé.


L’après-midi s’écoula, et le soir vint, et on n’entendait plus parler de l’oncle Joseph. Vers sept heures, Rosamond fut appelée par la nourrice pour venir voir l’enfant, qui ne s’endormait pas et semblait agité. Après l’avoir calmé par ses caresses, la jeune mère le rapporta dans le salon. Par un de ces bons mouvements qui la faisaient sans cesse veiller au bien-être de ses subordonnés, elle venait de permettre à la nourrice de descendre, pendant une heure, auprès des autres domestiques, pour s’y reposer de ses soins assidus. « Je n’aime pas, Lenny, à me sentir loin de vous pendant ces heures critiques, dit-elle à son mari quand elle l’eut rejoint ; aussi ai-je ramené l’enfant. Il n’est pas probable qu’il recommence à nous donner de l’embarras ; et, dans ce moment de pénible attente, les soins à lui prodiguer sont un véritable soulagement pour moi. »

La pendule placée sur la cheminée sonna sept heures et demie. Les voitures, dans la rue, se succédaient de plus en plus rapidement, remplies de gens en grande toilette, dîneurs en ville, habitués de l’Opéra. Les marchands de journaux colportaient à grand bruit, proclamant leurs nouvelles, la seconde édition des feuilles du soir. Sur le seuil des magasins, les malheureux qui, toute la journée durant, avaient, derrière le comptoir, servi la pratique, venaient aspirer quelques bouffées d’air frais. Les ouvriers rentraient par bandes dans leurs logis, traînant le pied et la tête basse. Maint oisif, sorti après le dîner, allumait son cigare au coin de la rue, et, jetant un regard indécis à droite et à gauche, semblait ne savoir où porter ses pas capricieux. On était enfin à ce moment de transition où cesse pour les rues la vie de jour, tandis que la vie de nuit n’a pas encore commencé ; et justement aussi, pour Rosamond, l’heure était venue où, après avoir vainement essayé de tromper les ennuis de l’attente en regardant au dehors, elle se sentait de plus en plus envahie par l’inquiétude de ses pensées intimes, lorsqu’elle fut brusquement ramenée au sentiment des choses extérieures par le bruit que la porte du salon fit en s’ouvrant. Elle quitta immédiatement des yeux l’enfant endormi sur ses genoux, et vit que l’oncle Joseph était enfin revenu.

Le vieillard entra sans rien dire, tenant à la main, tout ouverte, la formule de déclaration que, selon le désir de M. Frankland, il avait emportée avec lui. Comme il se rapprochait de la fenêtre où elle était assise, Rosamond remarqua que sa figure avait, en quelque sorte, étrangement vieilli pendant le petit nombre d’heures écoulées depuis son départ. Il vint près d’elle, et, toujours sans souffler mot, posa le doigt au bas du papier qu’il tenait ouvert devant les yeux de la jeune femme, de façon que celle-ci pût lire sans se lever de son fauteuil.

Ce silence obstiné, aussi bien que le changement de ses traits, frappa Rosamond d’une crainte soudaine qui la fit hésiter avant de lui adresser la parole.

« Lui avez-vous tout dit ? » demanda-t-elle enfin, après un moment. Cette question fut faite à voix basse. Rosamond n’avait pas seulement regardé le papier.

« En voici la preuve, dit-il, montrant la déclaration. Voyez !… le nom s’y trouve, à l’endroit laissé en blanc… Et il est tracé de sa main. »

Rosamond regarda le papier : la signature s’y trouvait en effet : « S. Jazeph, » et au-dessous, d’une main évidemment affaiblie, on avait écrit, par manière de parenthèse, cette explication : « Autrefois, Sarah Leeson. »

« Pourquoi donc ne parlez-vous pas ? s’écria Rosamond, dont les craintes augmentaient de minute en minute. Pourquoi ne pas nous dire comment elle a supporté cette épreuve ?

— Ah ! ne me le demandez pas !… Ne me le demandez pas ! reprit-il, se reculant pour éviter le contact de la main qu’elle étendait vers lui par un mouvement passionné. Je n’ai rien oublié… Les paroles que vous m’avez suggérées, je les ai dites… Ma langue, pour arriver à la vérité, faisait le grand tour ; mais ma physionomie a pris le plus court, et elle est arrivée la première… Par bonté pour moi, je vous le demande en grâce, ne m’interrogez pas là-dessus… Contentez-vous, s’il vous plaît, de savoir qu’elle est mieux… plus tranquille maintenant… et moins malheureuse. Le mal est passé, il ne reviendra plus… Le bien, au contraire, est tout entier à venir… Si je vous dis ce que j’ai vu… si je vous répète ses paroles… si je vous raconte tout ce qui est arrivé quand la vérité lui a été connue, l’effroi va me reprendre au cœur, et toutes les larmes, tous les sanglots que j’ai retenus, essayeront encore de se faire jour, et m’étoufferont… Il me faut toute ma tête… Il faut que mes yeux restent secs… Sans cela, comment parviendrais-je à vous raconter tout ce que j’ai promis à Sarah, sur mon âme et sur la sienne, de vous faire savoir ce soir même, avant de m’endormir ?… » Il s’arrêta, tira de sa poche un petit mouchoir de cotonnade où, sur un fond bleu foncé, un dessin blanc étalait ses complications éblouissantes, et sécha les larmes qui, tandis qu’il parlait ainsi, lui étaient montées dans les yeux. « Ma vie jusqu’à présent avait été si heureuse, reprit-il, regardant Rosamond, mais avec l’accent d’un reproche qu’il s’adressait à lui-même ; si heureuse, que mon courage, quand viennent les heures de trouble, ne m’est pas facile à retrouver… Et pourtant je suis Allemand… Tous mes compatriotes sont philosophes… D’où vient donc que, seul, j’ai la tête faible… et le cœur aussi… comme ce joli petit marmot qui dort là sur vos genoux ?

— Restons-en là !… Ne nous dites rien de plus avant d’avoir recouvré un peu de sang-froid, dit Rosamond. Maintenant que nous la savons plus tranquille et en meilleur état, nos plus grandes inquiétudes sont calmées… Je ne vous ferai plus de questions… c’est-à-dire, ajouta-t-elle après une pause, je ne vous en ferai plus qu’une seule. »

Elle s’arrêta, et ses regards se tournèrent du côté de Léonard, comme pour l’interroger. Jusque-là silencieux, il avait écouté avec le plus vif intérêt ; maintenant, il intervint avec sa douceur habituelle, et pria sa femme d’attendre quelques instants avant de rien dire de plus.

« La réponse sera si facile !… reprit Rosamond, insistant. Je veux simplement savoir si on lui a transmis mon message… si elle sait que j’attends, que j’attends avec impatience le moment de la voir… si elle veut permettre que j’aille vers elle.

— Oui, oui, dit le vieillard faisant à Rosamond un signe de tête affirmatif, et sa figure exprimait une sorte de soulagement. La question est simple, en effet… plus simple même que vous ne pensez, car elle me met à même de commencer immédiatement ce que j’ai mission de vous dire. »

Jusqu’alors il s’était démené par la chambre comme une âme en peine, tantôt s’asseyant, et, se relevant la minute d’après. À ce moment, il avança un fauteuil où il alla s’installer à égale distance de Rosamond, assise avec son enfant près de la fenêtre, et de son mari, qui occupait le sofa placé au fond de la pièce. Dans cette position, qui lui permettait de s’adresser alternativement, sans la moindre difficulté, tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ses auditeurs, il eut bientôt retrouvé le calme qu’il lui fallait pour suffire aux préoccupations de son récit.

« Lorsque le plus difficile fut fait, dit-il, s’adressant à Rosamond… quand elle put écouter, quand moi-même je fus en état de parler… ma première consolation fut le message dont vous m’aviez chargé pour elle. Alors elle me regarda bien en face, les yeux agrandis par l’inquiétude et la crainte : « Son mari était-il présent ? me dit-elle. Avait-il l’air en colère ?… bien en colère ?… Est-ce qu’il ne fit rien paraître, vraiment, quand vous reçûtes d’elle ce message pour moi ? — Non, lui dis-je, absolument rien. Aucune colère, aucun chagrin ne parut sur son visage. Rien de semblable, rien de ce que vous craignez. — Et, reprit-elle, il n’en est résulté entre eux aucun mauvais sentiment ? De toute l’affection, de tout le bonheur qui les unissent si étroitement l’un à l’autre, ce nouvel état de choses n’a rien effacé ?… » Et moi de répondre : « Non ; pas de mauvais sentiment, rien d’effacé… Tenez, si vous le voulez, je vais aller chercher la bonne petite dame ; elle viendra elle-même vous rassurer, de sa propre bouche, sur le compte de son bon mari… » Tandis que je parle ainsi, il passe sur sa figure une expression… qu’est-ce que je dis, une expression ?… une lumière, comme un rayon de soleil. Le temps de compter : une, deux ! ce rayon dure ; trois ! il est parti. Le visage est redevenu sombre… il se détourne de moi et se cache sous l’oreiller, et je vois la main pendante à côté du lit, qui commence à froisser le drap. « Eh bien ! c’est dit, n’est-ce pas ? je m’en vais chercher la bonne petite dame ? » Ainsi parlé-je, mais elle : « Non, non, pas encore. Je ne dois pas la revoir, je n’ose pas la revoir jusqu’à ce qu’elle sache… » Et la voilà qui s’arrête encore, voilà la main qui se remet à froisser le drap… Alors, doucement, bien doucement : « Qu’elle sache quoi ? » lui demandé-je. Et elle me répond : « Ce que moi, sa mère, je ne puis lui dire en face sans mourir de honte. — Alors, mon enfant, lui dis-je, pourquoi cet aveu, pourquoi ? Ne vaut-il pas mieux se taire ?… » Mais elle, avec un mouvement de tête comme ceci, et joignant les mains sur la couverture, comme cela : « Il faut que cet aveu se fasse, dit-elle ; il faut que de mon cœur sorte ce qui le ronge depuis si longtemps… Sans cela, comment goûter le bonheur que j’aurai à la revoir, ma conscience une fois satisfaite ?… » Puis elle s’arrête, lève en haut les deux mains, comme ceci, et se met à crier tout haut : « Oh ! la bonté céleste, la miséricorde de Dieu ne saurait-elle m’inspirer un moyen de le faire savoir à mon enfant sans avoir à le lui dire moi-même ?… » Et alors moi : « Chut ! lui dis-je ; ce moyen, je vais vous le donner. Racontez à l’oncle Joseph, qui est pour vous comme un père… racontez à l’oncle Joseph, dont l’enfant est mort dans vos bras ; dont votre main, jadis, à l’heure des chagrins, essuya les larmes… racontez à moi, mon enfant, et c’est moi qui courrai le risque, c’est moi qui supporterai la honte (s’il y a honte) de répéter ce récit. Moi, pour qui rien ne parle que ma chevelure blanchie, moi qui n’ai rien, pour me venir en aide, que mon cœur dénué de mauvaises intentions… j’irai trouver cette bonne et loyale dame, et déposer à ses pieds, fardeau précieux, la douleur de sa mère. Eh bien, au plus profond de mon âme je trouve cette assurance qu’elle ne se détournera pas de moi ! »

Il s’arrêta, jetant un regard du côté de Rosamond. La tête de la jeune femme était inclinée au-dessus de son enfant. Ses pleurs coulaient lentement, un par un, sur le blanc tissu qui recouvrait cet être chéri. Après s’être recueillie, elle tendit la main au vieillard, et répondit à son regard fixé sur elle par un regard assuré, où se peignait la plus vive reconnaissance.

« Oh ! continuez, continuez !… lui dit-elle ; et laissez-moi vous prouver que vous n’avez pas mal placé votre généreuse confiance.

— Je le savais déjà, tout aussi bien que je le sais à présent, dit l’oncle Joseph. Et Sarah, quand elle m’eut entendu, n’en douta pas plus que moi. Elle cessa de parler quelques instants… Elle pleura quelques instants aussi… puis elle se souleva de son oreiller et m’embrassa, ici, sur cette joue, car j’étais assis à son chevet… Et ensuite, regardant au fond, tout au fond de ce long passé enfoui au dedans d’elle-même, très-paisiblement, très-lentement, les yeux arrêtés sur mes yeux, sa main posée dans la mienne, elle me dit les paroles que j’ai à vous redire, à vous qui siégez aujourd’hui comme son juge, en attendant que demain vous soyez à ses pieds comme sa fille.

— Moi, son juge !… dit Rosamond. Oh ! jamais !… Je ne puis, je ne dois pas accepter cette parole.

— Cette parole est d’elle et non de moi, répondit gravement le vieillard. Avant de m’en prescrire d’autres, attendez !… attendez que tout vous soit connu. »

Il rapprocha son siége de celui de Rosamond, suspendit son discours durant une ou deux minutes, afin de mieux classer ses souvenirs et de donner à chacun sa place ; ensuite il reprit :

« Je commencerai, naturellement, par où a commencé Sarah, ce qui revient à dire que je vais descendre le cours des années écoulées, jusqu’au moment où ma nièce entra dans sa première condition. Vous savez que ce capitaine de marine, cet intrépide et excellent homme, Treverton, avait pris pour femme ce qu’on appelle, je crois, une actrice, une dame de théâtre ; une grande et forte femme, et très-belle, animée, courageuse, volontaire comme on ne l’est pas souvent : une de ces femmes qui peuvent dire : « Je ferai ceci, je ferai cela, » et qui ensuite, malgré tous les obstacles, toutes les résistances, en viennent à réaliser ce qu’elles ont dit. À cette dame, ainsi faite, échoit pour son service particulier ma nièce Sarah, jeune fille alors, et jolie, et bonne, et douce, et d’une timidité !… Parmi plusieurs autres qui sollicitent la place, et qui sont plus fortes, plus vives, plus hardies, mistress Treverton, de préférence, choisit Sarah. Voilà qui est étrange. Ce qui ne l’est pas moins, c’est que Sarah, de son côté, débarrassée une fois de ses premières terreurs, de ses inquiétudes, de sa timidité souffrante, se met à aimer de tout son cœur cette grande et belle maîtresse si pleine de vie, de courage, de volonté, et d’une trempe si rare. Étrange phénomène ! mais aussi vrai qu’étrange, puisque c’est de Sarah que je le tiens, de Sarah, la vérité même.

— Parfaitement vrai, sans aucun doute, dit Léonard. En ce monde, la plupart des attachements un peu forts sont fondés sur des divergences de caractère.

— Aussi, reprit le vieillard, la vie qu’on allait mener à Porthgenna débuta sous d’heureux auspices. L’affection de mistress Treverton pour son mari débordait de son cœur sur tout ce qui l’entourait, et sur Sarah, naturellement, plus encore que sur les autres gens de sa maison. Elle ne voulait avoir d’autre lectrice que Sarah ; Sarah seule travaillait à son gré : pour l’habiller le matin et dans la journée, pour la déshabiller le soir, il lui fallait Sarah, toujours Sarah. Quand elles étaient seules, tête à tête, pendant les longues journées pluvieuses, leur familiarité était celle de deux sœurs… Et ce qui amusait le mieux cette maîtresse impérieuse, le jeu favori de ses heures oisives, c’étaient les étonnements de la jeune villageoise, qui jamais n’avait mis le pied dans un théâtre, quand mistress Treverton, vêtue de costumes éclatants, les joues couvertes de fard, déclamait et gesticulait devant elle, comme elle faisait jadis sur la scène, avant d’être mariée. Plus elle étonnait, plus elle effrayait sa suivante au moyen de ces mascarades capricieuses, plus le divertissement lui semblait bon. Pendant une année entière, le vieux manoir les vit mener cette existence facile et heureuse : heureuse pour les serviteurs, plus heureuse encore pour les maîtres, et à laquelle il ne manquait rien, rien absolument qu’une petite bénédiction, toujours espérée, toujours ajournée ; la même que voici, sauf votre respect, en longue robe blanche, étalée sur vos genoux, avec sa petite mine délicate et grassouillette, et ses mignons petits bras. »

Ici, un temps d’arrêt, qui lui permit de compléter l’allusion par un geste de tête et un sourire caressant, adressés à l’enfant endormi dans le giron de sa mère. Il reprit ensuite :

« La seconde année commence, et, peu à peu, Sarah voit sa maîtresse changer. Le bon capitaine adore les enfants… il est sans cesse à réunir autour de lui les petits garçons et les petites filles de ses voisins et amis. Il joue avec eux, les couvre de baisers, leur fait mille cadeaux… et devient le meilleur ami de tous ces petits êtres. La maîtresse du manoir, qui devrait être, à ce compte, leur meilleure amie, regarde tout cela et ne dit rien… Elle regarde, tantôt très-rouge et tantôt très-pâle… Elle va dans sa chambre, où Sarah travaille pour elle ; elle se promène à grands pas ; elle ne trouve rien de bien fait… Puis, un beau jour, elle laisse échapper le secret de sa mauvaise humeur : « Pourquoi donc n’ai-je pas, moi aussi, un enfant que mon mari puisse aimer ? Pourquoi faut-il que sans cesse il fasse jouer et caresse les enfants d’autres femmes ? Elles prennent ce qui m’appartient… elles détournent son affection sur ce qui ne vient pas de moi. Je hais ces enfants, et je hais leurs mères !… » C’est la colère qui la fait parler ainsi ; mais la colère ne ment pas, ou ne ment que fort peu : aussi ne la voit-on se lier intimement avec aucune de ces mères. Les dames qu’elle reçoit avec plaisir sont celles qui n’ont pas d’enfants, ou dont les enfants sont tout à fait grands… Vous trouvez, n’est-ce pas, qu’elle avait tort ? »

Au moment où il faisait cette question à Rosamond, elle jouait avec la petite main de son enfant, laquelle reposait dans les siennes :

« Je pense, répondit-elle, que mistress Treverton était vraiment fort à plaindre. »

Et, là-dessus, elle porta doucement à ses lèvres la petite main de l’enfant assoupi.

« Eh bien, moi aussi, dit l’oncle Joseph… Fort à plaindre, vous avez trouvé le mot… Et bien plus à plaindre encore, quelques mois après, quand aucun enfant ne fut encore venu, quand aucun ne se fut même annoncé, et quand le bon capitaine, un beau jour, vint à dire : « Je me rouille ici… La paresse me vieillit… il faut que je reprenne la mer. Je vais demander un commandement… » Il le demanda, en effet ; on lui donna aussitôt un bâtiment, et le voilà parti pour ses croisières… après avoir bien caressé, bien embrassé sa femme au moment des adieux, c’est vrai… mais le voilà parti. Et quand il est parti, madame va trouver en haut la pauvre Sarah, qui lui taillait justement une belle robe neuve : elle la lui prend des mains, la jette à terre, y jette aussi tous ses joyaux étalés sur sa table, et frappe du pied, et pleure, n’en pouvant plus de chagrin et d’irritation. « Pour avoir un enfant, disait-elle, je donnerais toutes ces belles parures, et j’irais en haillons le reste de mes jours… Je perds l’amour de mon mari ; jamais il ne m’eût quittée si je lui avais donné un enfant… » Puis elle se regarde au miroir, et, parlant entre ses dents : « Oui, une belle femme, une belle taille, certainement !… Eh bien ! je me changerais pour la plus laide bossue qu’il y ait ici-bas, pourvu seulement que je fusse certaine de devenir mère… » Là-dessus, elle raconte à Sarah les indignes propos que le frère du capitaine avait tenus sur son compte à l’époque de son mariage, parce qu’elle était au théâtre, et elle ajoute : « Faute à moi d’avoir un enfant, c’est ce misérable, que je voudrais tuer de mes mains, c’est ce monstre qui héritera de toute la fortune du capitaine… » Puis elle pleure encore : « Ah ! je le vois bien, je le vois bien… Il va bientôt ne plus m’aimer… Je le vois bien, j’en suis sûre !… » Rien de ce que Sarah peut lui dire ne lui ôte cette triste pensée. Et les mois passent ; et le capitaine revient, et toujours la même pensée secrète va augmentant, augmentant toujours dans le cœur de la dame ; si bien, cette peine augmentant toujours, que la troisième année du mariage est venue, sans amener aucune espérance. Et le capitaine s’ennuie encore de rester sur « le plancher aux vaches ; » il repart pour de nouvelles croisières, qui, cette fois, seront longues, car il va loin, bien loin, à l’autre bout du monde. »

Ici, une fois encore, l’oncle Joseph s’arrêta, hésitant quelque peu, paraissait-il, sur la suite qu’il fallait donner à cette première partie du récit. Bientôt les doutes de son esprit semblèrent résolus, mais sa physionomie s’attrista, et l’accent de sa voix était devenu plus grave quand il reprit, s’adressant toujours à Rosamond :

« Il nous faut maintenant, si vous le voulez bien, perdre un peu de vue mistress Treverton, et revenir à ma nièce Sarah. Nous parlerons en même temps d’un ouvrier mineur, portant le nom gallois de Polwheal. C’était un jeune homme, bon travailleur, gagnant beaucoup, très-estimé. Il vivait, avec sa mère, dans le petit village auprès du vieux manoir : et, voyant Sarah de temps à autre, il l’avait prise en gré, comme elle, lui. Ils en vinrent donc à échanger promesse de mariage, ce qui se fit justement à l’époque où le capitaine, revenu de sa première croisière, commençait à songer qu’il était grand temps de se rembarquer. Ni lui ni sa femme n’avaient rien à objecter contre la promesse de mariage, puisque le mineur Polwheal gagnait gros et jouissait d’une bonne réputation. La dame disait seulement qu’elle regretterait beaucoup Sarah, mais beaucoup… Et Sarah répondait qu’il n’y avait rien de pressé à leur séparation… Les semaines passaient ainsi, et le capitaine finit par s’embarquer pour son grand voyage. Vers le même temps, madame s’aperçoit que Sarah s’inquiète, se tourmente, n’est plus la même… et que le mineur Polwheal, deçà, delà, toujours en cachette, rôde autour de la maison, « Oui-da ! se dit-elle, ferais-je, par hasard, attendre, plus que de raison, ces bons jeunes gens ?… J’aime trop Sarah pour que cela dure plus longtemps… » Aussi les fait-elle comparaître, un soir ; elle leur dit quelques bonnes paroles, et charge le mineur Polwheal de faire publier les bans dès le lendemain matin. Or, cette nuit-là même, c’était le tour du jeune homme d’aller travailler à la mine. Le cœur joyeux et léger, il plonge dans ce grand trou noir ; et, quand il en sort pour reparaître au grand jour, ce n’était plus qu’un cadavre… Un cadavre, dont un quartier de roc, tombant à l’improviste, avait chassé la vie fervente et jeune. La triste nouvelle se répand à droite, elle se répand à gauche… Sans préparation, sans ménagements, elle arrive, tout d’un coup, à ma pauvre nièce. La veille au soir, quand elle avait dit adieu à son amoureux, c’était une jeune et jolie fille. Six semaines après, quand elle se releva du lit où l’avait couchée ce fatal événement, ce coup de massue, toute sa jeunesse était partie, ses cheveux avaient blanchi ; et, dans ses yeux, était ce regard effaré qui depuis n’en est jamais sorti. »

Ces simples paroles retraçaient la mort du jeune mineur, et tout ce qui avait suivi, avec une précision, une vérité effrayantes. Rosamond frémit et regarda son mari.

« Oh ! Lenny, murmurait-elle, ce fut une rude épreuve pour moi que de vous savoir aveugle… mais auprès de celle-ci, qu’est-ce donc ?

— Ayez pitié d’elle !… reprit le vieillard… Ayez pitié d’elle pour tout ce qu’elle souffrit alors. Ayez pitié d’elle pour ce qui vint après, et qui fut pire encore. Cinq, six, sept semaines s’écoulent après la mort du jeune mineur. Sarah ne souffre plus autant des souffrances du corps. En son cœur elle souffre bien davantage. Sa maîtresse, affectueuse et bonne pour elle comme une sœur eût pu l’être, découvre peu à peu, sur son visage, autre chose que l’expression de la souffrance, de la terreur, des regrets : quelque chose que les yeux discernent, que la parole ne saurait rendre. Elle regarde et réfléchit, regarde encore et réfléchit de nouveau, jusqu’à ce qu’un soupçon lui vienne qui la fait trembler, qui la pousse à courir dans la chambre de Sarah, et à plonger du regard tout au fond de ce cœur tremblant. « Il y a autre chose en vous que le souvenir du mort, lui dit-elle… » Et avant que Sarah ait pu se détourner, elle l’a saisie par les deux bras, elle la tient face à face, elle la couve d’un regard curieux et sévère… « Le mineur, continue-t-elle… Je me méfie du mineur… Sarah ! vous avez toujours eu en moi une amie plutôt qu’une maîtresse… C’est à titre d’amie que je vous demande, à présent, de me dire toute la vérité… » La question reste suspendue, aucune réponse n’arrive. Sarah se débat seulement pour s’échapper ; mais sa maîtresse la tient plus étroitement que jamais, et continue, disant : « Je sais qu’il y a eu promesse de mariage entre vous et Polwheal… Je sais que, si jamais on a pu compter sur la bonne foi de quelqu’un, c’est bien sur la sienne… Je sais qu’en partant d’ici, le soir, il a dû aller demander à l’église que vos bans fussent publiés… Gardez votre secret, Sarah, pour tout le reste du monde !… Ne le gardez pas pour moi ! Dites-moi, dites-moi sur l’heure, ici même, toute la vérité !… Parmi toutes les créatures que ce monde a vues se perdre, faut-il donc aussi ?… » Avant que la phrase ne soit achevée, Sarah tombe à genoux, et demande en pleurant qu’on la laisse s’aller cacher et mourir. Elle veut fuir… On n’entendra jamais parler d’elle… Elle n’a pas d’autre réponse à faire… C’était bien assez pour révéler, alors, toute la vérité… Et c’est bien assez, encore aujourd’hui. »

Un soupir chargé d’amertume sortit ici de la poitrine du vieillard, et il cessa un moment de parler. Aucune voix ne troubla le silence recueilli qui suivit ses dernières paroles ; le seul bruit appréciable, dans ce silence presque absolu, était le souffle léger de l’enfant, qui sommeillait dans les bras de sa mère.

« Ce fut, reprit le vieillard, l’unique réponse, et, pendant un certain laps de temps, celle qui l’avait reçue ne dit pas un seul mot… Mais elle regarde Sarah de plus en plus fixement, et plus elle la regarde ainsi, plus elle devient pâle, jusqu’au moment où, se dressant tout soudain, le rouge remonte à ses joues, prompt comme l’éclair. « Non, dit-elle à voix bien basse et regardant vers la porte, votre amie d’autrefois, Sarah, reste votre amie… Ne quittez pas cette maison ; prenez garde à ne rien trahir ; agissez d’après mes ordres, et fiez-vous à moi pour le reste… » Puis elle tourne sur ses talons et se met à marcher par la chambre, de plus en plus vite, jusqu’à s’essouffler. Puis elle donne un coup de sonnette, et appelle ses gens à voix haute : « Les chevaux… Je veux sortir !… » Puis elle se tourne du côté de Sarah : « Mon amazone ! Allons donc, poule mouillée, un peu de courage !… Sur ma vie et mon honneur, je vous tirerai de là… Mon amazone, vous dis-je !… J’ai soif d’un bon galop en plein air !… » Et elle part, la fièvre dans les veines, et elle galope, elle galope, jusqu’à mettre le cheval en nage, et si bien que le groom qui court après elle, se demande si, décidément, elle a perdu la tête. Au retour, nonobstant cette course effrénée, elle n’est point lasse. Toute la soirée, elle la passe à marcher par la chambre, et à jouer sur le piano, pêle-mêle, les airs les plus brillants. Au lit, elle ne peut reposer. Deux ou trois fois, dans la nuit, elle effraye Sarah, dont elle vient savoir des nouvelles, et à qui elle répète sans cesse les mêmes paroles : « Gardez votre secret ; agissez d’après mes ordres ; fiez-vous à moi pour le reste !… » Le lendemain matin elle reste au lit, dort tard, se lève très-pâle, très-calme, et dit à Sarah : « De vous à moi, pas un mot d’allusion à ce qui est arrivé hier ; pas un mot jusqu’au jour où vous aurez à redouter le regard arrêté sur vous. Alors j’aurai à vous parler encore ; jusque-là, soyons ce que nous étions avant que je ne vous eusse questionnée, avant que vous ne m’eussiez révélé la vérité !… »

Le vieillard, ici, rompant le fil du récit, expliqua que, sur un point de date, sa mémoire le laissait un peu embarrassé : date dont la correction importait à l’exposé, qui allait suivre, d’une nouvelle série de faits nécessaires à relater.

« Ah ! ma foi ! dit-il, secouant la tête après qu’il eut vainement poursuivi le souvenir qui lui échappait, pour le coup me voilà pris en flagrant délit d’oubli… Je ne sais si ce fut ou deux mois, ou trois mois après que la dame eut ainsi parlé à Sarah… mais enfin, au bout de ce temps, quel qu’il ait été, un beau jour elle demanda sa voiture, et s’en alla seule à Truro. Le soir, elle revint avec deux grands paniers plats. Sur l’un est une carte, et sur cette carte les deux lettres S. L. : sur l’autre est une carte, et sur cette carte les deux lettres R. T. Les paniers sont montés dans la chambre de madame, qui mande Sarah, et lui dit : « Ouvrez le panier sur lequel il y a S. L. ; ce sont vos initiales, et ce que contient ce panier est à vous… » Dedans, il y a d’abord un carton, lequel renferme un beau chapeau de dentelles noires ; ensuite un beau châle de couleur brune ; puis une belle étoffe de soie noire, assez pour une robe… puis du linge, des étoffes pour vêtements de dessous, le tout de première qualité. « Arrangez-vous une toilette avec tout cela, dit la maîtresse. Nos deux tailles sont si différentes que vous aurez moins de peine à vous faire du neuf qu’à rajuster pour vous des effets à moi… » Sarah, fort étonnée de tout ceci, demande : « À quoi bon ?… » La maîtresse répond : « Pas de questions ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit. Gardez votre secret, fiez-vous à moi pour le reste !… » Là-dessus elle sort, laissant Sarah travailler. Que fait-elle ensuite ? Elle envoie chercher le médecin, qui lui demande ce qu’elle a… Elle se sent mal à l’aise, répond-elle… Sa santé n’est plus ce qu’elle était… C’est l’air humide et tiède du Cornouailles qui, pense-t-elle, l’affaiblit ainsi. Les jours se passent. Le docteur vient et revient, et, quoi qu’il puisse dire, il n’obtient jamais que ces deux réponses. Tout ce temps-là, Sarah travaille. Quand elle a fini : « À l’autre panier, maintenant ! dit la maîtresse. Il y a dessus une R. et un T. Ce sont mes initiales, à moi. Ce qui est dedans m’appartient… » Dedans, il y a d’abord un carton, et, dans ce carton, un chapeau de paille noir très-commun… puis un gros châle de couleur brune ; une robe en pièce d’une étoffe noire à bas prix ; du linge, des tissus pour vêtements de dessous, de cette qualité qu’on appelle bonne seconde. « Arrangez pour moi toute cette pacotille, dit la maîtresse. Et pas de questions ! Vous m’avez toujours obéi… continuez à m’obéir, ou vous êtes une femme perdue !… » La pacotille une fois fabriquée, elle essaye ces vêtements si nouveaux pour elle, se regarde devant la glace, et riant d’un rire qui fait mal à entendre : « Ne voilà-t-il pas une bonne grosse fille de service, bien fraîche et l’air honnête ?… dit-elle. Mais quoi ! j’ai souvent joué de ces rôles, en mon bon temps de théâtre… » Puis elle ôte ce travestissement, et enjoint à Sarah de le mettre dans une malle ; on met, dans une autre le costume de dame fait à la taille de ma nièce : « Le docteur, dit-elle, m’a ordonné de changer d’air. Le Cornouailles est un pays trop humide… l’air y est trop doux. Je vais chercher un climat plus vif, plus sec, et qui me retrempe… » Voilà ce qu’elle dit, emplissant la chambre de son rire sardonique. Sarah, cependant, qui commence à faire les paquets, prend sur la table quelques menus objets de joaillerie, et, entre autres, une broche sur laquelle est peint le portrait du capitaine… Sa maîtresse le voit… elle pâlit… elle se met à trembler de tout son corps, elle saisit la broche et l’enferme dans un écrin, très à la hâte, comme si la vue de ce portrait lui avait fait peur. « Nous n’emportons pas ceci, dit-elle, et, tournant sur ses talons, elle quitte la chambre… Ne devinez-vous pas maintenant quel projet mistress Treverton s’était mis en tête ? »

Il adressa d’abord cette question à Rosamond, et ensuite la répéta, tourné vers Léonard. Tous deux répondirent affirmativement, et le prièrent de continuer.

« Ah !… vous devinez ? reprit-il. Eh bien ! vous êtes plus pénétrants que Sarah ne l’était, car d’abord elle ne comprit rien à toutes ces manœuvres… Sa peine d’une part, et de l’autre les étrangetés de sa maîtresse, avaient sans doute un peu troublé son intelligence. Après tout, elle était habituée à faire, sans réflexion, tout ce que lui commandait madame ; et toutes deux partirent ensemble de Porthgenna. Pas un mot échangé entre elles jusqu’à la fin de la première journée de voyage, alors qu’elles se sont arrêtées dans une auberge, où elles sont parfaitement inconnues, entourées de visages étrangers. La maîtresse, alors, se décide à parler : « Demain, Sarah, vous mettrez le beau linge et la belle robe. Gardez cependant le chapeau commun et le gros châle jusqu’à ce que nous soyons remontées en voiture. Je mettrai, moi, le gros linge et la robe commune, mais je garderai le beau châle et le chapeau élégant. Les gens de l’auberge, ainsi, quand nous passerons parmi eux, en allant jusqu’à la voiture, ne s’apercevront d’aucune métamorphose. Une fois en route, rien de plus simple que d’échanger nos châles et nos chapeaux. Et le tour est fait. Vous êtes la dame mariée, mistress Treverton, et je deviens, moi, votre femme de chambre, Sarah Leeson… » À ces mots une lueur se fait dans la pensée de Sarah ; elle est saisie de terreur et se met à trembler ; mais tout ce qu’elle trouve à dire se réduit à ceci : « Oh ! madame, pour l’amour du ciel, que prétendez-vous faire ? — Je prétends, répond la maîtresse, je prétends vous sauver, vous, ma fidèle compagne, du déshonneur et de la ruine ; je prétends empêcher que la fortune entière du capitaine ne passe entre les mains de ce misérable qui n’a pas craint de me calomnier ; et enfin, et surtout, je prétends empêcher mon mari de me quitter encore, en me faisant aimer de lui plus que jamais il ne m’a aimée. Faut-il vous en dire davantage, à vous, pauvre fille effrayée, malheureuse, sans autre protection que la mienne ?… Ou bien cela suffit-il ?… » Pour toute réponse, Sarah n’a que ses pleurs et un « Non ! » faiblement prononcé. « Voyons ! dit la maîtresse, qui la saisit alors par le bras et la regarde bien en face avec des yeux terribles. Que vaut-il mieux pour vous ? ou de rentrer dans le monde, abandonnée, flétrie, perdue, ou d’échapper à la honte, et de m’avoir à jamais pour votre amie ? Faible, indécise créature, cœur d’enfant, vous ne savez pas choisir ?… Eh bien ! moi, je choisirai pour vous. Ma volonté se fera. Demain et le jour d’après, nous irons, toujours en remontant vers le Nord, vers ce pays où mon imbécile de médecin prétend que je trouverai l’air qui doit me retremper ; vers le Nord, où personne ne me connaît et n’a jamais entendu mon nom. Moi, la suivante, je répandrai le bruit que vous, ma maîtresse, êtes dans un état de santé fort précaire. Aucun étranger ne sera admis près de vous, si ce n’est, le moment venu de les appeler, le médecin et la garde. Où je les prendrai, je l’ignore encore ; mais ce que je sais, c’est que l’un et l’autre serviront notre projet sans avoir le moindre soupçon de ce dont il s’agit ; et ce que je sais encore, c’est qu’une fois revenues dans le Cornouailles, notre secret, resté entre nous deux, n’aura été confié à personne autre ; et que, jusqu’à la fin du monde, ce sera un secret comme ceux que garde la tombe… » Voilà, dans le silence de la nuit, sous un toit étranger, le langage qu’elle tient, avec toute l’énergie du vouloir qui est en elle, à une femme effrayée, affligée entre toutes, et, de plus, pénétrée de honte, dépourvue d’appuis. Est-il besoin de dire comment ce conflit se termina ? Cette nuit-là même, Sarah plia l’épaule sous le fardeau qui, depuis lors, est allé s’appesantissant d’année en année.

— Combien de jours dura leur voyage vers le Nord ? demanda Rosamond avec empressement. Où s’arrêtèrent-elles ? En Angleterre ? en Écosse ?

— En Angleterre, répondit l’oncle Joseph. Mais le nom de la ville échappe à ma langue d’étranger… C’était une petite ville au bord de la mer, de cette grande mer qui sépare mon pays du vôtre… là, elles firent halte, elles attendirent là que le temps fût venu d’envoyer chercher le médecin et la garde. Et ce qu’avait prédit mistress Treverton fut réalisé de point en point. Le docteur, la garde, les gens de la maison étaient tous des étrangers ; et maintenant encore, s’ils ne sont pas morts, ils croient que Sarah était la femme du capitaine, et que mistress Treverton était la femme de chambre de Sarah. Seulement au retour, et bien loin de l’endroit où était né l’enfant qu’elles ramenaient, elles changèrent de costumes, et reprirent leurs positions respectives. La première personne de Porthgenna que la maîtresse invita à venir voir l’enfant, aussitôt après être réinstallée, fut le bon et naïf médecin de l’endroit : « Quand vous m’engagiez à changer d’air, lui dit-elle en riant, vous doutiez-vous de ce qui en était ? » Et le docteur de rire, lui aussi, tout en répondant : « Certes, je m’en doutais… mais je me suis bien gardé de dire, à cette époque, ce que je pensais de votre état… On a si peur de se tromper au début d’une grossesse !… Et ce bon air sec où vous vous êtes retrempée, il a été bon pour vous, n’est-il pas vrai ? Bon pour vous, et bon pour l’enfant ?… » Puis le docteur rit de plus belle, et la maîtresse avec lui, tandis que Sarah, debout à côté d’eux pendant cet entretien, sent son cœur sur le point d’éclater, tant elle a horreur du mensonge, tant cette fraude la rend honteuse d’elle-même. Quand le docteur est parti, elle tombe à genoux, priant Dieu de toute son âme pour qu’il fasse naître chez sa maîtresse un remords salutaire, et que celle-ci la renvoie de Porthgenna, elle et son enfant, dans quelque pays lointain où ils se feront oublier… Mais la maîtresse, usant toujours de son tyrannique ascendant, n’a plus que ces quatre mots sur les lèvres : « Il est trop tard !… » Cinq semaines après, le capitaine revient, et cet « il est trop tard » devient une vérité qu’aucun repentir ne saurait désormais changer. Cette main rusée, qui a conduit la fraude à son origine, la complète maintenant, et la mène à fin. Si bien que le capitaine, pour l’amour de sa femme et de sa fille, ne retourne plus à la mer. Et le mensonge subsiste encore au moment où celle qui l’a voulu, combiné, rendu plausible et durable, étendue sur son lit de mort, en rejette le fardeau sur les épaules de Sarah, chargée par elle du terrible aveu… de Sarah, qui, dominée par son impérieuse volonté, a vécu dans la maison, cinq longues années, étrangère à l’enfant de ses entrailles…

— Cinq ans ! murmura Rosamond, soulevant doucement le baby dans ses bras jusqu’à ce que leurs joues fussent appuyées l’une contre l’autre… Quelle pitié !… Cinq longues années étrangère au sang venu d’elle, au cœur né de son cœur !

— Et les années qui ont suivi depuis lors, reprit le vieillard, ces années d’isolement, ces années passées parmi des étrangers, loin de l’enfant qui grandissait… sans une personne, pas même moi, dans le sein de qui elle pût épancher le récit de ses peines ! « Mieux valait, lui disais-je naguère, lorsque, ne pouvant plus parler, elle eut replacé sur l’oreiller sa tête détournée de moi, mieux valait mille fois, mon enfant, révéler ce Secret fatal… — Eh quoi ! me répondait-elle, le révéler au maître qui s’était confié à moi ? le révéler, plus tard, à l’enfant dont la naissance même était une honte pour moi ? Fallait-il donc que, des lèvres de sa mère même, elle apprît la faute maternelle ? Vous verrez, oncle Joseph, vous verrez ce qu’elle éprouvera quand vous la lui ferez connaître, vous ! Songez à la vie qu’elle a menée, à la haute position qu’elle a eue dans le monde. Comment pourra-t-elle me pardonner ? Comment, désormais, pourra-t-elle m’accorder un seul regard de tendresse ?…

— Vous ne l’avez pas quittée ainsi ? s’écria Rosamond avant de lui laisser dire un mot de plus… Oh ! non, vous ne l’avez pas quittée, bien certainement, sous le coup de cette pensée pénible ? »

L’oncle Joseph baissa la tête.

« Eh ! quelles paroles de moi pouvaient y changer quelque chose ? demanda-t-il d’un ton attristé.

— Lenny, vous entendez ?… Il faut que je vous laisse… vous et l’enfant… Il faut que j’aille vers elle… sans cela, ces derniers mots qu’elle a dits me briseraient le cœur… »

Tandis qu’elle parlait ainsi, des larmes jaillissaient de ses yeux, et, l’enfant dans ses bras, elle s’était déjà levée de son siége.

« Non… pas ce soir, dit l’oncle Joseph… Elle me l’a bien recommandé en partant. « Ce soir, disait-elle, je suis hors d’état de rien supporter… Donnez-moi jusqu’à demain pour retrouver quelques forces. »

— Alors retournez-y vous-même ! s’écria Rosamond… Pour l’amour de Dieu, partez sans retard !… faites en sorte qu’elle n’ait pas de moi cette fausse idée… Dites-lui comment j’ai prêté l’oreille à votre récit, mon enfant tout le temps endormi sur mon sein… Dites-lui… oh ! non, non… les paroles sont trop froides pour exprimer de tels sentiments… Approchez !… approchez, oncle Joseph (désormais je ne vous appellerai plus autrement)… Approchez par ici !… Embrassez mon enfant !… embrassez son petit-fils… embrassez-le sur cette joue ; c’est celle qui reposait sur mon cœur… Et maintenant, cher et bon oncle, retournez bien vite, retournez à son chevet,… sans lui dire autre chose que ceci : « Elle m’a donné ce baiser à vous porter ! »