Le Secret (Collins)/Livre VI/1

Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 308-325).
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Livre VI


CHAPITRE PREMIER.

L’oncle Joseph.


Le jour et la nuit s’étaient écoulés, la nouvelle aurore avait lui, et le mari et la femme ne s’étaient pas encore sentis en état de parler du Secret avec calme, ni d’envisager avec résignation les devoirs, les sacrifices que leur imposait sa découverte.

La première question de Léonard eut trait à ces lignes de la lettre, écrites, à ce que lui avait dit Rosamond, d’une écriture qu’elle avait reconnue. Voyant qu’il était en peine de s’expliquer comment elle avait pu se former là-dessus une opinion aussi arrêtée, elle lui apprit qu’après la mort du capitaine Treverton, un assez grand nombre de lettres, qui avaient jadis été écrites par mistress Treverton à son mari, étaient tout naturellement venues en sa possession. Elles traitaient de leurs affaires domestiques, et elle les avait lues et relues assez souvent pour accoutumer ses yeux à l’écriture de mistress Treverton. Cette écriture était remarquablement grande, ferme, et ressemblait plutôt à celle d’un homme. Or, la suscription, la première ligne placée au-dessous, et enfin la première des deux signatures apposées au bas de la lettre trouvée dans la chambre aux Myrtes, offraient tous les caractères auxquels se reconnaissait cette écriture si particulière.

La question suivante eut pour objet l’ensemble même de la lettre. Le corps du document, la signature placée en seconde ligne (Sarah Leeson), et l’espèce de post-scriptum qui couvrait une partie de la troisième page, également signé de Sarah Leeson, montraient, par leur parfaite identité, que c’était là l’œuvre d’une seule et même personne. En instruisant son époux de ceci, Rosamond n’oublia pas de lui expliquer que, la veille, le courage et la force lui avaient manqué pour achever la lecture de la lettre fatale. Elle ajouta que le post-scriptum dont elle n’avait pas alors pu prendre connaissance était d’une importance réelle, en ce qu’il faisait connaître en quelles circonstances le Secret avait été celé. Elle lui demanda donc de vouloir bien l’écouter, tandis qu’elle lui en lirait, sans plus tarder, le contenu.

Assise à ses côtés, et se pressant tout contre lui, comme aux plus beaux jours de leur lune de miel, elle lui donna lecture de ces dernières lignes… les mêmes que sa mère avait écrites, seize années auparavant, le matin où elle quittait Porthgenna-Tower :

« Si jamais ce papier venait à être découvert (et je prie Dieu, de tout mon cœur, qu’il ne le soit point), je veux bien établir que j’ai pris la résolution de le cacher, parce que je n’ose montrer ce qu’il renferme à mon maître, dont il porte l’adresse. En agissant ainsi que je le fais maintenant, bien que ma conduite ne soit certainement pas celle que me dictaient les derniers ordres de ma maîtresse, je ne viole pas l’engagement solennel que, sur son lit de mort, elle m’a forcée de prendre. Cet engagement m’oblige de ne pas anéantir sa lettre, et de ne la pas emporter avec moi, si je viens à quitter la maison. Je ne fais ni l’un ni l’autre. Mon but est de la cacher dans celui de tous les endroits où il y a le moins de chances que jamais elle soit découverte. Tout inconvénient, tout malheur qui pourra être la conséquence de cette fraude que je commets, retombera sur moi, et sur moi seule. Les autres, c’est ma conviction consciencieuse, devront au contraire leur bonheur à l’ignorance du terrible Secret que renferme cette lettre. »

« Il n’en faut pas douter maintenant, dit Léonard, quand sa femme eut achevé de lire, mistress Jazeph, Sarah Leeson, et la femme de chambre qui disparut jadis si soudainement de Porthgenna-Tower, ne sont qu’une seule et même personne.

— Pauvre créature !… dit Rosamond, soupirant profondément tandis qu’elle posait la lettre… Nous savons à présent pourquoi elle me recommandait avec tant d’ardeur, tant d’inquiétude, de ne pas mettre le pied dans la chambre aux Myrtes. Qui peut dire tout ce qu’elle aura souffert, le jour où elle s’est approchée de mon chevet, sans se faire connaître à moi ? Oh !… que ne donnerais-je pas pour ne l’avoir pas si légèrement traitée !… Il est affreux pour moi de penser que je lui ai parlé comme on parle à un subalterne dont on a droit d’attendre une obéissance absolue… et plus affreux encore de m’apercevoir que, même à présent, il m’est impossible de penser à elle avec les sentiments qu’une enfant doit à sa mère… Comment lui faire savoir que je connais le Secret ?… Comment… ? »

Ici elle s’arrêta, le cœur serré par le ressouvenir soudain de la flétrissure imposée à sa naissance ; elle s’arrêta, comme effrayée, en songeant au beau nom que son mari lui avait donné, et à cette origine, dédaigneusement méconnue par la société qui se trouvait, en définitive, être la sienne.

« Pourquoi n’achevez-vous pas ? lui demanda Léonard.

— J’avais peur… commença-t-elle, et de nouveau la phrase resta inachevée.

— Vous aviez peur, dit-il, complétant lui-même la pensée qu’elle n’osait exprimer, que quelques mots de pitié accordés à cette infortunée ne fussent pénibles pour mon orgueil trop susceptible, en me rappelant votre naissance et tout ce qui s’y rattache ?… Rosamond, je serais indigne de votre sincérité sans pareille vis-à-vis de moi, si, de mon côté, je n’avouais pas que cette découverte m’a effectivement blessé comme un orgueilleux seulement peut être blessé. Mon orgueil est en moi, de naissance et par éducation. Mon orgueil, au moment même où je vous parle, prend avantage de ces premiers instants où le sang-froid m’est rendu, pour me suggérer, à l’encontre de toute probabilité, que ce que vous m’avez lu tout à l’heure pourrait bien, après tout, n’être pas vrai… Mais, si fortement que soit enraciné en moi ce sentiment héréditaire et développé par l’éducation, telle peine qu’il doive me coûter à dominer, à discipliner, à maîtriser, comme je dois, comme je veux le faire… il y a dans mon cœur un sentiment plus fort encore… »

Il chercha, disant ceci, la main de sa femme, et la prit dans les siennes ; puis il ajouta :

« À partir de cette heure où vous avez consacré toute votre existence à un pauvre aveugle ; à partir de cette heure qui vous a donné droit à toute sa reconnaissance, comme vous aviez droit à tout son amour, vous avez, Rosamond, pris dans son cœur une place d’où rien ne vous chassera jamais, non pas même un choc comme celui que nous venons de subir. En si haute estime que j’aie toujours tenu la valeur d’un rang élevé dans la hiérarchie sociale, j’ai appris, même avant ce qui s’est passé hier, à savoir que ma femme, quelle que puisse être son extraction, mérite une estime encore supérieure.

— Oh ! Lenny… Lenny !… je ne veux pas de vos louanges, si vous y mêlez l’idée qu’en vous épousant j’ai fait un sacrifice quelconque… Jamais je n’aurais mérité tout ce que vous venez de dire de moi, si je n’avais eu pour mari ce « pauvre aveugle » que vous dépréciez si injustement. À ma première lecture de cette terrible lettre, j’ai douté un moment, ingrate, indigne que j’étais, que votre affection pour moi fût à l’épreuve d’une pareille découverte. J’ai eu un moment d’horrible tentation, où je me suis éloignée de vous, lorsque je devais, au contraire, vous remettre immédiatement cette lettre… C’est en vous voyant, l’oreille tendue à mes paroles, dans une ignorance absolue de l’événement qui, près de vous, venait de s’accomplir, que je suis revenue à moi, et que ma conscience m’a dicté ce que j’avais à faire… C’est la vue de mon « pauvre aveugle » qui m’a fait dompter la mauvaise inspiration en vertu de laquelle j’allais, au moment même où elle venait de tomber en mes mains, détruire cette lettre. Eussé-je été la plus endurcie des femmes, aurais-je jamais pu vous tendre la main, aurais-je pu approcher mes lèvres des vôtres, aurais-je pu, à vos côtés, vous entendre sommeiller paisiblement, nuit après nuit, avec ce sentiment que, pour servir mes intérêts égoïstes, j’aurais abusé de l’infirmité qui vous met à ma merci ?… avec cette certitude que ma tromperie aurait réussi grâce à votre confiance, elle-même due au coup dont le ciel vous a frappé ?… Non, non… je ne puis me figurer que la femme la plus avilie soit capable de descendre à de pareilles bassesses, et je n’ai à revendiquer d’autre honneur que celui d’être restée fidèle à ma mission. Hier, ami, dans la chambre aux Myrtes, vous avez dit que le seul ami toujours fidèle sur lequel vous ayez pu faire fonds, depuis que la vue vous a été retirée, c’était votre femme… Maintenant le moment le plus dur est passé, et c’est ma grande consolation, c’est ma suprême récompense que vous puissiez à bon droit répéter aujourd’hui ce que vous disiez hier.

— Oui, Rosamond, il est passé, le plus dur moment ; n’oublions pas, cependant, qu’il nous reste encore de pénibles épreuves à supporter.

— De pénibles épreuves ?… Quelles épreuves, mon bon ami ?

— Peut-être penserez-vous que je m’exagère le courage qu’il va falloir déployer en face d’un tel sacrifice… Pour moi, cependant, ce sacrifice sera pénible… Il me sera dur d’initier des étrangers au Secret que la journée d’hier nous a révélé. »

Rosamond, dans le plus grand étonnement, regarda son mari :

« Quelle nécessité de le révéler à personne ? demanda-t-elle.

— Une fois assurés que cette lettre est un document authentique, répondit-il, nous ne pouvons faire autrement que d’admettre des personnes étrangères à la connaissance du Secret… Vous n’avez pu oublier dans quelles circonstances votre père… je veux dire le capitaine Treverton…

— Appelez-le mon père, dit Rosamond avec tristesse. Rappelez-vous comme il m’aimait… comme je l’aimais moi-même… et dites toujours « mon père. »

— Je crains bien, repartit Léonard, qu’il ne me faille désormais l’appeler « le capitaine Treverton. » Sans cela, comment vous expliquer clairement, et d’une manière précise, ce qu’il est indispensable que vous sachiez ?… Le capitaine Treverton est décédé sans laisser de testament… Son seul avoir consistait dans la somme qu’il avait retirée de ce domaine et de ce château, vendus à mon père… Et vous en avez hérité comme sa plus proche parente… »

Rosamond se rejeta vivement en arrière, et, dans le désarroi où la jetait ce nouvel aspect des choses, serra ses mains l’une contre l’autre :

« Ah ! Lenny, dit-elle avec une grande simplicité d’accent, depuis cette lettre trouvée, j’ai tant pensé à vous que je ne me suis pas un instant rappelé ceci.

— Il ne faut pourtant pas l’oublier, ma chère enfant. Si vous n’êtes point la fille du capitaine Treverton, vous n’avez pas droit à un farthing de la fortune que vous possédez. Il faut immédiatement la restituer à la personne qui est, elle, la plus proche par le sang, ou, en d’autres termes, au frère du capitaine.

— À cet homme ? s’écria Rosamond. À cet homme qui pour nous est resté un étranger ? qui méprise jusqu’à notre nom ? Faut-il donc que nous nous appauvrissions pour l’enrichir, lui ?

— Il faut faire ce qui est honorable et juste, quelque sacrifice qu’il en coûte de nos intérêts et de nos penchants, repartit Léonard avec une fermeté calme. Je crois, Rosamond, que, d’après la loi, le consentement de votre mari est absolument requis pour que cette restitution puisse avoir lieu. Eh bien ! si M. Andrew Treverton était le pire ennemi que je puisse avoir ici-bas… si la restitution qu’il faut lui faire devait nous priver, vous et moi, de nos dernières ressources… je la ferais, sans hésiter, et sans retenir un farthing… Et ce que je ferais là, vous-même le feriez aussi, Rosamond. »

Tandis qu’il parlait, ses joues s’étaient animées. Un sang généreux y affluait. Rosamond le contemplait avec une admiration silencieuse. « Le pourrait-on vouloir moins orgueilleux, pensait-elle dans une effusion de tendresse, quand son orgueil lui dicte de si nobles paroles ?

— Vous comprenez bien, maintenant, continua Léonard, que les devoirs nouveaux dont l’accomplissement nous incombe vont nous forcer à requérir l’aide et le conseil d’autrui, et qu’ils nous rendront impossible, dès lors, la stricte conservation du Secret par devers nous. Dussions-nous fouiller l’Angleterre tout entière, il faut que Sarah Leeson se retrouve. Notre conduite future dépend de ses réponses à nos questions, et du témoignage qu’elle pourra rendre à l’authenticité de cette lettre. Bien résolu d’avance à ne me retrancher derrière aucune équivoque légale, aucun ajournement de pure forme, et quoique je ne demande, en fait de preuves, que celles qui sont concluantes pour la raison d’un honnête homme, sans exiger qu’elles aient tous les caractères de validité réclamés par les tribunaux, encore m’est-il impossible de marcher en avant sans prendre conseil. L’avocat qui a toujours mené les affaires du capitaine Treverton, et qui est maintenant à la tête des nôtres, se trouve naturellement désigné pour diriger cette espèce d’enquête, et c’est lui qui nous aidera, s’il y a lieu, à opérer la restitution.

— Comme vous parlez de tout ceci avec calme, avec fermeté, Lenny !… Est-ce que l’abandon de la fortune qui me revenait ne sera pas pour nous une perte énorme ?…

— Il n’y faut songer que comme à un gain pour nos consciences, Rosamond, et conformer ensuite nos façons de vivre à notre aisance diminuée. Mais il n’est plus besoin de parler de tout ceci, jusqu’au moment où la nécessité d’une restitution nous sera complètement démontrée. Ce dont il faut, vous et moi, nous inquiéter immédiatement, c’est de découvrir Sarah Leeson… Que dis-je là ?… de découvrir votre mère. Il faut que j’apprenne à lui donner ce nom, si je veux avoir pour elle toute la pitié, toute l’indulgence que je lui dois. »

Rosamond se rapprocha de son mari par un mouvement d’oiseau qui fait son nid : « Vous ne dites pas un mot qui ne fasse du bien à mon cœur, cher et bon ami, murmura-t-elle, posant la tête sur son épaule… Vous m’aiderez, quand le temps sera venu, à être pour ma pauvre mère tout ce qu’elle peut espérer de sa fille… Oh ! qu’elle était donc pâle, épuisée, usée, quand, debout près de mon lit, elle nous regardait, moi et mon enfant !… Serons-nous bien longtemps avant de la découvrir ?… Que faut-il penser de son éloignement ?… Est-elle bien loin, bien loin de nous ?… Qui sait ? plus, peut-être, que jamais nous ne le croirions… »

Avant que Léonard eût pu la suivre dans ces conjectures hypothétiques, l’entretien fut interrompu par un coup frappé à la porte, et Rosamond s’étonna de voir entrer la domestique. Betsey était rouge, hors d’elle-même, respirant à peine ; elle réussit cependant à rendre, d’une façon suffisamment intelligible, un message par lequel M. Munder, l’intendant, demandait à entretenir M. ou mistress Frankland, pour affaires importantes.

« Qu’est-ce donc ? que veut-il ? demanda Rosamond.

— Je crois, madame, qu’il voudrait savoir s’il doit ou non mander le constable, répondit Betsey.

— Mander le constable ! répéta Rosamond. Aurions-nous donc, en plein midi, les voleurs chez nous ?

— Peut-être pire que les voleurs, à ce que dit M. Munder, répondit Betsey. C’est encore l’étranger, madame… Il est revenu… Il a sonné à la porte, hardi comme un page… Il a demandé s’il pouvait voir mistress Frankland.

— L’étranger !… s’écria Rosamond posant sa main avec vivacité sur le bras de son mari.

— Oui, madame… celui de l’autre jour, qui venait avec la dame, soi-disant pour visiter le château… »

Rosamond, toujours à la merci de ses premières impressions, se leva brusquement : « Descendons !… commençait-elle.

— Un instant !… objecta Léonard qui la prit aussitôt par la main. Vous n’avez nullement besoin de vous déranger… Faites monter ici cet inconnu, continua-t-il, s’adressant à Betsey, et dites à M. Munder que désormais nous nous chargeons de toute cette affaire, sans qu’il ait à s’en mêler aucunement. »

Rosamond se rassit à côté de son mari.

« C’est un bizarre incident, disait-elle à voix basse et d’un ton préoccupé. Il y a quelque chose de plus qu’un hasard dans cette arrivée qui nous donne prise sur la vérité, alors que justement nous ne savions comment l’éclaircir. »

La porte, pour la seconde fois, s’ouvrit, et sur le seuil apparut, dans une attitude modeste, le petit vieillard aux joues roses et aux longs cheveux blancs. Une petite boîte de cuir, fixée par une courroie en sautoir, pendait sur sa hanche, et un tuyau de pipe se projetait au dehors d’une poche ouverte, à hauteur d’aisselle, sur le devant de sa redingote. Il fit un pas dans la chambre, s’arrêta, leva ses deux mains, qui pétrissaient son chapeau de feutre dans leur double étreinte, jusqu’à son cœur, et, avec une remarquable prestesse, exécuta successivement cinq fantastiques révérences, dont deux pour mistress Frankland, deux pour le mari d’icelle, et une derechef pour mistress Frankland, à titre d’hommage spécial et distinct pour une « personne du sexe. » Jamais Rosamond n’avait rencontré sur sa route pareille incarnation de l’innocence, de l’inoffensivité virile ; jamais elle n’eût reconnu, dans le personnage qui la lui offrait, « l’audacieux vagabond » de la femme de charge, et l’homme que M. Munder déclarait « pire qu’un voleur. »

« Madame, et vous, bon monsieur, dit le vieillard, qui, sur l’invitation de mistress Frankland, avait fait quelques pas en avant, je vous demande bien pardon si je m’annonce moi-même… Mon nom est Joseph Buschmann… J’habite la ville de Truro, où je fabrique commodes, cabinets, plateaux à thé, tous articles en bois vernis ou polis… Je suis également, sauf votre respect, ce même petit étranger qui fut réprimandé par le grand majordome, lorsque je vins visiter le manoir. Tout ce que j’attends de votre bonté, c’est que vous veuillez bien me permettre, tant pour mon propre compte que pour celui d’une autre personne qui m’est très-chère, de vous dire un simple petit mot dont je me suis chargé pour vous. Je ne vous prendrai tout au plus que quelques minutes, madame, et vous, bon monsieur ; après quoi je me remettrai en route, vous laissant mes meilleurs souhaits avec mes plus sincères remercîments.

— Veuillez, monsieur Buschmann, dit Léonard, veuillez vous bien convaincre que notre temps est à vous… Nous n’avons aucune occupation qui doive vous faire abréger votre visite. Je vous préviendrai, de plus, afin d’éviter tout embarras de part et d’autre, que j’ai le malheur d’être aveugle… Pour ce qui est de vous écouter, je le ferai, soyez-en certain, avec la plus scrupuleuse attention… Rosamond, M. Buschmann a-t-il un siége ? »

M. Buschmann était encore debout, fort près de la porte, et il exprimait sa sympathie, d’abord en saluant de plus belle mistress Frankland, puis en pétrissant une fois de plus, sur son cœur, son feutre plastique.

« Rapprochez-vous, je vous prie, et veuillez vous asseoir, dit Rosamond. Ne vous imaginez pas, d’ailleurs, que l’opinion telle quelle de notre intendant puisse avoir sur nous la moindre influence, ou que nous pensions avoir quelque droit à vos excuses pour rien de ce qui a pu se passer ici lors de votre première visite… Nous avons intérêt, un très-grand intérêt, ajouta-t-elle avec cette franchise cordiale qui lui était ordinaire, à écouter ce que vous pouvez avoir à nous dire. Vous êtes, entre toutes, la personne du monde que, justement… » Elle s’arrêta court, à ces mots, car le pied de son mari venait de frôler le sien, et elle interpréta ce geste, à bon droit, comme un avis de ne pas s’expliquer si franchement avec le visiteur, avant qu’il eût fait connaître l’objet de sa venue.

Fort satisfait, en apparence, et aussi quelque peu surpris quand il eut entendu les dernières paroles de Rosamond, l’oncle Joseph avança une chaise près de la table à côté de laquelle étaient assis M. et mistress Frankland, et pétrissant son chapeau, qu’il réduisit à son minimum de volume, il le glissa dans une de ses poches latérales ; puis, de l’autre, il tira un petit paquet de lettres, les plaça sur ses genoux dès qu’il se fut assis, les lissa doucement des deux mains, et entrant aussitôt en matière :

« Madame, et vous, bon monsieur, commença-t-il, avant que je puisse tout à mon aise vous débiter mon petit message, il faut, avec votre congé, que je remonte à l’époque où je suis venu dans ce manoir en compagnie de ma nièce.

— Votre nièce ?… s’écrièrent ensemble Léonard et Rosamond.

— Ma nièce Sarah, dit l’oncle Joseph… la fille unique de ma sœur Agathe. C’est pour l’amour de Sarah, si vous voulez bien le permettre, que je suis ici présentement. Je n’ai plus qu’elle dans le monde qui soit de ma chair et de mon sang. Pour les autres, ils sont tous partis : ma femme, mon petit Joseph, mon frère Max, ma sœur Agathe, et le mari qu’elle avait pris, ce brave et bon Anglais. Leeson, ils sont partis… tous partis !

— Leeson ? dit Rosamond, serrant la main de son mari, par-dessous la table, d’une manière significative… Le nom de votre nièce serait-il donc Sarah Leeson ? »

L’oncle Joseph branla la tête et poussa un gros soupir.

« Un jour, dit-il, qui fut pour Sarah le jour le plus funeste de sa vie, elle a changé ce nom contre un autre. De l’homme qu’elle épousa, et qui maintenant est mort, madame, tout ce que je sais n’est pas grand’chose, et revient à ceci : son nom était Jazeph, et il la maltraitait, ce pourquoi je me permets de le considérer comme un franc misérable… Oui, s’écria l’oncle Joseph avec le sentiment le plus voisin de la colère et de la rancune dont pût s’accommoder sa douce nature, et aussi avec l’idée qu’il allait employer un des plus énergiques superlatifs du vocabulaire… Oui, s’il revenait à la vie en ce moment, je lui dirais en face, comme je vous le dis : « Anglais Jazeph, vous êtes un franc misérable. »

Rosamond, pour la seconde fois, serra la main de son mari. Si déjà, dans leur conviction à tous deux, mistress Jazeph et Sarah Leeson n’avaient pas été complètement identifiées, les derniers mots prononcés par le vieillard auraient amplement suffi pour les assurer que les deux noms avaient été portés par une seule et même personne.

« Je vais donc rétrograder, reprit l’oncle Joseph, à l’époque où je suis venu ici avec ma nièce Sarah. Et, en cette affaire, avec votre permission, il me faut dire la vérité. Sans cela, revenu à mon point de départ, j’y resterais jusqu’à la fin de mes jours sans faire un pas en avant. Monsieur, et vous, bonne dame, vous voudrez sans doute bien me pardonner, ainsi qu’à ma nièce, si je vous avoue que nous ne sommes point venus ici dans l’intention de visiter le manoir. Non, ce n’est point dans cette vue que nous carillonnâmes à la porte, que nous mîmes tant de gens en l’air, et fîmes perdre haleine au gros majordome, si zélé à nous semondre. Ce fut seulement pour faire une petite opération assez curieuse que nous arrivâmes ensemble dans ce logis… C’est-à-dire, entendons-nous, c’était à cause d’un secret de Sarah, lequel est encore, pour moi, tout aussi noir que la plus noire nuit dont on ait ouï parler en ce bas monde. Et comme je ne savais rien de ce secret, sinon qu’il n’en pouvait résulter rien de mal pour qui que ce pût être ; et comme Sarah était bien décidée à venir ; et comme je ne pouvais, en bonne conscience, la laisser partir seule ; et aussi parce qu’elle m’avait dit qu’elle avait plus de droit que personne à reprendre la lettre pour la mieux cacher, d’autant qu’elle craignait, en la laissant plus longtemps dans cette chambre où elle l’avait mise, de la faire découvrir, voilà donc pourquoi je… non, ce n’est pas cela… il arriva donc que… Ach Gott ! s’écria l’oncle Joseph, se frappant le front de désespoir, et se soulageant par cette invocation germanique… Je me suis embourbé en plein dans mon propre bavardage… et où il faut revenir, et comment je puis m’y retrouver, c’est, en vérité, aussi vrai que je suis un pécheur encore vivant, bien plus que je n’en sais.

— Si c’est pour nous que vous vous donnez tant de mal, ne vous tourmentez pas davantage, dit Rosamond, qui, dans son désir de rendre au vieillard un peu de calme et d’aplomb, oubliait toute précaution et toute réserve… Ne répétez pas ces explications qui vous coûtent tant… Nous savons déjà…

— Nous supposerons, dit Léonard, qui intervint ici vivement pour empêcher sa femme de prononcer un mot de plus, nous supposerons que nous savons déjà tout ce que vous pouvez avoir à nous dire par rapport au secret de votre nièce, et par rapport aux motifs qui vous faisaient désirer de visiter le manoir.

— Vous supposerez cela ? s’écria l’oncle Joseph, qui semblait allégé d’un grand poids… Ah ! je vous rends grâces, monsieur, et à vous aussi, bonne dame… Je vous rends mille grâces de me désembourber ainsi de mon bavardage avec cette charitable supposition… Je ne suis que confusion, sur ma parole, de la tête aux pieds. Mais je crois que maintenant je puis continuer, et que je ne me perdrai plus… En avant, donc… et disons ceci. Première supposition : moi et ma nièce Sarah, nous voici dans le manoir. Seconde supposition : moi et Sarah ma nièce, nous voici hors du manoir… Très-bien ; nous pouvons, à présent, faire un pas de plus. Revenu dans mon domicile, à Truro, je me mets à m’effrayer pour Sarah, d’abord à cause de son évanouissement sur vos escaliers, et d’une ; puis à cause de sa mauvaise mine, qui me fait mal au cœur, et de deux. Je suis également peiné pour elle à cause de cette curieuse petite opération qu’elle venait faire ici, et dont elle n’a pas pu venir à bout. Tout cela me taquine ; mais, d’un autre côté, j’ai une pensée qui me console : c’est que Sarah va demeurer avec moi, en mon domicile, Truro… que je la rendrai heureuse… que je la guérirai dès que nous serons établis ensemble pour le reste de nos jours… Jugez alors, monsieur, du coup qui me tombe dessus, lorsque j’apprends qu’elle ne veut pas habiter où j’habite, avoir son chez soi là où j’ai le mien… Jugez aussi, bonne dame, quelle doit être ma surprise, quand je lui demande ses raisons, d’apprendre qu’il lui faut quitter son oncle Joseph, parce qu’elle a peur que vous ne veniez à la découvrir, vous ! »

Il s’arrêta ici, et, jetant un regard inquiet sur le visage de Rosamond, il le vit, après qu’il eut achevé cette phrase, s’attrister et se détourner de lui…

« N’est-ce pas pour ma nièce Sarah que vous êtes ainsi affligée, madame ?… et n’avez-vous pas pitié d’elle ? demanda-t-il avec un peu d’hésitation, et d’une voix qui tremblait.

— J’ai pitié d’elle, et de tout mon cœur, dit Rosamond, appuyant chaleureusement sur ces derniers mots.

— Et c’est de tout mon cœur aussi que je vous remercie de cette pitié, répliqua l’oncle Joseph. Ah ! madame, votre bonté m’encourage à continuer, et à vous dire que, le jour même de notre retour à Truro, nous nous séparâmes l’un de l’autre. Or quand elle m’est venue voir, cette fois, il y avait des années et des années, de longues années de solitude, bien longues, et beaucoup, que nous ne nous étions trouvés ensemble… Je craignais qu’il ne dût encore s’en écouler beaucoup d’autres avant notre réunion future, et, jusqu’au dernier moment, j’essayai de la retenir auprès de moi… Mais, pour la faire partir, la même crainte existait encore… la crainte d’être découverte, d’être questionnée par vous. Aussi, des pleurs dans ses yeux (et dans les miens), le chagrin dans son âme (et dans la mienne), elle s’en alla se cacher dans l’immense abîme de cette grande ville de Londres, qui absorbe toutes gens et toutes choses, dès qu’on les y jette, et qui a, de même, absorbé ma nièce Sarah… « Mon enfant, lui avais-je dit, vous écrirez quelquefois à l’oncle Joseph ?… » Et elle m’avait répondu : « J’écrirai souvent… » Il y a trois semaines de ceci, et là, sur mes genoux, vous voyez quatre lettres que j’ai reçues d’elle… Je vous demanderai la permission de les mettre ici sous vos yeux, parce qu’elles m’aideront à continuer ce que j’ai encore à vous dire, et aussi parce que je vois bien, madame, à votre physionomie, que vous compatissez de cœur aux souffrances de ma nièce Sarah. »

Il défit le paquet de lettres, les ouvrit, les baisa l’une après l’autre, et les rangea sur la table devant lui, les lissant du plat de la main, et prenant soin de les mettre en ligne bien droite. Un simple coup d’œil jeté sur celle qui ouvrait la petite série convainquit Rosamond que l’écriture de cette première épître était exactement la même que celle du corps de la lettre trouvée dans la chambre aux Myrtes.

« Il n’y a pas long à lire, dit l’oncle Joseph : mais si vous voulez bien tout d’abord les parcourir, madame, je pourrai vous dire ensuite les raisons que j’ai de vous les montrer. ».

Le vieillard disait vrai. Il n’y avait pas « long à lire » dans les lettres en question, et, à mesure que les dates étaient plus récentes, les lettres étaient plus courtes. Toutes les quatre étaient écrites dans ce style convenu et correct des personnes qui, en prenant la plume, ont peur de pécher contre l’orthographe ou contre la syntaxe ; toutes les quatre étaient également dénuées de renseignements particuliers sur la situation de celle qui les avait tracées ; toutes les quatre renfermaient deux questions, toujours les mêmes, relatives à Rosamond. En premier lieu, mistress Frankland était-elle arrivée à Porthgenna-Tower ? Et ensuite, si elle y était arrivée, qu’en avait entendu dire l’oncle Joseph ? Enfin toutes les quatre donnaient les mêmes instructions quant à l’adresse ou il fallait acheminer les réponses : « Je vous prie de m’écrire à S. J., bureau de la poste, Smith-Street, Londres. » Puis venait, invariablement, l’apologie suivante : « Veuillez m’excuser de ne pas vous donner mon adresse, à cause des accidents possibles. Même à Londres, je dois craindre d’être suivie et découverte. J’envoie, chaque matin, chercher mes lettres, et suis, par conséquent, bien certaine d’avoir sans retard votre réponse. »

« Je vous disais, madame, reprit le vieillard, quand Rosamond, cessant de lire, eut relevé la tête, je vous disais que j’étais bien effrayé, bien triste, quand Sarah m’eut ainsi quitté. Maintenant vous allez comprendre pourquoi, devant ces quatre lettres qu’elle m’a écrites, je suis encore plus triste, encore plus effrayé… Elles commencent par celle-ci, que vous voyez à main gauche. Et, à mesure que nous avançons vers ma droite, elles raccourcissent, raccourcissent, si bien que la dernière n’a pas plus de huit petites lignes… Voyez encore, s’il vous plaît !… L’écriture de la première lettre, à main gauche, est une très-belle écriture… au moins très-belle pour moi, parce que j’aime Sarah, et que j’écris moi-même comme un vrai chat… Mais, dans la seconde, l’écriture n’est déjà plus si bonne ; elle tremblote un peu, elle crachote un peu… elle se recroqueville un peu, surtout aux dernières lignes. Dans la troisième, elle est encore pire… plus tremblotante, plus crachotante, plus recroquevillée… Dans la quatrième, où il y avait encore moins de peine à se donner, tous ces petits défauts sont encore plus marqués que dans les trois autres mises en bloc… Moi, qui vois ceci, je sais qu’elle était faible, fatiguée, épuisée en me quittant, et je me dis alors : « Elle est malade, bien qu’elle n’en veuille rien dire… Son écriture la trahit. »

Rosamond, regardant les lettres de nouveau, suivit en effet, ainsi que le vieillard les lui avait signalées, les altérations graduelles de l’écriture, ligne après ligne.

« Voilà donc ce que je me dis, reprit-il… et j’attends… je réfléchis un peu… et j’entends mon cœur qui, tout bas, me conseille : « Allez à Londres, oncle Joseph !… et, tandis qu’il en est encore temps, ramenez-la pour la soigner, la consoler, la guérir, à côté de vous, chez vous !… » Après quoi, j’attends encore, je réfléchis encore… non pas à cause de mes affaires qu’il me faudrait quitter un temps… je les quitterais bien pour toujours, plutôt que de laisser arriver mal à Sarah… mais sur les moyens à prendre pour la décider à s’en revenir avec moi… Cette pensée me fait relire les lettres. Dans les lettres je trouve toujours les mêmes questions sur mistress Frankland. Je vois, plus clair que le jour, que jamais je ne remmènerai ma nièce Sarah, si d’abord je ne puis la tranquilliser au sujet de mistress Frankland, dont elle semble redouter les questions, comme si la mort était au fond de chacune d’elles. Je vois cela… Ma pipe m’en tombe des lèvres… Je me trouve, je ne sais comment, hors de mon fauteuil… Mon chapeau vient, de lui-même, se poser sur ma tête… J’arrive en cette maison où, déjà une fois, je me suis fort indiscrètement introduit, et où, je le sais bien, je n’ai aucun droit de m’introduire encore. Une fois là, je tombe à vos pieds, vous demandant, par pitié pour ma nièce et par bonté pour moi, de ne pas me refuser les moyens de faire revenir Sarah. Si seulement je puis lui dire : « J’ai vu mistress Frankland… elle m’a, de sa bouche même, assuré qu’elle ne vous adresserait aucune de ces questions qui vous font si grand’peur… » Oui, si je puis lui dire ceci, Sarah ne refusera pas de s’en revenir avec moi, et je vous remercierai, toute ma vie durant, de m’avoir donné le bonheur ! »

La simple éloquence de ces paroles, l’innocente ferveur des gestes qui les accompagnaient, allèrent au cœur de Rosamond… « Je ferai, je promettrai tout au monde, répondit-elle avec empressement, pour vous aider à la faire revenir. Si elle consent à ce que je la voie, je promets de ne pas dire un mot qui la puisse contrarier en quoi que ce soit… Je promets de ne pas lui adresser une question… non, pas une seule… à laquelle il doive lui coûter de répondre. Oh ! quels encouragements pourrais-je lui faire passer ?… Que pourrais-je bien lui dire ?… » Ici elle s’interrompit un peu confuse, car, une fois encore, elle venait de sentir le pied de son mari se poser légèrement sur le sien.

« Eh ! n’en dites pas davantage… n’en dites pas davantage ! s’écria l’oncle Joseph, liant son paquet de lettres, les yeux brillants d’un éclat plus qu’ordinaire… Assez dit pour faire revenir Sarah… Assez dit pour me rendre à jamais votre débiteur… Oh ! je suis si heureux, si heureux !… Je ne tiens plus dans ma peau, tant j’ai de bonheur !… »

Là-dessus, il lança en l’air son paquet de lettres, le rattrapa au vol, l’embrassa et le remit dans sa poche, le tout en un clin d’œil.

« Vous ne vous en allez pas ? dit Rosamond… Bien certainement, vous ne partirez pas ainsi ?

— Je perds à m’en aller d’ici, très-certainement, dit l’oncle Joseph ; mais il faut s’y résigner, car j’y gagne de retrouver Sarah un peu plus tôt… Pour cette seule raison, je vous demanderai la permission de prendre congé de vous, le cœur plein de reconnaissance, et de me remettre en route vers mon domicile.

— Quand vous proposez-vous de partir pour Londres, monsieur Buschmann ? demanda Léonard.

— Demain dans la matinée, et de bonne heure, monsieur, repartit l’oncle Joseph… Je finirai ce soir l’ouvrage que j’ai sur le chantier, et laisserai le surplus à Samuel (qui est un bien bon ami à moi, et aussi mon garçon de magasin) ; puis, par la première voiture, je m’en irai trouver Sarah.

— Puis-je vous demander l’adresse de votre nièce, à Londres, pour le cas où nous aurions à vous écrire ?

— Elle ne m’a donné aucune adresse, monsieur, si ce n’est celle du bureau de poste… car, même éloignée comme elle l’est à Londres, la crainte qu’elle éprouvait au sortir d’ici la tient encore… Mais voici l’endroit où j’aurai mon lit, continua le vieillard, tirant de sa poche une petite adresse de magasin… C’est la maison d’un de mes pays… un fameux fabricant de tartelettes, monsieur, et, de plus, un bien brave homme.

— Avez-vous songé à quelque moyen de vous procurer l’adresse de votre nièce ? demanda Rosamond, tout en copiant la carte qui venait de lui être remise.

— Oh ! certainement… j’ai toujours un petit plan à mon service, dit l’oncle Joseph… Je compte aller trouver le buraliste de la poste, et voici, sans plus, ce que je lui dirai : « Bonjour, monsieur. C’est moi qui écris les lettres à S. J. Elle est ma nièce, avec votre permission : et tout ce que j’ai à vous demander, c’est de me dire où elle demeure… Voilà, je crois, quelque chose d’un peu inventé… Ah ! mais !… »

Et, là-dessus, les mains étalées par manière de point d’interrogation, il regardait mistress Frankland avec un sourire de satisfaction complaisante.

« Je crains bien, dit Rosamond, amusée à demi, à demi touchée de tant de naïveté, que l’on n’ait pas choisi les gens de la poste pour leur confier cette adresse. J’estime donc qu’il vaudrait mieux emporter avec vous une lettre adressée à S. J., la remettre le matin à l’heure où arrivent les courriers de province, attendre auprès de la porte du bureau, et suivre, après cela, la personne qui va tous les jours (votre nièce vous le dit) réclamer les lettres adressées à cette double initiale.

— Vous croyez que ceci vaut mieux ? dit l’oncle Joseph, secrètement convaincu que, des deux idées, la sienne était, sans conteste, la plus ingénieuse… Eh bien, soit. Le moindre mot sorti de vos lèvres est un ordre, madame, que je suis heureux d’exécuter. »

À ces mots, il tira de sa poche son petit feutre tout froissé, et il allait prendre congé, lorsque M. Frankland lui adressa de nouveau la parole.

« Si vous trouvez votre nièce bien portante et en état de voyager, ne la ramènerez-vous pas immédiatement à Truro ? disait Léonard. Et, en tout cas, voudrez-vous nous informer de votre retour aussitôt qu’il aura eu lieu ?

— Immédiatement, répondit l’oncle Joseph. À vos deux questions je réponds par un seul mot : immédiatement.

— Si une semaine venait à se passer, continua Léonard, sans que nous eussions entendu parler de vous, nous devrons en conclure, ou que quelque obstacle imprévu s’oppose à votre retour, ou que vos craintes sur le compte de votre nièce se sont malheureusement justifiées, et qu’elle est hors d’état de se mettre en route ?

— Oui, monsieur. Voilà qui sera convenu. Mais j’espère bien vous donner de nos nouvelles avant que la semaine soit écoulée.

— Oh ! je vous en prie, je vous en supplie, n’y manquez pas !… dit Rosamond… Et mon message, vous ne l’avez pas oublié ?

— Je l’ai là, mot pour mot, dit l’oncle Joseph frappant sur son cœur… » Il porta ensuite à ses lèvres la main que Rosamond lui tendait… « Quand je reviendrai, reprit-il, je tâcherai de vous mieux remercier. Pour toutes vos bontés à mon égard, et à l’égard de ma nièce, Dieu veuille bien vous bénir et vous tenir en prospérité jusqu’au moment où nous nous retrouverons ! »

À ces mots il marcha vivement vers la porte, envoya, de la main qui tenait son vieux feutre, un salut des plus gais, et disparut aussitôt.

« Le brave et digne homme !… Le bon vieillard !… Quelle chaleur d’âme ! dit Rosamond quand la porte se fut refermée. J’aurais tant voulu lui tout dire, Lenny !… pourquoi donc m’en avez-vous empêchée ?

— Chère enfant, c’est à cause de cette simplicité même et de cette franchise que vous goûtez si fort. Elles m’ont mis sur mes gardes. Au premier son de la voix de cet homme, je me suis senti pour lui tout autant de bon vouloir que vous. Mais plus je l’écoutais, plus je demeurais convaincu qu’il serait imprudent de lui confier tout, de peur qu’il ne laissât voir trop promptement à votre mère que son secret est désormais connu. La seule chance que nous ayons de gagner sa confiance et d’obtenir une entrevue avec elle, est, autant que je puisse prévoir, dans le tact que nous mettrons à ménager ses soupçons exagérés, ses terreurs névralgiques. Ce bon vieillard, avec les meilleures intentions du monde, pourrait fort bien mettre à bas tous nos projets. Il aura fait tout ce que nous pouvons espérer et tout ce que nous pouvons souhaiter, s’il réussit à la ramener à Truro.

— Mais s’il échoue ?… s’il arrive quelque chose ?… Si elle est malade ?…

— Attendons la fin de la semaine, Rosamond… Il sera temps alors de décider ce qui nous reste à faire. »