Le Secret (Collins)/Livre V/3

Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 255-268).


CHAPITRE III.

L’approche du précipice.


Partis de Londres pour Porthgenna, M. et mistress Frankland s’étaient arrêtés, le 9 mai, à la station de West-Winston. Le 11 juin, ils quittaient cette petite ville et se remettaient en route dans la direction du Cornouailles ; le 13, après deux couchées, ils arrivèrent, dans la soirée, à Porthgenna-Tower.

Il avait fait de l’orage, et il avait plu toute la matinée. Dans l’après-midi le temps s’était calmé, et, lorsqu’ils arrivèrent en vue du manoir, le vent était tombé ; un épais brouillard blanc dérobait la mer aux regards ; de temps à autre de petites pluies soudaines, précipitées sur le sol humide, semblaient le mettre en ébullition. Sur l’esplanade ouest, pas même un oisif n’était venu du village se mettre en observation, lorsque la voiture contenant M. et mistress Frankland, le baby et les deux domestiques, passa au pied d’icelle, se rendant au manoir. Personne, sur le seuil de la porte ouverte, n’attendait les voyageurs, car on avait renoncé à toute espérance de les voir arriver ce jour-là ; et le tumulte incessant du ressac, la mer irritée poussant ses grosses vagues contre les caps du rivage, avait étouffé complètement le bruit du carrosse roulant sur la route pratiquée à mi-côte. Le cocher fut obligé de quitter son siége pour aller sonner et se faire ouvrir. Il s’écoula plus d’une minute avant que la porte tournât sur ses gonds. Ainsi, tandis que la pluie battait le dessus de leur voiture avec une persistance monotone, tandis que l’humidité glacée de l’atmosphère pénétrait jusqu’à eux à travers tous les remparts destinés à les en garantir, tandis que dans l’épaisse obscurité des brumes les détonations du ressac résonnaient menaçantes, les jeunes époux attendirent qu’on les laissât pénétrer dans leur propre demeure, comme auraient pu attendre des étrangers survenus à l’improviste, et dans des circonstances qui eussent rendu leur présence inopportune.

Lorsque enfin on eut ouvert, le maître et la maîtresse du logis, qu’en toute autre occasion leurs serviteurs eussent accueilli avec les félicitations d’usage, reçurent en place les excuses qui leur étaient bien dues. M. Munder, mistress Pentreath, Betsey, et le domestique de M. Frankland, pêle-mêle dans le vestibule, tous un peu confus, demandaient à l’envi pardon de ne s’être pas trouvés à la porte, au moment où la voiture s’y était arrêtée. L’apparition du baby changea, sur les lèvres de la femme de charge et de la domestique, ces formules apologétiques en formules d’admiration : mais les hommes demeurèrent graves et tristes, s’excusant du mauvais temps, comme si le brouillard et la pluie eussent été de leur façon. Le motif de leur persistance à traiter ce pénible sujet finit par s’éclaircir, au moment où l’on conduisait M. et mistress Frankland vers l’escalier de l’ouest. La tempête du matin avait été fatale à trois des pêcheurs de Porthgenna, perdus à la mer avec leurs bateaux, et dont la mort avait jeté le deuil dans tout le village. Depuis que la nouvelle leur en était parvenue, de bonne heure dans l’après-midi, les domestiques du château n’avaient fait que parler de cette catastrophe, et M. Munder crut de son devoir d’expliquer, par la consternation où un si tragique accident avait plongé la petite communauté, l’absence des villageois sur le chemin suivi par leur châtelain. Dans de moins lamentables circonstances, l’esplanade ouest eût été couverte d’une foule idolâtre, et la voiture eût été saluée par de joyeuses acclamations.

« Lenny, j’aurais presque autant aimé que nous fussions arrivés ici quelques jours plus tard, murmura Rosamond, dont le bras, par un soubresaut nerveux, pressa celui de son époux… Il est très-triste, très-décourageant, de rentrer dans sa demeure natale par une pareille journée. L’histoire de ces malheureux pêcheurs est un récit un peu sombre, cher amour, pour saluer mon retour sous le toit qui m’a vue naître. Soyons les premiers, dès demain matin, à faire passer quelque chose là-bas… Voyons ce qui se pourra faire, immédiatement, pour ces pauvres femmes et ces enfants restés sans appui. Je ne serai tranquille, après avoir entendu cette histoire, que lorsque nous aurons tout épuisé pour leur venir en aide.

— J’espère, madame, que vous trouverez les réparations bien faites, dit la femme de charge, montrant l’escalier du second étage.

— Les réparations ? demanda Rosamond d’un air distrait. Les réparations ?… Je n’entends plus ce mot, désormais, sans penser aux appartements du nord, et aux plans que nous avions formés pour obtenir que mon pauvre père voulût bien les venir habiter. Mistress Pentreath, j’ai une foule de questions à vous adresser, à vous et à M. Munder, sur toutes les choses extraordinaires survenues ici quand la dame mystérieuse et l’incompréhensible étranger sont venus visiter la maison… Mais, d’abord, dites-moi… Voici bien la façade ouest, je suppose ?… Sommes-nous bien loin, ici, des appartements du nord ?… c’est-à-dire combien nous faudrait-il de temps pour nous y rendre, si nous voulions y aller du lieu où nous sommes ?

— Eh, madame !… tout au plus cinq minutes, répondit mistress Pentreath.

— Tout au plus cinq minutes ! répéta Rosamond à l’oreille de son mari… Entendez-vous, Lenny ?… En cinq minutes nous pourrions nous trouver dans la chambre aux Myrtes.

— Et pourtant, ajouta M. Frankland en souriant, dans notre ignorance présente, nous en sommes justement aussi loin que si nous étions encore à West-Winston.

— Je ne crois pas, Lenny. Peut-être n’est-ce qu’une illusion ; mais il me semble, maintenant que nous voici sur les lieux, il me semble que nous avons en quelque sorte acculé le mystère dans sa dernière cachette. Nous voici dans la maison qui renferme le Secret, et rien ne saurait me persuader que nous ne sommes pas, maintenant, à moitié chemin de la découverte… Mais ne restons pas sur ce palier glacé… Par où faut-il passer, à présent ?

— Par ici, madame, dit M. Munder, saisissant la première occasion qui s’offrait de se mettre en relief… Il y a du feu dans le salon… Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous conduire dans l’appartement en question ? ajouta-t-il, offrant officieusement sa main à M. Frankland.

— Certainement non, » répliqua Rosamond avec une certaine vivacité ; car, avec sa vive faculté d’observation, elle avait remarqué que M. Munder manquait aux lois du savoir-vivre qui lui interdisaient de tenir ses regards curieux arrêtés sur son maître, alors qu’elle était présente, et, en conséquence, elle ne se sentait pas favorablement disposée pour lui. « En quelque lieu que soit l’appartement en question, ajouta-t-elle avec une railleuse emphase, c’est moi, si vous le voulez bien, qui prétends y conduire M. Frankland. Si vous désirez vous rendre utile, vous n’avez qu’à marcher devant nous pour ouvrir les portes. »

Un peu abattu, en apparence, mais, au fond, rempli d’une indignation dont il dissimulait les moindres symptômes, M. Munder prit l’avant-garde et marcha vers le salon. Le feu brillait dans la cheminée ; les vieux meubles s’y montraient sous leur aspect le plus pittoresque. Le papier des tentures étalait des nuances moelleuses ; les tapis, aux couleurs passées, étaient épais et doux au marcher. Rosamond conduisit son mari à un grand fauteuil confortable placé près du feu, et, pour la première fois, se sentit un peu chez elle.

« Ah ! voici qui fait espérer quelque bien-être, dit-elle. Quand nous aurons tiré les rideaux entre nous et ce vilain brouillard, quand les flambeaux seront allumés, quand le thé sera sur la table, nous n’aurons plus à nous plaindre de quoi que ce soit au monde… Vous devez jouir de ce bon air tiède ; n’est-il pas vrai, Lenny ?… Il y a un piano dans cette pièce, mon cher cœur. Je pourrai le soir, à Porthgenna, vous faire un peu de musique, comme à Londres… Nourrice, asseyez-vous… mettez-vous, et le baby, aussi à votre aise que possible… Avant d’ôter mon chapeau je vais aller, avec mistress Pentreath, inspecter un peu les chambres à coucher… Comment vous appelez-vous, vous, la fille aux joues roses ?… Betsey, m’a-t-on dit ?… Eh bien, Betsey, si vous allez en bas, préparez le thé… Et nous ne vous en saurons pas plus mauvais gré, tout au contraire, si vous parvenez à y joindre un morceau de viande froide… » Distribuant ainsi ses ordres sur un ton de bonne humeur, et ne remarquant pas l’air un peu contraint de son mari, qui ne goûtait guère ses façons si familières à l’égard d’une simple domestique, Rosamond quitta le salon avec mistress Pentreath.

Lorsqu’elle revint, sa figure et ses gestes, ses regards, son langage, étaient redevenus sérieux.

« J’espère, Lenny, avoir tout arrangé pour le mieux, dit-elle. D’après ce que m’apprend mistress Pentreath, la chambre la mieux aérée et la plus vaste est celle où mourut ma pauvre mère ; mais j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas s’en servir. Je m’y sentais comme glacée, et, rien qu’à la voir, la tristesse s’emparait déjà de moi. Un peu plus avant, dans le corridor, se trouve une chambre qui était jadis ma nursery. Quand mistress Pentreath m’a conté, d’après la tradition, que je couchais là, je me suis presque figuré que je revoyais la jolie petite porte en arceau qui menait à la seconde chambre, la nursery de nuit, comme nous l’appelions autrefois. Il y a une troisième pièce, à main droite, qui communique avec la nursery de jour. J’ai pensé que, si vous n’y voyez aucune objection, nous pourrions nous établir très-confortablement dans ces trois chambres, où j’ai fait tout de suite dresser des lits et allumer du feu. Elles ne sont ni aussi vastes, ni aussi richement meublées que les chambres d’amis ; mais qu’est-ce que cela nous fait ?… Maintenant, si vous voulez, on changera ces arrangements ; mais, pour ce premier début, la maison a une physionomie si déserte, si peu accueillante ! Et puis mon cœur se réchauffe dans cette ancienne chambrette à moi… et il me semble que nous pourrions en essayer pour commencer ; est-ce votre avis ? »

M. Frankland se trouva naturellement de l’avis de sa femme, et, en général, il ne la contredisait guère dans les arrangements domestiques qu’elle s’entendait si bien à organiser. Pendant qu’il lui notifiait un assentiment dont elle n’avait jamais douté, le thé arriva, et sa seule vue aida Rosamond à retrouver cette gaieté qui l’abandonnait si rarement. Le repas terminé, elle s’employa à tout disposer pour que le baby fût établi, avec tous les soins imaginables, dans la chambre où il allait passer la nuit. C’était la pièce à main droite, communiquant avec la nursery de jour. Quand elle se fut acquittée de ce soin maternel, elle revint dans le salon trouver son mari, et leur entretien tourna bientôt (c’était assez leur ordinaire maintenant, lorsqu’ils se trouvaient tête à tête) sur ces deux sujets, si bien faits pour les intriguer : mistress Jazeph et la chambre aux Myrtes.

« Je voudrais qu’il ne fît pas nuit, dit Rosamond. J’aimerais à commencer immédiatement mes investigations. Songez bien, Lenny, que vous serez de moitié dans toutes ces recherches. Je vous prêterai mes yeux, et vous me donnerez vos bons conseils. Jamais il ne faudra vous impatienter, jamais me dire que vous n’êtes bon à rien. Je compte sur vous pour m’empêcher de perdre courage, aussi bien que pour me suggérer de bonnes idées… Comme je voudrais commencer dès à présent notre voyage d’explorations ! Mais au moins, en attendant, nous pouvons aborder l’enquête préalable, continua-t-elle, sonnant à plusieurs reprises… Faisons monter ici la femme de charge, faisons monter l’intendant, et voyons si nous en pourrons tirer autre chose que ce qu’ils disaient dans leur lettre. »

Betsey répondit au coup de sonnette. Rosamond lui demanda de prévenir mistress Pentreath et M. Munder qu’ils étaient mandés au salon. Betsey, qui avait entendu mistress Frankland parler des questions qu’elle voulait adresser à la femme de charge et à l’intendant, devina dans quel but on les appelait ainsi, et sourit d’un air mystérieux.

« Est-ce que vous avez vu, vous, ce mystérieux étranger dont la conduite a été si extraordinaire ? lui demanda Rosamond, à qui ce sourire n’avait pas échappé. Oui, vous savez quelque chose, j’en suis certaine. Dites-nous ce que vous avez vu… Nous voulons savoir tout ce qui est arrivé… tout, jusqu’à la moindre bagatelle. »

Interpellée d’une façon si directe, Betsey, avec force circonlocutions, et sans trop d’ordre, essaya de raconter, à son point de vue, quelles avaient été les façons d’agir de mistress Jazeph et de son exotique compagnon. Lorsqu’elle eut fini, Rosamond l’arrêta, sur le chemin de la porte, par cette question :

« Vous dites qu’on trouva la dame évanouie, étendue au sommet de l’escalier… Avez-vous idée, Betsey, de ce qui avait pu causer cet évanouissement ? »

La domestique hésita.

« Voyons, voyons, reprit Rosamond, il est clair que vous savez là-dessus quelque chose… Dites-nous ce qui en est.

— Je crains bien, madame, que vous ne vous mettiez en colère contre moi, dit Betsey, dont l’embarras se trahissait par les longues raies qu’elle traçait, du bout du doigt, sur la table à côté de laquelle elle était debout.

— Allons donc !… je ne me fâcherai que si vous ne parlez pas. Pourquoi pensez-vous que la dame s’est évanouie ? »

Betsey, de son doigt perplexe, traça une dernière ligne encore plus longue que les autres, ensuite essuya ce doigt le long de son tablier, et répondit enfin :

« Je crois, madame, qu’elle s’est trouvée mal parce qu’elle a vu… le fantôme.

— Le fantôme ?… Il y a donc un fantôme ici ?… Lenny, voici un roman sur lequel nous ne comptions pas… Quelle espèce de fantôme est celui-ci ?… Nous voulons toute l’histoire. »

Toute l’histoire, telle que Betsey la put raconter, n’était pas de nature à renseigner très-complètement ses auditeurs, ou à les tenir longtemps en suspens. Le fantôme était celui d’une dame, naguère mariée à un des propriétaires de Porthgenna-Tower, et qui, de manière ou d’autre, on ne savait comment, avait mystifié son époux. En conséquence, elle avait été condamnée à errer dans ces appartements du nord (sans doute le théâtre de son crime) aussi longtemps que les murailles du château se tiendraient debout. Elle avait de longs cheveux bouclés, brun clair, des dents très-blanches, une fossette à chaque joue, et elle était d’une beauté à faire frissonner. À toute créature mortelle qui avait le malheur de se trouver sur sa route, son approche était annoncée par un souffle glacé, et quiconque avait senti le froid de ce souffle infernal était bien certain de ne se réchauffer jamais. C’était là tout ce que Betsey savait du fantôme, et, selon elle, rien que d’y penser, il y avait de quoi vous glacer le visage à tout jamais.

Rosamond sourit d’abord ; mais ensuite, redevenue sérieuse : « Je voudrais, dit-elle, quelques détails de plus ; mais, comme il n’est pas probable que vous puissiez me les donner, nous interrogerons d’abord mistress Pentreath, et ensuite, pour finir, M. Munder. Envoyez-les-nous, Betsey, aussitôt que vous serez descendue. »

L’examen de la femme de charge et de l’intendant ne conduisit à aucun résultat. On ne put arracher ni à l’un ni à l’autre aucun renseignement de plus que ceux dont ils avaient déjà fait part dans leur lettre à mistress Frankland. La pensée dominante chez M. Munder était que l’étranger n’avait franchi le seuil de Porthgenna-Tower que pour réaliser un acte de haute trahison à l’égard de l’argenterie de famille. Mistress Pentreath partageait cette opinion, et y rattachait, Dieu sait comme, son impression personnelle, savoir, que la dame aux vêtements de couleur foncée était une malheureuse, échappée de quelque hôpital de fous. Quant à donner le moindre avis, quant à suggérer le moindre plan de conduite qui pût mener à l’éclaircissement du mystère, ni la femme de charge ni l’intendant ne paraissaient croire que pareille assistance fût de leur département. Ils fournissaient purement et simplement leur interprétation, toute pratique, de la conduite suspecte tenue par les deux étrangers ; et aucune puissance humaine n’aurait pu leur persuader de faire un pas de plus dans la voie des conjectures.

« Ô stupidité ! Quelle provocante, impénétrable, prétentieuse stupidité, que celle de ces deux personnages ! s’écria Rosamond quand elle se retrouva seule avec son mari. Pas la moindre aide à espérer de l’un ou de l’autre, mon Lenny. Nous ne pouvons plus rien attendre que de l’examen auquel, demain, nous soumettrons le manoir ; et cette ressource pourrait bien nous manquer comme tout le reste… À quoi pense le docteur Chennery ?… Comment se fait-il qu’hier, en quittant West-Winston, nous n’avions pas encore entendu parler de ses démarches ?

— Patience, Rosamond, patience !… Nous verrons ce qu’apportera le courrier de demain.

— Oh ! ne me parlez pas de patience, cher ami !… Je n’ai jamais fait grandes provisions de cette vertu, et il y a bien dix jours, au moins, que j’ai tout épuisé… Ah ! que de semaines et de semaines employées à me demander sans cesse : « Mais pourquoi donc mistress Jazeph me défend-elle d’entrer dans la chambre aux Myrtes ? Et que prétendait-elle faire elle-même dans cette chambre, le jour où elle a tenté d’y pénétrer ?… Comment se fait-il qu’elle soit au courant de cette maison ? de choses que je n’y soupçonne pas ? de choses ignorées de mon père ? de choses que personne autre… »

— Rosamond ! s’écria M. Frankland, changeant tout à coup de couleur et tressaillant sur son fauteuil… je crois que je devine qui est mistress Jazeph !…

— Bon Dieu, Lenny, que voulez-vous dire ?

— De ces derniers mots que vous avez prononcés, tandis que vous parliez encore, une idée s’est dégagée dans mon esprit. Vous rappelez-vous qu’à Saint-Swithin-sur-Mer, débattant ensemble les chances que nous pourrions avoir de décider votre père à venir vivre ici ; vous rappelez-vous, Rosamond, ce que vous m’avez dit de certains souvenirs pénibles qui pouvaient s’y opposer ?… ce que vous m’avez dit, notamment, de la disparition mystérieuse d’une domestique, le jour même de la mort de votre mère ? »

Rosamond pâlit à cette question.

« Comment n’avons-nous jamais pensé à cela ? dit-elle.

— Vous me racontiez, poursuivit M. Frankland, que cette femme de chambre avait laissé derrière elle une lettre bizarre, dans laquelle se trouvait l’aveu que votre mère l’avait chargée d’un Secret à révéler à votre père, un Secret qu’elle redoutait de divulguer, et sur lequel elle craignait d’être questionnée… C’est bien ainsi, n’est-ce pas, qu’elle motivait sa disparition si étrange ?

— C’est parfaitement cela.

— Et votre père n’a jamais plus entendu parler d’elle ?

— Jamais.

— La conjecture est peut-être risquée, Rosamond ; mais je suis fortement impressionné par l’idée que, le jour où mistress Jazeph est entrée dans votre chambre, à West-Winston, vous vous êtes trouvée en face de cette femme de chambre, et qu’elle savait parfaitement à quoi s’en tenir là-dessus.

— Et le Secret, cher bon ami, le Secret qu’elle craignait de révéler à mon père ?

— Ce Secret se rattache, de manière ou d’autre, à la chambre aux Myrtes. »

Rosamond n’ajouta rien. Elle se leva de son fauteuil, et se mit à parcourir la chambre de long en large, avec une certaine agitation.

Léonard, qui entendait bruire sa robe de soie, l’appela vers lui, et, prenant sa main, commença par lui tâter le pouls, après quoi il passa ses doigts sur les joues de la jeune femme.

« J’aurais dû attendre à demain matin pour vous faire part de mon idée sur mistress Jazeph, dit-il… Je vous ai agitée sans que cela fût le moins du monde nécessaire, et vous ai enlevé la chance d’une bonne nuit qui vous aurait reposée.

— Non… vous vous trompez… Ô Lenny ! combien cette conjecture formée par vous ajoute à l’intérêt, à l’intérêt poignant, palpitant, que nous avons à retrouver cette femme et à découvrir la chambre aux Myrtes !… Croyez-vous…

— Pour ce soir, je ne crois plus rien, ma chérie… et je vous prie de m’imiter en ceci… Nous avons déjà plus qu’assez parlé de mistress Jazeph… Changeons de sujet, et je causerai de tout ce qui vous plaira.

— Voilà qui est facile à dire, changer de sujet !… dit Rosamond avec une petite moue… Et elle se remit à se promener de long en large.

— Eh bien… changeons de place… Ce sera peut-être alors plus facile. Je sais bien que vous me trouvez, en ce moment, le plus obstiné, le plus impatientant des hommes… Mais j’ai quelques bonnes raisons pour me montrer si têtu… et vous le reconnaîtrez vous-même en vous réveillant, demain matin, ranimée par une nuit paisible… Voyons… donnons congé à nos anxiétés… Menez-moi dans quelque autre chambre, et voyons si, au simple toucher des meubles, je devine dans laquelle je me trouve. »

L’allusion à son infirmité, que renfermaient ces dernières paroles, eut pour effet immédiat d’attirer Rosamond auprès de lui.

« Vous avez toujours raison, lui dit-elle en lui passant les bras autour du cou et lui donnant un baiser… oui, j’étais de mauvaise humeur, tout à l’heure, mon bon ami ; mais voici le beau temps revenu… Nous allons, comme vous dites, changer de lieu pour changer de sujet… »

Elle s’arrêta… Ses yeux s’animèrent d’un éclat soudain… Son teint devint plus vif… et elle se souriait à elle-même, comme si quelque nouvelle imagination venait occuper son esprit mobile.

« Lenny, dit-elle, je vais vous conduire quelque part, où je vous ferai toucher un meuble à coup sûr très-remarquable, reprit-elle, le menant vers la porte, tandis qu’elle s’exprimait ainsi… Nous verrons si vous me dites, là, tout de suite, à quoi il ressemble… mais, pas d’impatience, au moins… et promettez de ne toucher à rien que d’une main guidée par moi. »

Cependant, elle le conduisait à travers le corridor, ouvrait la porte de la chambre où elle avait couché le baby, faisait signe à la nourrice de se taire, et, guidant Léonard jusqu’auprès du berceau, elle dirigeait doucement sa main jusqu’à ce que le bout des doigts effleurât les joues de l’enfant.

« Eh bien, monsieur ? s’écria-t-elle, le visage rayonnant de bonheur, quand elle eut vu le mouvement de surprise et de plaisir qui avait subitement changé l’expression calme et un peu triste de la physionomie de son mari… Que dites-vous de ce meuble-là ? Est-il fauteuil, table ou cuvette ? ou bien, tout simplement, l’objet le plus précieux qu’il y ait dans tout l’univers ?… Baisez-le, voyons, et répondez !… Est-ce un buste d’enfant, par quelque sculpteur ? ou bien un chérubin vivant, cadeau de votre femme ? » Elle se tourna, en riant, du côté de la nourrice : « Hannah, vous avez l’air si sérieux que vous devez être affamée. Vous a-t-on donné à souper ?… » La femme se prit à sourire, disant qu’elle descendrait aussitôt qu’un des domestiques serait libre de la venir relever de garde. « Allez tout de suite, répliqua Rosamond… je reste ici, et me charge de l’enfant… Allez souper, et revenez d’ici à une demi-heure. »

Lorsque la nourrice fut partie, Rosamond plaça près du bureau une chaise destinée à Léonard, et s’assit elle-même à ses pieds, sur un tabouret. Son inconstante humeur parut subir, à ce moment, une nouvelle métamorphose. Sa figure devint pensive, son regard s’adoucit, tandis qu’il se portait tantôt sur son époux, tantôt sur le lit où, à côté de lui, dormait l’enfant. Après une ou deux minutes de silence, elle prit une des mains de Léonard, la posa sur son genou, et appuyant sa joue sur cette main chérie :

« Lenny, lui dit-elle avec une certaine mélancolie… je ne suis pas bien sûre que personne, ici-bas, puisse goûter le bonheur dans toute sa perfection.

— Et qu’est-ce qui vous en fait douter, ma chérie ?

— C’est que je devrais être parfaitement heureuse, et cependant…

— Cependant… ?

— Cependant, si heureuse que je sois, il me semble que je ne dois jamais l’être absolument… Je le serais à l’heure présente, sans une toute petite chose… Vous devinez bien, sans doute, de quoi je veux parler.

— Peut-être : mais je voudrais l’entendre de votre bouche.

— Eh bien, depuis que cet enfant nous est né, mon ami, j’ai toujours eu au cœur une sorte de remords, surtout quand nous sommes à nous trois, comme maintenant ; un petit chagrin, que je ne puis chasser, et qui vous concerne.

— Qui me concerne ?… Levez la tête, Rosamond, et rapprochez-vous de moi… je sens quelque chose sur ma main, quelque chose qui me dit que vous pleurez. »

Elle se leva aussitôt, et posa sa joue tout contre celle de son mari.

« Mon bien cher, dit-elle, l’étreignant fortement de ses deux bras… l’ami de mon cœur… jamais vous n’avez vu notre enfant.

— Si, Rosamond, je le vois avec vos yeux.

— Oh ! Lenny… je vous dis tout ce que je puis vous dire… je fais de mon mieux pour éclairer cette cruelle obscurité qui vous cache la charmante petite figure qui repose là, tout près de vous !… Mais pourrai-je vous peindre sa petite mine quand il commencera à comprendre ? Pourrai-je vous conter les mille jolies petites méprises qu’il commettra quand il voudra marcher ?… Dieu, certes, s’est montré généreux pour nous… Mais le sentiment de votre affliction pèse sur moi bien plus écrasant que jamais, maintenant que je suis plus à vous, et plus que votre femme… maintenant que je suis la mère de votre fils.

— Cette affliction, cependant, devrait vous être moins lourde, puisqu’il vous a été donné de me la rendre plus légère.

— En vérité ? Est-ce bien vrai ?… là, bien, bien vrai ? Quel noble emploi de ma vie, si elle peut servir à ceci ! Et quelle consolation de vous entendre dire, comme tout à l’heure, que vous voyez par mes yeux !… Ah ! ils vous serviront toujours, oui, toujours, et aussi fidèlement que s’ils étaient à vous. La moindre bagatelle dont la vue m’inspirera quelque intérêt, vous aussi, cher, vous l’aurez vue, ou autant vaudra, je vous jure. Avec tout autre mari, j’aurais peut-être eu mes petits secrets, bien innocents ; mais avec vous, me réserver même une pensée me paraîtrait une bassesse, une cruauté, un avantage tiré du tort que la Providence vous a fait… Je vous aime tant, Lenny !… bien plus que le jour où je suis devenue votre femme… Je n’aurais jamais cru ceci possible… pourtant cela est… Vous êtes, à mes yeux, et bien plus beau, et bien plus spirituel, et bien plus précieux pour moi, de toute façon… Mais je vous redis sans cesse les mêmes choses, je rabâche, n’est-il pas vrai ?… N’êtes-vous pas ennuyé de les entendre toujours ?… Non ?… En êtes-vous bien sûr ?… bien, bien, bien sûr ?… »

Elle s’arrêta, un sourire sur les lèvres et des larmes plein les yeux. Juste à ce moment, l’enfant remua dans son berceau, et attira son attention… Elle replaça autour de lui les draps qu’il avait dérangés, le couva silencieusement du regard, et puis se rassit sur le tabouret aux pieds de Léonard.

« Baby a le visage tout à fait tourné de votre côté, dit-elle. Voulez-vous savoir exactement quelle mine il fait, comment est son lit, et comment sa chambrette est meublée ? »

Sans attendre la réponse, elle se mit à décrire l’aspect de l’enfant et la manière dont il était posé, avec cette merveilleuse minutie qui caractérise les observations féminines. À mesure qu’elle parlait, l’élasticité de son heureux naturel lui permit de reprendre toute sa gaieté, qui revint rayonner sur son front brillant de jeunesse. Lorsque la nourrice reparut, Rosamond causait avec son animation ordinaire, et elle était parvenue, comme cela ne manquait guère, à égayer son mari.

Une fois qu’ils furent rentrés au salon, elle ouvrit le piano, et s’installa pour faire de la musique.

« Vous aurez votre concert, comme tous les soirs, Lenny, disait-elle. Sans cela je vous reparlerais du sujet prohibé : la chambre aux Myrtes. »

Elle joua quelques-uns des airs favoris de M. Frankland, avec un mélange de sentiment et de caprice qui semblait prêter aux mélodies que ses doigts faisaient jaillir le charme de sa propre nature. Après avoir exécuté tous les airs qui lui revenaient le plus facilement à la mémoire, elle termina par la Dernière Pensée de Weber[1]. C’était le morceau que Léonard aimait par-dessus tous les autres. Aussi le gardait-on pour couronnement et charme suprême de ces petits concerts domestiques.

Elle ralentit la mesure en arrivant aux dernières notes de cet air vraiment inspiré ; puis, quittant tout à coup le piano, elle traversa le salon à la hâte, et se rapprocha de la cheminée.

« Vraiment, depuis une ou deux minutes, il fait plus froid, dit-elle, s’agenouillant devant le foyer pour exposer de plus près ses mains et son visage au rayonnement de la chaleur.

— Bah ? dit Léonard ; je n’ai pas senti le moindre changement de température.

— Peut-être ai-je pris mal, dit Rosamond… Ou peut-être encore, ajouta-t-elle en riant d’un rire contraint, le souffle qui précède le spectre de la Dame du Nord est-il arrivé jusqu’à moi,… j’ai certainement senti passer sur moi comme une haleine glacée, Lenny, tandis que je jouais les dernières notes de Weber.

— Vous plaisantez, Rosamond ?… Non ?… alors… vous vous êtes fatiguée outre mesure, agitée outre mesure… Dites à votre femme de chambre de vous préparer un peu de vin trempé, que vous boirez chaud avec du sucre, et mettez-vous bien vite au lit. »

Rosamond, penchée vers le feu, s’en approcha davantage encore. « Il est heureux, disait-elle, que je se sois pas superstitieuse… sans cela, je me serais crue prédestinée à rencontrer le Spectre. »



  1. Cette valse, par parenthèse, n’est pas de Weber (Note du traducteur.)