Le Secret (Collins)/Livre V/1

Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 239-246).


CHAPITRE PREMIER.

Un vieil ami et un nouveau plan.


En affirmant positivement que le jeune ouvrier, occupé en apparence à travailler sur la lande, l’avait suivie, elle et son oncle, jusque au chef-lieu du district, Sarah s’était rencontrée avec la vérité la plus vraie. Jacob, en effet, ne les avait perdus de vue qu’à leur entrée dans l’auberge, et, après avoir fait sentinelle devant la porte, assez longtemps pour s’assurer qu’ils ne continueraient pas leur voyage ce soir-là même, il était retourné à Porthgenna-Tower faire son rapport et réclamer la récompense promise.

Le même soir, la femme de charge et l’intendant se cotisèrent afin d’écrire, à frais communs, une lettre pour mistress Frankland ; ils lui rendaient compte de tout ce qui s’était passé depuis le moment où les visiteurs s’étaient présentés, jusqu’à celui où le garçon jardinier les avait laissés installés dans l’auberge. En cette composition s’étaient enguirlandées toutes les fleurs de rhétorique dont eût pu s’aviser M. Munder. Aussi était-elle, en tant que narration, d’une longueur démesurée, et, en tant que procès-verbal, d’une confusion désespérante.

Inutile de dire que, nonobstant toutes ses longueurs et ses absurdités, cette lettre fut lue avec le plus vif intérêt par mistress Frankland ; son mari et M. Orridge, qui tous deux en reçurent communication, furent aussi étonnés, aussi intrigués qu’elle l’était elle-même. Encore que, apprenant le départ de mistress Jazeph pour le pays de Cornouailles, ils eussent été amenés à regarder comme fort possible qu’elle se présentât à Porthgenna, et bien que la lettre de Rosamond à sa femme de charge eût été précisément écrite en vue de cette probabilité, ni elle ni son mari, néanmoins, n’étaient préparés à voir se réaliser si tôt les soupçons qu’ils avaient conçus à ce sujet. Au surplus, l’étonnement que leur inspira, pris en bloc, le contenu de cette lettre, n’était rien, comparé à celui que leur causèrent, en particulier, les passages relatifs à l’oncle Joseph. Ce nouvel élément, qui venait compliquer le mystère de mistress Jazeph et de la chambre aux Myrtes en introduisant sur la scène un étranger inconnu, et en le rattachant étroitement aux incidents bizarres qui venaient de s’accomplir dans l’enceinte du vieux manoir, les dépistait tous très-complètement. La lettre fut lue et relue, et discutée de fort près, paragraphe après paragraphe. Le docteur l’annota soigneusement, pour tâcher d’extraire les faits précis qu’elle pouvait contenir, de la masse de mots insignifiants dans laquelle M. Munder les avait longuement et savamment noyés. Enfin, après avoir tant pris de peine pour la rendre intelligible, il fallut bien la reconnaître pour le plus mystérieux et le plus inextricable document qu’eût jamais tracé la plume d’un mortel.

Après, que, de désespoir, la lettre eut été abandonnée, la première idée un peu pratique fut suggérée par Rosamond. Elle proposa de partir sur-le-champ pour Porthgenna, elle et son mari, avec le baby, cela va sans le dire, pour soumettre à une enquête minutieuse les incidents relatifs à mistress Jazeph et à l’étranger qui l’avait accompagnée ; on examinerait aussi les passages nord de l’habitation, pour savoir s’il n’y aurait pas moyen d’arriver à quelques conjectures un peu fondées sur l’emplacement de la chambre aux Myrtes, pendant que tous ces incidents, encore de fraîche date, étaient présents à la mémoire des témoins qu’on allait interroger. Le plan ainsi exposé rencontra, de la part de M. Orridge, des objections médicales : mistress Frankland s’était enrhumée, à sa première sortie, en s’exposant à l’air sans assez de précautions ; et le docteur lui refusa l’autorisation de voyager avant huit jours au moins, si tant est que huit jours dussent suffire à son rétablissement.

M. Frankland mit ensuite en avant ses propres idées. Il se déclarait parfaitement convaincu qu’on ne pénétrerait jamais le mystère de la chambre aux Myrtes, si on ne trouvait pas un moyen quelconque d’entrer en communication avec mistress Jazeph. D’autre chose, à son avis, il ne fallait pas se mettre en peine ; et, en attendant les démarches ultérieures qu’on pourrait faire dans ce but, il proposa d’envoyer le valet de chambre venu avec lui à West-Winston, homme de confiance qui le servait depuis plusieurs années, et dont il connaissait le zèle, l’activité, l’intelligence, de l’envoyer, disons-nous, à Porthgenna-Tower, afin d’y prendre immédiatement tous les renseignements nécessaires, et d’examiner aussi en détail les bâtiments du nord.

Cet avis fut suivi aussitôt qu’ouvert. En une heure de temps le valet de chambre fut expédié vers le Cornouailles, avec des instructions détaillées sur ce qu’il avait à y faire, et bien pourvu d’argent pour le cas où il lui deviendrait indispensable d’associer d’autres personnes aux recherches qui lui étaient ordonnées. Dans le temps voulu, un rapport qu’il avait dressé parvint à son maître ; ce rapport n’avait rien d’encourageant. À partir du chef-lieu de district, toute trace de mistress Jazeph et de son compagnon avait complètement disparu. Des investigations, faites de tous côtés, n’avaient pas produit le moindre renseignement. On avait bien trouvé, sur différents points du pays, et dans des directions fort opposées, des personnes prêtes à déclarer qu’elles avaient vu les deux voyageurs dont on leur donnait le signalement, la dame aux vêtements bruns, et le vieillard étranger ; mais, interrogées sur la direction que paraissaient suivre ces deux individus, elles répondaient par des renseignements obscurs et contradictoires. Aucune peine n’avait été épargnée, on n’avait reculé devant aucune dépense ; mais, jusqu’à ce moment, on n’avait obtenu aucune indication de quelque valeur. Si la dame inconnue et l’étranger qui l’escortait avaient pris à l’est ou à l’ouest, au nord ou au midi, c’était plus que n’en savait, pour le présent, le domestique de mistress Frankland.

L’examen des appartements du nord ne donnait pas lieu à un compte rendu plus satisfaisant. Ici encore, on n’avait rien pu découvrir d’essentiel. Le domestique avait compté jusqu’à vingt-deux pièces différentes dans le corps de logis inhabité : six au rez-de-chaussée ouvrant sur le jardin désert, huit au premier étage, et huit au second. Il avait scrupuleusement examiné toutes les portes, de la cave au grenier, et en était arrivé à conclure qu’aucune d’elles n’avait dû être ouverte. Des façons d’agir de la dame elle-même, il n’y avait rien à tirer. Si on devait s’en rapporter au témoignage de la cuisinière, elle avait laissé tomber le paquet de clefs dans le vestibule. D’après l’affirmation de la femme de charge et de l’intendant, on l’avait trouvée étendue, sans connaissance, au sommet du premier degré. Dans cette position, la porte en face d’elle ne paraissait pas avoir été ouverte plus que n’importe laquelle des vingt et une autres. On ne pouvait décider si la porte dont elle voulait se procurer l’accès était une des huit du premier étage, ou bien si elle s’était trouvée mal en essayant de monter plus haut, dans quelque pièce située au second. On ne pouvait donc, de tout ce qui s’était passé, déduire que deux probabilités : d’abord il semblait constant que la dame en question avait été empêchée de parvenir jusqu’à la chambre aux Myrtes, et avait échoué, sous ce rapport, dans son entreprise ; en second lieu, il fallait bien penser, d’après l’endroit où elle avait été trouvée évanouie et celui où on avait constaté la chute du paquet de clefs, que la chambre aux Myrtes n’était pas au rez-de-chaussée, et comptait, dès lors, parmi les seize pièces des deux étages supérieurs. L’auteur du rapport, ceci dit, déclarait n’avoir plus rien à mentionner, si ce n’est que, pour le cas où on aurait de nouveaux ordres à lui envoyer, il s’était décidé à ne point quitter Porthgenna.

Que restait-il à faire ? Telle était la question qui s’offrait naturellement, après le récit de ces infructueuses recherches. Mais une réponse à cette question n’était pas la chose du monde la plus aisée à trouver. Mistress Frankland n’avait plus rien à proposer, non plus que M. Frankland, et le docteur restait muet. Plus ils tracassaient leur cerveau pour en extraire quelque idée nouvelle, mieux s’accusait le vide de cet organe infécond. Enfin, et en désespoir de cause, Rosamond proposa de recourir à une quatrième personne dont on pût se regarder comme tout à fait sûr, et pria son mari de lui permettre d’écrire, pour lui soumettre la difficulté qui les arrêtait, au ministre de Long-Beckley. Le docteur Chennery était leur plus ancien ami et conseiller. Il les avait connus, tous les deux, encore enfants. Il était au courant des annales de leur famille ; il prenait à leur destinée un intérêt paternel, et il possédait cette qualité si précieuse du « gros bon sens, » qui le leur désignait, en ce moment, comme le plus apte de tous à les tirer d’embarras ; son zèle, d’ailleurs, ne pouvait faire doute.

M. Frankland tomba immédiatement d’accord avec sa femme, et Rosamond ne tarda pas d’une minute à écrire au docteur Chennery, l’informant de tout ce qui s’était passé depuis le moment où mistress Jazeph lui avait été présentée, et lui demandant, pour elle et son mari, les conseils de sa vieille expérience. Le courrier suivant apporta une réponse qui prouvait à quel point la confiance de Rosamond était fondée. Non-seulement son vieil ami comprenait et partageait l’ardente curiosité que lui avaient inspirée le langage et la manière d’être de mistress Jazeph, mais encore il avait imaginé un plan qui, selon lui, devait conduire à préciser l’emplacement de la chambre aux Myrtes.

Avant d’expliquer en quoi consistait ce plan, le digne ministre se prononçait énergiquement contre toute démarche ayant pour objet de découvrir mistress Jazeph. D’après les circonstances qui lui étaient relatées, ce serait en pure perte qu’on se mettrait à sa poursuite. Tenant ce point pour bien établi, il s’attacherait donc uniquement à résoudre cette question, de beaucoup la plus essentielle : comment devaient s’y prendre M. et mistress Frankland, pour pénétrer, sans avoir recours à personne, le mystère de la chambre aux Myrtes.

Sur ce point, le docteur Chennery déclarait avoir une conviction bien affermie, et, par manière d’exorde, il prévenait Rosamond contre l’étonnement que cette conviction allait lui causer. Tenant pour incontestable que les jeunes gens ne pouvaient espérer découvrir la chambre en question, s’ils n’étaient aidés par quelqu’un mieux au fait qu’ils ne pouvaient l’être des localités à explorer, le ministre désignait, comme le seul individu en état de leur fournir les informations requises, un personnage dont on ne se serait guère avisé : le morose et misanthropique parent de Rosamond, Andrew Treverton.

À l’appui de cette surprenante désignation, le docteur Chennery donnait deux motifs. Andrew, tout d’abord, était le seul membre survivant de la dernière génération qui eût vécu à Porthgenna-Tower, dans le temps où les traditions relatives aux appartements du nord se perpétuaient encore dans la mémoire des habitants de cette résidence seigneuriale. Les gens qui maintenant l’occupaient étaient des étrangers, investis de leurs fonctions par M. Frankland le père ; et les serviteurs qui jadis avaient été aux gages du capitaine Treverton, étaient ou morts ou dispersés. Il n’existait donc qu’une seule personne dont les souvenirs pussent être utiles à M. et à mistress Frankland, et cette personne était, sans conteste, le frère de l’ancien propriétaire de Porthgenna-Tower.

De plus, même dans le cas où la mémoire d’Andrew Treverton ferait défaut à la curiosité de Rosamond, une chance s’offrait encore ; c’était qu’il fût en possession de quelque document, écrit ou imprimé, qui aidât à retrouver l’emplacement de la chambre aux Myrtes. En vertu du testament de son père, testament rédigé lorsque Andrew, encore tout jeune homme, allait partir pour le collége, et qui n’avait été modifié ni à l’époque de son départ d’Angleterre, ni, ultérieurement, à aucune autre, il avait hérité d’une très-vieille collection de livres, garnissant la bibliothèque de Porthgenna. Que si cette partie de la succession paternelle était encore dans ses mains, il était fort probable qu’on y trouverait quelque plan, quelque description du manoir tel qu’il était jadis, et qu’un document de ce genre fournirait les indications dont la nécessité venait de se révéler. Raison nouvelle de croire que, s’il existait un moyen quelconque d’arriver à savoir où était la chambre aux Myrtes, Andrew Treverton, plus que personne, était à même de se le procurer.

Ceci tenu pour certain, qu’il fallait inévitablement recourir à ce vieux misanthrope bourru, une autre question naissait : Comment entrer en communication avec lui ? Le ministre se rendait parfaitement compte qu’après la conduite inexcusable d’Andrew vis-à-vis le père et la mère de Rosamond, celle-ci ne pouvait guère, sous aucun prétexte, s’adresser directement à ce parent dénaturé. Mais on tournerait la difficulté en priant le docteur Chennery de servir d’intermédiaire à ces rapports forcés. Si petite que fût la sympathie de ce digne ecclésiastique pour la personne d’Andrew Treverton, et bien qu’il désapprouvât énergiquement les principes de ce vieillard insociable, il voulait bien mettre de côté ses objections et ses répugnances dans l’intérêt de ses jeunes amis ; et il se déclarait tout prêt, si Rosamond et son mari approuvaient cette démarche, à se rappeler par écrit au souvenir d’Andrew, et à lui demander, sous prétexte de curiosité archéologique, des renseignements sur le pavillon nord de Porthgenna-Tower : naturellement il lui demanderait, à titre spécial, sous quel nom particulier avait pu être désignée, autrefois, chaque pièce de ce corps de logis.

Tout en proposant ses services, le docteur ne cherchait pas à dissimuler qu’il croyait avoir peu de chances de recevoir une réponse de l’atrabilaire vieillard. Cependant, vu qu’en l’état des choses une espérance hasardeuse valait mieux que rien, il estimait qu’on devait risquer une tentative, d’après le plan de campagne qu’il venait de tracer. Si M. et mistress Frankland pouvaient imaginer un meilleur moyen d’ouvrir des communications avec Andrew Treverton, ou encore s’ils avaient découvert inopinément quelque méthode pour obtenir les renseignements qui leur manquaient, le docteur Chennery était tout disposé à subordonner ses idées aux leurs. En tout cas il devait les prier, en terminant, de se rappeler qu’il envisageait leurs intérêts comme les siens propres, et mettait à leur disposition tous les services qu’ils pourraient réclamer de lui.

Il ne fallut pas longtemps méditer sur cette amicale épître pour que Rosamond et son mari se sentissent convaincus qu’ils devaient, en toute reconnaissance, accepter l’offre du bon ministre. La démarche proposée offrait, on ne devait pas en douter, peu de chances de succès : mais, d’un autre côté, qu’attendre de favorable des investigations qu’ils pouvaient, d’eux-mêmes et sans aide, accomplir à Porthgenna ? Au moins y avait-il place pour un vague espoir dans cette requête du docteur, laquelle peut-être produirait quelques résultats : mais qu’espérer, pour l’éclaircissement d’un mystère relatif à une seule pièce, de recherches faites au hasard, dans une ignorance absolue de l’objet à découvrir, à travers deux rangées de chambres dont le nombre s’élevait à seize ? Influencée par ces considérations, Rosamond répondit au ministre, en le remerciant de ses bontés, pour le prier d’entrer en rapport avec Andrew Treverton, ainsi qu’il l’avait proposé lui-même, et cela dans le plus bref délai possible.

Le docteur Chennery se consacra, sans désemparer, à l’élaboration de son importante épître, prenant soin de n’invoquer, à l’appui de sa demande, que des raisons d’antiquaire ; sa prétendue curiosité au sujet des dispositions intérieures de Porthgenna-Tower, il l’attribuait à ses anciennes relations avec la famille Treverton, et à l’intérêt que devait naturellement lui inspirer le vieux manoir auquel se rattachaient si étroitement et leur nom et la destinée de leur race. Après en avoir appelé aux souvenirs de jeunesse qu’Andrew pouvait avoir conservés, il faisait un pas de plus, et hasardait une allusion aux vieux livres de la bibliothèque, parmi lesquels il avait idée, ajoutait-il, qu’on pourrait trouver quelque plan, quelque inventaire ou état de lieux, à l’aide duquel se combleraient les lacunes qui existeraient dans les souvenirs de M. Treverton relatifs aux noms et à la disposition des appartements du pavillon nord. Avant de conclure, il prenait la liberté d’ajouter que le prêt de n’importe quel document pouvant éclairer la question ainsi posée, ou même la simple permission d’en faire faire extrait, serait un véritable service, dont il tiendrait le plus grand compte : et, dans un post-scriptum, il avait soin d’insinuer que, pour épargner à M. Treverton toute espèce de dérangement, on irait, le lendemain même du jour où la lettre lui aurait été remise, chercher la réponse qu’il pourrait y vouloir faire.

Après avoir ainsi complété sa missive, le ministre, augurant d’ailleurs assez mal de ce qui devait en résulter, l’adressa sous enveloppe à son homme d’affaires, à Londres, en le priant d’ailleurs de la faire parvenir par l’entremise d’une personne sûre, laquelle, dès le lendemain, irait prendre la réponse.

Trois jours après le départ de cette lettre, on n’avait encore aucune nouvelle du docteur Chennery. Rosamond obtint enfin de ses médecins l’autorisation de voyager. Prenant congé de M. Orridge, auquel on promit, à plusieurs reprises, de lui faire savoir où en seraient les recherches relatives à la chambre aux Myrtes, M. et mistress Frankland partirent de West-Winston, et, pour la troisième fois, se remirent en route vers Porthgenna-Tower.