Le Secret (Collins)/Livre IV/2

Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 171-187).


CHAPITRE II.

Hors du manoir.


La matinée suivante n’apporta aucun changement dans les projets élaborés ce soir-là par l’oncle Joseph. Au sein de l’espèce de chaos qu’avaient produit dans son intelligence les récits et les plans de sa nièce, une idée simple avait fini par se dégager : c’est que Sarah était opiniâtrement résolue à se placer, sinon dans un péril positif, au moins dans une situation fort chanceuse. Une fois convaincu de ceci, tous ses instincts affectueux se réveillèrent à la fois, son besoin de dévouement se fit jour, et de là sa ferme détermination de ne pas laisser partir Sarah toute seule. Il s’y réfugia comme dans le meilleur abri contre toutes les anxiétés, les perplexités, le vague malaise, les craintes enfin, où l’avaient jeté la physionomie de sa nièce, le langage tenu par elle, et sa conduite mystérieuse. Appuyé sur la seule force qu’il y eût en lui, la force d’une générosité prête à tous les sacrifices, lorsque sa nièce et lui, le matin, se revirent, et lorsqu’il l’entendit se blâmer du dévouement qu’elle acceptait, des hasards sérieux auxquels elle souffrait qu’il s’exposât en son honneur, il refusa, tout aussi obstinément que la veille, de prêter l’oreille à ses discours. Inutile, disait-il, d’ajouter un seul mot à ce qui avait été convenu. Renonçait-elle à partir pour Porthgenna ? En ce cas, elle n’avait qu’à le dire ; sinon, ce serait user inutilement sa poitrine que de causer davantage, car il était parfaitement sourd à tout ce qu’elle pourrait inventer en fait de remontrances. S’étant ainsi expliqué fort catégoriquement, l’oncle Joseph tint la question pour vidée, et voulut rendre à la conversation une tournure plus gaie, plus pratique aussi, en demandant à sa nièce comment elle avait passé la nuit.

« J’étais trop inquiète pour dormir, répondit-elle… Je ne puis, comme tant d’autres, lutter contre mes appréhensions et mes terreurs. Elles m’ont tenue toute la nuit aussi éveillée, aussi fortement préoccupée que s’il eût fait jour.

— Préoccupée de quoi ? demanda l’oncle Joseph… De la lettre cachée ?… du manoir de Porthgenna ?… de la chambre aux Myrtes ?…

— Des moyens de pénétrer dans la chambre aux Myrtes, répondit-elle ; plus je veux mûrir ce projet et prévoir d’avance ce qu’il y a de mieux à faire, plus il me semble que je suis à bout de ressources et d’invention. Croiriez-vous, mon oncle, que j’ai passé toute la nuit dernière à chercher un prétexte pour obtenir d’être admise à franchir le seuil de Porthgenna-Tower, et que néanmoins, si j’étais, à ce moment même, sur ce seuil qui m’effraye, je ne saurais que dire au domestique en face duquel je me trouverais ?… Comment persuader à ces gens de nous laisser entrer ?… Comment, alors même que nous serions entrés, me dérober à leur surveillance… Pouvez-vous me donner quelque idée à ce sujet ?… Si vous le pouvez, cher oncle, vous le ferez, j’en suis bien certaine… Eh bien, venez à mon aide en ceci, et je réponds de tout le reste… Si les clefs sont encore où on les gardait de mon temps, je n’ai besoin que d’être libre pendant dix minutes… Dix minutes… dix petites minutes pour libérer la fin de ma vie de ces angoisses qui en ont flétri le commencement… pour m’aider à vieillir dans le calme et la résignation… si toutefois c’est la volonté de Dieu que rien n’abrège pour moi le cours ordinaire de l’existence… Oh ! qu’ils sont heureux, les gens à qui ne manque jamais le courage dont ils ont besoin, qui sont toujours alertes et prompts, pleins de sang-froid et d’inventions !… Vous êtes, mon oncle, bien autrement préparé à tout que ne l’est votre propre nièce… Vous m’avez promis, hier soir, de réfléchir aux conseils que vous auriez à me donner… Vos réflexions, à quoi ont-elles abouti ?… Si seulement vous me l’appreniez, de quelle inquiétude ne me tireriez-vous pas ! »

L’oncle Joseph exprima son consentement par un geste de tête, prit une physionomie des plus énormément graves, et posa lentement l’index sur un côté de son nez.

« Que vous promis-je hier soir ? dit-il. N’était-ce pas de décrocher ma pipe, et de lui demander son aide pour mieux réfléchir ?… À merveille… J’ai donc fumé trois pipes, et il m’est venu trois idées. Ma première idée fut : « Attendons ! » Ma seconde idée fut aussi qu’il fallait attendre. Ma troisième idée, bien définitivement, est qu’il ne faut rien précipiter. Vous avez dit, Sarah, que je vous tranquilliserais en vous faisant connaître le résultat de mes réflexions… Eh bien, vous l’avez… Voilà le résultat… Vous êtes tranquillisée ?… Tout va bien.

— Attendre ? répéta Sarah, dont l’air complètement abasourdi n’annonçait pas précisément un calme parfait… Je crains bien, cher oncle, de n’avoir pas compris. Attendre, quoi ?… attendre, jusques à quand ?

— Attendre, bien sûr, que nous soyons arrivés au vieux manoir… Attendre que nous ayons la porte en face de nous… Il sera temps, alors, de songer à nous la faire ouvrir, dit l’oncle Joseph avec l’accent de la plus profonde conviction… Vous comprenez, maintenant ?

— Oui… c’est-à-dire je comprends un peu mieux qu’auparavant… mais il reste encore une difficulté… Je vais vous dire, mon oncle, plus que je n’ai jamais projeté de dire à personne… Je vous dirai donc que la lettre est sous clef…

— Sous clef dans une chambre ?…

— Pire que cela…, sous clef dans un meuble à l’intérieur de la chambre… La clef qui ouvre la porte de cette chambre, même si je l’avais… cette clef n’est pas tout ce qu’il me faut… Il y a une autre clef… une toute petite clef… »

Ici elle s’arrêta avec un regard tout effaré.

« Une petite clef que vous avez perdue ? demanda l’oncle Joseph.

— Non ; je l’ai jetée dans le puits du village, le matin où je m’échappai de Porthgenna… Oh ! si seulement je l’avais conservée !… Si j’avais pu penser que je pourrais un jour en avoir besoin…

— À ceci, pour le moment, je ne vois pas grand remède… Dites-moi, Sarah : de quelle espèce est ce meuble dans lequel la lettre est renfermée ?

— J’ai peur que les murailles mêmes ne m’entendent.

— Quelle plaisanterie !… Voyons… dites-le-moi tout bas. »

Sarah jeta autour d’elle un regard méfiant, et, se penchant à l’oreille du vieillard, y laissa tomber quelques mots. Il l’écoutait avec une avide attention, et se prit à rire quand elle eut fini.

« Bah ! s’écria-t-il. Si c’est là tout, ayez bon courage… Comme vous le dites, vous autres coquins d’Anglais, c’est aussi facile que de mentir… Vous pourrez, mon enfant, forcer vous-même cette serrure.

— La forcer, moi ?… Et comment ? »

L’oncle Joseph alla vers la banquette fermée de la fenêtre, faite à la vieille mode, pour servir de caisse en même temps que de siége. Il leva le couvercle, chercha parmi les instruments jetés pêle-mêle dans ce réceptacle, et en tira un ciseau.

« Regardez, disait-il, se servant de la banquette même pour montrer comment il fallait user de l’outil… Vous l’introduisez ainsi… Cric !… Vous le soulevez ensuite… Crac ! C’est l’affaire de quelques secondes… Cric, crac… et le verrou est hors de la gâche… Prenez vous-même ce ciseau ; enveloppez-le dans ce morceau de gros papier, et fourrez-le dans votre poche… Qu’attendez-vous donc ?… Voulez-vous que je vous montre encore une fois la chose, ou vous sentez-vous en état de vous tirer d’affaire ?

— Je voudrais encore une leçon, cher oncle… Mais pas maintenant, pas avant que nous soyons arrivés au but de notre voyage.

— Fort bien… Alors je puis achever ma malle, et aller m’enquérir d’une voiture… D’abord, et avant tout, Mozart va mettre sa grande redingote pour voyager avec nous. » Il prit à ces mots la boîte à musique, qu’il plaça soigneusement dans une enveloppe de cuir, laquelle, au moyen d’une sorte de bretelle, tenait sur une de ses épaules… « Maintenant, voici ma pipe… le tabac pour l’alimenter… et les allumettes pour y mettre le feu… En dernier, mon vieux havresac allemand, que j’ai garni hier au soir… Regardez un peu… Chemise, bonnet de nuit, peigne, mouchoir de poche, col noir… Supposez que je suis empereur… que me faut-il de plus, je vous prie ?… À merveille… J’ai donc Mozart… j’ai la pipe… j’ai le havresac… j’ai… Ah ! doucement !… N’oublions pas la vieille bourse de cuir… Tenez, la voilà !… Écoutez… ting, ting, ting !… Il y a des sonnettes, là dedans… Ah ! Cuir, mon ami, vous serez un peu moins lourd, je vous en préviens, quand nous rentrerons au logis… Ainsi donc, nous sommes au grand complet… en tenue de marche, de la tête aux pieds. Sarah, mon enfant, je vous dis adieu pour une demi-heure… Vous allez tâcher de vous distraire par ici, tandis que j’irai à la recherche d’une voiture. »

Quand l’oncle Joseph revint, il rapporta à sa nièce la bonne nouvelle que dans une heure une diligence devait passer par Truro, laquelle les déposerait à une station d’où ils n’auraient que cinq à six milles à faire pour se rendre au bureau de la poste de Porthgenna. Le seul moyen d’y arriver directement eût été d’attendre une diligence de nuit, chargée du service des dépêches, laquelle traversait Truro à deux heures du matin, heure des plus incommodes. Étant d’avis que voyager à l’heure où l’on dort est transformer un plaisir en fatigue, l’oncle Joseph proposa de prendre la diligence de jour, sauf à louer ensuite n’importe quel moyen de transport, pour sa nièce et lui, jusqu’au bureau de poste. Par cet arrangement, outre qu’ils s’assuraient un voyage plus commode, ils perdraient le moins de temps possible à Truro, avant de se mettre en route vers Porthgenna.

Ce plan fut adopté. Lorsque la diligence fit halte pour changer de chevaux, l’oncle Joseph et sa nièce se trouvaient déjà au relais pour prendre leurs places. L’intérieur était vide, à une exception près. En deux heures ils furent transportés à la station la plus voisine de l’endroit où ils se rendaient. Là, ils louèrent une chaise de poste, et arrivèrent entre une et deux heures de l’après-midi à la poste de Porthgenna.

Renvoyant leur voiture dès qu’ils furent arrivés à l’auberge, par un surcroît de précautions qu’avait suggéré Sarah, ils se mirent en route, à travers la lande marécageuse, pour se rendre au vieux manoir. Au sortir de la ville, ils rencontrèrent le facteur, qui rentrait de sa tournée du matin dans les districts environnants. Ce jour-là, son sac avait été bien plus lourd, et sa promenade bien plus longue qu’à l’ordinaire. Parmi les lettres extra qui lui avaient valu cet excédant de besogne, il en était une adressée à la femme de charge de Porthgenna-Tower, qu’il avait remise de fort bonne heure, en commençant sa ronde.

Pendant toute la durée du voyage, l’oncle Joseph n’avait pas fait une seule allusion à l’objet en vue duquel ce voyage s’accomplissait. Avec la simplicité de l’enfant, il avait aussi de l’enfant la souple et facile disposition. Les anxiétés et les prévisions sinistres qui troublaient l’esprit de sa nièce, et l’attristaient, et la rendaient muette, ne jetaient aucune ombre sur la sérénité radieuse du bon vieillard. N’eût-il, en réalité, voyagé que pour son agrément, il n’aurait pas joui plus complètement des petits incidents et des spectacles variés que la route lui offrait. Il prenait au passage le bonheur que chaque minute lui pouvait donner, avec autant d’empressement et de reconnaissance que s’il n’y eût eu dans l’avenir ni incertitudes, ni difficultés, ni dangers embusqués au bout du voyage. Il n’était pas depuis une demi-heure en voiture, que déjà il racontait à la personne qui se trouvait en tiers avec eux (une vieille dame, d’aspect sévère, qui le regardait avec un étonnement inexprimable), toute l’histoire de la boîte à musique, récit intéressant qu’il acheva en faisant jouer ladite boîte, nonobstant tout le bruit que les roues se purent permettre. La diligence une fois quittée, il se montra tout aussi sociable avec le postillon qui les menait, vantant la supériorité de la bière allemande sur le cidre du Cornouailles, et faisant toute sorte de remarques joyeuses, dont il goûtait pleinement la saveur grotesque, sur tout ce qu’ils rencontraient le long de la route. Ce fut seulement lorsque Sarah et lui se trouvèrent hors de la petite ville, et tout seuls sur la vaste lande qui l’entourait, ce fut seulement alors que ses façons d’agir changèrent, et qu’il redevint silencieux. Après avoir marché quelque temps sans rien dire, donnant le bras à sa nièce, il s’arrêta tout à coup, jeta sur elle un regard sérieux et bon, et posa sa main sur celle de Sarah.

« Il me reste encore une question à vous faire, lui dit-il : le voyage me l’avait fait sortir de la tête, mais elle n’a cessé d’être au fond de mon cœur. Quand nous aurons quitté ce manoir de Porthgenna, et une fois de retour chez nous, vous ne me quitterez pas, n’est-il pas vrai ? Vous resterez avec l’oncle Joseph ? Est-ce que vous dépendez encore de quelqu’un ? Est-ce que vous n’êtes pas encore libre et maîtresse de vos actions ?

— J’étais encore en condition il y a quelques jours, répondit-elle ; mais à présent je suis libre… J’ai perdu ma place.

— Ah ! vous avez perdu votre place ?… Et pourquoi ?

— Parce que je n’ai pu supporter d’entendre blâmer une personne innocente… Parce que… »

Elle se retint ; mais le peu de paroles qu’elle venait de prononcer avaient été dites avec une rougeur soudaine, et sur un ton si décidé, si emphatique, que le vieillard, ouvrant de grands yeux, contempla sa nièce avec un étonnement très-visible.

« Eh ! là, là !… s’écria-t-il… Mais quoi donc ?… Est-ce que vous avez eu quelque dispute ?

— Chut !… répondit Sarah… Et, pour le présent, ne me faites pas d’autres questions, ajouta-t-elle avec une insistance particulière… Je suis trop inquiète, trop effrayée pour y répondre… Voici, mon oncle, la lande de Porthgenna. Voici la route que je suivis, il y a seize ans, en m’échappant pour me rendre auprès de vous. Avançons, avançons, je vous en prie !… Je ne puis penser, en ce moment, qu’à l’habitation dont nous sommes si proches, et au danger que nous allons affronter. »

Ils marchèrent dès lors plus rapidement, et en silence. Une demi-heure de cette allure un peu forcée les amena sur le point le plus élevé du grand marécage, et développa sous leurs yeux, dans ses vastes proportions, toute la perspective occidentale.

Au-dessous d’eux se dressait, solitaire et sombre, la massive structure de Porthgenna-Tower, autour de laquelle on voyait déjà se glisser les premiers rayons du soleil couchant, éclairant les fenêtres de l’ouest. Là aussi se déroulait gracieusement, en méandres d’une blancheur éblouissante, le sentier serpentant sur les landes brunes. Là, plus bas encore, était la vieille église isolée, ayant à son flanc, comme un nid, le paisible cimetière. Et au-dessous, dans l’extrême pente, les chaumes dispersés des cabanes de pêcheurs. Enfin, par delà tout ceci, l’immuable splendeur de la mer, avec ses antiques lignes de bouillonnante écume, avec son antique marge de grèves jaunes, aux contours sinueux. Seize longues années, années si fécondes en chagrins, si fécondes en souffrances, si fécondes en changements de tout ordre, marqués par le battement des cœurs vivants, avaient passé sur la sépulcrale tranquillité de Porthgenna, et en avaient aussi peu changé l’aspect que si elles eussent été contenues dans le bref espace d’un seul jour.

Les moments où est à son apogée l’agitation de l’esprit qui habite en nous sont presque toujours ceux où ses manifestations extérieures sont le moins faciles à constater. Nos pensées ont un essor que nous ne pouvons suivre ; nos sentiments résident en des profondeurs qui nous sont inaccessibles. Combien est-il rare que des mots puissent nous servir, alors que nous sommes le plus en peine d’être servis par eux ! Combien est-il fréquent de sentir nos larmes se sécher dans nos yeux, quand nous éprouverions le plus vif soulagement à les sentir s’épancher ! Connaissez-vous en ce monde une émotion vraiment forte qui ait jamais trouvé son expression complète ? En face du vieillard et de sa nièce, quel tiers indifférent aurait pu deviner, en les voyant côte à côte, immobiles au milieu de la lande, que l’un regardait le paysage avec la curiosité toute simple d’un homme qui le voyait pour la première fois, tandis que l’autre le contemplait à travers les ressouvenirs d’une moitié d’existence ? Tous deux avaient les yeux secs ; tous deux se taisaient ; tous deux regardaient devant eux avec la même attention. Même entre eux, il n’y avait, à ce moment, aucune sympathie réelle, aucun intelligible appel de la pensée de l’un à celle de l’autre. La tranquille admiration que ce tableau avait éveillée dans l’âme du vieillard ne fut pas plus exprimée, quand ils se remirent en marche, et recommencèrent à se parler, en termes plus concis et plus terre à terre, que ne furent sincères les formules d’assentiment par lesquelles sa nièce répondit au peu qu’il disait. Combien de moments pareils, en cette vie éphémère, où les ressources tant vantées de la parole humaine nous faisant défaut, le vocabulaire ne nous offre que des couleurs effacées, et où la page à remplir demeure vide, faute de mots !

Descendant lentement la pente insensible des landes, l’oncle et la nièce se rapprochaient toujours davantage de Porthgenna-Tower. Ils n’étaient plus qu’à un quart d’heure environ du vieux manoir, lorsque Sarah fit halte en un endroit où un second sentier venait couper le chemin que jusqu’alors ils avaient suivi. À leur gauche, ce nouveau sentier s’en allait à perte de vue dans la vaste étendue des bruyères ; à leur droite, il menait directement vers l’église.

« Pourquoi maintenant nous arrêter ? demanda l’oncle Joseph, regardant d’abord d’un côté, puis de l’autre.

— Vous ennuierait-il de m’attendre ici quelques instants, mon cher oncle ?… Je ne puis rencontrer le chemin de l’église… » Et ici, elle s’arrêta, trouvant quelque embarras à s’expliquer… « Sans désirer… ne sachant guère ce qui nous attend lors que nous serons arrivés là-bas… sans désirer qu’il me soit permis de voir… de m’assurer… » Elle s’arrêta de nouveau, et tourna la tête vers l’église, de manière à ne pas laisser le moindre doute sur l’envie qu’elle éprouvait d’aller dans cette direction. Ces larmes, que la vue de Porthgenna ne lui avait pas tout d’abord arrachées, commençaient maintenant à lui monter aux yeux.

La délicatesse naturelle de l’oncle Joseph l’avertit qu’il valait mieux ne solliciter d’elle, en ce moment, aucune explication. « Allez où vous voudrez, voir ce que vous voudrez, dit-il, lui passant affectueusement la main sur l’épaule… Je resterai ici, fort à mon aise, tête à tête avec ma pipe… Mozart, d’ailleurs, sortira de sa cage, et chantera sa petite chanson dans ce bon air frais… » Tout en parlant, il détachait de son épaule le petit sac de cuir, en tirait la boîte à musique, et l’organisait de manière à lui faire jouer le second des deux airs qu’elle enfermait : le menuet de Don Giovanni. Au moment où Sarah s’éloignait, elle le laissa cherchant, non pas où il pourrait s’asseoir, mais, où il trouverait un coin de rocher assez plane et assez lisse pour y placer sa petite boîte. Lorsqu’il l’eut trouvé, il alluma sa pipe, et s’assit à terre pour jouir, en véritable épicurien, de son tabac et de sa musique.

« Ah ! ah ! s’écriait-il, regardant de tous côtés le sauvage aspect des lieux qui l’environnaient, et aussi tranquille du reste que s’il eût été à Truro, dans son petit salon… Ah ! ah ! mon ami Mozart, voilà une grande salle de concert… Vous êtes à votre aise pour chanter !… Ouf ! quel vent !… Il y en a vraiment assez pour emporter jusqu’en pleine mer vos jolis airs de danse, et les faire goûter de messieurs les matelots, tandis qu’ils s’en vont là-bas, secoués par leurs navires. »

Cependant Sarah se dirigeait rapidement vers l’église, et pénétrait dans l’enclos du petit cimetière. Ce même endroit où elle avait porté ses pas, le soir de la mort de sa maîtresse, elle s’y rendait encore seize ans après. Ici, du moins, le temps avait laissé des traces de son passage, et ces traces étaient des tombeaux. Combien de petits coins de terre, vides quand elle les avait vus pour la dernière fois, maintenant s’étaient remplis et portaient leur pierre tumulaire ! Cette fosse solitaire qu’elle était venue voir, et qui, à cette lointaine époque, se reconnaissait de loin, séparée des autres, elle avait maintenant, à droite et à gauche, des compagnes et des voisines. À grand’peine Sarah l’aurait-elle pu distinguer parmi elles, si cette tombe n’eût été plus maltraitée, plus brunie, plus rongée que ses cadettes, par les souffles de la bise marine et les larmes de l’orage. La petite butte avait conservé sa forme ; mais le gazon plus épais et plus haut, balayé comme il l’était par le vent, semblait adresser à la visiteuse un mélancolique salut de bienvenue. Agenouillée près de la pierre, elle essaya de déchiffrer l’inscription. La couche de peinture noire, qui faisait jadis mieux discerner les caractères en relief, avait été graduellement enlevée. Pour d’autres yeux que les siens, le nom du mort eût été bien difficile à retrouver. Elle poussa un profond soupir tout en suivant du doigt, l’une après l’autre, chaque lettre de l’épitaphe :

À LA MÉMOIRE
DE
HUGH POLWHEAL,
ÂGÉ DE 26 ANS,
MORT
DE LA CHUTE D’UN ROCHER
DANS
LES MINES DE PORTHGENNA,
LE 17 DÉCEMBRE 1823.

Sa main demeura sur les caractères funèbres, après qu’elle les eut ainsi épelés jusqu’à la dernière ligne ; puis, penchée en avant, Sarah posa ses lèvres sur la pierre froide.

« Cela vaut mieux ainsi, dit-elle, se relevant et jetant sur l’inscription mortuaire un dernier regard… Oui, mieux vaut que tu t’effaces. Moins d’yeux étrangers te verront ; moins de pas suivront mes pas de ce côté… Et lui n’en dormira que plus tranquille son sommeil éternel. »

Elle essuya quelques larmes venues au bord de ses yeux, cueillit quelques brins de gazon parmi les herbes qui recouvraient la fosse, et ensuite quitta le cimetière. Une fois de l’autre côté de la haie qui formait l’enclos, elle s’arrêta un instant, et, du corsage de sa robe, tira le petit volume des Hymnes de Wesley, qu’elle avait emporté avec elle le jour où elle avait furtivement quitté Porthgenna. Les restes flétris des brins d’herbe qu’elle avait cueillis sur la même tombe, il y avait seize ans de cela, se retrouvaient encore parmi les feuillets de ce livre si précieusement gardé. Elle y ajouta ceux qu’elle venait de prendre, replaça le volume dans le corsage de sa robe, et se hâta de traverser la lande pour aller rejoindre le vieillard qui l’attendait.

Elle le trouva empaquetant de nouveau la boîte à musique dans son enveloppe de cuir. « Bon vent ! dit-il, offrant la paume de sa main à la brise fraîche qui balayait les bruyères… Très-bon vent, si vous l’envisagez simplement pour ce qu’il est… Mauvais diable de vent par rapport à Mozart !… Il vous emporte un air comme il ferait du chapeau sur ma tête… Vous revenez, mon enfant, fort à propos, justement quand ma pipe est finie, justement lorsque Mozart est prêt à se remettre en route. Ah !… Sarah !… nous avons encore les yeux rouges… Qu’avez-vous donc rencontré qui vous ait fait pleurer ?… Bon, bon !… je comprends. Moins je vous ferai de questions, pour le quart d’heure, et meilleur gré vous m’en saurez… C’est bien… n’en parlons plus… Ah ! si fait, pourtant, j’ai encore une dernière question à vous poser… Pourquoi faisons-nous halte en cet endroit ?… Pourquoi ne pas continuer notre route ?

— Vous avez raison, cher oncle… Avançons sans plus tarder ! Je perdrai le peu de courage qui me reste, si nous demeurons plus longtemps à regarder le vieux château. »

Sans un seul instant de retard, ils descendirent le sentier. Arrivés où il finissait, ils se trouvèrent en face du mur qui fermait à l’est l’enceinte de Porthgenna-Tower. La principale entrée du manoir, entrée qui avait bien rarement servi dans ces dernières années, ouvrait sur la façade occidentale, et on y avait accès par une route en terrasse qui dominait la mer. On se servait, en général, d’une porte plus petite, ouvrant sur le côté sud du bâtiment, et qui, traversant les offices, conduisait au grand vestibule et à l’escalier du pavillon occidental. La vieille expérience qu’elle avait de ce séjour conduisit machinalement Sarah vers cette partie du manoir. Elle précédait, elle guidait son compagnon, et ils parvinrent ainsi à l’angle sud du mur oriental ; là elle s’arrêta, et regarda autour d’elle. Depuis qu’ils avaient rencontré le facteur, et durant toute la traversée des bruyères désertes, ils n’avaient pas aperçu une seule créature vivante. Et maintenant, bien qu’arrivés sous les murailles mêmes de Porthgenna, ni homme, ni femme, ni enfant, non pas même un animal domestique, ne se montrait encore.

« Quelle solitude ! dit Sarah, regardant autour d’elle avec méfiance. Bien plus complète que jamais je ne l’avais vue !…

— Si c’est pour me dire ce que je vois à merveille que vous m’arrêtez ici ! remarqua l’oncle Joseph, dont la joyeuseté invétérée eût tenu bon contre l’influence du Sahara lui-même.

— Non, non, répliqua-t-elle avec une vivacité inquiète ; mais la cloche qu’il faut faire sonner est si près maintenant… Nous en sommes à deux pas, ce coin une fois tourné… Je voudrais bien savoir ce que nous allons dire au domestique, une fois en face de lui… Vous m’avez assuré qu’il serait temps d’y songer quand nous serions arrivés devant la porte… Eh bien, mon oncle, nous y voici, ou bien près… Que ferons-nous ?

— La première chose à faire, dit l’oncle Joseph avec un mouvement d’épaules bien marqué, c’est sûrement… de sonner.

— Oui ; mais quand on viendra ouvrir… que dirons-nous ?

— Ce que nous dirons ? répéta l’oncle Joseph, fronçant les sourcils d’un air presque féroce, tant les pensées lui venaient péniblement, et, de l’index, il se toquait le front juste au-dessous de son chapeau ; ce que nous dirons ?… Attendez, attendez… attendez… attendez !… Ah !… j’y suis… Je sais… Vivez en paix, chère Sarah… À partir du moment où la porte sera ouverte, c’est moi qui me charge de répondre au domestique.

— Ah ! combien me voilà rassurée !… Que lui direz-vous ?

— Ce que je lui dirai ?… Tout bonnement ceci : « Comment allez-vous ?… Nous sommes venus voir le château. »

Après avoir ainsi démasqué la batterie à l’aide de laquelle il comptait forcer l’entrée de Porthgenna-Tower, le candide vieillard étendit les deux bras, recula de quelques pas, et regarda sa nièce d’un air qui voulait dire : « N’est-ce pas bien trouvé ? » Sa physionomie, d’ailleurs, était celle d’un homme qui vient de résoudre, par une simple opération de l’esprit, un problème des plus ardus.

Sarah le regardait, elle aussi, profondément étonnée. La conviction absolue dont sa figure portait l’empreinte ébranlait tout ce qui lui restait, à elle, de doutes et d’inquiétude. Le plus misérable de tous les misérables prétextes qu’elle avait tour à tour inventés, discutés et rejetés, pendant la nuit précédente, à cette fin d’être admise dans le manoir, était d’une profondeur machiavélique, comparé à l’expédient puéril dont le bon oncle Joseph venait de suggérer l’emploi. Et pourtant il était là, devant elle, parfaitement sûr, en apparence, d’être tombé sur une espèce de talisman destiné à renverser tous les obstacles. Ne sachant trop que dire, et n’ayant pas en ses doutes eux-mêmes assez de confiance pour oser exprimer ouvertement soit une opinion, soit une autre, elle se réfugia dans le seul asile qu’elle vît ouvert à ses irrésolutions : elle voulut gagner du temps.

« Vous êtes bon, bien bon, mon cher oncle, de vouloir bien vous charger de cette difficile réponse qu’il faut faire au domestique, dit-elle ; et le découragement caché de son cœur se trahissait, malgré tous ses soins, dans sa voix affaiblie, dans ses regards attristés et perplexes. Vous plairait-il, néanmoins, d’attendre encore un peu avant de sonner à cette porte ? Nous nous promènerons, d’ici à quelques minutes, le long de ce mur, où il n’est pas probable que personne nous aperçoive… Il me faut le temps de me préparer à l’épreuve que je vais traverser… Puis, dans le cas où le domestique ferait des difficultés pour nous admettre… je parle de ces difficultés impossibles à prévoir d’avance… ne serait-il pas à propos de préparer quelque chose à lui dire ?… Peut-être qu’en y songeant bien…

— Inutile, inutile ! interrompit l’oncle Joseph. Je n’ai que deux mots à dire au domestique, et… cric, crac !… vous verrez que nous entrerons… Maintenant, je me promènerai avec vous tant que vous voudrez… De ce que j’ai trouvé mon affaire en une minute, ce n’est pas une raison pour qu’en une minute aussi vous ayez trouvé la vôtre… Non, certes, ce n’est pas une raison. »

Ces mots dits avec un air protecteur et un sourire de satisfaction intérieure qui, dans des circonstances moins critiques, eussent été d’un comique achevé, le vieillard offrit le bras à sa nièce, et la ramena sur le terrain vague où projetait son ombre la muraille orientale de Porthgenna-Tower.

Pendant que Sarah, toujours hésitant, attendait ainsi à l’extérieur des murs, il arrivait, curieuse coïncidence ! qu’une autre personne, investie de l’autorité domestique la plus étendue, attendait aussi à l’intérieur, plongée dans des hésitations analogues. Cette personne n’était autre que la femme de charge de Porthgenna-Tower ; et la cause de sa perplexité n’était rien moins que la lettre à elle remise, le matin même de ce jour mémorable, par le facteur de la poste.

Cette lettre, venant de mistress Frankland, avait été écrite à l’issue d’une longue conférence entre elle, son mari et M. Orridge, après que ce dernier eut apporté, sur le compte de mistress Jazeph, les derniers renseignements qu’il eût pu se procurer.

La femme de charge avait relu deux ou trois fois, d’un bout à l’autre, ce précieux document, et chaque lecture la laissait plus intriguée, plus stupéfaite. Elle attendait maintenant le retour de l’intendant, M. Munder, appelé au dehors par quelques travaux à surveiller, et voulait avoir son avis sur la singulière communication qu’elle recevait de leur commune maîtresse.

Sarah et son oncle se promenaient encore de long en large à l’extérieur du mur de l’est, lorsque M. Munder entra chez la femme de charge. C’était un de ces hommes graves, grands, gros, à mine bénévole, qui, avec une tête en cône, une voix caverneuse, des gestes lents, une démarche lourde, parviennent, par un procédé tout passif, assez difficilement compris, à conquérir une grande réputation de sagesse, sans s’être donné le mal de dire ou de faire quoi que ce soit qui la puisse justifier. Aux environs de Porthgenna, on ne parlait de « monsieur l’intendant » que comme d’un personnage remarquablement judicieux et intelligent ; et la femme de charge, bien que très-perspicace en d’autres matières, partageait, sur ce point particulier, l’illusion générale.

« Bonjour, mistress Pentreath ! dit M. Munder. Y a-t-il du nouveau, ce matin ? »

Quel poids, quelle importance ne donnèrent pas à ces deux phrases si insignifiantes la voix creuse de l’intendant, et la lenteur méthodique de son débit !

« Assez de nouveau pour vous surprendre, monsieur Munder, répliqua la femme de charge. J’ai reçu ce matin, de mistress Frankland, une lettre dont je puis dire qu’en fait d’énigmes, je n’ai jamais rencontré la pareille. J’ai ordre de vous la communiquer, et je vous ai attendu toute la matinée pour savoir ce que vous en pensez. Veuillez vous asseoir et m’accorder toute votre attention ; cette lettre en a besoin, c’est moi qui vous le garantis. »

M. Munder s’assit, et devint aussitôt l’image même de l’attention, non pas de cette attention vulgaire qui peut, en quelques minutes, s’épuiser ou se lasser, mais de cette autre attention, pour ainsi dire magistrale, qui ne connaît pas de fatigue, et domine l’ennui comme le temps. La femme de charge, sans perdre ces précieuses minutes, les minutes de M. Munder, lesquelles, par rang d’importance, venaient immédiatement après celles du premier ministre, ouvrit la lettre de sa maîtresse, et, résistant à l’envie assez naturelle de risquer encore à ce sujet quelques mots de préface, elle livra aux méditations de l’intendant le premier paragraphe, ainsi conçu :

Mistress Pentreath,

Vous devez être fatiguée de ces lettres, où je vous annonce pour tel ou tel jour mon arrivée et celle de mon mari. Je pense donc qu’il vaut mieux, vous écrivant encore à ce sujet, ne pas prendre un troisième rendez-vous ; aussi vous dirai-je simplement que nous partirons de West-Winston pour Porthgenna aussitôt que le docteur m’aura permis le voyage.

« Jusque-là, remarqua mistress Pentreath, posant la lettre sur ses genoux, et la lissant et relissant avec un geste qui dénotait une certaine irritation, jusque-là rien de très-essentiel. La lettre me semble (bien entre nous, ceci) assez pauvrement écrite… Cette manière-là ressemble trop à la conversation familière pour approcher de ce que je crois être le style d’une grande dame ; mais ceci est affaire d’opinion… Je ne dirai pas, et je serai la dernière personne à dire que le début de la lettre de mistress Frankland n’est pas, en somme, parfaitement clair… C’est le milieu et la fin qui me donnent le désir de vous consulter, monsieur Munder.

— Fort bien, » dit M. Munder. Rien que deux mots, comme on voit ; mais que de bon sens dans ces deux mots ! La femme de charge s’éclaircit la voix avec un effort remarquablement bruyant, et continua sa lecture :

Mon principal objet en vous écrivant aujourd’hui est de vous engager de la part de M. Frankland, vous et M. Munder, à tâcher de savoir (sans le moindre éclat) si une certaine personne, qui maintenant voyage en Cornouailles, et à laquelle nous prenons un assez grand intérêt, aurait déjà été vue dans le voisinage de Porthgenna. La personne en question nous est connue sous le nom de mistress Jazeph. C’est une femme d’un certain âge, de manières tranquilles et distinguées, très-nerveuse en apparence, et d’une santé délicate. Elle s’habille, autant que nous avons pu en juger, avec un soin extrême, et ne porte jamais que des vêtements de couleur foncée. Ses yeux ont une expression singulière de timidité ; sa voix est remarquablement douce et contenue. Ses manières sont souvent empreintes d’une notable hésitation. J’insiste sur tous ces détails, qui doivent vous aider à la reconnaître dans le cas où elle ne voyagerait pas sous le nom qu’elle portait ici.

Par des raisons qu’il est superflu d’énumérer, nous regardons comme probable, mon mari et moi, que mistress Jazeph, à une époque quelconque de sa vie, a dû avoir des rapports avec les habitants de Porthgenna-Tower ou des environs. Qu’il en soit ou non ainsi, du moins est-il parfaitement certain qu’elle connaît à fond l’intérieur de cette habitation, et qu’elle y a un intérêt quelconque, jusqu’à présent incompréhensible pour nous. De tous ces faits, rapprochant la certitude où nous sommes qu’elle voyage maintenant en Cornouailles, nous devons regarder comme possible que vous, ou M. Munder, ou toute autre personne dépendant de nous, vous rencontriez la personne en question : et nous avons le plus vif désir, si par hasard elle demandait à visiter le manoir, non-seulement qu’on le lui montre avec tous les égards, toute la civilité possibles, mais aussi que vous puissiez rendre compte de tout ce qu’elle aura dit ou fait, depuis le moment de son entrée jusqu’à celui de son départ. Qu’on ne la perde pas de vue une seule minute, et, s’il est possible, procurez-vous une personne de confiance qui la suive pas à pas, sans qu’elle s’en doute, et s’assure où elle ira au sortir de chez nous. Il est d’une très-sérieuse importance que ces instructions, si étranges qu’elles puissent vous sembler, soient suivies rigoureusement et à la lettre.

J’ai tout juste le temps et la place nécessaires pour ajouter que nous ne savons rien qui puisse faire tort à la personne en question. Aussi désirons-nous très-particulièrement que, si vous entrez en rapport avec elle, tout soit conduit avec assez de discrétion pour qu’elle ne puisse soupçonner ni que vous avez reçu des ordres à son sujet, ni que vous ayez un intérêt particulier à surveiller ses actions. Vous voudrez bien communiquer cette lettre à l’intendant, et je vous laisse libre de répéter à toute autre personne de confiance, si cela devient nécessaire, les instructions qu’elle renferme.

Bien à vous,
Rosamond Frankland.

P. S. J’ai quitté ma chambre, et le baby continue à venir merveilleusement bien.

« Voilà !… dit la femme de charge… Maintenant, j’aimerais à savoir qui pourrait faire façon d’une pareille épître… En avez-vous vu qui lui ressemblât ? et cependant, monsieur Munder, vous ne manquez pas d’expérience. Donc, voici sur nos épaules une lourde responsabilité, sans un pauvre mot d’explication. Je me suis cassé la tête, toute la matinée, à deviner quelle espèce d’intérêt ils pouvaient prendre à cette femme mystérieuse, et plus j’y pense, moins la chose s’éclaircit. Quel est votre avis, monsieur Munder ? Il y a quelque chose à faire sur-le-champ… Voyez-vous, en particulier, quelque ligne de conduite qui vous semble devoir être adoptée ? »

M. Munder toussa quelque peu, croisa sa jambe droite sur sa jambe gauche, inclina légèrement la tête d’un côté, indice critique ; puis sa toux le reprit, et il regarda la femme de charge. Si la figure qu’elle avait en face d’elle, en ce moment, eût appartenu à tout autre être qu’à M. Munder, mistress Pentreath n’y eût su trouver que l’expression de l’abasourdissement le plus complet et le plus irrémédiable. Mais il fallait, puisque c’était celle de l’intendant, n’y chercher respectueusement que des motifs de confiance.

« Je croirais assez… commença M. Munder.

— Moi aussi, » se hâta de dire la femme de charge.

Comme ils en étaient à ce point de leurs éclaircissements réciproques, la servante arriva, qui venait mettre le couvert pour le dîner de mistress Pentreath.

« Bon !… pas à présent !… pas à présent, Betsey ! dit avec impatience la femme de charge… Ne mettez le couvert que quand je vous sonnerai… M. Munder et moi nous avons à parler d’un sujet très-important… Il ne faut pas, en ce moment-ci, nous déranger. »

Ce mot venait à peine d’être prononcé, qu’un bien autre incident vint interrompre la conversation. On entendit sonner la cloche du portail. C’était un bruit inusité à Porthgenna-Tower. Les personnes, en bien petit nombre, que les affaires de la maison y appelaient, entraient toujours par une petite porte de côté, fermée seulement au loquet, tant qu’il faisait jour.

« Qui donc pourrait-ce bien être ? » s’écria mistress Pentreath, courant à une fenêtre d’où on avait vue oblique sur le perron du portail.

Le premier objet que rencontrèrent ses regards fut une dame arrêtée à la dernière marche ; une dame habillée avec un soin extrême, et dont le costume était de couleurs foncées.

« Juste ciel ! monsieur Munder, s’écria la femme de charge, revenant en hâte vers la table, et prenant brusquement la lettre, qu’elle y avait déposée. Il y a une dame étrangère qui attend à la porte… une dame, ou tout au moins une femme… et vêtue avec soin… et de couleurs modestes… Vous me toucheriez du bout du doigt que je tomberais, monsieur Munder, tant je suis émue !… Attendez, Betsey… ne bougez pas !

— J’allais à la porte, madame… j’allais répondre, répondit Betsey, fort étonnée.

— Ne bougez, Betsey !… répéta mistress Pentreath, qui faisait un grand effort sur elle-même pour recouvrer son calme habituel… J’ai certaines raisons, en cette occasion spéciale, pour quitter mon emploi et descendre au vôtre… Faites-moi place, petite sotte, avec vos airs effarés !… Je vais moi-même répondre au coup de sonnette. »