Le Secrétaire intime/Chapitre 12

Le Secrétaire intime
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XII.

« Comment ! mon cher Cantharide, disait le lendemain Quintilia à son savant bibliothécaire, toute cette scène tragique n’était qu’une moquerie ?

— Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, très-illustre princesse.

— Mais sais-tu, mon cher maître, que je pourrais bien m’en fâcher, et trouver ta comédie un peu impertinente ?

— Elle a pu être de mauvais goût ; mais Votre Altesse doit m’excuser en faveur du dénoûment.

— Sans doute, sans doute, mon ami, reprit la princesse ; mais garde-toi de jamais te vanter devant qui que ce soit de cette mauvaise plaisanterie. Tout le monde en a été dupe comme moi, et personne n’a les mêmes raisons pour te la pardonner. À l’heure qu’il est, je suis sûre qu’il n’est question d’autre chose dans toute la résidence que de la manie singulière dont, par suite de trop graves études, ta pauvre cervelle a été atteinte hier au milieu de la fête.

— Déjà, répondit le savant, plus de trente personnes sont venues ce matin s’informer de ma santé ; et pour ne pas me trahir, tout en déclarant que j’étais infiniment plus calme, j’ai affecté d’éviter avec horreur de parler d’aucune chose qui eût rapport à l’histoire des insectes.

— C’est pourquoi les bonnes âmes, répliqua la princesse, ont dû chercher avec affectation tous les moyens de ramener la conversation sur ce sujet, afin de satisfaire leur curiosité au risque de te rendre tout à fait fou. Mais explique-moi une circonstance que je ne comprends pas bien. Notre ami m’a raconté comment, voulant me surprendre, il t’avait prévenu de son arrivée ; comment tu l’avais reçu et caché dans ton pavillon du parc, où tu l’avais déguisé avec soin sous ce costume de criocère. Je conçois pourquoi, voyant que je ne faisais aucune attention à lui, tu as débité ce grotesque monologue qui a tant diverti toute la cour et moi-même, tandis que tu t’enorgueillissais intérieurement de notre crédulité et de ta fourberie. Mais dis-moi pourquoi, au moment où je courus après toi, et où le criocère, s’approchant de ton oreille, parut te dire une parole mystérieuse, tu fis un grand cri de surprise et te jetas à son cou comme à la nouvelle d’une joie inespérée ?

— C’était, très-illustre princesse, répondit le professeur, pour fixer encore plus votre attention sur lui ; et si vous eussiez bien voulu écouter mes paroles, vous eussiez deviné sur-le-champ quel était ce personnage mystérieux. Je vous disais alors textuellement les paroles que voici : « Il n’est personne qui ait assez bien observé une physionomie d’insecte pour la reproduire ainsi ; je n’aurais pu le faire moi-même, et cependant il n’est qu’un homme au monde qui soit supérieur à moi dans cette science… »

— Je me souviens fort bien du reste de la phrase, interrompit la princesse ; tu ajoutas : « C’est un jeune homme que j’ai connu à Paris, et qui s’appelait… » Ici, je te pinçai le bras ; car, te croyant véritablement en délire, je craignis que tu ne vinsses à prononcer ce nom qui ne doit jamais sortir d’aucune bouche… Le cri plaintif qui t’échappa en recevant ce conseil de prudence fut aussitôt étouffé par les embrassements de notre ami…

— Et j’espérais, gracieuse princesse, interrompit à son tour le professeur, que, ramenant votre esprit vers cette personne dont j’ai eu le bonheur de faire la connaissance à Paris, et pour laquelle j’ai conçu tant d’estime et d’admiration, vous seriez en même temps frappée de me voir m’élancer dans les bras du criocère, objet jusque-là de mon épouvante. Toute cette scène était concertée entre lui et moi. Il devait, en passant entre Votre Altesse et l’oreille de son très-humble sujet, prononcer son propre nom assez haut pour qu’il fût entendu de deux personnes. Mais, par malheur, Votre Altesse fut importunée en cet instant d’une fadeur du duc de Gurck ; et notre ami, qui voulait surtout éviter les regards de ce seigneur, m’entraîna un peu plus loin, remettant à un moment plus propice…

— Ne vous semble-t-il pas, interrompit Quintilia, que quelqu’un vient de passer devant la fenêtre ? J’ai cru voir une ombre sur le mur derrière vous.

— Je ne le pense pas, interrompit le professeur ; mais, pour plus de prudence, fermons les portes et les fenêtres. »

En parlant ainsi, le professeur alla gravement fermer la fenêtre auprès de laquelle le petit Galeotto, accroupi dans les jasmins, avait écouté l’entretien précédent. C’est pourquoi il n’en put entendre davantage, et revint au palais assez mortifié d’avoir été dérangé au moment où peut-être il allait s’emparer du fameux secret.

Ce jour et le lendemain se passèrent sans qu’il fût possible à Saint-Julien et au page d’approcher de la princesse autrement qu’en public. Le premier ne s’étonnait pas d’être banni des appartements particuliers, et tout ce qui lui passait de bizarre et d’alarmant par la cervelle sur le compte de la princesse l’empêchait de se livrer au chagrin qu’il éprouvait, malgré lui, d’avoir perdu sa faveur. Je ne sais si ce fut un reste d’attachement pour elle, ou son avidité d’apprendre ce qu’il désirait tant savoir, qui le fit céder aux conseils et aux prières de Galeotto. Quoi qu’il en soit, il ne quitta pas la résidence. Le page mettait tant d’activité et d’espièglerie dans ses recherches, qu’il avait réussi à griser en quelque sorte le mélancolique et nonchalant Julien ; il lui avait communiqué un peu de sa gaieté méchante, et le jeune homme, croyant toujours faire un rêve, se jetait ironiquement dans un caractère fantasque et affecté.

Cependant, au bout de quarante-huit heures, le rôle qu’il jouait lui devint insupportable. Sa gaieté tomba tout à coup. Tout ce qui se passait autour de lui lui causa une sorte d’horreur. Il se sentit suffoqué d’ennui et de tristesse ; et comme les premiers sons du concert de la cour commençaient à s’élever dans la brise du soir, il s’enveloppa de son manteau, et, s’éloignant rapidement, il traversa le parc et gagna une grille qui donnait sur la campagne. Alors il monta sur une des collines qui entouraient la résidence, et s’égara pendant une heure environ dans les bois dont ces collines sont revêtues.

Quand il fut las de marcher, il s’arrêta au hasard dans le premier endroit venu, et s’aperçut qu’il était dans un lieu découvert, beaucoup plus près du palais qu’il ne pensait l’être d’abord. Il s’étendit sur la bruyère et contempla, dans le vague de la nuit, le paysage incertain qui se déployait sous ses yeux. Le parc ducal était jeté au bas des montagnes par grandes masses noires, traversées ça et là d’une allée de sable blanchâtre, et semées de rotondes de gazon, de temples, de kiosques, d’autels emblématiques, et de statues de marbre qui apparaissaient dans l’ombre comme des fantômes immobiles. Le palais tremblait avec ses mille fenêtres illuminées dans les eaux de la Celina. Un grand cercle de brume enveloppait la ville jetée en amphithéâtre autour du parc ; et quelques fusées silencieuses, lancées dans les airs, partaient à intervalles réguliers des divers points de la résidence.

Le sirocco, qui jusque-là avait soufflé avec force, tomba tout à coup, et le temps devint serein ; les étoiles brillèrent, et la nuit fut assez claire pour que Saint-Julien pût saisir davantage les détails de ce tableau magique. À mesure que ses yeux s’en emparaient, l’air, devenant plus sonore, lui permit d’entendre le son des instruments monter jusqu’à lui. Il se coucha tout à fait contre terre, et remarqua que, plus on baisse les yeux au niveau du sol, plus la campagne prend un aspect magique et délicieux. Les plans semblent se détacher les uns des autres ; les masses se découpent plus nettement, les ombres se distribuent avec plus d’harmonie. On est comme les spectateurs placés au parterre d’un théâtre, pour les yeux desquels tous les effets de décorations sont calculés, et qui jouissent mieux que ceux des loges de toutes les illusions de la scène.

En même temps, Saint-Julien saisit distinctement toute la mélodie du concert. Les sons lui arrivaient faibles, mais purs, et les vibrations de certaines notes et de certains instruments étaient si aériennes et si pénétrantes, que tous ses nerfs en furent détendus et soulagés. Il commença à respirer plus librement, et des larmes coulèrent sur ses joues brûlantes.

Un rinforzando de tous les instruments lui annonça que le concerto arrivait au tutti finale, et en effet les derniers accords s’élevèrent dans l’air et s’évanouirent. Saint-Julien écouta encore longtemps après que la musique eut cessé ; enfin, n’entendant plus que le murmure uniforme d’un petit ruisseau qui s’échappait du taillis auprès de lui, il se leva pour s’en aller. C’est alors seulement qu’il aperçut un homme d’une taille élégante qui était debout à quelques pas de lui, et qui semblait partager son extase. Lorsque Saint-Julien passa près de lui, il s’inclina poliment pour le saluer, et le suivit à quelque distance. Comme Saint-Julien avait pris le devant et descendait assez lestement parmi les rochers au travers desquels passait le sentier, l’inconnu l’appela du titre de signore et le pria de l’attendre un peu.

« Que désire Votre Seigneurie ? répondit Saint-Julien. »

L’inconnu reconnut à ce peu de mots italiens l’accent français de Saint-Julien, et, s’exprimant en français avec beaucoup de facilité, quoiqu’il eût pour sa part l’accent allemand, il lui demanda la permission de retourner avec lui à la ville.

« Excusez l’indiscrétion de ma demande, ajouta-t-il. Je suis étranger et nouvellement établi dans ce pays-ci. Ce sentier, que j’ai parcouru lorsqu’il faisait encore jour, ne m’est pas aussi familier qu’à vous, et, de plus, j’ai la vue très-basse. Si je ne vous semble pas importun, je marcherai derrière vous et profiterai de votre expérience.

— De tout mon cœur, répondit Saint-Julien, qui fut gagné sur-le-champ par le son de voix et les manières de l’étranger. Je vais ralentir mon pas, et je suis sûr que votre conversation m’empêchera d’apercevoir ce petit retard. »

En effet, la conversation fut bientôt engagée en commençant par la musique ; elle parcourut toutes les choses générales dont peuvent s’entretenir deux personnes qui ne se connaissent pas.

Cette conversation fut tellement agréable pour l’un et pour l’autre, qu’une sorte de sympathie s’établit entre eux, et qu’ils éprouvèrent le besoin de prolonger leur rencontre. L’étranger proposa à Saint-Julien d’entrer avec lui dans une birreria. Saint-Julien accepta ; et son compagnon ayant demandé de la bière et du tabac, ils passèrent encore une heure ensemble. Ils s’apprirent mutuellement leurs noms et leur profession.

« Je suis de Munich, dit l’étranger, je me nomme Spark, et j’ai trente ans ; je suis étudiant et rien de plus. Je ne suis pas riche, mais je suis assez studieux et assez économe pour me contenter de mon sort, et trouver la vie une assez bonne chose. Je voyage depuis quelque temps pour mon instruction, et le hasard m’a amené dans cette petite principauté, dont j’ai trouvé l’aspect si beau et le séjour si agréable, que j’ai résolu d’y passer quelques semaines. Je serai heureux si vous me permettez de vous rencontrer de temps en temps à cette taverne ou de faire un tour de promenade avec vous à vos moments perdus. »

Saint-Julien accepta avec empressement, et ils se donnèrent rendez-vous à la même table pour le lendemain, à la même heure.

Lorsque Saint-Julien rentra au château, le concert était terminé. Minuit sonnait, et la princesse, fatiguée des veilles précédentes, se retirait dans ses appartements. À peine le jeune secrétaire était-il rentré dans le sien, qu’on frappa doucement à sa porte, et la voix de Ginetta lui dit à travers la serrure que Son Altesse le demandait.