Le Secrétaire intime/Chapitre 11

Le Secrétaire intime
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XI.

Lorsque Julien rentra dans le bal, il remarqua un personnage qu’il n’avait pas encore vu. C’était un très-joli scarabée appelé par les entomologistes criocère du lis. Il est d’un beau rouge luisant, avec une face très-effilée et fort spirituelle. Les personnes qui l’ont examiné au microscope lui ont reconnu plusieurs protubérances avantageuses et un regard plein d’affabilité. Ce scarabée produisait dans le bal une très-grande sensation, non pas tant à cause de son corselet, dont la perfection effaçait tous les autres, qu’à cause de son visage, qui était miraculeusement imité. Il portait un masque si semblable à la nature, que le professeur d’histoire naturelle de la cour se frotta l’œil gauche et se demanda s’il n’avait pas devant la pupille le verre de son excellentissime microscope, garni d’un véritable criocère. S’étant bien convaincu que ce gigantesque scarabée était vraiment devant lui dans des proportions réelles et palpables, il tomba dans une sorte de délire, et, se redressant sur son fauteuil, il s’écria en pâlissant et en levant ses mains jointes au-dessus de sa tête : « Pardonne-moi, ô maître de la nature, pardonne-moi, puissant Créateur, la mort de tant d’insectes inoffensifs ! Oui, j’en conviens, j’ai massacré les plus innocents papillons ! j’ai percé d’une épingle et condamné à un épouvantable supplice les plus irréprochables coléoptères ! mais je ne l’ai fait ni par haine ni par vengeance ; j’en prends à témoin la lumière du soleil, ou, pour mieux dire, celle de la lune, qui doit être levée, car il est deux heures trente-cinq minutes dix-sept secondes ; et dans cette saison…



Ô phytophage gigantesque ! fantôme menaçant !… (Page 25.)

— Pour l’amour du ciel ! » remettez-vous, mon cher maître Cantharide ! s’écria la princesse en avalant son mouchoir pour ne pas éclater de rire ; car les princes ne rient point impunément, et ils n’ont pas même la liberté de sourire sans voir autour d’eux assez de figures épanouies pour les faire mourir du spleen. La princesse, qui aimait beaucoup le digne maître Cantharide, ne voulut point donner à la cour, rassemblée avec stupeur autour de lui, l’exemple d’une gaieté qui fût devenue insultante. Mais le criocère s’étant approché, comme les autres, pour savoir la cause de la défaillance dans laquelle maître Cantharide venait de tomber, l’infortuné savant, voyant de plus près cette face de criocère si bien imitée, eut un véritable accès de frénésie. « Ô spectre ! spectre effrayant ! s’écria-t-il, non, il n’y a pas un costumier sur la terre qui, même en suivant les instructions des plus grands savants de l’univers, soit capable d’exécuter une pareille tête de criocère. Ô phytophage gigantesque ! fantôme menaçant ! éloigne-toi, épargne-moi, pardonne-moi. Hélas ! il est bien vrai que, la nuit dernière, je t’ai ramassé dans le calice d’un beau lis penché sur la pièce d’eau ; il est vrai que je t’ai arraché sans pitié de ton palais embaumé, et que je t’ai inhumainement saisi dans la poussière d’or où tu te réfugiais ! Oui, j’ai mis fin à ton innocente vie, à une vie toute d’amour, de liberté, de zéphire et de bonheur. Je t’ai dépecé membre par membre, viscère par viscère ; j’ai enfoncé dans tes flancs une pince cruelle et des aiguilles acérées ; je t’ai vu mourir dans les convulsions d’une lente agonie. Oh ! que Dieu me le pardonne ! j’en ai d’épouvantables remords. Malgré les crimes énormes que j’ai accumulés sur ma tête, jamais je n’en ai commis d’aussi atroce que celui de ta mort. Modeste et gracieuse créature, hélas ! hélas ! quand je te vis étendue par morceaux sur le talc de mon microscope, je fus saisi d’horreur, et je me demandai de quel droit… Mais épargne-moi ta vue ; ton fantôme exagéré jusqu’aux proportions humaines me glace d’effroi. Que deviendrais-je, ô ciel ! si tous les insectes que j’ai mutilés, écartelés, empalés, m’apparaissaient, à cette heure, armés de leurs cornes, de leurs dents, de leurs scies, de leurs griffes, de leurs aiguillons… »

La gravité de la princesse ne put tenir plus longtemps à ce discours extraordinaire ; elle eut le malheur de rencontrer le regard de la Ginetta, et aussitôt, comme un élan sympathique, leur gaieté déborda en un double éclat de rire. Aussitôt tous les courtisans, même ceux qui n’avaient pas entendu un mot du discours de maître Cantharide, se livrèrent aux transports d’une gaieté convulsive. Ils se tordirent les bras, se fendirent la bouche jusqu’aux oreilles, et quelques-uns qui étaient sous les yeux de la princesse espérèrent obtenir son attention en se laissant choir sur le parquet. Au bruit de tous ces rires, à la vue de toutes ces contorsions, le pauvre Cantharide crut être arrivé à sa dernière heure, et rendre ses comptes en enfer, au milieu d’un sabbat de fantômes et de démons métamorphosés en insectes. Il se leva saisi d’épouvante, et s’enfuit en renversant tout ce qui se trouva sur son passage, et en s’écriant d’une voix étouffée : « Scaraboni ! Scarafaggj… »

La princesse, craignant pour sa santé, imposa d’un geste le silence et l’immobilité ; et, s’élançant sur ses traces, elle le saisit par une de ses ailes de cantharide ; car le professeur avait choisi le costume du beau scarabée dont la princesse lui avait donné le surnom.

« Mon cher maître, lui dit-elle, mon excellent ami, veuillez vous calmer et être bien certain que tout ceci n’est qu’une illusion de votre cerveau malade. Vous vous livrez à de trop graves études depuis quelque temps, cher Cantharide, et votre âme sensible vous crée des souffrances et des remords que le plus pur et le plus austère des chrétiens vous envierait. De grâce, revenez prendre part à nos plaisirs et admirer avec nous le costume admirable de ce criocère.

— Ah ! gracieuse princesse ! s’écria Cantharide en jetant autour de lui un regard effaré, si vous tenez un peu à la vie de votre humble serviteur, faites que cet effroyable criocère ne se présente jamais devant mes yeux. Non, ce n’est pas avec du carton et du verre qu’on a pu imiter le globe de ces yeux à mille millions de facettes qui rendent l’existence intellectuelle et physique des insectes si supérieure à la nôtre. Il n’y a pas de cristal assez limpide pour rendre l’éclat diamantin d’un œil de scarabée ; non, il n’y en a point, et il n’est personne qui ait assez bien observé une physionomie d’insecte pour la reproduire ainsi. Je n’aurais pas pu le faire moi-même ; et cependant il n’est au monde qu’un homme qui soit supérieur à moi-même dans cette connaissance : c’est un jeune homme que j’ai connu à Paris, et qui s’appelait… »

En ce moment le criocère, qui était immédiatement derrière maître Cantharide, se pencha à son oreille, et lui dit un mot qui fit tressaillir le savant de la tête aux pieds. « Juste ciel ! s’écria-t-il, en croirai-je le témoignage de l’ouïe ? » Et s’élançant dans les bras du criocère, il le serra si étroitement contre son sein, qu’il se cassa une aile et trois pattes.

La princesse, voyant cette scène ridicule se terminer d’une manière aussi touchante, laissa les deux scarabées se retirer à l’écart et causer d’une manière fort animée. Elle retournait à la danse lorsque l’abbé Scipione, qui ce jour-là était chargé, par une faveur toute spéciale, des fonctions de grand maître des cérémonies, s’approcha d’elle humblement et lui demanda la faveur de quelques instants d’entretien. Quintilia l’appela sur un balcon auprès duquel elle se trouvait ; et Saint-Julien, qui ne la perdait pas de vue, sortant par une autre porte vitrée, se trouva sur le balcon tout auprès d’elle, mais caché dans un bosquet touffu de géraniums et de clématites odorantes.

« Très-illustre et gracieuse souveraine, dit l’abbé, il se présente un incident de haute importance, mais sur lequel il m’est absolument impossible de prendre un parti sans la volonté de Votre Altesse.

— Parle, Scipione, répondit Quintilia, et dis-moi quelle est cette grave circonstance.

— Votre Altesse, dit l’abbé, m’a donné pour consigne de ne laisser entrer aucune personne masquée dans le bal ; elle a daigné seulement permettre que chacun pût ajouter à sa coiffure ou adapter à son visage un trait distinctif de l’insecte qu’il s’est chargé de représenter. Les uns ont donc été autorisés à prendre des nez postiches, les autres des fronts métalliques, d’autres des dards, d’autres des yeux de verre, etc. ; mais ici le cas est tout différent…

— Eh bien ! quoi ? dit la princesse impatientée.

— Pardon si j’abuse des précieux instants de Votre Altesse, reprit l’abbé ; mais je dois signaler une infraction notable aux lois qu’elle a établies : le criocère du lis, comme l’appelle, je crois, notre cher maître Cantarella…

— Eh bien ! le criocère du lis, n’en finirons-nous pas d’aujourd’hui avec lui ?

— Oserai-je faire observer à Votre Altesse que le criocère du lis porte un masque complet qui ne laisse voir aucune des parties de son visage ! Cette circonstance n’a pu échapper à la sagacité de Son Altesse, et sans doute il ne me convient pas… »

Quintilia fit un geste d’impatience ; le pauvre abbé s’arrêta effrayé, puis il reprit en tremblant :

« J’ai cru qu’il était de mon devoir de soumettre à Votre Altesse cette difficulté. Si elle approuve l’exception en faveur du criocère…

— Non, pas du tout, répliqua brusquement la princesse. Qui s’est permis de manquer ainsi à mes ordres ? Comment s’appelle-t-il ?

— Juste ciel ! dit l’abbé, j’ai cru, en voyant la bonne et charmante humeur de Votre Altesse, qu’elle savait fort bien le nom de ce personnage ; pour moi, je l’ignore absolument.

— Comment, l’abbé ! s’écria Quintilia avec colère, il y a ici, dans mon palais, dans mes salons, une personne dont vous ne savez pas le nom ! Un inconnu, un insolent, un espion peut-être ! Et vous appelez cela remplir les fonctions dont je vous charge ! Par le nom de mon père ! je vous chasserai.

— Très-gracieuse souveraine… s’écria le pauvre abbé en se jetant à genoux.

— Allez, allez, Monsieur, reprit Quintilia d’un ton impérieux, allez savoir le nom de celui qui me désobéit et me brave de la sorte. Toute cette scène absurde que maître Cantharide nous a faite m’a empêchée de faire attention à ce masque. Je croyais que c’était un des nôtres ; je croyais n’être entourée que d’amis ; je me reposais sur vous de ce soin. Ne me répondez rien, vous êtes inexcusable. Allez, et rapportez-moi une réponse sur-le-champ. Je vous attends ici. Je ne remettrai pas le pied dans un salon où un inconnu masqué ose se montrer devant moi. Cours ; et si ce n’est point une personne invitée, qu’elle soit chassée à l’instant.

Le pauvre abbé, pâle et inondé d’une sueur froide, s’élança dans le bal en murmurant d’une voix sourde : Maschera ! ah ! maschera maladetta !

« Monsieur, dit-il à l’étranger avec une arrogance qu’il déployait pour la première fois de sa vie, qui êtes-vous ? Son Altesse veut le savoir. »

L’étranger se pencha à l’oreille du grand maître des cérémonies et lui dit son nom ; mais il ne fit point sur lui le même effet que sur maître Cantharide. « Je ne vous connais pas, dit l’abbé ; et comme vous n’êtes pas invité, j’ai ordre de vous faire sortir.

— Allez dire d’abord mon nom à la princesse, répondit l’étranger, et si elle m’ordonne de sortir… »

Une contestation allait s’élever sans l’intercession de maître Cantharide.

« Lui ! s’écria-t-il, faire sortir un homme comme lui, le premier entomologiste du monde, l’homme le plus aimable que j’aie jamais rencontré !… Restez ici, mon ami, je prends tout sur moi, et j’accompagne l’abbé pour dire à la princesse qui vous êtes.

— Cela est inutile, répondit l’étranger, la princesse me connaît. Que monsieur consente seulement à lui dire mon nom. »

L’abbé céda à contre-cœur et retourna vers la princesse, qui l’attendait toujours sur le balcon. Les jambes lui flageolaient, et il eut de la peine à articuler le nom qu’on lui avait transmis.

« Rosenhaïm ! s’écria-t-elle violemment ; l’ai-je bien entendu ? Parlez plus haut ; ou plutôt non ! parlez plus bas. Rosenhaïm ! »

— Rosenhaïm, répéta l’abbé prêt à s’évanouir.

Mais la princesse, au lieu de l’accabler de sa colère, fit un grand cri, et s’élançant à son cou, elle l’embrassa avec force en s’écriant : « Ah ! l’abbé ! mon cher abbé ! » L’abbé crut d’abord qu’elle avait dessein de l’étrangler ; mais quand il vit la joie briller sur ses traits, et qu’il sentit sur ses vieilles joues desséchées l’étreinte d’une bouche sérénissime, il se précipita à genoux, et n’exprima sa surprise et sa reconnaissance que par un torrent de larmes. Alors la princesse, craignant d’avoir été entendue, regarda autour d’elle, puis lui parla à l’oreille si bas, que Saint-Julien ne put entendre que les derniers mots : « Et sois muet comme si tu étais mort. »

« Pour le coup, pensa Saint-Julien, je touche à une grande crise ; je vais découvrir quelque chose d’infernal. »

La princesse resta immobile sur le balcon pendant cinq minutes. Elle avait l’air d’une statue éclairée par la lune ; puis elle leva tout à coup ses deux bras vers le ciel étoilé, fit un grand soupir, mit sa main sur son cœur, et rentra dans le bal avec un visage parfaitement calme.

Saint-Julien chercha du regard le mystérieux étranger ; il avait disparu. La princesse se retira peu après et ne reparut plus. Saint-Julien passa le reste de la nuit à errer dans le palais sans pouvoir découvrir autre chose. Il se trouva de nouveau face à face avec Galeotto, qui remontait l’escalier d’un air préoccupé.

« Où vas tu ? lui dit-il.

— Je cherche le criocère, répondit le page ; mais il faut qu’il ait pris sa volée dans les airs, et que ce soit un scarabée véritable, comme l’a cru maître Cantharide…

— Je crois que nous ne découvrirons plus rien aujourd’hui, dit Saint-Julien. Je suis accablé de fatigue, je vais me coucher.

— Je fais serment de ne pas me coucher, reprit le page, avant de savoir quel est cet étranger.

— Sais-tu ce que c’est que Rosenhaïm ? demanda Saint-Julien.

— Pas le moins du monde, dit le page.

— En ce cas nous ne savons rien, reprit Saint-Julien, et il quitta la fête. »