Le Second Hippias (trad. Cousin)/Argument philosophique

◄   Ion Index Euthydème   ►


ARGUMENT PHILOSOPHIQUE. modifier

LE second Hippias peut se réduire à deux propositions :

1° Au fond il n’y a pas de différence entre le menteur et l’homme sincère, celui qui sait la vérité sans la dire ne la sachant pas moins que celui qui la sait et la dit ;

2° Le menteur, celui qui trompe sciemment et volontairement ses semblables, vaut mieux que celui qui les trompe involontairement et en se trompant lui-même ; car ce dernier est inférieur au premier en science et en volonté. D’où il suit que l’homme volontairement injuste, qui, connaissant le bien, prémédite le mal et l’accomplit, est meilleur que l’homme involontairement injuste, qui, faute de lumières, prend le mal pour le bien et fait l’un pour l’autre.

Le crime avec la science et la force préféré à l’erreur et à la faiblesse, voilà, certes, une morale fort extraordinaire. Le sérieux apparent avec lequel elle est ici présentée est-il un badinage, et ces altiers paradoxes renferment-ils moins une théorie qu’un persiflage indirect des lieux communs et des maximes étroites et absolues dont se compose la morale vulgaire, au profit de la libre culture de la volonté et de l’intelligence dans laquelle réside la vraie morale ? Nous le croyons, et c’est bien ainsi, selon nous, qu’il faut entendre le second Hippias. Mais il faut convenir aussi que, si telle a été la pensée de l’auteur, il aurait bien dû la laisser percer un peu davantage, et la développer autrement. En effet, si on voulait montrer le vice et renverser la tyrannie de ce prétendu principe absolu, qu'il ne faut jamais tromper, on pouvait, en suivant la méthode dialectique de Platon, le soumettre, à l'épreuve de tout principe absolu, examiner s'il suffit à tous les cas, et prouver qu'il n'y suffît point, qu'applicable à telle circonstance, il ne s'applique pas à telle autre ; qu'il y a des tromperies innocentes, qu'il y en a même d'utiles, qu'il y en a même d'obligatoires, et que par conséquent il ne faut admettre le principe de ne jamais tromper que sous la réserve de la raison, plus compréhensive et plus morale que toutes les formules particulières, et qui ne les accepte toutes qu'à la condition d'en rester indépendante, de les juger, et de déterminer quand, jusqu'où et comment il convient de les appliquer. De même on pouvait faire voir que si l'homme est un être intelligent et libre, consentir en soi aux ténèbres de l'esprit et à la faiblesse de la volonté, c'est déjà se rendre coupable du plus grand délit que l'on puisse commettre, c'est manquer à sa nature, et ôter d'abord en son âme toute place à la vertu ; car la vertu n'est que la vérité morale, le bien aperçu et discerné par une raison saine au milieu des prestiges de l'erreur, et réalisé dans la vie par une volonté forte, en dépit des séductions et de l'entraînement de la passion. On pouvait même aller jusqu'à dire, en forçant un peu les conséquences pour faire mieux ressortir le principe, que celui dont la raison supérieure conçoit le bien, mais conçoit aussi le mal, et, le sachant mal, l'accepte comme tel, et l'accomplit sciemment et volontairement, avec préméditation, vigueur et constance, celui-là est moins méprisable, et possède plus d'élémens et de ressources de moralité que l'homme ignorant et faible qui, dépourvu également d'intelligence et d'énergie, ne sachant à la rigueur ni ce qu'il pense, ni ce qu'il veut, ni ce qu'il fait, tout en voulant le bien, fait le mal sans s'en douter, par aveuglement et légèreté : car, après tout, le premier n'est qu'un homme criminel, le second n'est plus même un homme. Confiez à Platon le développement de ces idées, et vous verrez ce qu'elles deviendront entre les mains de l'admirable dialectique que nous avons essayé de faire connaître dans l'argument du Lysis. Tirées successivement des différentes épreuves auxquelles auraient été soumis et auraient tour à tour succombé les lieux communs et les maximes exclusives de la morale conventionnelle, entourées de toutes les lumières d'une démonstration progressive, séparées scrupuleusement de tous les écarts auxquels elles pourraient conduire ; revêtues au contraire et décorées avec art de tous les caractères de la moralité la plus sublime, elles produiront infailliblement une composition aussi solide et aussi forte de raisonnement qu'ingénieuse et brillante dans la forme et les détails. Le second Hippias n'est assurément pas cette composition. Selon nous, tout y est faux ou présenté à faux. Chaque proposition, au lieu de sortir naturellement de la réfutation d'une maxime exclusive, et d'être présentée avec les sages tempéramens qu'exige une matière aussi délicate, est tout d'abord et dogmatiquement professée, sauf à être ensuite misérablement défendue par des argumens sophistiques fondés sur les analogies les plus ridicules, qui choquent le sens commun, en même temps que l'âme est partout révoltée du ton d'indifférence morale qui règne d'un bout à l'autre de cette bizarre production. Il nous répugne de prêter à Platon une telle absence de méthode et de délicatesse ; et ce n'est pas ainsi que ce grand maître a traité un sujet analogue dans le Protagoras et dans le Menon. Là aussi la véritable vertu est dégagée des classifications de l'école et des lieux communs de la morale du monde, séparée même de toutes ses applications particulières, et présentée dans son rapport direct avec la science, mais avec quelle méthode, quel art, quelle précaution, quel sentiment intime et quel frappant caractère de moralité dans l'ensemble et dans les détails ! Le Protagoras est l'ouvrage d'un jeune homme qui cherche à s'entendre avec lui-même, et dans lequel une idée juste, grande et profonde n'est pas encore arrivée à cette parfaite lucidité philosophique que trouble la chaleur même du plus noble sentiment, et qui ne peut être que le fruit du temps, de la réflexion et d'une longue contradiction à la fin vaincue et surmontée. Ce n'est pas encore ici le temps de la dialectique, c'est celui du sentiment, de l'enthousiasme et de la poésie : aussi le Protagoras est surtout remarquable par la beauté des formes ; et si une méthode sévère n’a point présidé à l’ordonnance de l’ensemble, un mouvement dramatique, vif et brillant comme la jeunesse, et une verve aimable et piquante anime tous les détails ; et, à défaut de conclusions précises, cette composition charmante vous laisse au moins les inspirations les plus pures. Un jour l’homme mûr reviendra sur la pensée du jeune homme, la dégagera des brillans nuages dont le sentiment et l’enthousiasme l’enveloppaient, et la mettant aux prises avec toutes les grandes opinions contraires, la faisant passer impitoyablement par le fer et par le feu de la contradiction et de la dialectique, la tirera de cette épreuve plus forte et plus claire, et, maître alors et d’elle et de lui-même, l’exposera dans un nouvel ouvrage tout différent du premier, où la méthode régnera presque seule, où la lumière remplacera la chaleur, un ensemble austère des parties brillantes, et le mouvement un peu roide et monotone de la dialectique l’allure aisée et variée du drame.

Le Menon est ce nouveau travail de la même pensée, ce monument de la seconde manière de Platon. Maintenant, où placer le second Hippias dans la carrière de ce grand homme, avec le Protagoras et le Menon ? Le second Hippias ayant un certain caractère dialectique, on ne pourrait le placer avant le Protagoras, car il répugne que Platon eût reproduit sous le demi-jour de la poésie un sujet qu’il aurait déjà traité didactiquement. Platon, comme l’esprit humain, a été de la poésie à la dialectique, non de la dialectique à la poésie. D’un autre côté, dans le genre dialectique, assurément le second Hippias n’a pas été composé après le Menon, un aperçu maigre et sophistique après une conception saine et vigoureuse. Si donc on veut absolument que le second Hippias appartienne à Platon, il faudrait le placer entre le Protagoras et le Menon, comme un des premiers essais dialectiques de Platon, essai malheureux, où n'étant pas encore sûr de son instrument et de sa subtile analyse, celui qui devait être un jour un dialecticien si habile aura gâté sa pensée en voulant la décomposer et l'éclaircir. Mais cette supposition même est à peine admissible ; car le Lysis, que des témoignages historiques irrécusables placent au début de la carrière dialectique de Platon, est, malgré les défauts qui trahissent le grand dialecticien novice encore, à une telle distance du second Hippias, sous tous les rapports, qu'il nous est absolument impossible de reconnaître dans ce dernier dialogue un monument du même temps et de la même main que le premier.

Voilà pour le fond et l'ensemble ; quant aux détails, ils ne nous semblent pas plus dignes de Platon. Déjà on avait trouvé que l’Hippias du premier dialogue de ce nom a moins bonne figure que celui du Protagoras ; mais ici le pauvre Hippias est entièrement sacrifié. Tout-à-l’heure il n’était pas fort spirituel, maintenant c’est vraiment un niais que Socrate promène à son gré à travers tous les sophismes et fait tomber dans tous les pièges. On se demande ce qu’a fait le fameux Hippias de son métier de sophiste, pour ne pas voir les vices grossiers des raisonnemens de Socrate. Les rôles sont totalement changés. Hippias est un bon homme qui ne commence par dire non que pour dire oui un moment après, et finir par avouer qu’il perd la tête et par se mettre à genoux devant le génie de Socrate. Celui-ci est le vrai sophiste, tranchant et superficiel, s’appuyant effrontément des plus pitoyables analogies pour arriver à des conclusions détestables, et ayant habituellement l'air et le ton d'un maître qui interroge un écolier. Déjà ce dernier défaut se faisait sentir dans l'lon, ici il est bien autrement choquant, et fait un contraste ridicule avec les protestations d'ignorance que Socrate croit devoir placer de loin en loin, et dont l'humilité maniérée se détachant du ton général le rend plus frappant et plus intolérable. Il y a encore, il est vrai, de loin en loin dans le dialogue quelques traits heureux ; mais ce sont des imitations visibles du premier Hippias. Il ne faut pas oublier non plus les longues citations d'Homère, qui rappellent celles de l'lon, mais qui cette fois ne servent pas à grand'chose. Cependant Socher se montre satisfait de tout, et du fond et de la forme, et il ne fait aucune difficulté d'attribuer à Platon ce dialogue. Schleiermacher, aussi indulgent sur le fond, mais plus sévère sur la forme, croit y reconnaître, sur la foi de quelques analogies, la main de l'auteur de l'lon. Pour nous, nous ne plaçons pas même à ce rang le second Hippias ; il nous semble qu'il ne reproduit de l'lon que ses défauts, en les outrant ; et s'il faut dire toute notre pensée, c'est à un médiocre écolier de Platon que nous attribuerions cette mauvaise ébauche dialectique.

On trouve dans Xénophon une anecdote (Memorabilia, IV) qui probablement aura suggéré l'idée et fourni le texte du second Hippias. Xénophon rapporte que le jeune Euthydème avait rassemblé une grande quantité d'ouvrages de poètes et de philosophes, et que, tout rempli de son savoir, il le renfermait en lui-même, et ne communiquait avec personne, de peur qu'on ne lui ravît ses secrets. Xénophon nous montre comment s'y prit Socrate pour le faire sortir de son silence, lui faire étaler p-à-peu toute sa provision de science, et lui en montrer le néant. Entre autres questions, Euthydème et Socrate discutent celle du mensonge. Socrate lui prouve d'abord fort bien que tout mensonge n'est pas injuste, et qu'on peut tromper à bonne intention ; puis, pour l'embarrasser davantage, il va jusqu'à lui soutenir qu'après tout, mentir et mal faire volontairement supposent au moins qu'on sait ce qui est vrai et ce qui est bien, quoiqu'on ne le dise et qu'on ne le fasse pas : or, savoir une chose vaut mieux que de ne la savoir pas ; par exemple, celui qui connaît les lettres est plus lettré que celui qui les ignore : donc celui qui connaît la justice est plus juste que celui qui ne la connaît pas. Le second Hippias reproduit avec très peu de changemens cette petite discussion, l'induction ridicule qui sert de base à la conclusion, et la conclusion où la connaissance de la justice est égalée à la justice elle-même. Or, comment supposer que Platon, qui a déjà introduit Hippias dans le Protagoras, qui plus tard lui a consacré tout un dialogue important, ait eu l'idée de le ramener de nouveau sur la scène pour lui faire jouer un aussi triste rôle, et un rôle qu'une tradition récente et toute vivante attribuait à Euthydème ? sans doute Platon idéalise les personnages réels qu'il emprunte à l'histoire, mais il ne dénature pas leur caractère ; il n'impose point à l'un ce qui appartient notoirement à l'autre. Indépendamment des contre-sens philosophiques qu'aurait entraînés une méthode aussi arbitraire, elle eût aussi gâté tout l'effet dramatique qu'il recherchait si curieusement, et il est impossible de l'attribuer à l'habile imitateur de Sophron et d'Aristophane. Nous irons plus loin, et les connaisseurs de l'art antique et de la vraie manière de Platon ne nous désavoueront pas peut-être, si nous soutenons que précisément parce que Xénophon ou la tradition conservait la mémoire d'un entretien réel très détaillé entre Socrate et Euthydème, il ne serait jamais venu à l'esprit de Platon de choisir un pareil sujet. Platon emprunte bien à la réalité et à la tradition quelques indications, quelques motifs, pour ainsi dire ; mais il lui faut une libre carrière ; des données trop précises et trop complètes ne seraient plus des inspirations, mais des chaînes. L'artiste veut créer, non imiter ; et reproduire une conversation toute faite, sauf à y ajouter quelques détails, et, pour toute ressource d'originalité, mettre un nom à la place d'un autre, Hippias pour Euthydème, en vérité, c'est une entreprise servile et mesquine qu'il est impossible de prêter à Platon. Même dans les premiers essais du jeune homme, Socrate se plaignait déjà de ne pouvoir se reconnaître, et de dire mille choses auxquelles il n'avait jamais pensé. Il le fallait bien ; autrement Platon n'eût été qu'un bon et loyal écolier de Socrate, et non un penseur et un artiste original ; il eût été Xénophon peut-être, mais non pas Platon.

Cependant toutes ces raisons spécieuses, tirées du second Hippias, considéré en lui-même et dans ses rapports avec les autres ouvrages analogues de Platon, semblent toutes échouer contre une seule raison extérieure, mais décisive, l'autorité d'Aristote, qui dans sa Métaphysique ( liv. lV, à la fin, p. 120 de l'édition de Brandis ) cite précisément les deux propositions fondamentales dans lesquelles nous avons résumé ce dialogue, et les rapporte à l'Hippias. Dire avec Ast que l'autorité d'Aristote ne prouve rien en faveur de l'authenticité d'un et un moyen expéditif de se tirer d'affaire que nous sommes très peu tentés de nous permettre. Si, comme on l'a dit, Aristote avait en effet jamais pensé à rabaisser Platon au point de lui prêter des opinions absurdes pour mieux les réfuter, on pourrait concevoir qu'il eût feint ici de croire à l'authenticité du second Hippias, pour se donner le facile avantage de démontrer le vice de l'analogie sur laquelle repose la conclusion. Mais on n'a pas la moindre raison de supposer une pareille bassesse dans un aussi grand homme, et, sans parler de l'excellence de sa critique, la longue familiarité dans laquelle il avait vécu avec Platon avait dû lui donner la connaissance parfaite de tout ce qu'avait fait ou n'avait pas fait son maître. Schleiermacher essaie d'affaiblir l'argument tiré du passage de la Métaphysique, en faisant remarquer qu'Aristote cite l'Hippias sans en nommer l'auteur. Mais d'abord on peut répondre qu'Aristote ne cite guère autrement les dialogues les plus authentiques de Platon ; et ensuite le vieux commentaire d'Alexandre d'Aphrodise est là, qui rapporte sans hésiter à Platon l'Hippias cité par Aristote. Sans donc nous égarer en vaines hypothèses, nous aimons mieux constater loyalement la difficulté que d'en proposer des solutions conjecturales. Nous avouons que l'autorité du passage d'Aristote subsiste pour nous dans toute sa force ; mais d'un autre côté, celle des argumens négatifs que nous avons exposés ne subsiste pas moins à nos yeux, et nous abandonnons la décision définitive du problème à une critique plus habile ou plus hardie que la nôtre.