Le Satanisme et la magie/Livre I/Chapitre VI

Ernest Flammarion (p. 109-142).


CHAPITRE VI
L’ÉVOCATION DU DIABLE


I
LINITIATION DE SATAN


La parole prononcée est morte, la tentation prévue avortée ; Satan mis à nu, n’a plus qu’à fuir. — Celui qui écoutera et lira ce chapitre aura appris à ne plus craindre le ténébreux esprit des évocations.

 

Jeune homme, toi dont le sang aux riches globules bouillonne d’une convoitise d’au-delà, tu découvres la science qu’on t’offre caduque, ton avenir lié par d’obscures et vaines obligations. Tu ne crois plus ces lois qui firent tremblants tes ancêtres, tu étouffes en les temples de nos religions d’esclaves, et tu as cependant compris la nécessité d’un idéal moins abrutissant que le positivisme matériel prêché par de myopes professeurs.

Écoute, comme un véridique apologue, l’histoire de cette horrible initiation et crains de retrouver en toi-même, potentiel, tout cet enfer !

À l’époque dangereuse où tourbillonnent les désirs, où l’instinct, point encore assoupli par la volonté, se sert de l’intelligence pour s’assouvir mieux, où la religion amoindrie déjà par les doutes philosophiques laisse le champ libre aux superstitions, tu te penches, en des coins déserts de bibliothèque ; derrière les grilles et les cadenas, malgré le linceul des poussières, tu les ouvres et tu les feuillettes et tu les médites ces livres manuscrits ou imprimés, ces Grand ou Petit Albert y ces Dragon rouge, ces Veillard des Pyramides, ces Grand Grimoire, ces Secrets magiques, ces Enchiridion.

Ton doigt peureux s’enthousiasme de la pnge qui n’a pas été lue ; l’espoir grandit à chaque déception : la conquête du bonheur apparaît et fuit avec ces titres alléchants du grimoire promettant toutes les choses excitantes qui ne peuvent être tenues. Mais cette impatience déjà est diabolique. Ces livrets incorrects, obscurs, mystificateurs sont en efict magiques, car ils soulèvent au fond de l’âme, dans les dernières fibres des nerfs la cohorte des perversités.

« La voisine là toute proche que l’on épie de sa fenêtre, le rideau à peine soulevé pour la place de l’œil, la voisine qui, le matin, bras nus, épaulettes de chemises glissées, se reflète dans les glaces, mutiple, éblouissante de perles d’eau, et, le soir, — négligence de soubrette qui n’a point clos les volets — déploie la souplesse d’un corps qui glisse entre les draps… tout cela, chuchote le grimoire, cela à toi.

« Ecoute mes secrets — vois leurs titres alléchants : Pour jouir de celle que tu voudras — pour faire venir une femme vous trouver, si forte soit-elle — pour faire danser une fille nue. Quelque sage et fidèle qu’elle puisse être, celle que tu désires ira te trouver, tirée par le filet de mon sortilège, et elle ne pourra reposer, dormir, être tranquille un peu dans ses nerfs, traversés d’invisibles épingles, qu’elle n’ait rompu tous les obstacles, te rejoignant enfin. Loin de toi les corvées de l’attente, la peur d’un refus sec qui décourage et ces niaiseries des saints sournois derrière les vitres. Tu l’auras aussitôt, où tu voudras, si tu suis le rite grotesque et familier. Elle te cédera sans parole, comme un animal obéissant qu’un geste appelle, qu’un regard fait bondir en caresses jusqu’au cou. Elle sera là, et pas de sotte et ridicule distraction. La seule étreignante volupté pèsera sur le couple. Le Diable présidera, décuplant les forces employées, ne demandant pour hymne de gratitude que grincements de dents coupant un essoufflé silence. Tu pourras même — car tu te plais aux lâches mystifications — parce qu’elle aura foulé le sol où a été enseveli le talisman, la forcer à se dévêtir, serait-elle plus pudique que Lucrèce, et à s’agiter toute nue devant l’ébahissement de tous.

« Tu es jaloux encore, chante le Grimoire, tu crains l’époux, l’amant aux droits semblables à celui de l’époux ; ta lampe près de laquelle j’habite éclaire ta face si pâle et convulsée de la savoir contre la poitrine de cet homme ; ah ! ton pire adversaire. Il la possède normalement, sans miracle, par cette redoutable magie de l’habitude ou ce plus inéluctable enchantement du caprice féminin. Tu es jaloux ; moi, qui accompagne ta solitude, comment l’ignorerai-je ? je vais te susurrer la recette de briser sa vigueur, je t’apprendrai à refroidir ses ébats… Cela ne te suffit pas encore ? tu es méchant, tu le détestes, lui — et d’autres qui t’humilièrent et le parent dont tu n’hérites pas et celui-là qui t’empêche de parvenir… J’ai des procédés pour que ton ennemi n’ait de cesse qu’il ne se soit réconcilié avec toi. S’il résiste, il mourra. Je suis charmant et doux puisque je veux la mort de ceux qui t’empêchent de vivre avec sérénité. Je saurai faire verser leurs équipages et les égarer dans les chemins qu’ils connaissent le mieux. S’il déçoit ta colère, si, se fiant à ses poings ou à ses armes, il se rue sur toi, tu croiseras la jambe gauche sur la droite, tu marmonneras quelques oraisons et son couteau ou son pistolet sera charmé. Si, puissant de ton inexpérience, il se précipite quand même, — souviens-t’en — par un billet porté au cou je sais rendre insensible et « dur » à ce point, qu’attaqué par dix cavaliers dans une auberge un homme que je protégeais fut garanti de cinq cents coups de sabre ; il retourna tranquille et sans atteinte à sa maison. Te blesserait-il quand même ? Que crains-tu ? je sais fermer les blessures et arrêter le sang…

« Et l’Or, l’or qui donne toutes les joies, même l’Amour, l’or tu peux l’appeler fébrile dans l’escarcelle, dans la tirelire qui attend. Les secrets foisonnent dans le livre ; avec eux tu gagneras au jeu, tu attendriras l’usurier, tu fascineras la bourse lointaine d’où, vers ta bourse, la jaune hostie, soutenue par d’invisibles petites ailes, essorera. Ah ! Ah ! qu’as-tu besoin d’obéir à ce travail stupide dont furent maléficiés tes ancêtres ? n’es-tu pas la chère exception du Très-Bas qui te veut libre de toute entrave ressemblant à un devoir ? Pendant la nuit, le génie de ta planète viendra te dire l’heure à laquelle il te faut prendre le numéro qui à la loterie gagnera sûrement ; je t’indiquerai comment tu dois couper la baguette vierge de noisetier sauvage, en trois coups, disant : « Je te ramasse au nom d’Elohun, Mutraton, Adonay, Semphoras, afin que tu aies la vertu de la verge de Moyse et de Jacob. » Ainsi tu découvriras tout ce que tu veux savoir et aucun trésor enfoui ne te sera caché… Entre au tripot sans peur, je t’apporte avec un parchemin vierge


où se lisent quelques mots barbares intercalés de croix, la certitude du gain ; si tu gardes dans ta poche la poudre de l’herbe Morsus Diaboli recueillie la veille de Saint-Pierre dans un demi-cercle au soleil levé, la banque sautera. Tu consens bien à voler, n’est-ce pas, si tu dois rester impuni ? Tant que flamberont en lanterne sourde les cinq doigts de l’enfant déterré, il te sera permis de choisir ce qu’il te plaît dans les maisons que tu violes la nuit ; maîtres et serviteurs en catalepsie ne s’opposeront pas à tes recherches… tu verras, tu verras… je ferai tenir dans une boîte le petit serpent à tête humaine qui apporte la somme double de l’argent qu’on lui a confié… Tu en fabriqueras de l’argent et de l’or aussi dans ton office transformé nuitamment en laboratoire d’alchimie. Ah ! les bons poisons, les chers poisons où se mêlent « une livre de cuivre rouge, une demi-chopine d’eau-forte, deux onces et demie d’arsenic, une potée d’eau de roses, trois onces de vert-de-gris, d’écorce de chêne, et de noir de fumée »… Ah ! ah ! il faut laisser bouillir jusqu’à ce que la composition soit « bonne », jusqu’à ce que le clou que tu y tremperas soit dévoré. Cela te produira de l’or, entends-tu, c’est la Pierre Philosophale[1]. celle qui exalte les métaux jusqu’à l’or, et la santé… jusqu’à la mort ; car ma médecine est « universelle », elle sauve et elle tue.

« L’adepte est préservé, sachant. Une goutte de quintessence ranimera ton défaillir. Les maux de tête par trois mots, trois pater et trois haleines sont dissous ; le feu des brûlures perd sa cuisance, « comme Judas sa couleur quand il trahit Jésus » ; les emplâtres des simples auxquels les plus étranges déjections ajoutent un ragoût d’infernal dictame, lénifieront les irritations flambantes de tes vices ; tu aspireras la vie des êtres, des choses ; des bêtes tuées brusquement te communiqueront, en un sanglant contact, leur vitalité qui coule ; toute la nature mystérieuse, le fluide qui sort des aimants, le magnétisme qui descend des étoiles, la saveur des métaux exaltés par d’électriques sillages, la terre, l’eau, le feu, toute l’Isis matérielle t’enveloppe, te protège, te gorge, te nourrit, te guérit…

« Comment te raconter tous mes pouvoirs ? Il me faudrait te parler sans cesse jusqu’à la fin de ta vie. Je donne l’illusion autour de celui qui m’écoute d’une foule qui le protège ; avec un peu de poudre d’aimant sur un brasier je produis des tremblements de terre ; je crée des éclairs artificiels ; avec de l’urine battue je fais grêler, pleuvoir, tonner, j’éteins les incendies ; je te transformerai en jeune ou vieux, en fille ou enfant à volonté ; je permets de voler en l’air dans un nuage, en forme d’aigle, de corbeau, de vautour ou de grue ; j’arrête les reptiles ; je garde de toute attaque imprévue et grâce à moi tes voyages ne connaîtront ni les voleurs ni les accidents ; je rendrai ton chien, ton cheval plus beaux et plus alertes ; j’apaise la foulure, l’entorse, je guéris de la gale, je détruis les hémorroïdes, avec quelques invocations je licencie les fièvres, je donne la force de marcher sans s’arrêter si l’on écrit sur trois billets les noms des trois rois mages ; je bride avec la clef de Saint-Pierre le museau furieux du molosse qui te harcèle ; je romps les maléfices des autres sorciers ; je sais capter l’affection d’un roi, dompter l’hypocrisie éclésiastique, soulever des guerres, mettre la discorde dans une armée ; je découvre l’argent volé, je démolis les châteaux, je fais s’effondrer des villes, j’ouvre les prisons, je donne les biens matériels et la victoire, je rends invisible, j’endors aussi, je donne l’oubli, et tandis que les religions infâmes créent à plaisir les douleurs, moi compatissant à tout et à tous infiniment, — ah ! ceci est le grand arcane ! — « le plus solide et le précieux trésor de l’univers, » j’empêche de souffrir !

« Mais tu n’as fait que pressentir encore ton sort sublime, tu ne le connaîtras complètement qu’après l’initiation. Il faut que le prince de la nature, Satan, le diable, le sorcier des sorciers, qui se replie aussi bien dans le cœur d’une rose que dans les tuyaux d’un cloaque[2], t’ait choisi pour son adepte, sans cela tes efforts seraient vains, les richesses promises se métamorphoseraient en paille, feuille d’arbre, boue, chardons, fientes de porc, le grimoire t’enliserait en une superstition incompréhensible et inutile, tu bégayerais une langue que tu ne connais point vers un interlocuteur qui n’est pas venu. »



— Comment, comment rencontrerai-je, verrai-je, toucherai-je mon maître ? répond le jeune homme. À quel signe saurai-je que cette forme, présente à mes sens, enveloppe sa clémente majesté ? Quel chemin m’y conduira ! J’ai feuilleté les clavicules, mais aucune d’elles n’ose m’annoncer l’apparition du Prince des Instincts, aucune ne s’engage à me l’apporter devant ma face ; elles annoncent les apparitions des esprits, mais ce que je veux, moi, c’est l’esprit du péché lui-même, le corps de celui qui est Légion ? »


Les livres se ferment sous la main impatiente de l’évocateur, il n’y a point dans ces pantacles grimaçants, en ces écritures détraquées semblables aux dessins effrontés qui s’étalent aux murs des rues, mais exaltées par une luxure vraiment criminelle, il n’y a pas en ces voyelles assemblées comme pour reconstituer en sonorités incohérentes l’antique, diabolique et ténébreux chaos, il n’y a pas en ces mortes effigies de la vie enivrante, il n’y a pas le Vrai Diable. — « Le vrai diable, chuchote tout à coup, une voix inusitée dans l’épigastre du disciple, le vrai diable est en toi. »

L’homme se lève, mu d’un ressort inexorable. Il va dans les rues bousculées, agité et se parlant à lui-même, comme font les énergumènes et les possédés ; il marche, il marche, en le délire d’une joie qui, intarissable, ruisselle de tous ses membres… Son maître est en lui, il l’a senti ; il l’a entendu, — il le verra… Ce n’était pas en vain que ses nuits s’étaient peuplées des noirs complots d’une veille concupiscente, ce n’était pas en vain qu’il détesta son bienfaiteur, qu’il suborna, avec cette ardeur semblable à de la haine, la femme qui, chastement et sans le voir, s’assit une minute à ses côtés ; ce n’était pas en vain qu’il trompa, qu’il trahit, qu’il s’abaissa, lui intelligence, pour attiser les infâmes tisons dont s’aiguillonne le plus veule et le plus lâche de soi !… Ah l’évocation de Satan, dont tout grimoine se tait, la clef du mystère, c’est de créer en soi Satan d’abord, de lui faire un palais de son cœur, une fête de ses sens, un trône de sa pensée… Et le Dieu d’en bas ne tarde point… sa grâce empestée s’insinue au milieu des préparatifs de gala. L’éternel serpent s’enroule, autre intestin, en ce Ventre divinisé, d’où, par le suprême créneau du sexe, s’exhale la guerre têtue du désir à l’inconscient univers.


Mais, le maître, il ne suffit pas au disciple de le posséder, il faut encore qu’il l’aperçoive, qu’il le sache là près de lui non pas seulement compatissant et propice en ses entrailles, mais redoutable et tout-puissant hors de soi, autour de soi. Il veut être sûr que cette hantise ne lui sera pas momentanée, que ce secours dont il a maintenant un besoin acharné ne l’abandonnera pas jusqu’à la mort.


Que faire pour cela ?

Exécuter par un signe ce qui en lui fomente, exprimer par le geste, par le verbe, par le rite, un symbole visible cle son âme en malsaine liesse, qui rugit esclave et ivre de Satan. Le symbole appelle le symbole. Le sacrifice crée le Dieu. Le Satan, resté intérieur à cause du culte intime, s’extériorise au moment où il reçoit un culte extérieur.


II
LES COMMANDEMENTS DE SATAN


Ne redeviens pas ce petit enfant, que laisse venir à lui Jésus, mais sois le vieillard abruti que Satan appelle ; non pas le bégayeur des divines syllabes ingénues, mais le tafouilleur immonde, dont l’obscénité rabâche, dont le pied titube, dont la main salie d’excrémentiels contacts ébauche l’hypocrisie d’un geste innocent. Contrefais l’ignorance pure et tout illuminée de Dieu par l’ignorance percluse et saugrenue, l’impudence, l’éhontement, l’extravagance machinale, — l’inaltérable stupidité !

Dès lors ne te lasse point, recommence les expériences avec un entêtement aveugle ; reviens par les mêmes routes ; ébauche les mêmes signes, creuse le même sol, verse un semblable sang ; mugis contre la ténèbre sans pitié le même aboi de chien en rage.

Et que ta foi se développe encore, non plus la croyance agenouillée en ce Dieu ineffable, dont Tertullien s’embrasait, mais retourne l’incompréhensible du mystère d’En Haut en l’énigme insipide d’En Bas ; lié à l’absurde pour l’absurde, esclave godailleur, enlise-toi en l’indigestion et en l’ivrognerie et, voulant l’interminable déshonneur, remange ton vomissement.

Souviens-toi du document que laissa celui qui était ou qui signa le pape Honorius[3]. Pages de perdition, de massacre et d’imposture ! et, dans ton imagination moderne, qu’elles groupent les éléments nouveaux d’une pantelante réalisation. Éliplias voulut y voir des doctrines gnostiques, une sorte de philosophie du mal ; tu y discerneras plus exactement la pratique du sortilège, l’entraînement psychique de la damnation.

Peux-tu hésiter ?

Les premières paroles t’apprennent que le chef de l’Église a été instauré chef des enfers, de par la volonté du Christ, annonçant à Satan : tu ne serviras qu’un seul maître. Et le pape Honorius décida, le premier, de communiquer sa juridiction à ses frères, « craignant que dans l’exorcisme des possédés, ils ne soient épouvantés par la figure des anges rebelles ».

Solennelle illusion ! la religion excuserait le démonisme. En effet les « marteaux », les « fléaux », les « fouets », les « liens », les « conjurations très fortes et très terribles » témoignent de cette évocation régulière de Satan, pour le chasser des âmes il est vrai, pour le faire apparaître, cependant. L’exorciste excite le démon tantôt par des appels, tantôt par des prières, tantôt par des malédictions. Et Dieu est incontestablement glorifié par ces prodiges !

Et la tentation insinue :

« Si tu ne te conformes pas à la Bulle, qui exige qu’on observe ses secrets inviolablement, Satan te possédera tandis que tu dois le posséder et le tenir. Ne faut-il pas connaître la voie souterraine par où descendre à l’Enfer, afin de mieux clore le soupirail du Tartare ? Appelle le diable par l’audace, de peur que, sans être attendu, il ne t’assiège par la crainte. — Archidémon, tu serviras. »

Désormais enlise-toi dans la superstition ; pastiche le saint, ses jeûnes, ses prières, ses abstinences ; ouis les messes, manie les hosties, enivre-toi des litanies et des psaumes, tue le coq noir des anciens nécromans, égorge J’agneau des chrétiens… L’office des morts surtout t’est précieux. Lucifer c’est le roi des morts. Hante l’église, aux nuits de solitude ; alimente de croix brisées le feu du lieu sinistre qui verra ton hallucination ; et célèbre ignominieusement le Seigneur afin de te soumettre son grand esclave.

Tu n’avais sans doute pas pensé, en les plus perverses minutes, dans ton goût de mal faire, qu’il était possible d’atteindre au delà du visible univers. Cette fois, sois fier de ton pouvoir suprême et funeste ; il te sera permis, grâce aux prescriptions de ce livre, de torturer jusqu’aux morts ; et le grand Nemrod lui-même, le chasseur des massacres, tu peux secouer sur son dos encore sanglant de fantôme ses chaînes de braises jusqu’à ce qu’il tende pour toi son inexorable arc !


III
LE PACTE


Tu secoues la tête sans enthousiasme ; comment croirais tu aux influences des cérémonies sacrilèges, toi qui souris des saintes cérémonies ? Ce n’est pas dans ce tissu d’hiératiques insanités que tu tailleras le manteau de ta vie nouvelle. Tu es positif, quoique mystique, tu regimbes aux gestes sacerdotaux, aux versets de missel, tu cherches des voies plus simples et qui te paraîtraient plus sûres. Eh bieu, n’écoute pas le mage, va vers le plus moderne sorcier. Tu le rencontreras aisément si tu parcours, solitaire, la lisière des banlieues ; parmi les forains, les escarpes et les saltimbanques, il faut le dépister à ses breloques de dentiste, à sa tenue à la fois bourgeoise et trop voyante dans la tribu de bohémiens qu’il hante et qu’il suit. Il n’a de vraiment sauvage que son âme ; mais cette âme s’apprivoise avec un peu d’or et surtout si tu simules pour lui quelque considération. Transmets-lui tes doutes, en lui versant à boire ; peu à peu tu verras son œil fuyant sous les longs cils soyeux luire de convoitise et de perversité. Avec toi, il se rira des grimoires, il applaudira ton sot athéisme, vantera ton caractère scientifique autant que tes liqueurs : et au moment de la digestion, te proposera le pacte.


« Le pacte ? dit-il, une simple formalité poétique et légendaire, mais qui aide à l’évocation. Il date d’assez loin. Sous le pape Justinien I, Théophilus souda la première alliance démoniaque. Fi de ces stupides contrats inventés par des prêtres pour terroriser les fidèles. Il faut rire de l’imagination du pacte de Gaufridy. Quel enfantillage[4] ! Les démonographes racontent aussi que le contrat a lieu le dimanche ou un jour de fête dans l’église, soit près le baptistère, soit près du grand autel, avant que les cloches n’aient sonné ou après tous les offices ; un affilié présente le postulant à un diable préoccupé uniquement de cacher par convenance la fourche de son pied. La plupart du temps on se bornait au baiser stercoraire. Monsieur, ne vous inquiétez jamais d’un papier noir, pour l’humecter d’une encre qui serait le sang de votre bras gauche ou d’un corbeau immolé ; tout est simple, même en satanisme. Nous nous contentons d’une renonciation au catholicisme. Tertullien avait pressenti le vrai pacte qui n’est qu’un nettoyage des superstitions, déjà un joli baptême positiviste. Les gnostiques, les « bons hommes », les Albigeois ne le comprirent jamais autrement[5].

« Cette formule nous est donnée nettement par Reuss en ces quelques mots : « Aussi peu ces raclures rejoindront la cloche dont elles ont fait partie, aussi peu mon âme devra se joindre à Dieu. » Ou bien encore ces trois vers allemands :

Da steh ich auf dem Mist
Verlingne Goth, aile Heiligen
Und meinem Jesum Christ !

— Oui, répond le conscrit des magies noires, le pacte n’est après tout qu’un traité commercial, écrit en double Donc, si vous arrivez à vous faire rendre par le Diable le texte qui lui fut confié, vous redevenez libre. »

Le sorcier se met à sourire de ses yeux ironiques et fuyants :

« Le vrai pacte, celui que j’ai accompli, moi par exemple, près du fumier des fermes, le pacte intérieur, celui-là n’est pas si facilement rompu. Le vœu à rebours sacre prêtre de Satan in æternum. L’autre pacte, celui de l’apprenti sataniste, le pacte écrit est aussi peu solide qu’une page volante ; si les mots s’envolent, le papier s’émiette, le cœur seul vaut, et les volontés jurées à soi-même sont durables. Saint Basile, si j’en crois sa vie par saint Amphiloque, débarrassa du pacte un jeune homme, en l’enfermant pendant trois jours dans la sacristie ; après une lutte du saint contre le démon, le pacte tombe du ciel vomi par l’ange noir qui décampe. Michel Schramm ouvrait les serrures à distance, attirait et retenait immobile l’eau d’une coupe renversée. Il fut purgé de ces dons étranges qui lui venaient du démon, lorsqu’une autruche hideuse où Satan s’enfermait rejeta la cédule.

« Mais votre vrai pacte sera votre volonté de connaître le Diable, de devenir son serviteur, son missionnaire, de vous identifier à lui par les actes de vindicte et par l’obscur espoir, comme le moine agenouillé communie avec le Christ, par le renoncement et la prière.

« Sur la cédule, devant être remise à Satan, n’insinuez que votre supplique ; lui-même jugera regardant dans votre âme, si, étant assez dégradé, vous avez renoncé à tout autre qu’à Lui. »


IV
SAINT-JUDE, JUDAS ET SATAN


Tu conclus le pacte ; songe, médite, crains avant l’abominable pas.

Rite vain, si tu n’as pas le désir tétu d’être à ce malin — toi l’apprenti sataniste.

Rite vain si toi, l’initié des Kabbales de la nuit, tu ne convoites pas le progrès sans cesse dans la voie malfaisante afin de te rapprocher de ton Dieu nouveau jusqu’à l’union.

Tu as juré ? Tiens ton engagement, strictement, avec un soin littéral de sacerdote… Il ne te trompera pas, le rustique Ami, si près de la terre qu’il en a l’ample certitude ; ta semaine, jetée en cette poitrine déchirée par le soc des douleurs, lèvera comme lève l’épi en le sillon.

Si tu défailles, omets, te trompes, trahis — prends garde, tu gênes et irrites l’obscur travail qui s’est commencé pour toi dans les alchimies de Satan. La bombe invisible qui s’élabore, ne la bouscule pas par terreur ou par imprudence, elle éclaterait entre tes mains, tu serais ton bourreau ; le « choc en retour » te renverserait.

Sois raisonnable, sans puérilité, grave ; ne quémande pas ce qui ne peut être accordé, n’appelle pas le vide, ne veuille pas l’impossible.

Sois naturel comme le diable, ton maître.


Au registre des demandes à Satan — s’ouvrent quatre pages infinies.

Sur l’une est inscrit : Envoi de maux de toutes sortes — délations à Satan, qui exécutera ta vengeance sur l’ennemi que tu lui auras désigné.

Sur l’autre : Conversion au diabolisme d’un parent, d’un ami, d’un enfant, d’une femme. (Augmente sans cesse mais sans extérieure propagande la complaisante synagogue.)

Sur la troisième : Eloignement ou délivrance d’un danger personnel ou du danger d’un frère, affilié à la secte. (Libera nos, Satan ! )

Sur la quatrième : Préservation de l’extrême détresse. Non plus cette fois la menace passagère, mais la pluie immense des maux, la poussée au suicide, au désastre, au désespoir sans nom… Contre ces fléaux, Lucifuge est le seul bouclier.

Satan est bon pour ceux qui font le mal !


Tu te plains, mélancolique. « J’ai eu beau prier, conjurer, exorer… La neuvaine est achevée, je ne tiens pas l’objet de ma supplique… » Crois-tu vraiment ? Observe. Je te réponds du zèle de l’Esprit. Il ne peut pas, tout d’un coup, par un enchantement inexplicable. Épie… « Oui, en effet, dis-tu, j’ai éprouvé tel soulagement, incomplet il est vrai, mais évident ; telle volonté plia un peu qui eût dû rester inflexible ; j’ai deviné sourdement, à mes côtés, un effort ! » Tu ne t’égares point… Continue l’appel votif. Reprends ton trafic avec l’au delà des ténèbres. Ne te décourage pas surtout aux lenteurs des méticuleuses douanes ; le découragement est « une tentation ! » L’Ange gardien de celui que tu vises — le tien aussi peut-être — a tiré le glaive. Dieu jette un dernier appel pour que tu regagnes sa voie. Et puis, et puis — loi redoutable du triomphe — c’est au moment de réussir que l’incertitude envahit le plus. Va jusqu’au bout, puis recommence. L’obstination n’est jamais déçue avec le secours du Diable[6]. Ta doutes de sa puissance à certaines heures de vide ! Ton ange imbibe ton âme de cette méfiance ; c’est lui, lui seul, qui cherche à te faire croire que le Diable ne sait pas, ne peut rien.


Et le sorcier, l’initiateur, l’index à la tempe, son teint brouillé s’animant de méfiance et de plaisir, va t’expliquer, te croyant mûr, l’ultime secret pour correspondre avec Satan ; il t’indiquera l’orthodoxe route, si j’ose dire, où marcher vers ce pape des hérétiques ; il te révélera que le Diable est presque un saint.

Presque un saint ! presque deux saints serait plus exact. Satan, assngi, prudent jusqu’au bigotisme, apparie son museau grotesque à la face illuminée de saint Jean, l’apôtre de la femme, l’évangéliste de l’amour, le patron du Temple et par suite des sorciers. Mais saint Jean et le Diable ne sauraient être pris l’un pour l’autre, malgré la ruse albigeoise. Un autre saint s’olireà l’équivoque, propice et méconnu ; le nom qu’il porte, les malédictions de tous qu’il a recueillies sans les mériter, le désignent à ce terrible rôle d’intercesseur auprès du Diable, qui, par lui, s’oint de catholicité. C’est le « Saint sans autel », celui qui n’est pas invoqué par les croyants, le dédaigné de la multitude des fidèles, qui le confondent avec Judas ; bref c’est saint Jude Le sorcier a souri de ton étonnement :

« Le vieux calendrier napolitain de Louis Sabattini, nous apprend qu’à Naples, une chapelle fut vouée à saint Jude sous le patronage de la famille Cybo Tomacelli : elle fut détruite plus tard pour agrandir l’église des PP Oratoriens.

« A Rome, il existait une église de Saint-Simon, Saint-Jude, autrefois paroissiale ; elle fut supprimée comme paroisse par lettres apostoliques de Léon XII (1er novembre 1824) mais conservée en tant qu’édifice religieux sous le patronage de la famille des Gabrielli… La Papauté frissonnait-elle à l’appréhension des sortilèges ?

« Les deux apôtres possèdent dans l’église Saint-Pierre du Vatican un autel qui fut consacré d’ordre du pape Innocent III, par le cardinal Octavien évêque d’Ostia… Cependant, affront indigne, la mémoire de leurs vénérables reliques était oubliée.

« Benoit, chanoine de Saint-Pierre, au xiie siècle rapporte cependant, comme une tradition, que sous cette même église gisaient les corps précieux de saint Simon et de saint Jude. Ce pieux écrivain signale : « duo alteria in media navi ubi ab antiquis patribus audivimus requiescere apostolos Simonum et Judam…

— Mais ce n’était peut-être qu’un racontar, une erronée tradition ?

— Du tout, Barthélémy Piazza, dans ses Ephémérides Vaticanes, assure que les reliques des apôtres furent trouvées sous chaque autel. Bien mieux les ossements étaient rangés de telle sorte que les corps avaient la tête tournée vers l’Orient, selon l’antique usage chrétien.

— Mais aussi selon le rite magique, selon la foi des astrologues. Dans la messe noire prophétisée par Ezéchiel les soixante et dix fidèles sataniques agitent vers l’Orient leurs encensoirs.

— Attendez… reliques incomplètes… Quand la destinée s’irrite, elle est cruelle, même en ses dédommagements. Alfaram dans l’Index des reliques de la Basilique du Vatican, affirme que, selon toujours la tradition orientale, ces apostoliques os étaient enfouis sous l’autel… mais des bras manquèrent, déposés sous d’autres autels qui eux avaient été détruits…

— 11 paraîtrait donc qu’une volonté supérieure ait voulu éparpiller jusqu’à ces restes comme elle a dispersé ce souvenir…

— Oui, et c’est à peine si un évêque moderne[7] a rétabli un peu de justice pour diminuer l’effet des sortilèges et des sacrilèges… Mais la faute est irréparable. Saint Jude aux yeux de certains hommes a épousé la cause des dissidents, la cause de Judas. Fallait-il que ces deux âmes séparées l’une de l’autre par la damnation se réconciliassent sur la passerelle fragile de ce nom à peu près semblable qui les unit ?

— Oui et c’est là un grand mystère, le mystère du même nom créant un même avenir, malgré les individualités diverses qui les portent. Il y a des appellations maléficiées. L’Astrologie onomantique bat de l’aile sur cet abîme d’inconnu.

— Ne nous révoltons pas devant ces fatalités ; elles nous prouvent que le bien et le mal ne sont pas l’un de l’autre si distants, que le juste et l’injuste sous l’œil du destin se tiennent par de subtils et indivisibles fils ; qui sait si saint Jude ne sauvera pas Judas ?

— En attendant Judas damne le souvenir de saint Jude et certains évocateurs mystérieux « a calamitosis et fama periclitantes » (périclitant par de néfastes influences et de réputation infâme), ont touché l’âme universelle du diable par la prière au saint inconnu


V
LE DIABLE APPARAIT


Je distingue les tâtonnements, les bégaiements du spiritisme en l’évocation de ce Satan : saint Jade et Judas. Il n’est plus l’apparition vaine qui succède aux exorcismes des mages, le mirage, l’artifice hallucinatoire ; c’est une âme mortelle et malheureuse, une pauvre âme symbole de toutes les injustices et assomptée dans une gloire mystique, patronne de la honte, de l’abjection imméritées, peut-être Ange de la Damnation. Image précise et trouble ; la gnostique religion de Judas lui apporte un halo d’effroi. Quand je songe à ce poignant amalgame, je revois l’Iscariote du sculpteur Niederhausern qui avec l’intuition des frénétiques réalisa dans un buste le messianisme du traître, la gloire profonde et misérable, la douceur têtue, fatale, le monstrueux attrait, la sainteté féroce et tendre du plus grand des maudits.

Une autre croyance naïve se greffe à cette pitié pour le légendaire fourbe : l’espoir d’un ciel moins haut, d’un paradis plus vulgaire, moins farouche. La plupart des saints, ils subissent que de pétitions et d’offrandes ! les cierges encombrent leurs autels, ils sont excédés d’ex-voto, ils portent de lourds ornements d’étoffes et d’or ; l’art songe à eux, les donateurs et les donatrices font travailler les ouvriers, les tisserands, les sculpteurs, les peintres, à la gloire même humaine de ces très heureux ; des mains princières filent pour leur robe un lin de luxe, des chevelures dénouées d’extase mouillent d’un chatouillement odorant leurs pieds ; certaines souffrent pour eux d’une ardeur sacrée ; ils apparaissent à des vierges, ils sont au cœur des veuves l’amant consolateur si attendu ; le corps du Christ s’immole sans cesse devant leur icône ; les prêtres leur rendent un hommage quasi divin. — Ils sont l’aristocratie du Ciel.

Et comment voulez-vous que les pauvres diables les approchent ? les pauvres diables vont au diable, qui est pauvre, qui est laid, qu’une cour d’adulatrices et d’adorateurs ne défend pas d’un cerne infranchissable. Il leur fallait un saint aussi misérable qu’eux, aussi désuet, aussi calamiteux, dolent, équivoque, un saint d’en bas, un saint de ténèbres, trop mal frusqué pour entrer à l’église, un saint sans feu ni lieu, un saint bohème et mendiant.

Saint Jude[8] était là, tout exprès, le bon serviteur ma récompensé, le bonhomme mis au rancart du sanctuaire, parce qu’il n’a pas le nom fringant des grands seigneurs du ciel, parce qu’il ne dédaigna pas de se nommer, lui le très fidèle, du nom du très lâche et du très vil, parce qu’il n’a pas un domicile d’encens et de fleurs, parce que nul genou douillet ou fier ne fléchit à son souvenir.

Dès lors le peuple des opprimés en fait son cordial ; il le malaxe aux essences de trahison et aux élixirs d’assassinat ; puis le met en bouteille. Bouteille qui devient une idole, s’affuble de jambes et de bras ; le sac de deniers s’accroche à la main gauche, la main droite crispe le couteau du réfractaire ; saccoche de Judas, glaive de Caïn. La révolte désormais s’allie avec la longue plainte refoulée des Jacques et la vengeance hurle là où les gémissements ne furent point écoutés…

Ah, voilà bien Satan complet, vorace, perfide, criminel.

Il agite le couteau ; aujourd’hui ne jette-t-il pas la bombe ? Saint Satan, patron de l’anarchiste, du génie méconnu, de la gloire suspecte, du péché qui a sauvé le monde, saint Satan patron de l’humiliation, et du supplice dont est rachetée la Terre, de l’indignation qui punit le riche et le tyran ! Je comprends que le Saint-Sans-Autel ait ébranlé d’une sympathie obscure les plus nobles, les plus impétueuses âmes. Le poète, ennemi du bourgeois, la femme que l’égoïsme viril sans cesse trahit, le déshérité qui n’a pas de toit, l’amoureux délaissé de toute maîtresse, le fanatique, fier d’avoir été impitoyable, je les vois en un pèlerinage lamentable et ininterrompu (n’ayant d’autre tonique que leurs larmes, d’autres présents que leur sang, d’autres pompes que le de profundis de leurs colères et de leurs désespoirs). Salan les cueille joyeux et fou dans sa malice inexorable ; il en groupe un bouquet de ronces, d’herbes vénéneuses, de serpents qui râlent, il les mord et il les baise, il les dévore ; et dans leur indigestion, il croit accoucher d’une ère future de salut.

Là est le piège : prier saint Jude pour évoquer Satan, Judas, Caïn. Certes, qui se refuserait à répéter la prière éplorée et véûérable, cette clameur de l’âme suspendue sur les gouffres, à conjurer par un agenouillement exalté de sanglots le saint des causes perdues, des heures sans issue, des projets en déroute ? mais de là jusqu’à vouloir affronter le crime et le suicide, de là jusqu’à s’enfoncer pour éternellement dans le noir parce que le crépuscule pénètre ! de là, jusqu’à se damner volontairement parce que le ciel semble clos ! Non si tout chrétien, tout mystique peut murmurer l’oraison des catastrophes, il ne doit pas pour cela se prêter à l’illusion démoniaque, et, suppliant saint Jude, il lui faut s’arrêter à l’aliénation de son avenir terrestre et surterrestre à Judas.

Dieu seul peut sauver de l’ultime démence, Satan ne peut que précipiter en de plus irrévocables abîmes celui que le vertige du mal et du malheur assiège d’un menteur attrait.


PRIÈRE AU SAINT-SANS-AUTEL

Sanctissime apostole, fidelissime Christi serve et amice, Juda, qui, oh proditoris nomen et quorumdam simplicitate in debito tibi cultu desereris, ob tuam vero sanctissimam et apostolicam vitam ubique fere terrarum a vera Ecclesia specialis calamitosorum et pene desperantium advocatus invocaris et præstissime coleris, ora pro me miserum, ut per tua merita in tribulationibus et augustus meis consolationem recipiam. Tuum auxilium præsertim in præsenti perturbatione et angustia experiar.

(Très saint apôtre, très fidèle serviteur et ami du Christ, Jude, qui, à cause du nom du traître et par la simplicité de quelques-uns as été délaissé dans le culte à toi dû, tu es invoqué et très pieusement honoré à cause de ta vie très sainte et apostolique à peu près partout sur la terre par la vraie église comme l’avocat spécial des calamiteux et des presque désespérés. Prie pour moi misérable afin que par tes mérites je reçoive la consolation dans mes tribulations et mes embarras, J’expérimenterai ton aide surtout dans la détresse présente, dans ce tourment.)


Mais, disciple de Satan, ta curiosité remporte sur ta terreur ; tu te sens d’ailleurs préparé et misérable, car le péché c’est déjà la douleur. Eh bien, suis ton maître néfaste, sois son allié et son coadjuteur, accompagne celui qui n’a pas d’escorte, tu es certain avec lui du « phénomène », tu ne seras pas déçu, ou plutôt tu le seras suprêmement et à ton horrible satisfaction.

Va, pèlerin du sanctuaire inconnu.

Nulle pompe. Tu ne te confondras point à la cohorte des gens aisés qui prennent voitures ou wagons, vers les stations balnéaires du miracle, s’installent en des auberges fréquentées, alternent l’eau sainte, la piscine, avec les bouteilles de via vieux et les mets réconfortants ; tu t’évertueras pieds saignants et nus.

Avec le sorcier fais le pèlerinage, vers l’Église qui n’existe pas, pour le saint qui n’a pas d autel. Ce saint douloureux et obscur a trimé sans récompense, et fut peut-être puni d’avoir eu pitié. Vous vous arrêtez ensemble, humant l’air, consultant la forme des arbres, l’allure des rochers, l’espèce des herbes qui sur la terre rampent, sachant bien qu’il existe une place fatidique où dans sa supplication à l’Inconnu le paysage deviendra complice : chœur de voix végétales, de bruits de source, de souffles à travers les branches, de vapeurs hors des mystérieuses grottes ! Que s’est-il passé là plutôt qu’ailleurs ? Vers quelles époques proches ou lointaines un geste humain attacha-t-il à ce paysage une malédiction ? Les rayons d’une maligne étoile l’ont-ils consacrée ? Un génie l’habite-t-il, ou bien l’ancienne ronde des fées passait-elle, mortelle brûlure, sur cette lande ?

Le Maître a trouvé ! instant mémorable… certes, il ne possède pas le somptueux attirail des Clavicules ; il n’a que son bâton, son livret sali par sa main suante, aux caractères griffonnés avec impéritie, aux géométries contournées. Amant fidèle au souvenir, il garde sur lui le portrait véridique mais informe de sa bisexuelle amante : l’occulte force qu’il évoquera.

Face ridée et grimaçante de gorille, — cornue comme ces bonnes vaches dont s’offre le pis compatissant au hasard des chemins ; le poing serre les quelques deniers dont il a tant besoin, le sorcier, pour abriter quelquefois ses rhumatismes sous une grange et qui furent le prix judaïque de quelque lâche et nécessaire attentat ; dilaté de ses rêves de bons repas, un ventre prolifique, maternel, voluptueux aussi, à tabliers de peau noirâtre ; l’auréole de tous les proscrits est le coussin de cette face déprimée, déjetée, incomplète, les traits s’ébauchent, s’effilochent, s’effondrent, chaos d’une future humanité qui hésite en la décrépitude de l’ancienne. Les jambes et les pieds de bouc puent la luxure acharnée, la solide bestialité des antiques races d’au delà l’anthropoïde, au temps des vagabondages de la vache Isis essoufflée vers la virilité du taureau et de l’époux. Mais où l’équivoque recommence, c’est au centre de l’organisme, au mystère, à l’incohérence de la génération ; car Satan affecte une fémininité, corrigée de masculinité, le pubis hybride. Et pour suprême déchéance, le voilà sous un habit écarlate, galonné, en veste jaune, en culotte à boucles, harnaché comme un domestique d’ancien régime… Celui qui a dit : « Non serviam » est marqué d’une livrée, même en ses livres triomphaux !


Enfin tes souhaits vont être exaucés ; ton compagnon et toi, lui trop disgracié, toi trop jeune, vous ne connaissez que peu de choses, vos désirs sont quasi vierges de réalisations ; aussi votre Imaginative espère quelque Alhambra en une Espagne magique, complote de faire voler à Dieu le miracle indu, par Satan-Prométhée, d’obtenir, sans l’avoir gagné, le bénéfice d’habiter quelques minutes sur la lisière de la vie et de la mort, de boire avec tous les sens le ten du monde !

Le sorcier et toi, vous êtes surtout abominables de louher vers les médiocrités humaines ; vous profanez même votre forfait en le voulant utile à vos bas desseins.

Bon sorcier que j’ai presque exalté, tu te déshonores, si tu sors de ton empire de pauvreté et de désespoir, si tu t’enthousiasmes pour les splendeurs et les puissances qui te persécutèrent et que tu avais dédaignées. Bon sorcier, prends garde !

Mais le bon sorcier n’écoute pas.

Il oublie que peut-être en d’antérieures existences, il démérita jusqu’en la juste injustice de son ignominie, que peut-être, âme neuve, il a besoin pour se former, pour devenir à son tour un élu, d’un préalable enfer ; qu’il doit se lamenter et déchoir, se résigner à ses mésaventures, ne pas convoiter une inutile et fausse satisfaction qui le déprimera, le fera redescendre en un trou plus obscur comme un reptile, qui, affamé, s’approchant d’une caravane, est traqué par cette caravane avec plus d’hostilité jusqu’à son nouveau refuge, le souterrain encore plus loin de la lumière et de la vie.

Allons, apprenti sorcier comique et peureux, suis le faiseur de tours ; Sancho Panza de ce don Quichotte aussi toqué mais moins chevaleresque, Faust de vingt ans conduit par le bout de sa vanité jusqu’au sabbat par un Méphistophélès vraiment de chair et d’os, mais encore plus besogneux. Tu portes ton paquet tandis que se dandine devant toi, avec sa seule besace, le prélat famélique du Diable. Lui tend çà et là dans la forêt de vieux chênes, sa badine de noisetier, qui oscille au pressentiment des métaux. Toi, tu geins, inhabitué à ce pèlerinage, traînant dans un panier tout l’arsenal d’épicerie pharmaceutique : une bouteille de réconfortant alcool, une tringle qui soulève le couvercle, des œufs au chaud humainement ensemencés et desquels jaillira un gambillement de bestioles ; un bocal de sang humain où dansent sans pouvoir s’arrêter de petites poupées en terre de pipe, comme ivres de retenir dans leur tête des graines de pavot ; un peu de farine pour épaissir le sang ; de l’alcool camphré qu’on brûlera afin d’écarter les congestions ; enfin cette mystérieuse plante, mal nommée mandragore, rappelant la rose de Biskra, boule emmaillotée d’appendices, velue et quasi vivante, quoique jaunâtre et sèche, qu’il faut surveiller de près, tant elle se plaît aux mystifications d’une fuite, surtout vers la laine des matelas, et qui dans l’eau ronfle comme un homme !

À ton poing gauche tu suspens avec délicatesse le plus précieux, le plus indispensable instrument du maléfice, le reptile dans sa cage de verre, serpent, lézard ou crapaud, la bôte qui rampe, la bête cyclique, symbole de la lumière astrale, de l’âme du monde, du Diable ; la bête condensatrice des fluides, qu’écrasait Isis, qu’écrase la Vierge sur les autels, le monstre visqueux et froid où s’enrobe la grossière vitalité de l’univers.

Enfin le lieu est trouvé et le sorcier fait son cercle.

Cercle mesquin, maladroit, à peine tracé, aimanté cependant d’un vouloir solide ; il y inscrit les noms maudits, il l’orne des signes qui reproduisent sa misère, il y fait collaborer les morts et les bêtes dont sa besace se vide ; là le crâne d’un parricide qu’il déterra avec quel soin par une nuit sans lune ni étoiles ; les cornes d’un bouc presque humain, qu’une paysanne a trop caressé ; la tête d’un de ces chats presque hyènes qui, fiancés au démon, se repaissent de charognes ; le cadavre aussi d’une chauve-souris, l’oiseau qui est un rat, l’animal répulsif, sur la frontière des espèces, à qui les enfants jettent des pierres et qui se réfugie dans des décombres et ne tournoie qu’au soir tombé, protégé par la peur des passants et sa propre laideur, la bête qui est l’ironie de la colombe, et qui se posera sur la tête de l’Antéchrist, comme l’oiseau nitide et miraculeux désigna le front du Christ…

Le sorcier n’a pas de costume spécial de nécromant, sauf que s’étant déshabillé à quelques pas de là, il est nu sous une épaisse et noire alumelle, soutane sans manches qui laisse à ses bras leur fiévreuse liberté. Il n’a pas choisi la nuit redoutable et hallucinante. C’est le soir seulement. Le soleil a quitté l’horizon, au-dessus de la mer et des arbres, au delà de ce cimetière rustique, parmi le silence, traversé par les seuls vols lents d’oiseaux crépusculaires.

Le sol est rocailleux, protégé des tempêtes, par de vieilles roches, il est décharné, loin du sable aussi, sans ce limon rougeâtre qui est la viande de la terre ; il est maigre, osseux, triste, aride ; c’est bien le terrain doux au diable, le terrain breton, le terrain sorcier.

En face du cercle, la fourche qu’a saisie l’opérateur creuse un triangle où descendra la larve appelée. À droite et à gauche, un cierge vacille dans un chandelier d’étain. Aux pieds de l’opérateur, le brasier s’allume où cuisent l’assa fétida, l’aloès, la verveine, la sauge, l’ambre, le soufre et un peu d’encens. La fumée acre, pestilente, escaladant en volutes le ciel bas semble l’échelle de Jacob du Mal où ascendront les vils désirs conquéreurs. Diligemment le sorcier a tracé quatre routes vers chacun des points cardinaux, désigné par un des symboles cadavériques et pervers : l’une, c’est la route de la Richesse avec l’index de la relique parricide ; l’autre, celle du Savoir que marque la chauve souris des initiations du démon ; la troisième, celle de la Puissance où rient les félines dents rouges ; la dernière, celle de l’Amour, dominée par le double fanal macrocère du bouquin. En arrière du cercle avec deux fémurs de morts la croix est tracée et le nom de Jésus-Christ y parle d’une sorte de refuge, comme si dans sa religion satanique, le sorcier avait gardé la superstition de Dieu !

Pris du traditionnel délire, l’opérateur tourne autour du cercle, chuchotant, dénombrant en une confession au diable ses méfaits, ses lâchetés, ses crimes, ainsi que des mérites appelant irrésistiblement les grâces de l’infernal Esprit. Et à chaque mouvement rotatoire il s’arrête pour humer les vapeurs rebutantes, la puanteur du Sabbat. Puis, lassé de ces circuits démoniaques, il s’effondre sur les genoux, dans le cercle intérieur d’où naissent les quatre routes ; penchant les épaules, non pas prosterné mais à quatre pattes comme un chien, il hurle les mystérieuses voyelles de cette simple phrase en latin d’église, qui recommence l’abominable confusion de Jude et de Judas :


SANCTE JUDA, APOSTOLE FIDELIS ET MARTYR, DESPERATIS IN REBUS ADVOCATE, ORA PRO ME IN TRIBULATIONE MEA


Et toi, jeune catéchumène, que fais-tu pendant que glapit ton maître ? Mais ta besogne de marmiton du diable ; tu étales avec précaution un peu de ce sang du bocal en une soucoupe que tu places à côté du brasier ! De tes doigts tachés du blanc des farines et du rouge flux humain, non sans haut le cœur, tu as saisi dans sa cage de verre le reptile, serpent, lézard ou crapaud, qui sera l’organe de Satan.

Prudemment tu le places dans une autre assiette en disposant au-dessus de lui une cloche de verre, un peu soulevée par quelques herbes, de façon à ce que la bête respire sans s’échapper. Puis tu t’écartes et regardes avec inquiétude la cérémonie qui s’avance, ô enfant de chœur de l’hérésiarque autel. Tu t’inquiètes et tu frissonnes au vent froid qui vient de la mer et aux abois lunatiques de chiens très lointains en des fermes que ne l’on voit plus, abois répondant aux hurlements du nécromant et dont semble pâlir davantage la lune.

Le sorcier recommence l’appel des voyelles, des voyelles seules ; car, même dans les cris solitaires, il faut rester mystérieux. Et puis il se souvient de la puissance de ces sons nus, les seuls qui perturbent la psychique atmosphère, restent capitaux, évocatoires. Leur abrupte vol, acéré d’incognoscible, creuse l’éther d’un trouble ému. Ces voyelles, sculptent, l’âme éparse et molle de Satan, fixent ses lignes fluides, lui tissent un vêtement sonore, préparent l’automate inaperçu qui doit obéir au commandement du sombre et isolé adepte.

Maintenant le voici tout droit ; ses yeux d’un bleu sauvage inspectent l’ombre, se réjouissent déjà des prodromes du prestige. Le reptile bondit sous la cloche de verre, frappe les parois, épouvanté, se gonfle, devient énorme et fantastique ; l’ivresse où il s’agite à cause de son prince qui va venir, indique, jusqu’à l’excès de sa mort, la réussite. Pour coopérer à l’œuvre maudite, s’allégeant de ses énergies condensées, le sang humain se dessèche, blêmit, comme si des souffles chauds d’invisibles en avaient vaporisé l’essence pour y ravir la force de se montrer, pour se conférer l’illusion d’être vivants jusqu’au point de devenir visibles.

Le sorcier halète et, à son compagnon, d’un ton dur et sans réplique : « Entre dans le cercle, à mes côtés, tout près… donne le pacte… IL est là. » jeune homme, tu t’empresses, avide de connaître et de voir et d’interroger et de toucher peut-être, l’Esprit funèbre. Tu trembles ; le froid gagne tes os ; il te semble aussi que le sorcier médium te vide, que sa main qui se crispe sur ta nuque aspire en ventouse tes forces secrètes ; et tu t’étonnes et tu t’effrayes aux gestes incohérents de l’autre main qui, partant de l’ombilic, s’élance dans la direction du triangle, au delà du cercle, traversant chaque fois rhythmiquement la fumée du brasier. À quel affreux travail se livre cette main, qui semble arracher aux entrailles des épis magnétiques, remonte pour cueillir la vie psychique ruisselant en voyelles des lèvres, tord ensemble, enroule les fluides corporels et le souffle, l’âme de vie, puis cisèle sa monstrueuse statue de songe avec des doigts semblables à des ciseaux. Enfin le sorcier a poussé un cri noir et long, unique, désespéré, de femme en couches… Satan serait-il né ? Les éléments conjugués avec l’âme humaine auraient-ils mis au monde la larve où le Verbe incestueux s’est incarné. Un trouble inexprimable fait tituber le disciple, qui cependant ne distingue qu’en tourbillon une sorte d’outre, à quelque distance devant eux, une outre se balançant gauchement avec une tête trop lourde, à la renverse, un ventre colossal, des jambes informes qui, par un filet menu, semblent se rejoindre au ventre toujours houleux du nécromant[9].


  1. Mensonge stupide, ricanement abject ; d’ailleurs, de la page 125 à la page 133, je n’ai fait que répéter strictement, en les condensant, les vantardises des grimoires.
  2. Voir Gœrres.
  3. Honorius II ou Honorius III, peut-être Cadulus évêque de Parme, antipape.
  4. Le voici :

    « Je, Louis Gaufridy, renonce à tous les biens tant spirituels que corporels qui me pourraient être confiés de la part de Dieu, de la Vierge Marie et de tous les Saints du paradis, pareillement de mon patron saint Jean-Baptiste, saint Pierre et saint Paul et saint François et de me donner de corps et d’âme à Lucifer ici présent avec tous les biens que je feray à jamais, excepte la valeur du sacrement pour le regard de ceux qui le recevront. Et ainsi le signe est attesté. » — Et le diable répond par écrit aussi : « Par la vertu de ton souffle, tu enflammeras en ton amour toutes les filles et femmes que tu auras envie d’avoir pourvu que ce souffle leur arrive aux narines. »

    Tout cela sent trop la fabrique des inquisiteurs.

  5. « Le Diable, dit Tertullien, accumule les objets des sacrements divins dans les mystères des idoles. Comme ses croyants et ses fidèles, il touche certains, il repromet l’expiation des délits dans une sorte d’ablution. S’il se souvient de Mithra, il fait un signe au front de ses soldats, il célèbre l’oblation du pain et il s’attribue l’image de la résurrection… »

    D’autre part, Pierre, moine qui écrivit l’histoire des Albigeois, raconte ainsi la renonciation : Quand quelqu’un se livre aux hérétiques, celui qui le reçoit s’écrie ; « Ami, si tu veux être des nôtres il faut que « tu renonces à ta foi entière qu’occupe l’Église Romaine. » Lui répond : M Je renonce. — Donc reçois l’Esprit saint des bons hommes. » Alors le prêtre lui souffle sur la place du baptême, sur la poitrine, sur les épaules, sur la tête. « Et que dis-tu de l’huile et du saint-chrême ? — J’y renonce. « — Crois-tu que cette eau opérera ton salut ? — Je ne le crois pas. — a Renonces-tu à ce voile qui sur ta tête baptisé fut posée ? — J’y renonce. « Ainsi le néophyte accepte le baptême des hérétiques et répudie le baptême de l’Eglise ; alors tous posent leurs mains sur sa tête, le baisent et le revêtent d’un vêtement noir. À partir de ce moment il devient un membre de la secte. (Petri monachi cenobii vallium Cernaii, Historia Albigensium, cap. ii.) (Voir aussi Spitzer Teufelsbünder, Leipsig, 1871.)

  6. Perseverare diabolicum.
  7. J’ai dramatise l’aventure, fidèle à mon plan ; mais tout ceci est historique, textuel ; consultant les archives de M. P. Christian père, augmentées encore par son fils, j’ai trouvé ces documents qui achèvent de caractériser le véritable Diable, celui à qui Ton fait tort, le persécuté, le maudit d’une malédiction où il y a de sa faute peut-être, mais où il n’y a pas de sa faute, peut-être aussi. Satan est un saint et c’est vrai au fond, un saint à sa terrible manière, saint ambigu qui tient à la fois de l’apôtre de bien (saint Jude qui meurt pour le Christ) et de l’apôtre de mal (Judas qui vend le Christ) ; il a encore besoin de cette ambiguïté, car en toute hideur pourrait-il tenter quelqu’un ? — En fait cet infortuné saint Jude était si oublié par la liturgie que c’est seulement il y a quelques dizaines d’années qu’on y pensa. Mais il devait trouver sa petite rémunération cléricale dans le pays des Albigeois, non loin de Montpellier, ville de la Secte. Coïncidence, pleine de révélation.

    Voici ce qu’écrivait à M. Christian père, le 25 octobre 1867, Mgr le Courtier.

    Évêché de Montpellier

    « Cher Monsieur,

    « J’ai un petit secret à vous confier, vous le garderez fidèlement. — Imaginez-vous que saint Jude (28 octobre) est le seul des apôtres qui soit assez méconnu pour n’avoir qu’une seule église sous son vocable dans toute l’étendue de la France, peut-être dans toute la chrétienté. Cependant par une tradition vénérable on l’invoque comme Patron des choses désespérées.

    « A Notre-Dame de Paris, j’ai fait vivre un peu le culte de cet apôtre. Èvêque je lui ai dédié la première nouvelle paroisse que j’ai pu ériger, et la ville de Béziers a aujourd’hui une paroisse Saint-Jude, une église Saint-Jude, un curé de Saint-Jude.

    « Dans ce moment, je fais la neuvaine de Saint-Jude, commencée le 20 et devant se terminer le 28, etc. »


    Mais est-ce satisfaisant pour désaigrir ce saint irrité qui n’a de miséricorde qu’envers les oubliés, les méconnus comme lui ?… Heureusement pour le sorcier que cette petite offrande n’a pas suffi. Il y a bien des faits à l’appui de sa prodigieuse intervention dans les archives de M. P. Christian.

  8. Cet apôtre prononça de redoutables paroles, par lesquelles il eut du survivre, ramasser le type d’une personnalité forte, si l’humanité pouvait comprendre autre chose que les faits. Auprès de Jésus, Jude s’étonna qu’ils fussent choisis ces douze — et de par quel privilège eux justement ? — pour la suprême joie de la manifestation d’un Dieu. Il fut l’organe du cri sceptique infini ; « Pourquoi tout existe-t-il ? » Mais quelle révélation fendit pour lui les sept cieux lorsqu’il prononça cette phrase du symbole : « Je crois à la résurrection de la chair. » Ne jetait-il pas les assises ? confuses d’un spiritisme glorieux, d’un matérialisme comme céleste, n’exaltait-il pas, avant les Albigeois, cette chair maudite par le Christ en lui promettant la suprême résurrection, en quelque sorte l’immortalité ? J’aurais désiré qu’Hello, dans ses « Physionomies des Saints » où il révèle saint Jude, nous expliquât mieux le mystère de ces deux paroles.
  9. Cette évocation du Diable ne fut jamais livrée par les rédacteurs des grimoires souvent mystificateurs ou imbéciles. Réelle, efficace, elle est traditionnelle et moderne, moderne surtout ; elle répercute l’écho des anciens temples initiatiques en l’Eglise du Christ. C’est le déchet des grandes mystiques, le dévoiement des saints miracles !