Le Satanisme et la magie/Livre I/Chapitre VII

Ernest Flammarion (p. 143-150).


CHAPITRE VII
DIALOGUE ENTRE LE DIABLE
ET L’ÉVOCATEUR


LE DIABLE

Que veux-tu[1] ? Pourquoi troubles-tu mon repos ?

L’ÉVOCATEUR

Ne le sais-tu pas ? Qui de nous n’a pas heurté ton tympan de fatidiques lamentations ? Je veux la puissance ; je veux l’amour ; je veux la richesse ; je veux la science.

LE DIABLE

Tu veux tout ? Et sans rien faire, n’est-ce pas ? Telle est la coutume des enfants, des sorciers et des fous.

L’ÉVOCATEUR

J’ai accompli les rites effroyables, et ma misère supplie ta noirceur.

LE DIABLE

Je ne t’assouvirai pas.

L’ÉVOCATEUR

Pourquoi ?

LE DIABLE

Je suis fainéant étant esclave.

L’ÉVOCATEUR, levant le bâton fourchu[2].

Je te frapperai, ô vil fantôme, car ta hideur me révèle la bassesse de ton destin.

LE DIABLE

Qu’il est ennuyeux que tu aies pris tes précautions ; comme je te rosserais volontiers ou t’étranglerais avec mes ongles ! Je fais ces plaisanteries-là souvent.

L’ÉVOCATEUR

Oui, un coup de sang… la brusque folie… la mort violente.

LE DIABLE

Je suis naturel comme pas deux, je tue comme un coup de foudre ou comme un coup de boutoir. Prends garde, mon disciple.

L’ÉVOCATEUR

Tu n’es pas mon maître, comme je l’espérais, mais mon domestique.

LE DIABLE, il bâille.

Je suis fatigué, j’ai envie de dormir… Je souffre, car je digère mal ; oh ! avoir une forme, enfin ! comme je voudrais être moins laid ! (De sa main vaguement il rajuste son œil qui lui tombe dans la bouche.)

L’ÉVOCATEUR

Je te lierai par les paroles divines, je t’enfermerai dans mon bâton comme Paracelse dans son épée ; consentiras-tu à devenir mon chien comme tu fus le chien d’Agrippa ?

LE DIABLE

Il n’est donc pas possible de se reposer un peu ? l’évocateur Tu peux me donner ton regard ; je veux ton’or aussi et ton admirable méchanceté, je veux que mes irrassasiables sens fouillent des chairs sans cesse obéissantes.

LE DIABLE

Aïe ! Aïe ! Je n’ai plus le courage d’agir, même d’agir mal ; tu ne sais pas combien je m’ennuie, j’ai besoin de faire peau neuve. Sois gentil, tu es jeune, d’âme énergique, deviens moi-même dans ta vie et après ta mort, je ne te demande que ça ; tu auras tout ce que tu voudras, nom de diable !

L’ÉVOCATEUR

Je suis loyal, mais tu ne l’es guère ; dis ton nom.

LE DIABLE

Je suis celui qui se cache ; appelle-moi, si tu veux, Lucifuge[3].

L’ÉVOCATEUR

Oui, toujours Diane, la sombre Proserpine et la terrible Hécate[4], dont les tétasses de ta poitrine parodient les pâles seins.

LE DIABLE

Et Judas, et Caïn aussi, — ne reconnais-tu pas ma barbe rousse et mon sac de deniers ? Ne reconnais-tu pas mon couteau ?

L’ÉVOCATEUR

Il est vrai que tu embrasses et il est vrai que tu assassines.

LE DIABLE

Il est vrai que je sauve aussi de la détresse pour laquelle il n’est plus de divin salut. Tu vois cette auréole autour de ma face misérable ; en elle brasille l’injustice immense et inconnue dont s’honore et se fortifie mon péché. Rappelle-toi qu’il n’est pas de suprématie sans un sacrifice. C’est ton désespoir, c’est ma torture, c’est la pitié peut-être de notre ennemi d’en haut qui fait notre dialogue d’aujourd’hui et assied notre solide contrat. Saint Jude, serviteur de Dieu, c’est rallié à Judas, serviteur de moi. Diable. Saint Jude, comme moi persécuté, m’a fait cadeau de cette falotte lumière autour de mon front… Allons, allons, je me range, je deviens dans l’Église catholique si hostile un petit personnage. Satan compte dans le coin à gauche, à une place obscure… Dieu, lassé de me combattre, m’a acheté.

L’ÉVOCATEUR, jetant le pacte hors du cercle[5].

Ramasse ! voici la cédule.

LE DIABLE, lisant

De l’or, tu veux de l’or…[6]. Oh ! mes beaux trésors amassés dans le silence des cryptes, mes chères pierreries, mon coffre-fort à moi qui suis l’Avare ! Quel sacrifice tu m’imposes, ô mon fils, quel sacrifice de livrer ces trésors pour lesquels je veille ombrageusement, hypnotisé par le seul astre dont la lueur soit assez funeste pour qu’elle me plaise… Enfin, tu me promettras de m’offrir une pièce de chaque sac d’écus que tu éparpilleras[7]. Des femmes… ces maîtresses dont je suis si jaloux, car leurs caresses encore ensommeillées et personnelles ravivent mon égoïsme et satisfont ma salacité… Tu diras : « Satan, c’est pour toi, » en les possédant et je doublerai vos joies… Fasciner, tu veux fasciner… Je te dois le regard de mes reptiles… Aime-les et fixe-les, tu auras le regard immobile des morts… Puissance qui m’est charmante ! car les fascinés sont possédés de moi. (Secouant la tête.) La science ? tu veux savoir… Tu as raison, je te le permets, c’est le suprême mensonge et la dernière sottise.

L’ÉVOCATEUR

Tu reviendras aussi quand je voudrai[8].

LE DIABLE

Infatigable persécuteur, quoique tu sois mon meilleur ami. Ah ! entre nous liés, même étreints, il n’est aucune paix… Me crois-tu un Méphistophélès fringant ? t’imagines-tu que je vais endosser un justaucorps d’opéra-comique ? Je ne suis qu’une larve, ta larve, ton fils ; je respire l’haleine de la mort et de la pourriture, le cimetière là-bas m’envoie de délicieuses puanteurs… Je me nourris de l’infamie stercoraire : je bois toutes les ordures des âmes.

L’ÉVOCATEUR

J’ai besoin d’un compagnon, d’un confident. Je suis tellement abominable et désolé que je ne puis me reposer sur le sein d’une femme.

LE DIABLE

Tu te reposeras contre mon cœur comme saint Jean[9] sur l’épaule du Christ… Ah ! ah ! Nous ferons bon ménage. Prêtre d’Onan, tu seras une sorte de moine d’un temple qui n’existe qu’en toi, d’une idole qui est toi-même. Moine matérialiste et athée, (car tu le sais bien, étant abandonné de ton esprit, quelle immortalité peux-tu avoir ?) tu ne raconteras pas mon mystère, tu ne feras pas d’adepte. Tu n’auras pas non plus d’enfant charnel. Tu es hors des hommes, tu appartiens aux démons.

L’ÉVOCATEUR

Tutu ! des phrases, je me libérerai de toi quand je voudrai. Même pas de bâton… un coup d’épingle et je te crèverai, ballon flottant.

LE DIABLE

Ne fais pas ça, tu te crèverais toi-même.

L’ÉVOCATEUR

Tu n’auras pas mon âme… si j’en ai une !

LE DIABLE

Je n’aurai pas ton âme… imbécile, tu n’as donc rien encore compris… Mais ton âme, c’est moi ; mes cornes informes sont les oreilles d’âne de ta bêtise et mon pouvoir le sacrifice de ton angélité à mon enfer.

L’ÉVOCATEUR

Mais tu n’es pas une hallucination, je te vois, je t’entends, je t’ai accouché de mon ventre avec les forceps de mes doigts qui te sculptèrent ; l’appel de mes voyelles t’a donné la vie, et les éléments pervers des quatre coins de la terre se sont coagulés en ta fumeuse carcasse… Tu n’es pas moi, puisque je te parle…

LE DIABLE

Erreur. Après ta mort, tu ressusciteras en moi… Tel est le pacte ! Je suis le corps glorieux de ton infamie, l’âme-sœur de ton abjection, je suis ta gaine de ténèbres… et — ô la chère extase que je promets à mes adeptes, moi très bas comme le Très Haut à ses saints — nous ne nous quitterons plus, mon chéri, et nous ne cuirons pas sur le gril comme racontent les prêtres, nous nous paierons des bombances… il y a tant d’excréments sur la terre… la terre elle-même, notre royaume — car la terre, c’est l’enfer — n’est qu’une énorme déjection !




  1. Che Voi, première et unique parole que Cazotte fait dire à son diable à tête de chameau. — « Pourquoi troubles-tu mon repos ? » Voir tous les grimoires.
  2. Dans « le Dragon Rouge », le karcist, celui qui Lent la verge foudroyante, a coupé au lever du soleil cette brandie de noisetier faisant fourche vers le haut, et longue de dix-neuf pouces et demi ; cette fourche est ferrée avec la lame qui servit au sacrifice de « la Poule Noire » ou du « Chevreau » ai elle est aimantée afin d’attirer tout à elle.
  3. J’ai adopté cette appellation du Grand Grimoire qui sied à mon évocation selon Satan et non pas selon Lucifer.
  4. Les évocations lunaires. Satan est bien le fils des sombres divinités païennes de l’Hadès.
  5. Voir les Grimoires.
  6. Oui, l’or d’abord ; les clavicules abondent en formules pour dompter les esprits qui veillent sur les trésors. L’opération la plus usitée avait lieu du 10 juillet au 20 août. On suspendait au-dessus de l’ouverture de la mine une lampe redoutable, dont l’huile se mêlait à la graisse d’un mort et dont le lumignon fut pris au drap qui enterra cet homme. Les ouvriers sont munis d’une ceinture de peau de chèvre nouvellement tuée et des caractères s’y étalent écrits avec le sang de celui qui déjà humanise de sa graisse la lampe. Le nécromant avait préalablement tracé un cercle autour du précieux trou et l’avait encensé trois fois de suite avec « l’encens du jour… » Ces pratiques firent fureur au xviiie siècle.
  7. Voir les Grimoires.
  8. Condition indispensable du pacte.
  9. Le patron de la Secte.