Le Salon de Mme Necker
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 513-545).
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IV.

LES AMIS. — MOULTOU, BUFFON, THOMAS.


« L’amitié, chez les femmes, est peut-être plus rare, disait un écrivain du siècle dernier, mais il faut convenir que lorsqu’elle s’y trouve, elle doit être aussi plus délicate et plus tendre. Les hommes en général ont plus les procédés que les grâces de l’amitié. Quelquefois en soulageant ils blessent, et leurs sentimens les plus tendres ne sont pas fort éclairés sur les petites choses. Les femmes au contraire ont une sensibilité de détail qui leur rend compte de tout. Rien ne leur échappe : elles devinent l’amitié qui se tait ; elles encouragent l’amitié timide ; elles consolent doucement l’amitié qui souffre. Avec des instrumens plus fins, elles manient plus aisément un cœur malade ; elles le reposent et l’empêchent de sentir ses agitations. Elles savent surtout donner du prix à mille choses qui n’en auraient pas. Il faudrait donc peut-être désirer un homme pour ami dans les grandes occasions, mais pour le bonheur de tous les jours, il faut désirer l’amitié d’une femme. »

Celui qui, dans un Essai sur les Femmes, écrivait ces lignes, dictées par un sentiment si fin et si noble, avait dû à Mme Necker de connaître et il lui avait fait goûter en échange ce bonheur de tous les jours. Cependant ce n’est point en parlant de Thomas que je commencerai une étude destinée à nous faire pénétrer un peu plus avant dans l’intimité de Mme Necker, car l’ordre qui doit nous guider est un peu celui de ses préférences, et, si Thomas a été pour elle un ami fidèle et passionné, si Buffon l’a environnée d’une adoration respectueuse qu’elle a payée de retour en tendresse filiale, tous deux n’en passaient pas moins dans ses affections bien après celui dont le nom est déjà revenu plus d’une fois dans ces pages, bien après Moultou. On n’a pas oublié ce jeune ministre, beaufrère d’une amie d’enfance de Mme Necker, qui avait été mêlé aux circonstances les plus difficiles de sa vie de jeune fille. Mme Necker avait avec lui une de ces intimités dont rien ne remplace la perte, où deux âmes ont à peine besoin de s’expliquer et de se raconter l’une à l’autre parce que de tout temps elles se sont connues et devinées. Lorsqu’un rare concours de circonstances a fait naître cette intimité entre un homme et une femme, et lorsque chacun peut s’y livrer avec la sécurité que des sentimens plus orageux n’en viendront pas troubler le calme, c’est une exquise jouissance qui est connue seulement des natures fines, et qui, sans avoir les ivresses de l’amour, en fait goûter du moins toutes les plus délicates douceurs. Tel fut le lien qui unit Mme Necker et Moultou, lien étroit autant que solide, et que vingt-trois années d’une séparation presque complète ne parvinrent jamais à relâcher. Durant ces vingt-trois années, une correspondance active fut entretenue entre eux, et cette correspondance, dont le recueil forme un gros volume, m’a été singulièrement précieuse pour l’étude du caractère de Mme Necker. C’est en quelque sorte un miroir où se reflètent, dans toute leur sincérité et leur vivacité première, les impressions successives qu’elle a ressenties au cours d’une existence si remplie et si variée. Le premier échange de lettres remonte à l’époque où elle était encore aux prises avec les difficultés croissantes de sa situation chez Mme de Vermenoux :


Que vous êtes injuste, mon cher ami ! lui écrivait-elle à cette date. Moi me défier de vous ! Moi vous cacher le fond de mon âme ! Ce seroit être à la fois ingratte et injuste. S’il y a eu un moment où j’ai voulu vous voiler mes sentimens, c’étoit bien plus par dégoût de moi-même que par injustice pour vous. Je croyois vous être devenue indifférente, et des lors il me sembloit que je ne valois plus la peine d’interresser personne ; c’étoit par excès d’amitié que je semblois y manquer ; mais ce moment est passé ; s’il revenoit, à quoi me serviroit la vie ?.. C’est la jalousie qui m’a dicté ces expressions que vous avez si mal interprétées ; et j’en suis bien punie ; je n’ai jamais pu supporter qu’on m’eût enlevé mes premiers droits à votre amitié, et mon cœur s’est révolté contre tous les efforts que j’ai faits pour détruire ce sentiment blâmable ; pardonnez-moi, je vous conjure, mais je ne me pardonnerai jamais.


Le mariage de Mme Necker ne devait rien changer ni au fond, ni à l’expression d’une relation si tendre. « Un sentiment, lui écrivait-elle, loin d’en détruire un autre, ne fait que le ranimer. » Aussi continua-t-elle toujours de s’adresser à lui avec le même abandon ; c’était surtout dans ses momens de tristesse qu’elle le prenait pour confident, soit qu’elle sentît son âme ployer sous le fardeau de la vie qui est parfois si lourd, même pour les heureux, soit que l’état incertain de sa santé offrit à son imagination de sombres perspectives :


Mon cher Moultou me justifie au fond de son cœur ; c’est à lui que j’en appelle. Il doit scavoir que rien ne peut l’effacer de mon souvenir et que la mort même, en changeant la nature de mon être, ne pourra jamais rien sur celle de mes sentimens. Car si en perdant la vie nous devons acquérir un nouveau degré de perfection, un attachement fondé sur la reconnoissance, sur l’admiration, sur toutes les vertus doit prendre encore de nouvelles forces. Depuis un mois ma grossesse est devenue insupportable et j’en attens le terme avec impatience, dut-il être celui de ma vie. Il l’est quelquefois, mon cher ami, et cette réflexion me fait prendre la plume malgré la douleur qui me poursuit ; je n’ai pu attendre une époque toujours dangereuse sans vous répéter ici avec cette candeur qui ne m’a point abandonnée, que mon âme est tout entière dans vos mains ; que le charme de votre caractère bien plus encore que la sublimité de votre génie m’ont attachée à vous pour jamais. Assurez votre chère et délicieuse femme que le souvenir de ses bontés est gravé dans ma mémoire d’une manière ineffaçable qui ne se réveille jamais sans faire couler mes larmes. Si je meurs, regrettez-moi quelques fois, l’un et l’autre, comme la plus tendre de vos amies, et si Dieu me conserve la vie, pensez quelques fois que votre affection me la rend précieuse. Adieu, mon cher ami, je n’ai pas la force de continuer. Je serai longtemps sans vous écrire ; je ne serai pas un moment sans vous aimer.


Cette lettre causait à Moultou une vive émotion, et il s’empressait, pour dissiper la tristesse de son amie, de lui rappeler tout ce qui devait la rendre heureuse. « Tronchin m’écrit, lui disait-il, que votre mari vous adore. Cela est nécessaire : qui vous connoît doit plus que vous aimer. Qui vit avec vous ne doit vivre que pour vous. » Mais ce n’était pas fréquemment qu’il répondait avec autant d’empressement aux lettres de Mme Necker. Souvent elle était obligée de lui écrire deux ou trois fois pour obtenir une réponse, et sa correspondance est pleine de plaintes affectueuses, mais incessantes, sur les trop longs silences de son ami. « Si vous pouviez imaginer, lui écrivait-elle, avec quel plaisir j’ai apperceu des caractères que votre main avoir tracés, vous auriez des remords de m’en avoir privée aussi longtemps. Votre amitié est une des bases essentielles de mon bonheur. Comment avez-vous pu m’en ravir si longtemps les marques ? » À ces tendres reproches, Moultou répondait en s’excusant sur ses occupations, sur l’ardeur qui l’emportait tantôt à se consacrer à la défense de son ami Rousseau, tantôt à intervenir dans les querelles des bourgeois et des natifs. Mais il y avait dans ces longs silences quelque chose de systématique. Nature sensible et fière, Moultou portait à ses amis un intérêt passionné, lorsqu’il pouvait quelque chose pour adoucir leurs peines : au contraire, lorsqu’il les sentait heureux, un instinct que comprendront certaines natures le poussait à se retirer en quelque sorte de leur bonheur et à ne rien leur demander pour lui-même. Il finissait cependant par confesser à Mme Necker les motifs secrets de sa réserve, ce qui lui valait de nouveaux et tendres reproches :


Vous sçavez si bien réparer vos fautes qu’on seroit tenté de vous les pardonner, mais, mon cher Moultou, je ne puis les oublier. L’instant que vous avez paru cesser de m’aimer a laissé dans mon cœur de profondes traces. Quoi, vous abandonnez vos amis quand ils sont tranquilles ! Voilà ce que j’ai toujours craint ! Quelle est cette bienfaisance cruelle qui ne vit que dans les douleurs, et qui, loin de partager le bonheur de ses amis, le diminue autant qu’il dépend de lui ! Oui, je vous trouve dur, barbare même dans les raisons que vous m’alléguez. Voulez-vous me contraindre à ne considérer mes plaisirs qu’accompagnés de votre indifférence, vous scavez, mon cher ami, que ce seroit les empoisonner et que je n’en connus jamais de réels que ceux qui prennent leur source dans un cœur sensible. Mais vous scavez aussi que toutes mes peines ont eu la même origine et vous me le rappelleriez bien cruellement si vous cessiez de m’aimer, je dirai même de me regretter, car quelqu’illusion que puisse vous faire votre ardente imagination, jamais, non jamais, vous ne me remplacerez. J’ai la conscience de cette vérité parce que mon cœur a celle d’un attachement indéûnissable qui a résisté à tout et même aux injustices que cette imagination vous a fait commettre ; mon amour propre auroit dû en être blessé, mais mon cœur affligé ne m’en laissoit pas le temps.


Bien que l’absence fût, au dire de Mme Necker, « un burin qui gravoit plus profondément dans son cœur les traits de ses amis, » cependant elle ne prenait pas aisément son parti de cette séparation habituelle da compagnon de sa jeunesse, et elle caressait avec ardeur le projet de l’attirer à Paris. Lorsque M. Necker, en arrivant au contrôle général, dut résigner les fonctions de ministre de la république de Genève à Paris, Mme Necker conçut à l’instant la pensée de lui faire donner Moultou pour successeur par le Magnifique Petit Conseil, et elle s’adressait à Moultou pour lui demander quels étaient les meilleurs moyens à employer. « Souvenez-vous, lui disait-elle, que c’est mon bonheur que je mets entre vos mains, que c’est pour moi pour qui vous traitez et que cette obligation sera une des plus grandes parmi toutes celles dont j’aime tant à me rappeler. » Mais soit que Moultou n’eût pas beaucoup secondé le zèle de Mme Necker, soit que sa qualité de fils d’un réfugié français ne lui conciliât pas la faveur de ces anciennes familles de l’aristocratie genevoise, qui, depuis Calvin, se partageaient un peu étroitement entre elles le pouvoir et les honneurs, la négociation échoua, et Mme Necker dut se rabattre sur l’espérance d’attirer au moins Moultou à Paris pour quelque temps. Il y avait onze ans qu’ils ne s’étaient vus lorsque Moultou lui annonça qu’il se rendait enfin à ses instances, et elle lui répondait sur-le-champ :


Est-il bien vrai, monsieur, vous viendrez auprès de nous ? Je pourrai montrer à l’ami de mon enfance combien tous les sentimens qu’il m’inspiroit alors se sont accrus dans mon cœur. Je vais recommencer à vivre. Tous les objets que j’observerai avec vous reprendront pour moi le piquant de la nouveauté. Votre appartement est tout prêt au contrôle général. Vous y logerez, vous et M. votre fils ; vous y serez libre ou esclave, car si vous le désirez je m’emparerai de votre volonté ; je vous mènerai partout ; je serai votre ombre aux spectacles, aux bibliothèques, en société, à la campagne. Je déterminerai l’emploi de toutes les heures de votre journée. Si cet esclavage ne vous plaît pas, vous entrerez, vous sortirez, vous verrez une société différente, vous dînerez ou vous souperez dehors sans m’en prévenir, et j’ignorerai que vous êtes chez moi, à moins qu’un sentiment confus du bonheur ne m’en avertisse quelquefois.


Ils sont rares et courts ces instans dans la vie où le bonheur est si complet et si doux que l’âme n’en est plus avertie que par un sentiment confus, et ce bonheur-là ne saurait être la récompense que d’une conscience pure et d’une vie sans reproche. Après un séjour de quelques mois à Paris durant lequel Moultou (s’il faut en croire les lettres adressées par Mme Necker à sa femme) obtint le plus grand succès dans la meilleure compagnie et « enchanta tout le monde par son esprit, ses lumières et sa politesse, » il dut enfin retourner à Genève. Mme Necker s’était si bien habituée à jouir de la présence du meilleur ami de sa jeunesse que M. Necker, dans son affectueuse sollicitude pour une santé facile à ébranler, redouta pour elle l’émotion des adieux, et que, d’accord avec Moultou, il lui cacha le jour fixé pour le départ. Quand Mme Necker apprit la vérité, elle écrivit à Moultou une lettre où se peint toute l’amertume de ses regrets :


Je n’essayerai pas de vous peindre l’état où je me suis trouvée quand après avoir demandé plusieurs fois pourquoi vous ne veniez point, M, Necker a prononcé enfin que vous étiez parti. Je suis sortie immédiatement et je me suis livrée à toute l’amertume de ma douleur. Les idées les plus noires se sont présentées à mon cœur désolé, et des torrens de larmes ne pouvoient diminuer le poids qui me suffoquoit. Il est donc bien vrai, mon aimable ami, je vous ai revu après cette longue mort que les âmes indifférentes osent nommer l’absence ; je vous ai revu pour vous reperdre encore. Où êtes-vous ? Dans quel cœur puis-je à présent reposer les pensées qui m’agitent ? Ma société n’a plus d’attrait pour moi depuis qu’elle a perdu un si cher ornement. À présent, mon aimable ami, me voilà de nouveau seule dans ce désert que vous étiez venu peupler. Ah ! si quelque chose peut adoucir l’horreur de votre éloignement, c’est de vous sçavoir entouré d’une famille qui vous adore, de vous voir dans les bras d’une femme digne de vous par son caractère, par sa raison, par ses agrémens, par mille vertus, et surtout par cette sensibilité exquise que je n’ai jamais vue qu’à elle. Vous m’avez écrit une lettre comme vous-même j’ai cru vous entendre parler. Hélas ! que cette illusion a été courte ! On vous a laissé partir. Votre retour n’est plus qu’une espérance vague, car qui peut prévoir les événemens, à cet intervalle de temps et de lieu ? Mais réunis ou séparés, songez que jamais on ne rendit un hommage plus tendre, plus sensible, plus déchirant que dans ce moment-cy à toutes les qualités qui vous distinguent et que nous idolâtrons, M. Necker et moi. Il parle et sent avec moi quand je vous écris ; je ne crois pas que vous ayez au monde un ami plus tendre.


Lorsque M. Necker eut acheté Coppet en 1783 et lorsqu’il eut pris l’habitude d’y faire d’assez longs séjours, Mme Necker jouit beaucoup de ce rapprochement avec les amis de sa jeunesse, qu’elle retrouvait au bord du lac de Genève. Mais elle ne devait pas en jouir longtemps. Moultou, qui avait à peine quelques années de plus que Mme Necker, fut emporté en 1788 par une maladie aiguë, et on peut penser si ce coup fut vivement ressenti par elle : « L’état de mon âme, écrivait-elle au jeune Moultou, me fait sentir encore avec plus d’effroi ce que vous devez éprouver. Ah ! vous m’aviez dit qu’il étoit sans danger, je vivois tranquille, et la mort est entrée dans mon cœur sans y être attendue. » Lorsque la mort est entrée dans un cœur, suivant la forte expression de Mme Necker, le vide qu’elle a fait ne peut plus être rempli que par les souvenirs de l’être aimé, et de tous ces souvenirs les plus vivans et les plus chers sont les êtres qu’il a aimés lui-même. Aussi, durant les quelques années qu’elle survécut à Moultou, Mme Necker partagea-t-elle entre sa femme, son fils et ses filles tous les sentimens qu’elle avait eus pour lui, et elle pouvait avec vérité écrire à Mme Moultou que tout la rattachait à elle, « l’estime, la reconnoissance, le souvenir, et tous les tendres et mélancoliques pensers, » ces pensers qui deviennent, lorsque commence la lente destruction des années, la loi et l’amère douceur de la seconde moitié de la vie.


II.

La relation de Mme Necker avec Buffon n’est pas un des traits les moins curieux de la vie de cet homme illustre, auquel on s’était plu, sur la foi de documens hostiles et trop facilement acceptés, à faire une réputation de dureté et de sécheresse jusqu’au jour où la publication entreprise par son arrière-petit-neveu, M. Nadault de Buffon, est venue rétablir la vérité sur bien des points méconnue. Lorsque Buffon connut Mme Necker, il avait soixante-sept ans. Depuis cinq ans, il était veuf d’une femme beaucoup plus jeune que lui, dont il s’était épris en la voyant, à peine âgée de dix-huit ans, dans le parloir du couvent des ursulines de Montbard, et dont la tendresse, la fidélité, la douceur avaient payé de retour son affection passionnée. « Cette mort, disait-il, lui avait laissé au cœur une plaie incurable. » Son fils voyageait par ses ordres avant qu’un brevet d’officier, obtenu dans le régiment des gardes, le retînt presque toujours dans des garnisons lointaines. Buffon vivait donc à Montbard de cette existence solitaire, laborieuse et sevrée de tous les plaisirs (au moins des plaisirs du cœur) dont la régularité majestueuse, si mal à propos raillée, l’aidait peut-être à contenir les élans d’une nature fougueuse. Mais dans ce corps athlétique se cachait un cœur ardent et sensible, et ce cœur tenait en réserve des tendresses qui demandaient à s’épancher. Peut-être, durant les quelques heures de repos qu’il s’accordait chaque après-midi, lorsqu’il se promenait de son pas lent et régulier sous l’ombre des allées ou au soleil des terrasses qu’il avait embellies, la peinture des merveilles et la poursuite des secrets de la nature n’occupait-elle pas entièrement sa pensée, et peut-être les nobles jouissances du génie qui se complaît dans son œuvre ne lui faisaient-elles pas oublier les tristesses d’une vie dépouillée de ces doux et austères devoirs, qui sont pour le commun des hommes l’intérêt, le charme et la loi de la vie. Buffon vivait depuis cinq ans de cette existence solitaire lorsque, pendant l’un des séjours que ses fonctions d’intendant du Jardin du roi l’obligeaient de faire à Paris, il eut l’occasion de rencontrer Mme Necker. Ce fut Mme de Marchais qui ménagea la rencontre. « Je vous avoue, lui avait écrit Mme Necker, que j’ai la plus grande curiosité de connoître M. de Buffon, et que je serai enchantée de vous devoir ce plaisir entre mille autres. » Mme de Marchais devait probablement elle-même la connaissance de Buffon à son ami M. d’Angeviller, qui était, on s’en souvient, directeur des jardins et bâtimens royaux. Bien que celui-ci en eût assez mal usé avec Buffon en sollicitant à son insu et au détriment de son fils la survivance de sa charge, cependant Buffon n’avait pas rompu toute relation avec lui. Mme de Marchais put donc les réunir à souper tous les quatre, et de cette rencontre naquit une relation qui dura quatorze années et qui embellit d’un dernier rayon la vieillesse de Buffon, en même temps qu’elle fit goûter à Mme Necker tout ce qu’il y a de flatteur pour une femme dans l’hommage enthousiaste d’un grand génie. Buffon s’était épris en effet pour elle, en quelque sorte à première vue, d’une affection à la fois respectueuse et passionnée dont plus de quatre-vingts lettres attestent la constance et la vivacité croissante. On a pu dire en parlant de ces lettres de Buffon à Mme Necker, dont quelques-unes ont déjà été publiées par M. Nadault de Buffon, qu’elles révèlent chez celui qui les a écrites l’absence totale du sentiment du ridicule. À prendre en effet les choses par un certain côté, mais qui serait, je crois, un peu mesquin, on pourrait être tenté de sourire en lisant ces lettres, d’un ton constamment emphatique, où Buffon appelle tour à tour Mme Necker sa noble, sa grande, sa sublime, sa première amie, et où il épuise, pour exprimer son enthousiasme, toute la série des métaphores qu’il peut tirer des trois règnes de la nature. Mais si l’on veut bien ne pas s’arrêter à cette impression un peu superficielle, il est impossible de ne pas être touché en voyant un homme comme Buffon s’épancher en témoignages de tendresse et de reconnaissance vis-à-vis d’une femme plus jeune que lui de trente ans, comparer avec humilité la nature morale de Mme Necker avec la sienne, et dans ses relations avec elle oublier la distance que mettait entre eux ce noble génie dont il était si fier. Je choisirai, parmi les lettres de Buffon à Mme Necker qui n’ont point encore été publiées, quelques-unes de celles où ses sentimens se sont exprimés avec le plus de chaleur, et on ne laissera pas, je l’espère, que d’être ému par la profondeur et la vivacité de l’affection qui se révèle sous leur forme un peu solennelle.


Montbard, le 23 juillet 1779.
Ma très respectable amie,

J’ai pris congé avec bien du regret ; j’avois la larme à l’œil en vous quittant tous deux, et cet attendrissement s’est souvent renouvelle depuis sans s’être attiédi, car c’est pour la vie que je me suis dévoué et à l’une et à l’autre ; je m’en fais une gloire et j’y attache mon bonheur. J’aurais pu et peut-être dû vous l’écrire, mais je fais peu de cas du sentiment en récit, et souvent ceux qui en ont le moins ont le plus de paroles. Je vais vous consulter ; croiés-vous, ange de mes lumières (car vous les avés souvent rectifiées), croiés-vous que le sentiment puisse s’exprimer autrement que par les faits ? Le papier, ce me semble, ne peut recevoir l’empreinte de ce qui se grave au fond du cœur, on n’y trace que le produit de l’esprit et non les sensations de l’âme ; je l’éprouve en voulant vous peindre celles qui me sont le plus chères, et vous-même, ma belle et noble amie, vous qui êtes mon guide et mon modèle en sentimens, avés-vous jamais pu rendre autrement que par de grandes actions les sublimes élans de cette tendresse divine qui fait le fond de vos vertus et qui se répand par votre bienfaisance sur l’humanité toute entière ? et même en amitié, n’est-ce pas encore par les faits que vous vous exprimés ? m’avés-vous jamais dit autant que vous avés fait pour moi ? Mais pourrai-je à mon tour faire quelque chose pour vous ? J’ai beau tenir mémoire de vos bienfaits, de vos insignes bontés, de vos attentions particulières, je ne vois nul moien de m’acquitter que dans votre propre cœur auquel je voudrois joindre le mien, mon adorable amie.


Bien que Mme Necker répondît avec exactitude à toutes les lettres de Buffon, cependant celui-ci mettait une sorte de discrétion à solliciter d’elle des témoignages trop fréquens de son affection. Mais lorsqu’il avait gardé le silence quelques mois, ce silence lui paraissait trop pénible, et il prenait la plume pour le rompre :


Montbard, ce 9 février 1781.

Ma noble amie, vous dont les jours peuvent être comptés par vos bienfaits, vous que j’aime et j’estime beaucoup plus que moi-même, accordés-moi quelques-uns de ces instans qui font tout mon bonheur ; après deux mois de silence, mon cœur a besoin d’effusion ; la tendre amitié veut, comme l’amour, jouir de temps en temps. Votre lettre du 14 décembre est toujours sous mes yeux, j’en jouis encore pleinement, et cependant je vous en demande une autre qui suffira pour me faire vivre heureux jusqu’à mon retour. La discrétion devient cruelle lorsqu’on la porte à l’excès, et néanmoins c’est par discrétion que je ne vous écris qu’à de si longs intervalles ou seulement lorsque vos bontés en font naître l’occasion. Aujourd’hui même je reçois une lettre de M. d’Angeviller qui me pénètre en me faisant sentir tout ce que je dois à votre amitié. Permettés-moi de la copier ici parce que je crois pouvoir être garant de ce qu’elle contient et que j’aime à présenter à la plus noble des âmes les sentimens d’un cœur reconnoissant…

Recevés mes actions de grâce avec celles de mon ami ; toute ma tendresse et tout mon dévouement vous sont dus depuis longtemps et acquis à jamais, ma très illustre amie.


Parfois la vivacité des sentimens qu’il éprouvait pour Mme Necker dictait à Buffon des dissertations d’une nature assez délicate qu’il s’excusait d’écrire de la même plume avec laquelle il avait écrit l’Histoire naturelle.


Ce 18 juillet 1781.

J’ai joui trop délicieusement de votre lettre, mon adorable amie, pour différer plus longtemps de partager ces délices de mon cœur ; je n’ai pu me lasser de la lire et relire ; les hautes pensées et les sentimens profonds s’y trouvent à chaque ligne et sont exprimés d’une manière si noble et si touchante que non-seulement j’en suis pénétré, mais échauffé, exalté au point que j’en ai pris une idée plus élevée de la nature de l’amitié. Ah, dieux ! ce n’est point un sentiment sans feu, c’est au contraire une vraie chaleur de l’âme, une émotion, un mouvement plus doux, mais aussi vif que celui de toute autre passion ; c’est une jouissance sans trouble, un bonheur encore plus qu’un plaisir ; c’est une communication d’existence plus pure et néanmoins plus réelle que celle du sentiment d’amour ; l’union des âmes est une pénétration, celle des corps n’est que de simple contact (pardonnez, bonne amie, ces expressions physiques, je suis dans ma vieille tour de negromancien, je vous écris avec la même petite plume et du même caractère que j’ai écrit l’Histoire naturelle ; vous excuserez donc les deffauts de l’écriture et les libertés d’expression en faveur de ma situation) ; mais pour l’union intime de deux âmes ne faut-il pas qu’elles soient de niveau, et puis-je me flatter que la mienne s’élève jamais aussi haut que la vôtre ? Je le crois quelquefois parce que je le désire, parce que vous êtes mon modèle, parce que je vous aime et respecte au-delà de tout ce que j’ai jamais aimé. Je me le persuaderois encore plus, ma tendre et noble amie, en vous voiant passer comme moi sur les choses majeures et dans les circonstances les plus épineuses de la vie. Mais combien, grande amie, n’êtes-vous pas au-dessus de moi, au-dessus de tout le monde par le calme que je vous ai vu conserver dans les momens du plus grand trouble ? Votre lettre de ce moment me paroitra toujours un monument divin de la plus haute fermeté d’âme[1]. Continués à communiquer à notre grand homme cette même tranquillité qui feroit son bonheur ; se souciant peu ou point du tout d’avoir plus de fortune, n’a-t-il pas assez de gloire ? et cependant il peut encore en acquérir tranquillement en mettant par écrit ses idées et ses vues ; il faut persuader à sa grande âme qu’il doit ce bienfait à la postérité. Mais, ma généreuse amie, à mesure que mon cœur s’échauffe, mes yeux se lassent et je ne puis continuer d’écrire, et je cesse sans cesser de vous adorer.


L’émotion que causaient à Buffon les cruelles souffrances nerveuses de Mme Necker lui arrachaient aussi des témoignages d’intérêt dont elle aurait probablement réprimé la trop vive expression chez tout autre que chez un vieillard de soixante-quatorze ans.


Depuis votre lettre du 20 août, ma très chère et tendre amie, j’ai perdu mon bonheur ; après les larmes qu’elle m’a fait répandre, je ne pouvois y répondre que par mes gémissemens sur les douleurs atroces que vous avez souffert, le cœur en presse et l’esprit, en écharpe. La stupeur succedoit aux sentimens trop vifs dont j’étois affecté ; je craignois (helas avec raison) le retour de ces cruels accès de nerfs, et quoique votre dernière lettre me rassure l’esprit mon cœur tremble toujours. — J’aurois voulu voler auprès de vous, et je serois en effet arrivé des le 12 de septembre si le ciel et la terre ne s’y étoient opposés… je suis désolé de ce surcroit de delay et d’absence forcée. Je vous le repète, chère amie que j’adore, je voudrois être auprès de vous, je le voudrois par ce double motif ; je suis fâché de vous entendre dire que vous abandonnés à la voracité du temps ou à son inconstance vos liaisons, vos goûts et vos penchans. Oh ! ma noble et trop vertueuse, trop courageuse amie, les affections profondes que vous êtes sure de luy dérober sont en effet le fonds de notre bien ; mais les goûts et les penchans en sont le revenu ; et le bonheur consiste à ne rien perdre de ce dont on a jouï. Et quelle personne au monde mérite plus que vous d’être parfaitement heureuse ? qui jamais eut plus de droit à la reconnoissance de touttes les âmes sensibles ? qui ne vous éleveroit pas des autels si tout le monde vous connoissoit comme moi ? Je me trompe ici par trop de sentiment, car vous en avés en effet des autels dans le cœur de tous les gens honetes, et le mien a de plus que les autres le désir ardent de vous voir jouir en paix et en santé de tout ce que vous avez acquis par vos hautes vertus ; il a de plus un sentiment qui tient à votre personne ; je ne pouvois me représenter cette maigreur, cette perte de votre embonpoint d’albâtre sans pleurer de desespoir ; ce n’est donc pas votre âme seule que j’aime ; vous serés assez généreuse pour me pardonner cet aveu, j’en ai pour garand les vœux que vous avez la bonté de faire pour la conservation de mon triste corps.

Montbard, ce 1er  octobre 1781.


Je reprends pour vous dire après avoir relu et baisé vos lettres que comme vous avez trop de vertu, vous avez aussi trop d’esprit. Que d’ingénieuses images, quelle tournure charmante dans votre dernière lettre et sur des choses désagréables quel vernis de beauté ! quel fond de bonté ! que je vous dois donc aimer ; mais aussi combien donc je vous aime ! chaque jour je vous vois plus aimable et tous les jours également spirituelle et sensible, les miens vous sont consacrés, et tous ensemble ne m’acquiteront pas de ce que je dois à la tendresse de ma divine amie. C’est en le luy protestant que j’ose l’embrasser.


Mme Necker, comme on peut le penser, n’était point insensible à l’expression des sentimens de Buffon. Ce qui brillait d’un certain éclat littéraire avait toujours eu beaucoup de prestige à ses yeux. Mais qu’étaient-ce que les hommages d’un Marmontel, d’un Grimm, d’un Diderot, auprès de ceux d’un homme avec lequel Voltaire acceptait sans trop de mauvaise grâce de partager « le temple de Mémoire, » suivant un vers célèbre de Lebrun :


Partage avec Buffon le temple de Mémoire.


Le culte public que Buffon rendait à Mme Necker l’enveloppait en quelque sorte dans cette gloire :


Ô de Buffon illustre et digne amie,
Vous dont il m’a vante l’âme et les agrémens,


lui disait le même Lebrun (qui était bien le poète qu’il fallait à tous deux), et elle devait singulièrement jouir de voir ainsi leurs deux noms associés. Aussi donnait-elle à Buffon une large place dans ses préoccupations et dans sa vie. Ce nom illustre revient à chaque page des cinq volumes de Pensées et Mélanges qui après la mort de Mme Necker ont été extraits de ses journaux intimes. On voit que la pensée de Buffon était toujours présente à son imagination et qu’il était à ses yeux la plus haute expression de l’humanité. « M. de Buffon, disait-elle, est inimitable en tout, et cependant il doit en tout servir de modèle. » Les moindres opinions de Buffon, les jugemens littéraires qu’il portait sur ses contemporains et ses rivaux, ses pensées sur le style, sur la composition, dont quelques-unes paraissent singulièrement justes et profondes, ont été recueillies par elle avec un soin religieux. Buffon, de son côté, en la voyant si attentive aux soins de sa gloire, ne lui dissimulait pas la haute opinion qu’il avait conçue de lui-même. Lorsque, pour dédommager Buffon de l’affront qu’on lui avait fait en disposant de sa survivance, le roi eut permis qu’on élevât de son vivant sa statue au Jardin du roi, la question se posa de savoir quelle inscription il convenait de mettre sur le socle de cette statue, œuvre de Pajou. Celle qu’on avait adoptée d’abord : Naturam amplectitur omnem, ayant inspiré à un mauvais plaisant ce commentaire : « Qui trop embrasse mal étreint, » Lebrun avait proposé ces deux vers :


Buffon vit dans ce marbre. À ces traits pleins de feu,
Vois-je de la nature, ou le peintre, ou le dieu ?


Mais on avait décidé qu’une inscription latine était préférable, et au lendemain d’une soirée où les termes de cette épigraphe avaient été discutés chez Mme Necker, Buffon prenait son parti d’y travailler lui-même :


Vous avés, ma noble amie, si fort exalté mon amour-propre hier soir, que j’ai rêvé cette nuit ces deux vers pour le portrait :

Buffoni os insigne videns mirabere. Quid si
Virtutes, nec non præcordia candida neris !

Cela n’est pas bien bon ; cependant je préfererois ce latin à la phrase tirée de mes ouvrages. Bonjour, mon adorable amie ; depuis vingt-quatre heures je n’ai pas cessé de penser à vous.


Mais quelques jours de réflexion lui faisaient apercevoir que ces vers n’étaient pas irréprochables, car il écrivait encore à Mme Necker :


Au Jardin du Roy, ce 11 février.

Peu content des derniers vers latins que j’ai envoyés à ma noble amie, j’en ai rêvé quatre autres qui me paraissent moins mauvais, mais que je soumets à son jugement, mille fois plus exquis et plus sûr que le mien.

Ingenio sublimi, menteque diviniore
Intima Naturæ victæ penetralia scrutans
Buffonus verbo terram et cœlos patefecit,
Felix ! nam potuit rerum dignoscere causas.


Il faut croire que le jugement de Mme Necker n’avait pas été très favorable à ces fruits de la muse de son illustre ami (bien que, dès le lendemain, il se fût empressé d’en corriger les fautes de quantité à l’aide d’un dictionnaire), car elle lui suggérait à la place de cette épigraphe une inscription qu’elle-même avait composée, et Buffon lui répondait aussitôt :


Ma noble amie, ce que vous rencontrés vaut mieux que ce que j’imagine et puis que vous voulés louer l’éloquence et le génie, il faut substituer votre épigraphe à la mienne :


Cedite, Romani scriptores, cedite, Graii[2],
Nostro Buffonio cui mens divinior atque os
Magna sonaturum…


et finir à ces mots. Je n’ai point du tout de regret de mes deux vers dans lesquels j’aurois voulu exprimer mes sentimens d’adoration pour vous. Le cœur devroit parler toutes les langues, mais le latin ne m’a pas obéi et ces sentimens sont si profonds qu’il me seroit même impossible de les traduire en françois.


Ce n’était pas seulement dans l’intérêt de sa propre gloire que Buffon s’escrimait un peu péniblement, comme on le voit, en vers latins. La pensée de célébrer en style lapidaire les grâces et les vertus de son incomparable amie n’échauffait pas moins son imagination Mme Necker avait fait peindre son portrait, en miniature, sur une petite boîte en émail pour te donner à Buffon, et Buffon avait composé, pour être gravés à l’entour, en lettres d’or, les vers suivants :


Angelica facie et formoso corpore Necker
Mentis et ingenii virtutes exhibet omnes.


Mais l’éloge ne tardait pas à lui paraître insuffisant, et un matin il écrivait à Mme Necker, du Jardin du roi :


11 avril 1786.

Ce mardy, cinq heures du matin. Nuit plus calme que les précédentes pendant laquelle j’ai rêvé trois vers que je veux ajouter aux deux premiers qui sont autour du portrait de mon adorable amie :


Fulget enim Necker, miseris auxilia et opes
Suppeditans, fulget tradens hospitia sana ;
Ægrotis, nec non captivis ostia pandens.


Mme Necker, qui était elle-même souffrante à ce moment, écrivait à Buffon pour le remercier de ses vers, et comme elle annonçait l’intention de lui faire visite, Buffon s’empressait de lui répondre :


Ce 13 avril 1786, au Jardin du Roy.

La nuit a été bonne et le rhume est fort diminué. J’aurois fort désiré que mon adorable amie m’eût dit un mot de sa santé. Je la supplie de ne pas se donner la peine de venir. Mes vers ne méritent pas un remerciement. Je viens de les faire copier et j’ai changé le dernier. J’en ai fait aussi quatre en français. Bons ou mauvais, les voici :

Ce visage angélique avec un beau corsage
Annoncent de Necker et l’âme et le génie.
De la divinité vive et fidèle image,
Tu sus aux malheureux rendre ou donner la vie.


Buffon, on le sait, n’aimait pas beaucoup la poésie. Selon lui (et ce jugement est peut-être plus profond qu’on ne pense) le plus bel éloge qu’on pût faire d’une pièce de vers était de dire : « C’est beau comme de la belle prose. » Mais il était lui-même trop connaisseur en belle prose pour se faire illusion sur le mérite de ses vers, et il ne faut voir, dans ceux que j’ai cités, qu’un monument curieux de son orgueil, de sa tendresse et de sa bonhomie.

Durant les heures que Buffon et Mme Necker passaient à converser ensemble soit en se promenant dans la longue allée d’arbres qui traversait le Jardin du roi, soit assis par les belles soirées d’été sur les fraîches terrasses de Saint-Ouen, il y avait un sujet que la nature élevée et méditative de leurs deux esprits ramenait souvent entre eux et sur lequel ils avaient quelque peine à s’entendre. Plus d’une discussion s’est engagée sur la question de savoir quelles étaient les véritables opinions religieuses de Buffon. On sait qu’il avait le parti-pris de ne pas s’exposer aux censures de la Sorbonne, et qu’après avoir publié, en 1750, sa théorie de la Terre, il s’empressa, sur les observations qui lui furent faites par la faculté de théologie, de publier une réponse où il déclarait expressément « n’avoir eu aucune intention de contredire le texte de l’Écriture et croire très fermement tout ce qui y étoit rapporté sur la création, soit pour l’ordre des temps, soit sur les circonstances des faits. » Mais, sans attacher plus de créance qu’il ne faut à ce propos que lui attribue formellement Hérault de Séchelles : « J’ai toujours nommé le Créateur, mais il n’y a qu’à ôter ce mot et à mettre à la place la puissance de la nature, » on ne saurait cependant méconnaître que, si les mots de Dieu, de créateur du monde, d’auteur des choses reviennent fréquemment sous sa plume, ces mots paraissent n’avoir dans sa pensée d’autre portée que celle d’une forme de langage un peu conventionnelle. Lorsque avec cette vue de l’esprit dont il s’enorgueillissait à bon droit, il promène sur les révolutions de l’univers un regard pénétrant dont quelques erreurs ne doivent pas faire oublier la sagacité, lorsque (suivant une métaphore hardie) à cette question que Dieu adressait autrefois à Job : « Ou étais-tu lorsque je jetais les fondemens du monde ? » il semble répondre : « J’y étais ! » il semble aussi, à travers la réserve prudente de son langage, qu’il ne sente pas la nécessité d’une puissance intelligente et directrice et que, pour expliquer ces évolutions successives, il lui suffise de cette force de la nature dont il parlait avec une éloquence si chaleureuse et si convaincue : « C’est, disait-il, une puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout… C’est en même temps la cause et l’effet, le mode et la substance, le dessein et l’ouvrage… un ouvrier sans cesse actif qui sait tout employer, qui travaillant d’après soi-même, toujours sur le même fonds, bien loin de l’épuiser, le rend inépuisable ; le temps, l’espace et la matière sont ses moyens, l’univers son objet, le mouvement et la vie, son but. » Il lui manque, en un mot, ce que Sainte-Beuve (le Sainte-Beuve de 1854) dans l’étude sagace qu’il lui a consacrée appelait si bien : « le rayon, l’humble désir qui appelle la bénédiction d’en haut sur l’humaine sueur et lui fait demander le pain quotidien. » D’un autre côté, on savait, et les documens publiés par M. Nadault de Buffon n’ont fait que compléter d’autres témoignages, que Buffon n’a jamais cessé de se conformer aux pratiques extérieures du culte et qu’au moment de sa mort, dans la plénitude de son intelligence, sans pression d’aucune sorte, il a non-seulement accepté, mais réclamé avec ardeur les secours de l’église. Il y a quelque chose qui répugne profondément à croire que cette haute nature se soit abaissée jusqu’à jouer toute sa vie une longue comédie, et que la ferveur religieuse témoignée par lui à sa dernière heure n’ait été qu’un calcul destiné à assurer le repos de sa sépulture. N’y a-t-il pas là un de ces problèmes sur le seuil desquels on devrait s’arrêter ? De quel droit en effet pénétrer dans les profondeurs d’une conscience peut-être combattue pour y donner le dernier mot aux résistances de l’esprit ou aux soumissions de la volonté ? Mais invincible est la tentation qui dans ces temps de doute conduit à demander aux grandes intelligences ce qu’elles ont pensé de ces terribles problèmes qui sont au fond de toutes nos querelles. Aussi n’ai-je pu m’empêcher de chercher si, dans cette correspondance intime, les véritables sentimens de Buffon ne se trahiraient pas par quelque endroit. Ces hautes questions paraissent avoir été soulevées entre Buffon et Mme Necker dès la première année de leurs relations[3]. « Je vous proteste, madame, lui écrivait Buffon, de retour à Montbard, que je m’estimerois moi-même davantage si je pouvois penser en tout aussi bien que vous et M. Necker ; mais la première de toutes les religions est de garder chacun la sienne, et le plus grand de tous les bonheurs est de la croire la meilleure. Je n’en ai pas moins eu un plaisir délicieux dans ces conversations où nous n’étions pas tout à fait d’accord, et vous reconnoîtrez, madame, par non empressement à chercher les occasions de vous faire ma cour, h sincérité des sentimens que je vous ai voués. » Le souvenir de ces discussions était probablement encore présent à la pensée de Buffon lorsque, quelques mois après, il lui adressait les lignes suivantes :


Montbard en Bourgogne, ce 13 juillet 1774.

M. de Buffon a l’honneur d’envoyer à Mme Necker un petit écrit qu’il n’a pas publié et que probablement il ne publiera pas, mais qu’il soumet bien volontiers à son jugement en lui demandant néanmoins indulgence et vérité. Il prend la liberté de lui offrir ses respectueux hommages et tous les sentimens de sa haute estime.


Le petit écrit que Buffon adressait à Mme Necker est un opuscule de quelques pages où il s’efforce de concilier le récit de la Genèse avec sa propre théorie de la formation du globe. Ces quelques pages ont été plus tard insérées par lui dans ses Époques de la nature. Mme Necker ne serait donc pas demeurée tout à fait étrangère à cette tentative de conciliation dont la pensée première aurait été inspirée à Buffon par le désir d’apaiser dans l’âme de sa noble amie les scrupules qu’elle éprouvait à admirer la hardiesse de ses hypothèses. Si ce fut là son but, il y réussit pleinement, car cette conciliation, qui ne nous paraît aujourd’hui qu’à moitié satisfaisante, rassura cependant Mme Necker.


Je conserverai précieusement, lui écrivait-elle, le présent inestimable dont vous me croyez digne. C’est un modèle du respect qu’on doit avoir pour les idées reçues quand elles sont utiles. J’y verrai comment on peut sacrifier l’orgueil et l’opiniâtreté du génie en l’obligeant à user de ses forces contre ses propres opinions quand elles peuvent être dangereuses, et je ne serai jamais humilliée en faisant devant vous les aveux d’une âme honnête qui cherche un appui dans le ciel, comme un sentiment dans le cœur de ses amis.


Mais cette concession que Buffon faisait aux opinions reçues ne suffisait pas pour éteindre entre Mme Necker et lui toute controverse. J’en trouve la preuve dans une lettre postérieure de quelques années où Buffon fait allusion à ses dissentimens avec elle sur un sujet bien autrement grave que les évolutions successives du globe, sur l’existence même et la survivance de l’âme. Celui qui a écrit après saint Paul et après Racine une si belle page sur l’homo duplex, l’homme double que chacun sent au dedans de soi, ne paraît pas dans cette lettre très persuadé que de ces deux hommes l’un soit formé d’un principe et puisse compter sur un avenir distincts de l’autre. Je citerai en entier cette lettre deux fois curieuse parce qu’on y trouve ensemble l’expression des hésitations de Buffon sur ce point capital de toute croyance philosophique et celle d’une tendresse dont les années ne faisaient qu’accroître l’ardeur :


Je ne vous verrai donc qu’à mon retour à Paris. Ah ! mon adorable amie, que ce prolongement d’absence est cruel à mon cœur ! Je comptois fermement que de Lyon à Paris vous ne prendriés pas d’autre route que celle de Montbard, et je ne me console de m’être trompé qu’en pensant que vous y comptiés aussi et que cela n’a pas dépendu de votre volonté ; je vous adore si sincèrement que je crois être sûr que vous m’en savés gré, je vous aimerai toute ma vie, et même dans l’autre et pour l’éternité, si, comme je le désire, votre opinion est meilleure que la mienne. Avec quelle finesse de tact, avec quelle grâce vous me donnez cette leçon de philosophie dans votre dernière lettre ! Elle contient en quatre pages plus d’un volume de sublime morale ; chaque ligne est un axiome, et toujours le sentiment exquis précède la profonde pensée ; oui, divine personne, vous êtes tout esprit et tout âme ; plus le corps est affaibli, plus votre tête a de force ; les deux substances sont donc bien distinctes chez vous tandis que chez moi elles n’en font qu’une ; je sens les facultés de l’esprit décroître avec celles du corps, et voilà le fondement de la différence de nos opinions ; la tendresse de cœur est la seule qui me paroisse augmenter au lieu de diminuer. Car je vous aime d’autant plus que je languis ou souffre davantage, mais je ne puis vous l’exprimer avec la même énergie. Mon pauvre individu surchargé par l’âge, affaibli par une incommodité habituelle, se consume encore en mouvemens forcés pour des procès, des affaires malheureuses et surtout par les regrets d’une aussi longue absence et mes inquiétudes sur votre santé qui m’est plus chère que la mienne. Votre tendre amitié fait toute la douceur de ma vie, je ne serai pas heureux tant que vous ne vous porterez pas bien, tant que je ne vous verrai pas : combien de sentimens n’aurai-je pas à vous offrir, sans compter ceux de la reconnaissance pour les secours d’argent que j’aurois accepté si j’en avois eu besoin, mais j’ai reçu et placé dans une terre la dot de ma belle-fille ; je viens de vendre les meubles du château de cette terre, ils m’étoient inutiles, et j’en ai tiré onze mille livres ; ainsi j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faut pour la vie d’anachorète que je mène ici. — Voilà un beau cadeau du prince Henry en porcelaine avec des cuillères d’or ; vous lirez et me renverrez sa lettre qui est ingénieuse et sensible. Adieu, mon adorable amie ; pardonnés ma très mauvaise écriture[4].


Cette lettre est sans date ; mais si l’allusion au cabaret de porcelaine qui fut envoyé à Buffon par le prince Henri de Prusse, l’année qui suivit le voyage de ce prince en France, ne la rattachait à l’année 1785, il suffirait du tremblement de l’écriture[5] et de l’allusion que fait Buffon à ses infirmités croissantes pour montrer qu’elle se rapporte aux dernières années de sa vie. Buffon était en effet atteint de la pierre, et chaque année cette douloureuse maladie rendait pour lui plus pénible le voyage périodique qu’il faisait de Montbard à Paris. Pour adoucir les souffrances que lui causaient les cahots du chemin, Mme Necker avait fait fabriquer et lui avait envoyé de Paris une voiture dont la suspension particulière était destinée à adoucir les secousses de la route. Ce fut dans cette voiture que Buffon fit son dernier voyage au commencement de l’année 1788. Mais bientôt ses souffrances croissantes ne lui laissèrent plus d’illusion sur l’approche de sa fin. Un jour, par une chaude après-midi du mois d’avril, il voulut faire une dernière et mélancolique promenade à travers ce Jardin du roi auquel il avait consacré tant de soins. Enveloppé de fourrures et appuyé sur deux laquais, il parcourut la longue allée d’arbres qu’il avait si souvent montée et redescendue en compagnie de Mme Necker, et en rentrant il se coucha pour ne plus se relever. Dès qu’il se sentit mortellement atteint, il fit mettre sur une table voisine de son lit la petite boîte que Mme Necker lui avait donnée surmontée de son portrait, et il ne cessait de tourner ses regards vers cette image chérie. C’était le moment où l’ouvrage de M. Necker sur l’Importance des opinions religieuses faisait grand bruit à Paris. Buffon se fit lire à haute voix ce livre, et il trouva encore assez de force pour dicter à son fils une lettre où il chargeait Mme Necker d’exprimer à son mari les transports d’admiration que cette lecture lui avait causés ; le jeune Buffon ajoutait ensuite : « J’ai présenté la plume à papa, et il a encore eu la force de signer. Il m’a fait appeler après dîner et m’a dicté sans hésiter et sans balancer. Il y a seize jours qu’il est malade, et vous avez vu vous-même hier au soir son état. Mes larmes coulent si abondamment que je ne puis continuer. » En effet, au bas de cette lettre, on ne peut voir sans émotion, tracé en caractères à la fois distincts et tremblans, le nom, l’illustre nom de Buffon.

Lorsque Mme Necker connut que l’état de Buffon était désespéré, sa tendresse n’hésita pas. Elle quitta sa propre maison et vint s’installer au Jardin du roi. « Que de bonté ! lui dit, Buffon en la voyant entrer. Vous venez me voir mourir. Quel spectacle pour un cœur sensible !  : Elle s’installa à son chevet, qu’elle ne devait plus quitter, et surmontant les répugnances d’une nature faible et nerveuse, elle assista, cinq jours durant, à son agonie qui fut affreuse. Lorsque l’excès de la souffrance baignait d’une sueur froide tout le corps de Buffon, c’était la main de Mme Necker qui essuyait son front et elle lui rendait les soins intimes qu’une fille aurait pu rendre à son père. Parfois, lorsque ses terribles spasmes lui laissaient quelque repos et lorsque Mme Necker s’approchait de son lit pour lui rendre quelque service, Buffon lui prenait les mains et lui disait : « Je vous trouve encore charmante dans un moment où l’on ne trouve plus rien de charmant. » Mme Necker a laissé de cette agonie un récit simple, sobre, pathétique comme tout ce qui est profondément senti. Dans ce récit écrit jour par jour, on sent que ce qui préoccupe surtout Mme Necker, c’est les sentimens que Buffon exprimera au moment de sa mort. Elle a passé sous silence les témoignages de reconnaissance qu’il lui prodiguait ; mais elle note les moindres circonstances qui attestent que c’est dans la plénitude de son intelligence et de sa liberté que Buffon a parlé et agi. Aussi ce dut être une grande joie pour son âme pieuse que de l’entendre d’une voix forte et claire prononcer ces mots : « Je déclare que je meurs dans la religion où je suis né et atteste publiquement que je crois en Jésus-Christ, descendu du ciel sur la terre pour le salut des hommes ; je demande qu’il daigne veiller sur moi et me protéger, et je déclare publiquement que j’y crois. » Elle donne ensuite des preuves de l’impatience avec laquelle Buffon, craignant toujours d’expirer dans quelque convulsion de souffrance, demandait qu’on lui administrât les sacremens. Puis, après avoir raconté avec quelle ferveur il les reçut, elle ajoute : « Ce terrible spasme de la mort s’est calmé en partie ; mais il lui est resté une suffocation excessive. La respiration étoit fréquente et gênée. Puis le pouls a diminué graduellement, sa bouche est demeurée ouverte : les extrémités se refroidissoient. Il a serré plusieurs fois la main de Mlle Blesseau[6] (et sans doute aussi celle de Mme Necker). La respiration devint presque insensible, et à minuit quarante minutes il a rendu le dernier soupir. »

Mme Necker fut plusieurs jours à se remettre de l’émotion que ces tristes scènes lui avaient causée, et elle dut aller chercher un peu de repos et de calme à Saint-Ouen. Le souvenir de cette agonie fut longtemps présent à sa pensée ; et Buffon était déjà mort depuis plusieurs mois qu’elle écrivait dans son journal : « M. de Buffon, dans les derniers jours de sa vie, disait encore des choses fort tendres qui sembloient sortir du fond de son tombeau. Le spectacle de ses douleurs sera présent à jamais à mon cœur et à ma pensée. Il m’a montré jusqu’au néant des grands talens. L’homme n’est rien : Dieu est tout, et c’est dans son sein qu’il faut chercher un asile contre sa propre pensée. »

Mme Necker trouva dans le testament de Buffon l’expression concise, mais touchante de la tendresse qu’il lui portait. Presque en tête de ce testament et avant les legs faits par lui à son frère et à sa sœur, Buffon avait inscrit ces mots : « Je prie ma très respectable et plus chère amie Mme Necker d’agréer le legs que je prends la liberté de lui faire du déjeuner de porcelaine qui m’a été donné par le prince Henri de Prusse. On remettra aussi à Mme Necker la boîte sur laquelle elle a eu la bonté de me donner son portrait. » Ce déjeuner en porcelaine, dont les différentes pièces reproduisent toute l’histoire du cygne, se rapportait à un souvenir demeuré cher au cœur de Buffon. Durant un des séjours qu’elle avait faits à Montbard, Mme Necker avait pris un soir un des volumes du grand ouvrage de Buffon et s’était plu à lire à haute voix cette histoire du Cygne, qui en est une des pages les plus poétiques et les plus gracieuses[7]. Buffon avait été ravi d’entendre le charme de sa prose relevé par l’accent d’une voix aimée, et par le legs qu’il priait sa très respectable et plus chère amie d’agréer, il avait voulu graver ce souvenir dans son cœur[8]. Sa très respectable et plus chère amie ! Ces deux mots dans lesquels il renfermait à la fois l’expression de sa vénération et celle de sa tendresse sont bien la traduction fidèle du sentiment que Buffon portait à Mme Necker. Cet attrait du génie d’un homme pour la vertu d’une femme est assez rare pour mériter le respect, et un peu d’enflure dans l’expression ne doit pas faire oublier ce que cette relation avait à la fois de touchant et de noble.


III.

Il y a des noms malheureux, des noms que la postérité prend, si j’ose dire, en grippe, et qui ont le privilège de provoquer le sourire ou l’ennui. De ce nombre est celui de Thomas, le vertueux Thomas, comme l’appelaient, non sans une nuance de raillerie, ses contemporains, et j’hésiterais peut-être à marquer la place occupée par lui dans le cercle qui environnait Mme Necker, si ce n’était y laisser un vide trop sensible. Thomas a succombé sous un mot méchant de Voltaire, le galithomas, sous le dédain des encyclopédistes, qui ne lui pardonnaient pas de demeurer étranger à leurs passions sectaires, enfin, il faut bien le dire, sous le poids de ses propres œuvres en sept volumes in-octavo. Si lourde a été sa chute qu’il y a peut-être quelque témérité à prétendre l’en relever. Comment en effet intéresser les enfans d’un siècle qui se pique d’avoir inventé la critique à un auteur qui n’a écrit que des éloges et faire goûter aux lecteurs de Rolla le chantre de la Pétréide ? Et cependant Thomas mérite d’être étudié comme le type le plus élevé de ce qu’on pourrait appeler l’honnête homme en littérature. À côté des Grimm, des Diderot, et même des Marmontel, c’est une figure qui nous paraît assez effacée, voire un peu ridicule. Mais de leur vivant à tous, il passait pour être doué d’un génie supérieur ; ils le respectaient tout en le raillant un peu, et en tout cas aucun d’eux ne s’avisait de lui disputer la première place dans le cœur de Mme Necker.

Thomas connut Mme Necker, qui était de quelques années plus jeune que lui, dès les premiers temps de son mariage. Jusqu’alors il avait vécu assez péniblement d’une vie de travail constant dont l’austérité ne laissait pas que de provoquer de temps à autre les railleries de ses confrères en littérature : « Frère Thomas, disait Grimm, dans ses Bans et Publications de l’église philosophique, fait savoir qu’il a composé un essai sur les femmes qui fera un ouvrage considérable. L’église estime la pureté des mœurs et les vertus du frère ; mais elle craint qu’il ne connaisse pas encore les femmes et elle lui conseille de se lier plus intimement, s’il se peut, avec quelques-unes des héroïnes qu’il présente, pour le plus grand bien de son ouvrage. » La seule femme en effet dans l’intimité de laquelle Thomas eût encore vécu était sa mère, qui demeurait avec lui. Rude bourgeoise auvergnate, elle s’était consacrée avec dévoûment à l’éducation de dix-sept enfans dont Thomas était un des plus jeunes ; mais il était rare qu’elle adressât à aucun d’entre eux un mot de tendresse, et son fils disait avec raison que « par ses goûts austères et ses habitudes spartiates, elle était faite pour être la mère de Léonidas ou de Phocion. » Une santé délicate, une pauvreté honorable, l’avaient tenu à part du monde que fréquentaient les gens de lettres, en même temps que son imagination ardente, sa nature fière et sensible, faisaient de lui un être à part. Il avait donc vécu assez solitaire jusqu’au jour où M. d’Angeviller, avec lequel il était intimement lié, l’introduisit chez Mme Necker. Ce jour marque une date et une révolution dans la vie morale et dans les habitudes de Thomas. Il ne tarda pas en effet à trouver chez Mme Necker, avec une admiration sans bornes pour son génie, dont elle n’était pas femme à redouter la forme un peu ampoulée, une intelligence affectueuse des côtés profonds et tendres de sa nature, à laquelle il avait manqué jusque-là d’être comprise. En retour, Thomas rendit à Mme Necker un culte assidu, et ce culte se serait peut-être traduit par des hommages trop passionnés, si dès le début Mme Necker n’y avait mis bon ordre et si elle n’avait contenu l’expression des sentimens de Thomas dans des limites qu’elle ne lui permit jamais de franchir. « Je ne vous dis rien, lui écrivait-il au début de leurs relations, de mes sentimens. Bien que vous les ayez condamnés à n’être que tendres et jamais passionnés, je sens bien qu’auprès de vous ils auront beaucoup de peine à vous obéir. » Mais quand elle fut bien assurée que Thomas, quoi qu’il pût lui en coûter, s’était rangé à cette obéissance, elle se livra sans scrupule et avec abandon à tout l’attrait qu’elle éprouvait pour une nature dont la droiture, l’élévation, convenaient à la sienne en même temps qu’elle était assurée de n’être jamais froissée par lui dans ses convictions et ses délicatesses. « Dans tous les temps, lui écrivait-elle au bout de quelques années, j’ai besoin de votre amitié, mais elle est surtout délicieuse à mon cœur lorsqu’il est accablé sous le poids des inutilités de la vie : c’est auprès de vous qu’il cherche un asile, c’est auprès de vous qu’il vient ranimer des sentimens et rappeler des principes que l’habitude des idées reçues voudroit en vain affaiblir. Votre conversation est toujours pour moi comme le réveil après un songe confus. Je me dis : Voilà le beau, le vrai, l’honnête, et tout le reste n’est qu’illusion et mensonge. »

Cette amitié s’est épanchée de part et d’autre dans un grand nombre de lettres ; car, bien que Thomas résidât habituellement à Paris, il faisait de fréquens séjours soit à la campagne, où il cherchait le repos qui lui était nécessaire pour travailler, soit dans le Midi. Si l’on veut bien me permettre de citer quelques-unes des lettres de Thomas, on sera peut-être étonné de voir que non-seulement, dans ces lettres, il se dépouille presque entièrement de la pompe oratoire de ses ouvrages, mais que de toutes celles que j’ai eu occasion de citer ce sont peut-être les plus modernes. Ce philosophe, ce rhéteur est en effet dans l’intimité un mélancolique, un malade. Il a sur la nature, sur la solitude des enthousiasmes qui rappellent Rousseau, et sur la vie, sur ses tristesses, ses mécomptes, des accens qui semblent animés d’un souffle avant-coureur de Werther. En effet, cette riche époque des dernières années du XVIIIe siècle n’a pas produit seulement des philosophes insoucians ou des grands seigneurs débauchés qui menaient gaîment les funérailles d’une société dont cependant ils n’avaient point tant à se plaindre et qui jouissaient des ivresses de la vie dans sorter leurs regards au-delà ; elle a engendré aussi quelques hommes qui, pressentant la ruine de l’ordre de choses qui les environnait, cherchaient d’un œil anxieux à pénétrer les obscurités de l’avenir et qui, croyant assister aux derniers soupirs de la dernière des religions, se demandaient avec inquiétude à quelle source l’humanité puiserait désormais ses consolations et ses espérances. Ceux-là partagaient les pressentimens de Buffon s’écriant : « Je sens venir un grand mouvement et je ne vois personne pour le diriger, » ou les tristesses de Ducis, le meilleur ami de Thomas, lorsqu’il disait : « Notre plus grand bonheur n’est jamais qu’un malheur consolé. » Ils sont bien nos précurseurs et nos pères, car au lieu de s’étourdir dans l’insouciance de leur temps, ils comparaient comme nous l’angoisse des questions à l’obscurité des réponses, et ils sentaient déjà peser sur eux le poids des problèmes qui troublent notre siècle. Thomas était, quoi qu’on en puisse penser, au nombre de ces ancêtres d’Oberman et de René, et quelques-unes de ses lettres vont nous le montrer sous cette face assurément peu connue, en même temps qu’elles nous feront pénétrer (spectacle toujours digne d’intérêt) dans l’intimité de deux nobles âmes. Je commencerai par celle-ci, qui date des premières années de leurs relations et que Thomas écrivait à Mme Necker de Saint-Germain-en-Laye, où il avait loué une petite maison pour y passer l’été avec sa mère et sa sœur :


Samedy, à six heures.

Il est matin, et sûrement vous n’êtes point encore levée. Peut-être quelque songe vous rappelle en ce moment, ou les idées agréables que vous avés eu la veille, ou les idées agréables que vous avés données. Pour moi, après avoir passé une nuit tranquille, je viens de m’éveiller en pensant à vous. Je vous écris près d’une fenêtre qui donne sur mon petit jardin rustique ; le soleil levant m’envoie quelques rayons. J’ay sous les yeux des espaliers qui me promettent des fruits pour cet automne, et j’entends dans un jardin voisin le bruit d’une bêche qui ouvre la terre. L’homme travaille et la nature se réveille ; c’est pour moi un jour de plus où je penserai à votre amitié et à mon bonheur. Oui, cette amitié fait et fera le charme de ma vie. J’y trouve à la fois ce qui élève l’âme et ce qui la console. La mienne est plus tranquille et plus calme depuis que je suis à la campagne. Je m’y suis pourtant fort ennuyé les premiers jours. J’y ay porté des chagrins qui me sont sensibles, et la solitude qui, à la longue, calme les peines, les irrite d’abord. Éloignée de ce qui peut la distraire, l’âme pèse plus sur elle-même, mais la réflexion vient, et ce qu’on appelle philosophie est enfin de quelque secours. Loin de toutes ces misères de société, on sent mieux que ce sont des misères. Les grands objets effacent les petits. En pensant aux amis qu’on a, on se console de ceux qu’on n’a pas ; on pardonne à l’indifférence, et même à la fausse amitié, plus cruelle cent fois que l’indifférence même. Pourquoi vous parlé-je encore de tout ceci ? Je vous en ai trop fatiguée peut-être ; mais l’amitié, et la vôtre surtout, est indulgente. D’ailleurs, en vous en parlant, je sens mieux tout ce que vous êtes, par ce que les autres ne sont pas. Il n’y a pas de jour ici où je ne vous aye regrettée, où je n’eusse désiré vous voir et causer avec vous. Je n’ay pas fait de promenade que vous n’eussiez embellie pour moi. Je vous cherchois, mais vous étiés toujours à quatre lieues de moi. Oui, j’aime à être auprès de vous, à respirer le même air, à connoitre vos idées, à partager vos sentimens. Si c’est un mal, je sens que je ne me corrigerai pas sitôt. Parlés moi un peu de ce que vous faites. Pour moi, j’écris, je lis, je me promène, je monte à cheval. Je parcours souvent une grande et belle forêt. Les vastes forêts sont pour moi un des beaux objets de la nature. Je trouve qu’elles reposent et agrandissent l’âme. On peut vous parler ce langage. Votre imagination sent la nature et votre esprit sçauroit la peindre. Quoy que je fusse bien charmé de recevoir une lettre de vous, ne vous gênés pas cependant pour m’écrire. Ne m’écrives même pas, si vous voulés. Ne scais-je pas que vous avés quelque amitié pour moi ? Votre silence m’en seroit encore une nouvelle preuve. Non, mon cœur ne veut calculer qu’avec ceux qui calculent tout et ne sentent rien.

Recevés les témoignages d’un attachement égal à mon tendre respect, et offres, je vous prie, les mêmes sentimens à M. Necker de ma part. Ils seront mieux reçus si vous les présentés vous-même.

À St-Germain, 21 raay 1768.


Cette maison rustique au soleil levant, les espaliers garnis de fruits, le jardinier qui bêche la terre, « l’homme qui travaille et la nature qui se réveille, » « les forêts qui reposent et qui agrandissent l’âme, » n’est-ce pas un petit tableau à la Rousseau ou à la Bernardin de Saint-Pierre ? On trouverait dans beaucoup de lettres de Thomas des traits semblables. Mais comme tous ceux qui avaient à cette époque le goût de la nature et de la solitude, comme Rousseau, comme Bernardin de Saint-Pierre, Thomas avait dans le caractère un coin de sauvagerie et de morosité. Aussi faisait-il assez maussade figure dans le salon de Mme Necker ; parfois il demeurait silencieux, sévère, témoignant par son attitude que les propos qui se tenaient devant lui n’avaient point son approbation ou que les interlocuteurs ne lui plaisaient pas. Voici comment il se justifiait ensuite auprès de Mme Necker :


Pourquoi me voler les quatre pages où vous me grondiés ? pourquoi les déchirer, puisque vous avés bien voulu vous y occuper de moi ? C’est le cas de dire comme dans Molière : Je veux qu’on me batte, moi ! Les coups de ce qu’on aime valent mieux, dit-on, que les caresses des autres. Eh ! quels éloges, quels tristes panégyriques de l’univers entier me flatteroient autant que le mal même que vous voudriés bien me dire de moi ? Ce mal, c’est encore de l’intérêt, c’est de l’amitié, c’est quelque chose de vous. En amitié comme en amour, un peu d’orage vaut cent fois mieux que l’oubli : quand vous n’aurés rien de mieux à faire, écrives moi pour me gronder. Le sujet est riche et ne vous manquera point sitôt. Parlés moi de cette sensibilité inquiète, qui redouteroit votre indifférence comme le plus grand malheur, et pour qui dans ce genre, la crainte, même la plus ridicule, est encore une crainte. Parlés moi du tort affreux que j’ai de ne pouvoir estimer beaucoup de monde quand je vous ai vue, de devenir difficile sur les caractères en les comparant au vôtre, de ne pas goûter l’esprit de beaucoup de femmes d’esprit quand j’ai conversé quelque temps avec vous. Reprochés moi le travers odieux de ne pouvoir m’amuser et sourire au milieu de vingt personnes qui vous entourent et me séparent de vous, de ne pouvoir les écouter en patience quand vous vous taisez, de ne pas chercher à leur plaire quand elles m’ennuyent : ne me ménagés point, et tâchés, si vous le pouvés, de me guérir de toutes mes erreurs. Surtout persuadés moi qu’il faut que je vous aime beaucoup moins ; car, je vous en avertis, beaucoup de mes défauts tiennent à ce vice-là. Ah ! comme dans l’indifférence on est content de tout le monde ! comme on est calme, tranquille et toujours froidement égal ! comme on a le bonheur de ne rien comparer, de ne rien voir ! comme les lieux, les tems et les personnes, tout se ressemble ! La verdure de vos tilleuls n’en est pas moins belle, que ce soit M. d’Angeviller et vous, ou un paysan de Saint-Ouen qui se promène sous leur ombre. Dans leur végétation tranquille, ils ne changent pas ; voilà comment il faut être. Je n’en suis pas encore à ce degré de perfection ; mais à force de soins et d’années j’y pourrai peut-être parvenir. En attendant, permettes que je sente avec transport tout ce qui vous intéresse, tout ce qui vous touche, tout ce qui tient à votre amitié, dont je m’honore et qui me donne pour le moins autant de plaisir que d’orgueil.

Ce vendredi, 29 mai 1772.


À mesure que l’intimité s’accroît, Thomas exprime plus librement à Mme Necker la chaleur de ses sentimens. « Votre âme, lui dit-il, est nécessaire à la mienne : partout ailleurs elle est errante ; elle ne se retrouve elle-même et ne se repose qu’auprès de vous. » Plus librement aussi, il lui confie ses tristesses ses mécomptes, et le regret que laisse aux ambitions de sa jeunesse le rôle trop effacé à son gré qu’il a joué « sur cette scène cruelle et passagère qui s’appelle la vie. » Parfois, comme s’il avait senti ce que sa réputation avait d’éphémère, il regrettait de s’être consacré aux lettres, de n’avoir pas cherché davantage le bonheur et de n’avoir pas laissé aller sa vie « à une pente insensible et douce qui lui auroit permis de recueillir sur son chemin les plaisirs tranquilles qu’offre l’amitié. » Il aimait alors se figurer ce qu’aurait été cette vie s’il avait connu Mme Necker dans une autre situation et dans un autre pays :


Il faut que je vous fasse part d’un songe ou d’un rêve délicieux que j’ay fait quelquefois, et que j’aime souvent à me représenter. Si dans le temps que vous étiés dans votre patrie, lorsque dans une campagne tranquille, dans une maison retirée et solitaire, entre les plus respectables parens vous cultiviés en paix par la réflexion et par l’étude cette raison que nous admirons aujourd’hui et cette âme si élevée et si sensible, j’avois pu par hazard voyager de ce côté, si j’avois pu vous connoître, il me semble que dans ce moment votre patrie seroit devenue la mienne. Je n’aurois pas voulu la quitter ; je serois resté dans l’heureux désert où vous avoit placée la nature ; mon âme se seroit formée auprès de la vôtre ; mon esprit tous les jours se seroit éclairé de vos lumières. Je n’aurois rien désiré, rien regretté ; une foule importune ne seroit jamais venue vous arracher à moi et mesler ses insipides lieux-communs au charme de nos entretiens. Mon bonheur eut été de jouir du vôtre, et dans cette solitude oubliant le reste de l’univers, tous les jours auprès de vous n’auroient été qu’un moment. Voilà le roman de ma vie, roman qui ne m’étoit pas destiné. Vous déviés être plus heureuse, vous déviés du moins avoir un bonheur qui a plus d’éclat. Je souhaite que ce bonheur ne soit pas trop inquiet, et que pour le suivre il n’exige pas trop d’activité de vous. L’activité n’est un bien qu’autant qu’elle exerce les forces et ne les épuise pas. Pour moi qui suis né avec des passions ardentes et un corps foible, moi que tous les objets tourmentent et fatiguent, je suis souvent obligé d’avoir recours à l’uniformité et à la vie calme de la campagne. J’oublie auprès de la nature ce Paris qui y ressemble si peu ; mais je ne puis oublier ce qui m’intéresse et ce que j’aime. Je substitue des souvenirs à ce que je n’ai plus et je jouis de mes regrets, ne pouvant jouir de ce qui les cause.


L’imagination de Thomas, naturellement portée à la mélancolie, ne lui présentait pas toujours des rêveries aussi agréables. Comme toutes les natures à la fois nerveuses et sensibles, il était envahi parfois par la tristesse, par le découragement, par le dégoût de ses occupations habituelles. Il souffrait alors des barrières que la société, les convenances élevaient entre Mme Necker et lui, et il s’étonnait que quelqu’un pût passer sa vie auprès d’elle et désirer encore autre chose :


Je ne suis plus à Saint-Ouen, madame, c’est à dire dans une maison charmante au milieu d’un beau parc, sur une magnifique terrasse, vis à vis d’un bras de rivière qui entoure une grande ile sur laquelle les yeux se reposent. Je ne vous entends plus, je ne vous vois plus au milieu de tout cela ; j’habite une petite maison champêtre, un petit jardin, une petite chambre ; j’y fais peu de choses, mais je m’occupe de vous et je rêve à vous. Cela seul m’embellit la saison et le lieu où je suis. Je cherche en vain à travailler, à penser, à me rendre une ardeur et une activité que je n’ay plus. On ne se ressuscite pas comme on veut. Le czar, la poésie, les ouvrages d’imagination, tout cela m’intéresse peu. J’ai presque le malheur de survivre à mes goûts. Je me vois sans espérances, comme sans désirs, condamné à une espèce de néant. Je ne scais à quoi tient cet état, si c’est maladie, fièvre, dégoût, paresse ; mais j’ay souvent de ces attaques. Je préfère un moment près de vous à quinze siècles de cette postérité dont vous me parlés si souvent et que vous me faites oublier si vite. J’irai vous rejoindre à la fin de la semaine. J’irai retrouver la sensibilité et l’esprit, la naïveté avec la finesse, l’esprit d’observation avec l’indulgence de caractère, toutes les grâces qui touchent, et toutes les vertus qui élèvent. Ah ! que faites-vous dans Paris ? Vous y êtes égarée, vous y êtes perdue. Votre âme à chaque instant dément tout ce qui vous environne, et deux ou trois âmes isolées et éparses sont dignes de vous sentir et de vous connoitre. Vous repoussés les autres ; elles n’osent vous approcher. Qu’est-ce qui a le courage d’être humilié vingt fois par jour ! Quoy il y a quelqu’un pour qui vous vivés, pour qui vous respirés, et à qui vous ne suffisés pas, et qui a encore besoin que l’univers existe autour de lui ! Logés dans un désert, et soyés y même pour un autre que moi, j’aurai encore du plaisir à y être seul témoin de votre bonheur. J’ay déjà été dans cette situation, et elle a été une des plus douces de ma vie. Il faudra l’oublier, et revenir vous voir dans la foule, dans le monde, à des diners, à des soupers. J’entendrai des dissertations, des contes, des riens, et je penserai dans ces momens à tout ce que vous ne dirés pas. Recevés mes plus tendres respects, et placés pour moi deux ou trois souvenirs à travers les distractions qui vous entourent.


Mme Necker, dont la nature était également portée à la tristesse et qui ressentait vivement les moindres peines de la vie, prenait de son côté Thomas pour confident de ses accès de mélancolie et de lassitude :


Que mon âme, lui écrivait-elle, puisse se reposer sur la vôtre ; qu’au milieu de cette tristesse involontaire attachée à des contraintes de tout genre, au milieu de cette secrète anxiété que nos réflexions font naître, quand on se dit : Qui suis-je ? Où vais-je ? D’où suis-je tiré ? je puisse m’assurer au moins que j’ai sur cette terre si mobile un asile invariable au fond de votre cœur.


Et Thomas lui répondait en s’efforçant de la rattacher à la vie par la pensée des heureux qu’elle faisait autour d’elle :


J’ai vu avec bien de la peine, lui écrivait-il, que vous n’êtes point heureuse, que votre santé vous afflige, et que vous sentez plus vivement les peines que les douceurs de la vie. Est-ce donc à vous à penser ainsi ; vous qui n’êtes environnée que de personnes qui vous aiment, vous qui faites le bonheur de tous ceux qui vous connoissent ? Aimés du moins la vie pour le bien que vous faites, pour tous les malheureux que vous soulagés. Aimés-la pour les amis les plus tendres et pour tous ceux qui ne seroient rien si vous n’étiés plus.


Ce penchant commun à la tristesse les conduisait fréquemment à s’entretenir de sujets plus graves, et sur ce point Mme Necker se trouvait encore en sympathie avec son ami. Bien que Thomas n’eût pas la fermeté des croyances chrétiennes de Mme Necker, il partageait cependant avec elle ce déisme attendri qui était au XVIIIe siècle la foi des âmes religieuses. Dieu, l’âme, la mort, l’éternité, ces graves questions revenaient incessamment dans leur correspondance. L’imagination assombrie de Thomas se complaisait à ces pensers sévères, et il trouvait un écho dans celle de Mme Necker : « Voilà donc, lui écrivait-il à propos de la mort de Mme Geoffrin, voilà donc le terme de tout ! C’est pour arriver là qu’il faut faire un voyage souvent pénible à travers les passions, les faiblesses et les ridicules des hommes. » Mais il ajoutait aussitôt : « Heureusement on rencontre quelquefois sur la route des âmes douces et sensibles qui charment l’ennui du voyage. On n’est point à plaindre quand on a aimé quelqu’un, et la vie à ce prix-là vaut la peine d’être acceptée. » Lorsqu’il envisageait cependant ce terme de tout sur lequel un pressentiment secret de sa fin prématurée ramenait incessamment ses yeux, Thomas ne trouvait point au dedans de lui-même cette foi qui animait Mme Necker et qui, disait-elle, « étoit assez vive pour anéantir la crainte de la mort. » Dans sa sincérité il ne cherchait pas à lui dissimuler les anxiétés qui se mêlaient à ses confuses espérances :


Ma vie s’écoule, lui écrivait-il, et les années se précipitent avec une grande rapidité. Que je perde le moins de momens qu’il me sera possible, pour aimer ce que je dois aimer, pour vivre du moins avec son image lorsque je ne peux vivre avec elle-même. Plus j’avance dans ma carrière et plus la vie me paroît un songe. Ce songe est heureux pour moi, puisqu’il m’a fait rencontrer sur la terre celle qui devoit m’inspirer des sentimens si doux. Quand il finira, je remercierai le ciel de me l’avoir donné. Ah ! qui sait ce qui succédera à ce rêve si extraordinaire ? Rousseau en mourant contemploit de ses yeux prêts à s’éteindre cette belle nature qui lui échappoit. Il regardoit encore ce soleil, image de l’être éternel qui les avoit créés tous deux, et emblème de la vie qu’il alloit perdre Où est-il maintenant ? Son âme prend-elle plaisir à errer autour des peupliers qui couvrent sa cendre ? ou son génie ardent et rapide a-t-il été se rejoindre à la divinité qu’il a peinte quelquefois avec tant de dignité et de grandeur ? Ah ! le pouvoir de la mort est-il suffisant pour rapprocher deux êtres que l’infini sépare ! L’imagination humaine abandonnée à elle-même se perd et se confond dans ces idées. Il faut qu’elle contemple la dignité de la vertu, pour oser reprendre quelque espérance, et appercevoir un lien de communication entre Dieu et l’homme. Non, une âme telle que la vôtre ne peut être étrangère à celui qui l’a formée. L’esprit humain dans sa faiblesse a cherché une révélation ; l’image des grandes vertus en est une que Dieu donne à la terre.


Qui vous connoit, voudroit être immortel,
Qui vous imite, un jour est sûr de l’être.


L’impossibilité qu’une aussi belle âme que celle de Mme Necker fût anéantie en même temps que sa frêle enveloppe était un argument sur lequel Thomas se plaisait à revenir pour répondre aux incertitudes de son esprit, en même temps que l’espérance de la retrouver un jour lui paraissait une des meilleures parts de l’immortalité :


Oh ! qu’il est doux de croire à cette communication des mondes, à ces rapports invisibles et toujours subsistans des âmes avec nous ! qu’il est doux de penser que ce silence éternel n’est qu’apparent, que la tombe n’est qu’un passage dans une autre province de l’univers, que ceux qui nous ont inspiré des sentimens si chers peuvent encore les entendre, même sans y répondre ; que leur âme peut quelquefois descendre dans la nôtre pour y jouir de nos regrets ; que la sensibilité et la vie existent au-delà des limites des sens pour n’être plus ni arrêtées, ni bornées, et qu’il y a un port éternel où se rassemblent tous les débris de naufrages sur lesquels nous pleurons ! D’après ces douces et consolantes idées, du moins n’avons-nous pas tout perdu ; ceux que nous avons aimés ne sont qu’absens. La vie, partout où elle est, communique et touche à la vie par la pensée. Nos parens, nos amis, enlevés à nos yeux, existent pour nous comme Dieu même, loin de nous par la nature, près de nous par la conscience et le sentiment. Nous sommes sûrs que du cercle où nous sommes, quoy que nous ne puissions en mesurer la circonférence, il y a un point qui aboutit jusqu’à eux. Ne pensés-vous pas, comme moi, que de toutes les idées de l’homme celle de la mort est peut-être la plus active et la plus étendue ? A peine elle s’offre à notre esprit, qu’elle nous entraîne dans les idées du temps, de l’espace, de l’éternité, du fini et de l’infini. Elle nous jette dans les profondeurs de la nature divine dont nous cherchons à deviner les desseins et vers laquelle nous tendons toutes nos pensées, comme ceux qui sont prêts à être engloutis par la mer tendent leurs bras vers le rivage. L’idée de la vie nous arrête sur les objets qui frappent nos sens et pour ainsi dire sur la surface de l’existence ; l’idée de la mort nous ouvre le monde de la pensée, de l’âme, d’une existence plus profonde et plus inconnue. Elle nous fait parcourir les cieux, les mondes, Dieu même, pour y trouver un abri contre la destruction qui nous menace. Il y a eu des âmes sur la terre qui ont dû faire naître le dogme de l’immortalité. Elles étoient trop grandes pour qu’on pût les confondre avec ce qui doit périr. Le soupçon même qu’elles pouvoient cesser d’être un jour eût semblé accuser la Divinité, et l’homme ne pouvoit séparer de l’idée de Dieu ce qui lui ressemble, car les vertus sublimes sont-elles autre chose que les idées divines elles-mêmes mises en action et qui viennent se représenter sur la terre ? Il eût suffi de vous connoitre pour concevoir et adopter sur l’homme ces grandes idées. Je le sentois quand j’avois le bonheur de vivre avec vous ; je le sens encore en vous lisant et en me rappelant dans la solitude tout ce que j’ay vu ; car votre vie entière m’est présente, et toutes vos années remplissent les jours et les momens que je passe loin de vous. Votre tendre amitié adoucit le sentiment de mes peines. De toutes les consolations c’est la plus douce et celle qui pénètre le plus à l’âme quand elle est blessée.


C’était des côtes de Provence que Thomas adressait à Mme Necker cette lettre où s’épanchait son âme blessée. Le mauvais état de sa santé le força, en effet, à passer dans le Midi, loin de Mme Necker, les dernières années de sa vie. Elle ne devait point voir exaucer le vœu qu’elle formait lorsqu’elle lui écrivait : « J’aime à penser dans mes rêves romanesques qu’on m’élèvera un monument parmi les beaux arbres de Saint-Ouen. Vous en ferez l’inscription et dans vos promenades solitaires vous le regarderez. Insensiblement alors mon idée viendra se présenter à votre imagination. Mes défauts seront effacés par la mort ; vous direz : Elle n’est plus pour moi, et elle eut pour moi la plus tendre amitié. C’est ici que cette âme trop tendre déposoit dans mon sein ses pensées et ses sentimens. Rien ne l’afflige plus à présent, mais elle ne peut changer de nature, et elle doit jouir de mes regrets. » À peine âgé de cinquante ans, Thomas mourut à Oullins, près de Lyon, dans la maison de campagne de l’archevêque, M. de Montazet. Il mourut entre les bras de son ami Ducis, non sans tourner sans doute, même à cette heure solennelle, une pensée de tendresse et de regret vers l’amie qui avait tenu tant de place dans sa vie ; il mourut comme elle aurait voulu le voir mourir, demandant à la religion le dernier mot des problèmes qui avaient agité son esprit et la confirmation des espérances qui avaient soutenu son cœur. La douleur de Mme Necker fut profonde et les lettres qui lui furent adressées de tous côtés en portent témoignage. « Une amitié de vingt ans, un cœur comme le vôtre ! lui écrivait Moultou. Ah ! j’ai senti toute l’amertume de votre douleur. Ses ouvrages feront respecter sa mémoire, et l’amitié que vous eûtes pour lui dira qu’il leur était encore supérieur. » D’un commun accord, on la considérait comme chargée de veiller aux soins de la gloire de son ami et c’était à elle que Saint-Lambert, chargé de recevoir à l’Académie le successeur de Thomas, s’adressait pour rassembler les matériaux de son discours : « Je ne songois pas, madame, à vous prier de vous occuper en ce moment du soin de rassembler les traits qui caractérisent M. Thomas. Je crois que votre âme souffriroit trop d’une pareille occupation. Mais j’ai pensé qu’il y auroit un temps où elle vous seroit douce et où elle ôteroit à vos regrets leur plus grande amertume. » C’était à elle également que les amis de Thomas soumettaient les différens projets de l’épitaphe que, selon la coutume du temps, ils comptaient faire graver sur sa tombe. Parmi ces épitaphes, il y en avait une qui était faite pour plaire à Mme Necker et qui, après les éloges d’usage, se terminait ainsi :


Amicitiæ serviens, ac pie moriens, æternitatem occupavit.


L’amitié, la religion, l’éternité c’étaient bien les graves sujets qui, dans cette relation d’une nature si particulière, avaient occupé leurs âmes et en lisant ces mots sur la tombe de son ami, Mme Necker aurait pu croire qu’elle entendait encore un écho de leurs conversations sous les tilleuls de Saint-Ouen.

Quelle était donc la véritable nature de cette femme qui, malgré la réputation de froideur et de sévérité qu’on lui a faite, avait le don d’inspirer des sentimens si vifs et si profonds, qui, jeune fille, avait recueilli ces hommages frivoles dont le souvenir demeure cependant cher à la mémoire d’une femme, qui, dans un âge plus mûr, inspirait un égal enthousiasme à la tendresse de Mme d’Houdetot, au génie de Buffon, à la sévérité de Thomas, et qui, épouse passionnée autant que chérie, trouvait cependant le moyen de faire à d’autres dans son cœur une place aussi large ? Jusqu’à présent je me suis complu surtout à décrire le cercle brillant dont elle était environnée et je ne l’ai peinte en quelque sorte que de profil dans ses rapports avec des hommes qui étaient assurément bons juges en fait de mérite et de grâces ; mais si l’on trouve, comme je le voudrais, que cette figure ne manque ni d’originalité ni d’attrait, peut-être qu’il est temps d’essayer un portrait de face et de montrer en particulier, à l’aide de quelques documens intimes, ce qu’elle était dans la vie de chaque jour et comment elle s’acquittait de ces devoirs dont l’humble accomplissement fait la gloire et la douceur de la vie des femmes. On verra quelles ardeurs se cachaient sous cette apparence un peu compassée, et je serais étonné si on n’était pas amené à reconnaître en elle, sous le rapport des agitations de la nature et de la vivacité des sentimens, la véritable mère de sa fille.

  1. M. Necker venait de quitter le ministère.
  2. Le premier vers est tiré de Properce, qui l’avait composé avant la publication de l’Enéide.
  3. La lettre d’où je tire ce fragment a déjà été publiée par M. Nadault de Buffon.
  4. Il était assez rare que Buffon écrivît de sa propre main et il se servait ordinairement de celle d’un secrétaire. Cependant presque toutes les lettres que j’ai citées, sans doute à cause de leur caractère inutile, sont de ton écriture.
  5. Il était assez rare que Buffon écrivît de sa propre main et il se servait ordinairement de celle d’un secrétaire. Cependant presque toutes les lettres que j’ai citées, sans doute à cause de leur caractère inutile, sont de ton écriture.
  6. Mlle Blesseau était depuis longues années la gouvernante de Buffon.
  7. L’histoire du Cygne serait, à ce qu’il paraît, en grande partie de l’abbé Bexon. Mais Buffon revoyait le manuscrit de ses collaborateurs et y mettait, quoi qu’on eu ait dit, la touche du génie.
  8. Dans son testament, Mme Necker chargea son mari de rendre ce déjeuner de porcelaine au fils de Buffon. Mais celui-ci ayant péri sur l’échafaud avant la mort de Mme Necker, le legs ne put être exécuté, et le déjeuner de porcelaine se trouve encore aujourd’hui à Coppet.