III.

LES FEMMES. — Mme GEOFFRIN, LA MARQUISE DU DEFFAND, LA COMTESSE D’HOUDETOT.


« Les femmes, disait Mme Necker, dans son langage un peu recherché, tiennent dans la conversation la place de ces légers duvets qu’on introduit dans les caisses de porcelaine ; on n’y fait point attention, mais si on les retire, tout se brise. » On doit penser, d’après le tableau que j’ai tracé jusqu’à présent du salon de Mme Necker, que les légers duvets (pour reprendre sa comparaison pittoresque) y faisaient complètement défaut, et que les vendredis de l’hôtel Leblanc présentaient l’aspect sévère d’une réunion dont les femmes sont bannies. En effet, parmi les gens de lettres que recevait Mme Necker, les uns n’étaient pas mariés, les autres ne se montraient pas très soucieux de produire leurs femmes. Ce n’était pas la pauvre Mme Diderot qui eût ajouté grand’chose à l’agrément d’un salon. Mme Marmontel n’avait pas beaucoup d’esprit, et la petite Mme Suard, toute humble et reconnaissante de l’accueil qu’elle recevait chez les Necker, était presque la seule qui accompagnât son mari aux vendredis. Quant à attirer chez elle des femmes de qualité, pour parler le langage du temps, c’était pour Mme Necker une entreprise plus délicate à conduire que d’avoir à souper des philosophes. Bien qu’à la fin du XVIIIe siècle, par le mouvement des idées et par le relâchement de la hiérarchie sociale, la société des gens de lettres, celle des fermiers-généraux et celle des grands seigneurs tendissent singulièrement à se confondre, cependant bien des inégalités subsistaient encore sous la familiarité trompeuse des rapports. Il est impossible, en lisant les Confessions, de ne pas être frappé de l’attitude si différente qu’observe Rousseau dans la société de Mme d’Epinay ou dans celle de la maréchale de Luxembourg, et de ne pas remarquer combien les hôtes de Montmorency semblent lui en imposer davantage que ceux de la Chevrette.. Mais c’était surtout parmi les femmes que la différence des conditions sociales se faisait sentir et que les barrières de l’étiquette étaient difficiles à franchir. Avant que Mme Necker finît par attirer dans sa société les personnes de la meilleure compagnie, il fallait d’abord qu’elle fût reçue dans la leur, et un laps de quelques années était nécessaire pour que son amabilité, son esprit, son mérite reconnu ouvrissent devant elle toutes les portes.

Ce qui aurait été utile à Mme Necker, lorsqu’elle débutait ainsi, fort jeune encore, dans une société qui lui était inconnue, c’eût été l’appui d’une femme assez haut placée pour diriger ses premiers pas et la prendre sous son patronage. Mme Necker aurait pu trouver cette direction bienveillante chez la duchesse d’Enville, auprès de laquelle elle n’avait pas rencontré, alors qu’elle demeurait encore chez Mme de Vermenoux, un accueil moins bienveillant que sur les bords du lac de Genève. Mais, sans compter que, par la liberté de son esprit, par ses relations avec Voltaire et son goût trop prononcé pour les philosophes, la duchesse d’Enville était devenue quelque peu suspecte à une partie de sa société, il semble que Mme Necker, une fois mariée, se soit tenue sur le pied d’une certaine réserve et qu’elle ait mis une sorte de dignité à demeurer en arrière. C’est ainsi que Mme Necker, ayant donné un bal à l’hôtel Leblanc, n’avait invité ni la duchesse d’Enville, ni la duchesse de Rohan-Chabot sa fille, et comme la duchesse d’Enville, en réclamant aimablement contre cet oubli, demandait également une invitation pour ses deux neveux, le duc de Liancourt et le comte de Durtal, Mme Necker, tout en déférant avec empressement à son désir, alléguait pour s’excuser la crainte que la jeune duchesse et ses cousins ne s’ennuyassent dans une société où ils auraient rencontré peu de gens de connaissance.

Des raisons assurément très différentes faisaient que Mme Necker n’avait pas davantage à compter sur sa première protectrice. Mme de Vermenoux, pour étendre le cercle de ses relations. Bien que la crainte de déchoir du rang aristocratique qu’elle croyait devoir à son défunt mari fût une des raisons qui avaient déterminé Germaine Larrivée, dame de Vermenoux, à refuser la main de M. Necker, cependant elle ne laissait pas que de faire assez petite figure à Paris, où elle n’avait ni parens ni relations. D’ailleurs l’état fâcheux de ses affaires l’avait forcée de se retirer dans une petite maison de campagne auprès du pont de Sèvres. Là elle ne recevait d’autres visites que celle de Mme Necker ou de Marmontel, qui parle d’elle fort agréablement dans ses Mémoires :


Mme de Vermenoux, dit-il, au premier abord étoit l’image de Minerve ; mais sur ce visage imposant brilloit bientôt cet air de bonté, de douceur, de sérénité, cette gaieté naïve et décente qui embellit la raison et qui rend la sagesse aimable. Avec quel plaisir cette femme, habituellement solitaire et naturellement recueillie, nous voyoit arriver à sa maison de campagne de Sèvres ! Avec quelle joie son âme se livroit aux douceurs de l’intimité et s’épanouissoit dans les petits soupers que nous allions faire à Paris avec elle ! Assez jeune encore pour goûter les charmes de la vie, la mort nous l’enleva ; mais, en la regrettant, j’ai reconnu depuis que pour elle de plus longs jours n’auroient été remplis que de tristesse et d’amertume. Plus tard elle auroit trop vécu.


Cette vie solitaire et un peu difficile à laquelle elle se trouvait condamnée dut plus d’une fois faire regretter à Mme de Vermenoux l’existence opulente que lui avait offerte M. Necker. C’était sans doute pour dissimuler ses regrets qu’elle se plaisait à répéter avec un peu d’affectation que c’était elle qui avait fait le mariage de son ancien adorateur avec Suzanne Curchod ; mais cette affectation ne laissait pas que de désobliger un peu Mme Necker, qui s’en plaignait à Moultou. « Je voudrois, lui écrivait-elle, qu’elle ne s’attribuât pas notre mariage ; mon cœur s’en offense un peu et mon mari, qui prétend n’avoir jamais eu de passion que pour moi, est piqué de ses discours. » Ces légers nuages n’empêchèrent pas, quoi qu’on en ait dit, une relation affectueuse et douce de s’établir entre les deux femmes. Cette relation est attestée par un grand nombre de lettres parmi lesquelles je choisirai celle-ci, où l’on ne verra peut-être pas sans intérêt le nom de Rousseau se rencontrer avec celui de Mme de Staël enfant :


13 août 1770.

Concevez-vous, cher objet, l’extrême plaisir que m’a fait votre charmante lettre, elle m’a rappelé un moment tout mon bonheur de Saint-Ouen. Je suis ravie d’apprendre que l’estomac de mon ami Necker[1] reprenne ses forces ; sa tête, qui n’avoit besoin que de celles-là, s’en ressentira bientôt, mais je l’exhorte, je le conjure de prendre ses eaux avec plus de suite et de constance qu’il n’en a mis jusqu’ici dans ses remèdes. Je lui fais d’ailleurs mon compliment d’avoir trouvé à Spa des grands seigneurs qui le dédommagent de la perte de son écuyer et des comédiens dignes de cultiver la délicatesse naturelle de son goût. Quant à vous, l’objet, qui êtes moins recherchée dans vos plaisirs, je vous plains fort de vous trouver entourée d’altesses et de mascarades ; mais comment ne découvririez-vous point au milieu de ces masques quelques visages plus humains ? Est-il possible d’en avoir un sans désirer de vous le montrer ? Que je vous sçais de gré, mon cher objet, de toutes les anecdotes que vous voulez bien recueillir pour moi ! Votre cœur donne autant de prix à vos moindres atténuons que votre esprit leur prête de grâce. Que ne puis-je vous rendre tout le plaisir que vous me ferez ! Mais quand je suis avec vous, charmant objet, je trouve si fort mon compte à vous écouter que je n’ai plus d’autre esprit que celui-là et j’en suis trop heureuse pour sentir le besoin d’en avoir davantage. Rien ne pourra jamais remplacer l’intérêt que vous inspirez à vos amis : mais il n’y a pas même la moindre nouveauté qui puisse nous distraire de votre absence. Jean-Jacques continue à caresser ses nouvelles connoissances et à se brouiller avec les anciennes. Pour lui faire sa cour, on le fait gagner aux échecs, qu’il aime à la fureur. Vous voyez, l’objet, que cette mince passion va se loger dans la tête de nos philosophes comme dans celle de nos héroïnes modernes. Lemière nous a donné sa Veuve du Malabar, mais cette veuve qui craint de se brûler et dont les sermons ennuient n’a point réussi. Moi, je suis fâchée que dans tout cet apareil de bûcher il n’y ait pas au moins de quoy chauffer l’auteur cet hiver.

Ce qui me fait plus de plaisir que toutes les nouveautés du monde, c’est que j’ai eu le bonheur de voir à Madrid votre délicieuse enfant, elle a fait les honneurs et l’admiration de mon vendredi. Son vieux mari La Guerche a mis toute sa petite coquetterie en jeu, et l’abbé Quesnel, qui en a été enchanté, a fait son horoscope à sa manière. Quel naturel charmant, et pour vous quelle source de bonheur ! il faut que mon cœur le partage bien tendrement pour ne pas vous l’envier. Adieu, mon cher, cher objet ; M. Meister est infiniment flatté de votre souvenir ; il met à vos pieds son respect et son hommage.

Vous savez sans doute ce qui occupe la cour et la ville dans ce moment : l’affaire de Mme de Monaco. C’est M. Loiseau qui fera le mémoire et Gerbier plaidera pour elle.


Mme de Vermenoux aurait eu d’autant plus mauvaise grâce à garder longtemps rancune à M. Necker de son infidélité qu’elle-même n’avait pas montré plus de constance dans ses regrets. Sur la recommandation de Moultou, elle avait choisi pour précepteur de son fils ce Meister dont il est question à la fin de sa lettre, Jacob Meister, originaire de Zurich, était le collaborateur de Grimm pour certaines parties de sa Correspondance littéraire. De commensal habituel, il était devenu pour Mme de Vermenoux un ami, et même (s’il faut tout dire) quelque chose de plus. Aussi lorsqu’elle mourut, jeune encore, et persuadée que Meister serait toujours fidèle à sa mémoire, elle lui légua son cœur, en lui faisant jurer d’ordonner par testament que ce cœur fût enseveli un jour avec lui dans le même cercueil. Mais Meister était jeune également. Il retourna à Zurich, où il épousa une de ses amies d’enfance ; il devint père et grand-père et mourut à quatre-vingts ans en disant : « Si je m’étais marié plus tôt, le trésor de mon cœur serait plus riche encore de saintes joies et ma conscience déchargée d’amers souvenirs. » Les remords de Meister n’allèrent pas cependant jusqu’à lui faire oublier sa promesse, et dans son testament on trouve ces mots : « J’ordonne que le cœur de Mme de Vermenoux soit enfermé dans mon cercueil. » Respectueux des dernières volontés de Meister, ses héritiers se mirent en devoir de lui obéir. Mais qui était Mme de Vermenoux et où pouvait bien être son cœur ? Personne ne le savait. À la fin, un vieux serviteur consulté se souvint d’avoir vu Meister transporter soigneusement avec lui dans tous ses voyages une petite boîte en fer-blanc, qui, ayant été oubliée en dernier lieu, avait été portée au grenier. On y trouva en effet cette boîte, perdue au milieu de vieux meubles : c’était bien un cœur de femme qu’elle contenait, et ce pauvre cœur oublié repose aujourd’hui avec la dépouille de Meister dans le cimetière de Zurich.

N’étant point dirigée comme le sont ordinairement les jeunes femmes dans le choix de leurs relations, Mme Necker devait naturellement rechercher la société de celles dont l’abord était le plus facile et la réputation d’esprit ou d’agrément la mieux établie. A des titres très différens, trois femmes exerçaient alors une sorte de suprématie, et leurs figures se détachent encore aujourd’hui en pleine lumière sur le fond chatoyant de la société du XVIIIe siècle : c’était, dans le monde des lettres et de la bourgeoisie, Mme Geoffrin ; dans le monde de la cour et de la compagnie la plus brillante, la maréchale de Luxembourg ; à mi-côte en quelque sorte et attirant par le seul agrément de son esprit dans son modeste appartement du couvent de Saint-Joseph ce qu’il y avait de plus relevé dans les deux sociétés, la marquise du Deffand. Mme Necker entra successivement en relations avec ces trois puissances, et Mme Geoffrin fut la première auprès de laquelle elle trouva bon accueil. Il y avait cependant entre ces deux femmes peu de ressemblance de nature. Autant Mme Geoffrin était avisée, prudente et d’une lenteur habile dans ses procédés, autant Mme Necker était ardente, de premier mouvement et allant droit au but qu’elle se proposait d’atteindre. Jamais Mme Geoffrin n’aurait commis quelqu’une de ces erreurs de conduite auxquelles l’impétuosité de ses sentimens pouvait entraîner Mme Necker ; mais jamais non plus Mme Necker n’aurait connu ces calculs de prudence qui faisaient redouter à Mme Geoffrin les amis compromettans, et ce n’est pas elle qui aurait insinué à Marmontel, censuré par la Sorbonne, de chercher un logis ailleurs que dans sa maison. Mais certaines ressemblances de situation devaient les pousser l’une vers l’autre. Toutes deux étaient bourgeoises d’origine ; toutes deux avaient un goût vif et éclairé pour les choses d’esprit ; toutes deux enfin avaient cherché à devenir le centre d’un cercle de gens de lettres. Avec une nature moins douce que celle de Mme Geoffrin, ces ressemblances auraient pu même ne pas tarder à devenir des rivalités. S’appeler en effet, comme elle, de son nom Marie-Thérèse Rodet ; être la femme d’un des fondateurs de la manufacture des glaces dont le divertissement favori était de jouer de la trompette marine, et qui, lisant pour la troisième fois de suite le même tome du même ouvrage, disait : « Cela est bien, mais il me semble que l’auteur se répète un peu ; » avoir perdu sa beauté de bonne heure pour ne conserver d’autre attrait que le charme de ses cheveux blancs ; avoir triomphé cependant de toutes ces difficultés et réussi à fonder un salon où il n’y avait pas un homme de lettres qui ne tirât vanité d’être admis, pas un étranger qui ne sollicitât l’honneur d’être présenté, pas un grand seigneur qui ne se plût à venir familièrement ; puis voir un jour une autre femme, une étrangère, plus jeune, plus belle, plus riche encore, ouvrir tout à coup un salon rival et y attirer sans efforts, en deux ou trois ans, cette même société dont il lui avait fallu à elle-même vingt-cinq ans pour rassembler les élémens : bien des jalousies, bien des haines mortelles entre femmes n’ont pas des fondemens aussi sérieux. Disons bien vite à l’honneur de Mme Geoffrin que l’ombre d’un sentiment mesquin vis-à-vis de Mme Necker ne paraît pas l’avoir traversée. Ses lettres, dont je vais citer quelques-unes, n’indiquent rien d’autre qu’un goût très vif et très sincère. Mme Geoffrin, comme on sait, aimait assez peu à écrire (sauf à son fils adoptif le roi de Pologne, Stanislas Poniatowski), et il y avait pour cela une bonne raison, c’est qu’elle ne s’escrimait pas avec beaucoup de fatalité la plume à la main. L’écriture de ses lettres est presque informe, et la fantaisie de leurs incorrections, que je crois devoir laisser subsister à titre de curiosité, justifie pleinement le refus qu’elle opposait à certain abbé qui voulait lui dédier une grammaire : « A moi la dédicace d’une grammaire ! à moi qui ne sais seulement pas l’orthographe ! » Aussi ne sont-ce, à vrai dire, que des billets plus ou moins longs, mais d’un tour assez agréable. On verra par celui-ci que Mme Geoffrin fut d’abord un peu en défense contre l’enthousiasme dont Mme Necker faisait profession pour elle :


Ma chère et aimable amie, je m’est mon cœur au régime pour avoir le droit d’y mètre le vôtre.

Je n’ay pas voulue répondre sur le champ a vôtre tendre billet pour laisser apaiser les sentimens qu’il avoit réveillé en moi. J’ay eu des enthousiasmes aussi. J’en ay sentie et éprouvée les inconvénient, c’est pourquoi je mi refuse. Il y auroit de quoi faire un gros volume.

J’yrai vous embrasser le plus tôt qu’il me sera possible.

Si les peauvres gens que j’ay econduit vous conoissoient, votre argent ne les dédomageroient pas, de la perte qu’ils font.

Ce mercredy matin.


Le sentiment de la mesure, qui était le trait caractéristique de l’esprit de Mme Geoffrin et qu’elle ne perdait jamais, lors même que sa propre personne se trouvait en jeu, devait avoir peine à s’accommoder de cette forme un peu excessive que Mme Necker donnait assez facilement au fond toujours sincère de ses sentimens. Car après plusieurs années d’une intimité croissante elle la reprenait encore sur ses engouemens :


Ouy assurement, je serai toujours très contante de mes bons amis quant ils seront en bonne santé. L’espérance du rétablissement de celle de mon bon ami m’est une nouvelle bien agréable. Je remercie de tout mon cœur ma belle amie de me l’avoir donnée. Mais comme je suis destinée à la gronder sans en avoir le projet, formée seullement par les sirconstances, je vais remplire ma vocation en luy reprochant quelle est incorigible ; toujours de l’engouement ; jamais ne rien voir de sang froid.

Savez vous bien, ma très chère belle, que les éloges outrée que vous me donnée me confondent au lieu de me toucher et de me flater. Je suis toujours dans la crainte que votre yvresse ne passe ; pour lors vous me vériés si différentes de se que vous me créiez que vous me puniriez de vôtre illusion en me refusant tout.

J’ay des qualités et des vertus, mais j’ay beaucoup de défauts que je vois et conoit et sur lesquels je travaille tout les jours.

Ma chère amie, je vous conjure de diminuer de votre prévention favorablement outrée ; pensée que vous m’humiliée et sûrement se n’est pas vôtre intention.

Les anges font fort peu de cas de moi, et je ne me soucie point d’eux ; leurs éloges ou leur blâme me sont indiférent, je n’aurai point de sociétée avec eux, mais se que je désir beaucoup, c’est que vous m’aimiée bien, en me voiant telle que je suis.

Vous ne me dite pas un mot de votre retour.


Lorsque Mme Geoffrin entreprit, pour aller voir Stanislas Poniatowski, ce célèbre voyage en Pologne qui mit le sceau à sa réputation et au cours duquel elle recueillit autant d’hommages qu’une princesse, elle reçut à Varsovie une lettre de Mme Necker qui la toucha par les sentimens d’affectueuse sollicitude dont elle contenait l’expression et à laquelle elle répondit sur-le-champ.


À Warsovie, ce 15 août 1766.

Votre petit billet, ma belle, sentoit le sentiment de façon qu’an le lisant j’en ay étée embaumée.

Mon cœur s’est remplie avec délices, de cette bonne odeur.

Vous êtes un ménage qui m’êtes bien agréables. Il y a peu de tems que je vous conois, et je vous ay déjà mis au rang, de mes plus anciens amis.

J’ay vu vos inquiétudes sur mon voiage, j’en ay étée touchée et j’en serai reconnoissante toute ma vie. La façon dont je l’ay soutenue en venant ici, doit tranquiliser mes amis sur mon retour.

Je vous assure que l’on me trouvera charmante ; le culte continuel que je rend à l’amitié, et celuy que j’en recois me fait trouver ce sentiment bien précieux, et bien nécessaire au soutien de la vie.

Tout ceux qui me l’ont inspirée, me seront bien chers.

Soies donc sur, heureux époux, du plaisir que j’oroi de vous revoir.


À son retour de Pologne, Mme Geoffrin mit beaucoup d’aimables soins à cultiver sa relation avec les Necker. Ces soins amenaient un échange fréquent de courts mais affectueux petits billets. Tantôt Mme Geoffrin écrit à Mme Necker pour lui annoncer qu’elle viendra manger du potage au coin de son lit et insiste pour n’avoir d’autre compagnie que celle du charmant ménage. Tantôt elle demande la permission d’envoyer chez Mme Necker, comme elle fait chez ses amis les plus intimes, une chaise qui lui est commode, et elle ajoute en parlant de M. Necker :


Mon bien aimé ayant les mêmes gouts que moi vouderoit sûrement avoir toujours ma chaise, et me batteroit comme fait sa petite fille pour m’obliger à la Uiy céder. Pour entretenir donc la paix de nos cœurs voila aussi une chaise pour lui ; les deux chaises sont d’une hauteur convenable, et par leur légèreté facile à transporter. Elle sont de la matière la plus simple. Elle ont étée achetée à l’inventaire de Philémon et de Baucis.


Mme de Staël, tout enfant, battant la vieille Mme Geoffrin pour la forcer à lui céder sa chaise, n’est-ce pas là une petite scène qui pourrait fournir à un peintre le sujet d’un de ces tableaux anecdotiques qu’on goûte si fort aujourd’hui ? Ce n’est pas au reste la seule fois que le nom de la fille de Mme Necker se trouve sous la plume de Mme Geoffrin. Tantôt elle charge Mme Necker de ses amitiés pour Cendrillon, tantôt, elle annonce (toujours sévère), que si elle vient le soir, elle donnera « le fouet à la mère et du bonbon à la petite. » Enfin je terminerai ces citations par une lettre un peu plus longue que les autres où Mme Geoffrin se peint avec le même naturel et la même orthographe dans les deux traits distinctifs de son caractère : l’humeur affectueusement grondeuse qui la poussait à travailler sans relâche au perfectionnement de ses amis, et le coin de vanité bourgeoise qui la faisait se complaire au souvenir de son fameux voyage de Pologne, le grand événement de sa vie, son jour de triomphe et d’ascension au Capitole.


À Paris, ce 4 juillet 1772.

Personne ne conoit, et ne sent mieux que vous, ma chère et très aimable amie, le charme de l’amitié et ces douceurs et ne les fait mieux éprouver à vos amis. Mais vous ne conoiterai jamais, cette facilité, cette aisance et cette liberté, qui donne une jouissance parfaite de la société. J’avois fait mes conventions avec notre cher ami Thomas qu’il me donneroit de vos nouvelles, simplement, en bultin, tel que les médecins les donne à la porte des malades. Par ce récit simple on est instruit de l’état de la personne et des personnes à qui l’on s’interressent et cela ne demande point de réponse.

Mais comment est-il possible de n’en pas faire à la lettre charmante et tendre, que j’ay reçue de vous. Je ne vous y repond sependant que pour vous dire, qu’elle m’a fâché. Je vois qu’il est impossible de rien changer dans votre caractaire inquiet et agissant et en même tems foible. Quand j’ay été en Pologne j’avois 66 ans, je n’étois jamais sortie de mon coin. J’ai fait un voiage plus long que n’est celuy que vous faite, j’ay passé par des chemins qui n’en étoient pas et ou il ni avoit d’autre gite que des etables dont on fesoit sortire les bestiaux en donnant de l’argent, du pain inmangeable et de l’eau détestable. Hé bien, j’avois un objet, et cette objet me fesoit oublier chaque jours, celui qui l’avoit précédé ; je ne sentois jamais que le mal du moment et encore je le sentois peu.

Vous avez pour objet votre santé. Cela dois vous être assé intéressant pour vous faire suporter les inconvénients de quelques jours de malaise, pour un bien aussi grand que l’est celui de sa santé sans le quel il n’an est point.

Mais comme il est impossible de fortifier vôtre caractaire foible, et de calmer votre agitation, il faut abandonner le projet de vous coriger et vous mètre seullement en pénitence, comme les enfants pour remplire les devoirs de l’éducation. Je vous déclare donc que si vous mécrivé encore, que non seullement je ne vous reponderai pas, mais que je ne lirai pas votre lettre, et ma bouderie sera poussée bien par de la vôtre retour.

Apres m’avoir loué sans mesure, après m’avoir dit les choses du monde les plus tendres et les plus touchantes, pour m’exprimer votre amitié vous me dite de ne vous pas repondre.

Cela m’étoit-t-il possible.

J’en appelle à M. Necker et à M. Thomas.

Mes chers amis, vous êtes des personnes raisonnables ; convené qu’elle ne l’est pas.

Et si vous la laissé écrire pendant qu’elle prendra les eaux, elles luy porteront à la tête.

Adieu, mes chers amis, c’est vous deux que j’embrasse, car pour cette belle dame, je ne luy dit ni ne luy fais rien.


Passer du salon de Mme Geoffrin dans celui de la maréchale de Luxembourg, c’est comme de nos jours se transporter d’un entresol du Marais dans un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain. La suprématie incontestée que la maréchale de Luxembourg a exercée sur la meilleure compagnie de Paris, pendant les quinze ou vingt années qui ont précédé la révolution française, est un de ces traits qui peignent un temps et une société. Ce qu’avait été sa jeunesse, alors qu’elle portait encore le nom de Boufflers que sous le règne de Louis XIV vieilli, le courage et les vertus du vieux maréchal avaient rendu si glorieux, tout le monde le sait par le célèbre couplet de M. de Tressan :


Quand Boufflers parut à la cour,
On crut voir la mère d’Amour ;
Chacun s’empressait à lui plaire,
Et chacun…


Je n’achève pas le dernier vers, dont la brutalité valait bien le vigoureux soufflet que la maréchale appliqua à M. de Tressan lui-même, un jour que, tombant dans un piège qu’elle lui tendait, il eut l’impertinence de s’en déclarer l’auteur. Mais si M. de Tressan méritait le soufflet, il faut convenir que la maréchale avait bien mérité les vers. Les mémoires du temps, et en particulier ceux de Besenval, sont remplis d’anecdotes sur son compte, et, à supposer même que le médisant colonel des Suisses lui en ait prêté quelques-unes (comme on prête aux riches), il en resterait un assez grand nombre pour expliquer que, témoin des hommages dont la vieille maréchale était entourée, il ait écrit ces lignes d’une éternelle vérité : « En France, pourvu qu’on soit opulent et qu’on porte un beau nom, non-seulement tout s’oublie, mais même on peut jouir d’une vieillesse considérée après une jeunesse des plus méprisables. » C’est qu’entre quarante et cinquante ans, la maréchale de Luxembourg avait compris que, passé un certain âge, la galanterie chez une femme devient un ridicule et qu’elle avait tourné non pas à la dévotion, car pareille conversion n’était pas nécessaire au XVIIIe siècle, non pas même à l’esprit, car, précisément parce qu’elle en avait beaucoup, elle n’avait pas besoin d’en tenir bureau, mais à la bienséance. Dans son hôtel de Paris comme dans sa maison de campagne de Montmorency (qui n’était point le château féodal des anciens barons), elle n’avait point de peine à réunir la meilleure compagnie qui venait lui demander des leçons d’élégance et de savoir-vivre. C’est là que jeunes femmes et jeunes gens faisaient leur début et que l’abbé de Périgord (le futur prince de Talleyrand) attirait pour la première fois l’attention sur lui par une de ces reparties heureuses dont il devait plus tard se montrer si prodigue. Sa connaissance des usages, sa pénétration des personnes, son esprit prompt à saisir les ridicules et à les faire sentir, donnaient un poids singulier à ses moindres jugemens. Aussi un homme qui connaissait le monde aussi bien que le duc de Lévis a-t-il pu dire d’elle :


Jamais censeur romain n’a été plus utile aux mœurs de la république que la maréchale de Luxembourg l’a été a l’agrément de la société pendant les dernières années qui ont précédé la révolution. À l’aide d’un grand nom, de beaucoup d’audace et surtout d’une bonne maison, elle était parvenue à faire oublier une conduite plus que légère et à s’établir arbitre souveraine des bienséances, du bon ton et de ces formes qui composent le fond de la politesse ; son empire sur la jeunesse des deux sexes était absolu ; elle contenait l’étourderie des jeunes femmes, les forçait à une coquetterie générale, obligeait les jeunes gens à la retenue et aux égards ; enfin elle entretenait le feu sacré de l’urbanité française ; c’était chez elle que se conservait intacte la tradition des manières nobles et aisées que l’Europe entière venait admirer à Paris et tâchait en vain d’imiter.


Puisque l’Europe entière venait admirer chez la maréchale de Luxembourg les manières nobles et aisées dont elle gardait la tradition, il était difficile à Mme Necker de ne pas solliciter l’honneur d’être présentée chez elle et de ne pas lui rendre cet hommage banal que toute jeune femme doit à celles qui l’ont précédée dans le monde. Ce qui rendait d’ailleurs cette relation en quelque sorte inévitable pour Mme Necker, c’est qu’elle était voisine de campagne de la maréchale. Saint-Ouen n’est qu’à deux lieues de Montmorency, et comme dans cette vie des environs de Paris au XVIIIe siècle on se rendait de château à château de fréquentes visites, il était impossible que Saint-Ouen ne se transportât pas fréquemment à Montmorency, et Montmorency à Saint-Ouen. Je ne vois point trace en effet que la maréchale de Luxembourg ait jamais paru aux vendredis, ni aux réunions plus intimes du mardi. La grande dame qui, tout en connaissant fort peu les Choiseul, allait passer huit jours à Chanteloup au moment de leur disgrâce, parce que déjà il était de mode de se ranger dans l’opposition ne se serait peut-être pas volontiers dérangée pour aller rue de Cléry, et tout le monde acceptait qu’elle ne rendît pas de visites. En revanche, elle venait souvent pendant l’été souper à Saint-Ouen. Ces jours-là Mme Necker n’invitait pas ses amis les gens de lettres, car, à l’exception de Rousseau, la maréchale ne faisait guère cas de cette engeance ; mais elle choisissait dans le cercle, chaque jour plus étendu de ses connaissances, des convives qui appartinssent par leur rang au même monde que la maréchale, le comte de Creutz, le marquis Carracioli, milord Stormont, et comme femmes la comtesse de Cambise, la comtesse de Boufflers (la célèbre amie du prince de Conti), la princesse d’Hénin, la comtesse de Broglie, et un peu plus tard Mme du Deffand. La conversation était gaie, libre, brillante, moins ambitieuse et moins philosophique peut-être que celle des vendredis, et, le souper fini, la maréchale faisait atteler son carrosse pour s’en retourner coucher à Montmorency.

Les relations entre Saint-Ouen et Montmorency n’auraient peut-être pas été aussi fréquentes si Mme Necker n’avait trouvé un charme et un aurait irrésistibles dans la liaison qui se noua bientôt entre elle et la petite-fille de la maréchale (par son premier mariage), Amélie de Boufflers, duchesse de Lauzun. Par quelle protection mystérieuse ce pur et beau lis a-t-il pu pousser sur un sol aussi malsain ? A onze ans, la maréchale trouvait que sa petite-fille était trop timide et elle chargeait Rousseau de la déniaiser en l’embrassant. A seize ans, elle lui faisait épouser le duc de Lauzun, qui n’en avait pas dix-neuf et qui, « élevé, disait-il, lui-même par un laquais de feu sa mère que l’on décora du titre de valet de chambre pour lui donner (le la considération, » annonçait déjà (comme si les noms portaient en eux-mêmes une fatalité) devoir se montrera la hauteur de la réputation laissée par le premier duc de Lauzun, dont cependant il ne descendait point. Trahie la veille même de son mariage par un fiancé qui offrait en cachette à Mlle de Beauvau (depuis la princesse de Poix) de rompre son engagement afin de pouvoir l’épouser, délaissée dès le lendemain par un époux qui l’avait prise en horreur par esprit de contradiction, à la fois veuve et mariée, sans autre appui, sans autre exemple sous les yeux que la maréchale sa grand’mère, la duchesse de Lauzun n’en demeura pas moins toute sa vie un joli petit oiseau à l’air effarouché, comme l’appelait Mme du Deffand, et elle conserva jusqu’au jour où elle monta bravement sur l’échafaud l’air de douceur et de timidité virginale qui charmait Rousseau. « Elle avait, a dit d’elle la vicomtesse de Noailles, la faiblesse d’adorer son mari, mais la dignité de le cacher à tout le monde, » et comme Mme de Bonneval (une Biron aussi celle-là, mais par le sang), elle offre à l’imagination le plus séduisant modèle de ces exquises et nobles femmes qui, unies à un être indigne d’elles, apportent la passion dans le devoir, le roman dans la fidélité, et mourraient, s’il en était besoin, aux pieds de leur idole.

Mme Necker s’était sentie entraînée vers la duchesse de Lauzun par un sentiment que Mme Geoffrin aurait peut-être encore taxé d’engouement, mais qui était assurément bien justifié. Pour la première fois peut-être depuis qu’elle avait quitté son pays natal, elle se trouvait en relation intime avec une personne dont l’âme pure et tendre exhalait ce parfum d’honnêteté qui, chez une femme, demeurera toujours, quoi qu’on en dise, la première des séductions. Lorsqu’elle voulait donner une idée des perfections de son amie : « Les portraits d’imagination, disait-elle, sont les seuls qui lui ressemblent. » Ce portrait. Mme Necker essaya cependant un jour de l’écrire, et bien qu’il ait été déjà publié, mes lecteurs me pardonneront d’en rassembler les principaux traits et de les retenir ainsi quelques instans de plus en si charmante compagnie.


PORTRAIT D’ÉMILIE.

Heureuses les femmes qui ont su cacher longtemps leurs mérites par la simplicité et la modestie, et qui ont appris leur secret aux autres avant de le savoir elles-mêmes ! Heureuses celles qui ont su se faire aimer avant de faire naître l’envie et qui ont jugé de bonne heure que l’exemple donné en silence est le plus utile de tous ! La grande considération dont jouit Émilie dans un âge encore tendre n’est pas due à la seule vertu ; car on trouve des femmes très honnêtes et qui remplissent même des devoirs austères, sans qu’elles aient obtenu cette fleur de réputation que possède Émilie. C’est donc à une pureté intérieure, c’est au caractère de ses pensées qui se peint dans tous ses discours, dans tous ses mouvemens et dont sa physionomie est l’image qu’elle doit l’estime et les égards dont elle est entourée. Cette âme douce et tendre, qui vit au milieu du monde et comme le monde, semble transformer en actions vertueuses toutes les actions indifférentes. Aussi se trouble-t-elle de la moindre omission ; aussi rougit-elle dès qu’on la regarde et rougit-elle encore de s’être aperçue qu’on la regardoit. Émilie connoît donc mieux que personne l’importance des petites choses dans l’exercice de ses devoirs et rien de ce qui peut contribuer au bonheur des autres, ou augmenter leur affection ne lui paroît à dédaigner. C’est par un enchaînement de moyens très délicats, connus ou plutôt devinés par les âmes sensibles et qu’il leur est plus aisé de pratiquer que d’exprimer, c’est par une constance à toute épreuve qu’Émilie s’est frayé une route vers le bonheur à travers les circonstances les plus difficiles et les plus cruelles. Qui connut jamais cette femme charmante sans éprouver en même temps les plus douces émotions de l’amour et de l’amitié ? Ses grâces naïves pourroient inspirer des sentimens trop passionnés s’ils n’étoient reprimés par la noble décence de ses regards et par l’expression céleste de sa physionnomie ; c’est ainsi qu’Émilie en impose sans le savoir et qu’elle ne fit jamais naître que des sentimens dignes d’elle.


Mais peut-être trouvera-t-on plus d’intérêt encore à entendre parler la duchesse de Lauzun dans quelques-unes de ses lettres. Celle qu’on va lire est adressée à M. Necker, qui avait envoyé à la duchesse de Lauzun son livre sur l’administration des finances. Dans cette lettre, nous allons la retrouver telle que Mme Necker nous la dépeint, aimable, enjouée, modeste, tout étonnée qu’on s’occupe d’elle et que son jugement compte pour quelque chose, mais l’exprimant avec aisance et bonne grâce :


Ce 6 janvier 1785.

Je ne puis exprimer, monsieur, à quel point je suis sensible à la flatteuse marque de souvenir que je reçois de vous ; je suis bien aise que la lettre que j’ai eu l’honneur d’écrire à Mme Necker se soit croisée avec la vôtre et vous ait prouvé que mon admiration étoit à un tel degré qu’elle ne pouvoit être augmentée par ma reconnoissance ; vous aurez vu aussi qu’elle n’en étoit pas moins vive, quoique je ne me crusse pas du nombre des personnes que vous aviez bien voulu distinguer ; mais en lisant un ouvrage si admirable, il est impossible qu’un sentiment d’amour-propre ou de personnalité se joigne à tous ceux qu’il fait éprouver ; on se sent meilleur qu’on étoit avant de commencer cette lecture et l’on est transporté en voyant tant d’amour du bien public, tant de moyens de satisfaire cette passion et un désintéressement si peu commun accompagné d’un courage et d’une élévation si extraordinaire. Quoique je sois bien ignorante, monsieur, et bien ridicule, si j’osois juger et louer plusieurs morceaux de votre ouvrage qui traitent des sujets au-dessus de mes connoissances, je suis au moins en état, comme tous ceux que l’avidité et l’intérêt n’ont point armés contre vous, de sentir le prix de ce qu’il contient de meilleur, je crois, monsieur, que je puis m’exprimer ainsi et que vous ne me blâmerez pas de mettre les vertus encore au-dessus des talens.

Je vous suis infiniment obligée de m’avoir donné des nouvelles de Mme Necker ; je vois avec peine qu’elle est toujours foible et souffrante, mais les assurances que son médecin vous donne, que son état n’est point inquiétant, me font un extrême plaisir ; parlez-lui, je vous prie, de mon tendre attachement pour elle et de toute ma reconnoissance de ce qu’elle a bien voulu s’occuper de moi ; je suis honteuse cependant de penser que par ses obligeantes inquiétudes, sur l’exactitude de celui qui s’est chargé de votre commission, elle vous ait privé de l’exemplaire qui vous restoit.

J’ai fait part à mes amies de tout ce que vous me dites pour elles ; elles en sont flattées et y sont sensibles comme elles doivent l’être. J’avois déjà parlé à Mme Necker de Mme de Poix et de Mme de Bouillon, mais je n’avais rien dit de Mme d’Hénin, qui ayant été au moment de perdre sa mère n’avoit pu penser à aucune autre chose et a lu votre introduction plus tard que ces dames ; elle en a été transportée et m’a beaucoup grondée de ne l’avoir pas prévu et de ne vous l’avoir pas dit d’avance. Elle prétend avoir un droit particulier à vous faire recevoir ses éloges et à être rappelée à votre souvenir. Je ne sais si vous m’entendez, monsieur, mais vous savez peut être déjà qu’il a paru une prétendue lettre de vous à Mme de Beauvau aussi méchante qu’elle est loin de votre style, où Mme d’Hénin est fort maltraitée ; on m’a fait aussi l’honneur de m’y placer et je suis très flattée de ce témoignage rendu à mon attachement pour vous ; on dit que je ne pourrai vous être d’aucune utilité, que je ne sais parler au public qu’aux Tuileries et que la saison ne permet pas d’y aller[2]. Vous voyez qu’il n’y a pas beaucoup d’amertume dans cette phrase ; à la vérité ceux qui ne me connoissent pourront en conclure que je suis un peu folle quelques fois, mais je m’en consolerai en pensant que jusque là j’espère n’avoir pas attiré l’attention du public, et que l’occasion n’est pas mal choisie pour faire parler de soi.

Adieu, monsieur, permettez moi de vous faire encore mille remerciemens et de vous assurer des sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissante servante

Boufflers d. de Lauzun.

Maman fait mille tendres complimens à Mme Necker ; nous sommes bien affligées l’une et l’autre d’être si longtemps éloignées d’elle et de vous.


La lettre suivante, qui est à peu près de la même date, fut adressée par la duchesse de Lauzun à Mme Necker pendant un séjour que celle-ci faisait sur les bords du lac de Genève.


16 août.

La crainte de vous importuner, madame, avait seule empêché Mme de Luxembourg et moi de vous prier de nous donner de vos nouvelles, mais notre tendre intérêt n’avait négligé aucune occasion d’en savoir, et nous avions apris avec bien de la peine que vous étiez mécontente de votre santé. Quoique votre lettre n’entre dans aucun détail à cet égard, elle nous donne cependant sujet d’espérer que vous vous trouvez un peu mieux, mais cette marque de votre souvenir dont nous sommes sensiblement touchées nous aurait été encore plus agréable si vous aviez bien voulu nous parler un peu plus de vous, et je vous assure, madame, que nous y avions quelque droit par notre admiration et les tendres sentimens que vous nous inspirés.

Il n’y a rien de si charmant que cette description du pays que vous habitez. J’ai un véritable plaisir de vous savoir dans un lieu si agréable. Ce plaisir cependant est mêlé de quelque inquiétude et d’un mouvement de personalité qui me fait craindre qu’à l’avenir, l’habitation de Paris ne vous paroisse insupportable et que nous n’ayons plus le bonheur de vous y voir quelques fois, mais cette pensée m’affligeroit trop et je ne veux pas l’admettre.

Je crois qu’il est bien difficile de ne pas avoir quelque souvenir de Julie en se trouvant dans les lieux dont Rousseau a fait de si charmantes peintures. Ce roman n’est cependant pas à beaucoup près celui que j’ai lu avec le plus de plaisir ; Clarisse et Cecilia m’en ont fait mille fois davantage. Un amour qu’on s’efforce de cacher est bien plus intéressant que celui qu’on peint d’une manière si vive ; il semble d’ailleurs qu’on croye plus à la sincérité de celui qu’on a pénétré, et que l’imagination aille plus loin que les expressions. Si j’étois en Suisse, je chercherois aussi à découvrir dans le canton de Berne l’habitation d’un M. Delaroche, un ministre dont j’ai lu dernièrement l’histoire dans the Mirror avec un plaisir inexprimable. Je ne sais si vous avez ce livre, madame, mais si vous eussiez été ici j’aurois pris la liberté de vous l’envoyer et de vous supplier de lire cette feuille. Lorsque j’ai quelque jouissance de cette nature, il m’est impossible de ne pas penser à vous, et lorsque je rencontre des sentimens nobles, bienfaisans et délicats, votre idée est tout de suite présente à mon souvenir.

Adieu, madame, j’abuse de votre extrême indulgence en vous écrivant une si longue lettre et si peu digne de vous occuper longtemps ; je ne sais comment vous remercier de l’opinion que vous voulez bien avoir de moi ; si je n’ai pas ce qu’il faut pour la justifier, j’ai au moins le mérite d’en sentir tout le prix et de vous être attachée tendrement pour la vie. Permettez moi d’embrasser Mlle Necker et de remercier M. Necker de son souvenir ; j’y suis d’autant plus sensible que l’admiration et l’intérêt sont des sentimens qu’il inspire à trop de monde pour qu’ils me donnent un droit particulier à n’être pas oubliée.


Quand on lit ces lettres et quand on pense qu’avant moins de dix ans cette femme, si sensible et si fine, devait mourir par les mains du bourreau, il est impossible de ne pas ressentir quelque chose de l’émotion qu’on éprouverait en voyant une créature jeune et belle aux traits de laquelle un mal sans espoir aurait déjà donné le charme mélancolique et la grâce funèbre de la mort.


II.

Mme Necker était depuis assez longtemps en relations avec la maréchale de Luxembourg lorsqu’elle se lia avec Mme du Deffand. À l’époque où la connaissance se fît, le souvenir des petits soupers de la régence, auxquels Mme du Deffand s’était assise entre Mme de Parabère et Mme de Sabran, était passé depuis longtemps. Le président Hénault était mort ou n’en valait guère mieux. Rien n’était plus respectable que la vie menée par la vieille marquise aveugle au couvent de Saint-Joseph, et la société restreinte qui s’y rassemblait avait trop bon renom d’esprit et d’élégance pour que Mme Necker ne désirât pas d’y être admise. Ce furent aussi les relations de Mme du Deffand avec Voltaire qui lui inspirèrent ce désir. On sait que Mme Necker entretenait avec Voltaire une correspondance qui n’aurait pas été le moindre joyau des archives de Coppet, si les lettres de Voltaire à Mme Necker n’eussent déjà été publiées. Cette correspondance était la suite d’une relation qui datait du temps où, jeune fille déjà un peu émancipée et plus indocile aux préceptes de Calvin que beaucoup de ses compatriotes, Suzanne Curchod assistait aux représentations dramatiques de Ferney. Échanger des lettres avec Voltaire était un honneur fort envié parmi les dames du bel air, ainsi que celui de recevoir ses pièces de vers en manuscrit. Aussi Mme Necker se plaignait-elle parfois que Voltaire l’oubliât et que Mme du Deffand fût seule honorée de ses envois :


Vous m’avez fait éprouver, monsieur, lui écrivait-elle, tous les tourmens de la jalousie et j’avois besoin de vos nouvelles bontés pour n’être pas tout à fait malheureuse. Quand Mme du Deffand reçoit vos ouvrages, elle s’en vante et ne les donne jamais, car elle veut autant que possible nous ravir la lumière qu’elle n’a plus.


Malgré ces tourmens, Mme Necker voulut, peut-être pour être agréable à Voltaire, entrer en relations avec sa rivale, et, la présentation faite, elle écrivait à Ferney :


J’ai fait connoissance avec Mme du Deffand ; c’étoit votre correspondance et votre opinion qui excitoient ma curiosité. Mme du Deffand est encore très brillante ; elle supplée au sens qu’elle n’a plus par la vivacité de ses passions ; elle est heureuse, elle est gaye, car elle ne voit les choses que par vos yeux.


On sait ce qu’il faut penser de la gaîté de Mme du Deffand depuis qu’on connaît les lettres où ce pauvre cœur inassouvi épanchait les ardeurs et les amertumes de sa dernière passion. Aussi ce jugement sur son caractère ferait-il peu d’honneur à la sagacité de Mme Necker s’il fallait y voir autre chose qu’un compliment à l’adresse de Voltaire. C’est ainsi qu’elle lui écrivait encore à propos de vers qu’il avait adressés à Mme du Deffand et où il lui offrait plaisamment de l’épouser :


Les stances que vous adressez à votre bergère, Mme du Deffand, ont toute la fleur du printemps ; c’est chanter les malheurs de la vieillesse avec la voix du rossignol ; mais si vous me demandez mon avis, je vous avouerai que votre mariage avec Mme du Deffand ne me paroit pas assorti ; elle est aveugle et l’on sçait qu’Apollon est le dieu de la lumière. Cette dame cependant accepte la proposition avec transport. Ne la prenez pas au mot, je vous conjure. Il faut que vous soyez un être seul, sans rapports, comme sans exemple et sans modèle. Le seul nom de Mme Voltaire seroit une satyre, à moins que vous n’eussiez épousé Minerve, et encore l’accuseroit-on de trop de présomption.


Voici comment, de son côté. Mme du Deffand expliquait à Walpole le désir que les Necker avaient éprouvé de nouer connaissance avec elle :


Je ferai demain un souper où j’enverrai volontiers quelque autre à ma place ; c’est à Saint-Ouen, chez M. et Mme Necker : ils ont voulu me connoitre parce qu’on m’a donné auprès d’eux la réputation d’un bel esprit qui n’aimoit point les beaux esprits. Cela leur paroit une rareté digne de curiosité. Eh bien, j’ai été assez sotte pour faire cette connoissance, et quand je m’interroge pourquoi, je rougis de découvrir que c’est la honte de l’ennui et que je suis souvent aussi imbécile que Gribouille, qui se jette dans l’eau de peur de la pluie.


L’ennui, cet inexorable ennui que la pauvre marquise promenait non point par les mers, comme Byron et les grands ennuyés de notre siècle, mais par les salons, et qu’elle craignait de rencontrer encore dans les lieux où elle allait pour le fuir, un instant elle crut que la société des Necker l’aiderait à y échapper. En effet, les deux seules lettres de la main de Mme du Deffand (ou plutôt de celle de Wiart, son secrétaire) que j’aie trouvées dans les papiers de Mme Necker, témoignent du goût très vif que lui avait inspiré d’abord le ménage. La première n’est, à vrai dire, qu’un simple billet d’invitation adressé à M. Necker, mais très aimable et très empressé :


Ce mercredy à huit heures.

On ne peut être plus contrarié que je le fus hier ; je prévis vos excuses et vous eûtes tort ; à neuf heures et demie il ne resta plus chez moy que Mme de Mirepoix, M. et Mme de Beauvau, et mon évêque ; nous vous regretames beaucoup, et moy je ne me console pas de n’avoir point eu l’honneur de voir Mme Neckre ; je compte sur vous demain jeudy ; si Mme Necker vouloit venir un peu de bonne heure, c’est-à-dire sur les six ou sept heures, elle ne trouveroit personne. Je la prie de croire ainsy que vous, que tout ce qui me prive de vous voir l’un et l’autre me déplait infiniment.


La seconde, qui est plus intéressante, fut écrite par Mme du Deffand à Mme Necker à la suite d’une discussion qui s’était élevée entre elles sur le point de savoir si nos premiers jugemens sur les personnes, quand ils sont justes, nous sont dictés par la connaissance des convenances du monde ou par un instinct irréfléchi. Mme du Deffand tenait naturellement pour l’instinct. Mme Necker pour les convenances, et leur altercation fut assez vive pour que Mme du Deffand jugeât nécessaire d’adresser le lendemain à Mme Necker la lettre suivante :


J’ay réfléchis, madame, sur notre dernière conversation ; je crains qu’elle n’ayt pas été de votre goût ; la vivacité que j’y ay apportée passa les bornes des convenances. Je me flate que vous avés démélée que la cause en étoit le peu d’habitude que j’ay pour les discussions, et peut-être aussi mon peu de lumière. Ce que je pensois et que je n’ay peut-être pas bien expliqué, c’est que les premières impressions qu’on reçois et les premiers jugemens qu’on portent peuvent être justes, et qu’ils ne partent pas de la connoissance des convenances, mais d’un sentiment vif et prompt dont on seroit embarrassé de rendres raison.

Toute vieille que je suis, madame, c’est ainsy que je juge ; n’en soyez pas moins sensible, je vous prie, à mon amitié ; que la vôtre n’en soit point diminuée, et ne me tenez point rigueur sur la connoissance des convenances. Si mes sentimens sont semblables à ceux d’un enfant, ils n’en sont que plus sincères ; qu’ils ne vous en soient pas moins agréables, madame.

Ce lundy, 12 décembre.


Mme du Deffand trouva d’abord quelques distractions dans cette société nouvelle ; aussi écrivait-elle à la duchesse de Choiseul :


Je ne croyois pas que je connoîtrois jamais Mme Necker et de Marchais. Je les vois souvent et je m’en trouve bien. Ces femmes sont aimables ; elles ne sont point sottes, ni insipides. Elles sont plus faites pour la société que la plus part des dames du grand monde. Je préfère ce qui écarte l’ennui à ce qui est du bel air.


Et dans une autre lettre à Walpole : « Ce M. Necker est un fort honnête homme ; il a beaucoup d’esprit, mais il met trop de métaphysique dans tout ce qu’il écrit… Dans la société, il est fort naturel et fort gai ; il a beaucoup de franchise, il parle peu, est souvent distrait. Je soupe une fois par sa semaine à campagne, qui est à Saint-Ouen. Sa femme a de l’esprit et du mérite, sa société ordinaire sont des gens de lettres, qui, comme vous savez, ne m’aiment point ; c’est un peu malgré eux qu’elle s’est liée avec moi.

Mais bientôt Mme du Deffand retrouvera à Saint-Ouen son inexorable ennemi l’ennui, et elle s’en prendra d’abord un peu à elle-même : « Je fis l’autre jour, écrit-elle à l’abbé Barthélémy, un souper chez les Necker ; je me trouvois comme Lacouture, je n’entendois pas le raisonné, et le braillé m’étoit insupportable. » Et dans une autre lettre : « Je fis, l’autre jour, un souper chez les Necker où je vous aurois fait honte et pitié. Je fus absolument stupide. Il n’y eut point du tout de la faute de M. Necher. Il n’est point bel esprit ni métaphysicien. Il y fut presque aussi bête que moi. » Puis, peu à peu, on la voit se désenchanter comme elle se désenchantait de tous ses amis, et c’est la femme qu’elle abandonnera la première : « La façon des Necher ne me surprend point, écrit-elle à Walpole, pendant un séjour que M. et Mme Necher faisaient en Angleterre ; ils ne savoient pas pourquoi ils faisaient ce voyage ; leur séjour sera court. Je vous suis obligée de vos attentions pour eux, ce sont d’honnêtes gens ; le mari a beaucoup d’esprit et de vérité ; la femme est roide et froide, pleine d’amour-propre, mais honnête personne. » Patience cependant, le tour du mari ne tardera pas à venir. Dans un moment d’enthousiasme, elle avait été jusqu’à trouver certaines ressemblances entre M. Necker et Walpole. Sans doute l’orgueilleux Walpole n’avait pas été très flatté de ce rapprochement, et comme il le lui avait peut-être laissé apercevoir, elle s’empressait de lui répondre :


Les Necker ne vous plaisent pas beaucoup, je le vois bien ; tous deux ont de l’esprit, mais surtout l’homme. Je conviens qu’il lui manque cependant une des qualités qui rendent le plus agréable, une certaine facilité qui donne, pour ainsi dire, de l’esprit à ceux avec qui l’on cause ; il n’aide point à développer ce que l’on pense, et l’on est plus bête avec lui qu’on ne l’est tout seul ou avec d’autres.


Toujours en défiance d’elle-même et aussi sévère pour son propre esprit qu’elle l’était pour celui des autres, Mme du Deffand s’était trouvée, plusieurs fois, bête en causant avec M. Necker. Au début, elle s’en prenait à elle-même ; à la fin, c’était à lui qu’elle en voulait et, dans son dépit, elle se montrait injuste certainement pour elle-même et peut-être pour lui.

De son côté, Mme Necker paraît avoir dans ses relations avec Mme du Deffand passé par les mêmes phases d’engouement et de désillusion. Au début, elle avait sur son compte des mots heureux et aimables : voulant rendre cette vivacité d’impressions et de propos qui en dépit de sa triste infirmité donnait tant d’éclat à la conversation de la vieille marquise : « Mme du Deffand, disait-elle, est aveugle à notre insu et presqu’au sien. » Dans les recueils où elle enregistrait presque chaque jour ce qu’elle avait entendu d’intéressant dans la journée, elle prenait note de ces sentences si spirituelles, si justes, d’une forme parfois si acérée, qui s’échappaient comme des oracles de la bouche de Mme du Deffand. Mais bientôt, et comme si la défaveur où elle était tombée eût éveillé sa clairvoyance, elle prend note également des jugemens piquans qui étaient portés sur Mme du Deffand par un monde qui la redoutait plus qu’il ne l’aimait. C’est ainsi qu’elle relève ce propos assurément peu obligeant du chevalier d’Aydie : « Je n’estime pas Mme du Deffand, mais c’est un grand chien qui fait lever beaucoup de gibier ; » et cet autre, qui, s’il a réellement été tenu, ferait peu d’honneur à la courtoisie de l’aimable amant de Mlle Aïssé : « Mme du Deffand disait au chevalier d’Aydie : Il me semble que je suis la femme que vous aimez le mieux. — Ne dites donc pas cela, répondit-il, on croirait que je n’aime rien. » La relation s’était donc de part et d’autre sensiblement refroidie. Aussi quand Mme du Deffand mourut, Mme Necker se borna-t-elle à écrire à milord Stormont :


Cette pauvre femme a quitté le monde comme elle y avoit vécu ; elle n’avoit vu dans la société que la compagnie. Son lit étoit entouré de prétendus amis sans être arrosé de larmes. Peu accoutumée à réfléchir, elle n’a pu porter ses regards dans les profondeurs de l’avenir. La mort même, cette grande circonstance, n’a été pour elle qu’une pensée triste mais superficielle, et j’ai bien vu que la nuance étoit légère entre l’existence et la fin d’une personne insensible.


La pauvre marquise méritait mieux que ce jugement. Elle n’était point insensible, mais desséchée, et Mme Necker n’aurait point parlé d’elle avec tant de sévérité si elle avait connu les termes de cette lettre où Mme du Deffand mourante adressait ses adieux à Walpole, et qu’elle terminait en lui disant : « Divertissez-vous, mon ami, le plus que vous pourrez ; ne vous affligez point de mon état ; nous étions presque perdus l’un pour l’autre ; nous ne nous devions jamais revoir ; vous me regretterez parce qu’on est bien aise de se savoir aimé. » Mais il y avait eu une sorte de malentendu entre ces deux femmes. Mme du Deffand n’avait cherché dans la société de Mme Necker que la distraction et les divertissemens de l’esprit. Mme Necker, avec sa nature toute contraire, avait dû y chercher quelques satisfactions pour son cœur et, n’y trouvant pas ces satisfactions, elle s’était retirée avec une blessure. « Nous avons, disait le sceptique Chamfort, trois catégories d’amis : ceux qui nous sont indifférens, ceux qui nous sont désagréables et ceux que nous détestons. » Mme du Deffand avait voulu faire de Mme Necker une amie de la première catégorie, mais Mme Necker s’en était bien vite aperçue, et Mme du Deffand avait passé pour elle dans la seconde.

Contenues dans les limites que je viens d’indiquer, les relations de Mme Necker avec la maréchale de Luxembourg et avec Mme du Deffand (quelle que pût avoir été dans leur jeunesse la réputation de ces deux dames), n’ont rien, suivant moi, qui doive surprendre. La société a toujours vécu et vivra toujours sur cette demi-morale qui ne sait que ce qu’elle ne peut pas ignorer et qui ne se rappelle que ce dont on la force à se souvenir. Cette tolérance indulgente était poussée encore plus loin au XVIIIe siècle que de nos jours. C’est ainsi que, dans le monde philosophique où vivait Mme Necker, on recevait sans difficulté Watelet et Mme Lecomte ; Watelet, le fermier général académicien et graveur, l’auteur de l’Essai sur les jardins, et Mme Lecomte, qui avait quitté son mari pour venir habiter avec Watelet à Moulin-Joli. On allait même dîner chez eux, et je ne vois guère que Mme de Genlis dont la pruderie affectée s’étonne dans ses mémoires d’avoir rencontré ce ménage irrégulier en visite chez Mme Necker. Cependant Mme Necker, élevée dans un milieu si différent, devait parfois se sentir mal à l’aise avec ses relations nouvelles, et l’ardeur avec laquelle elle cultiva l’amitié de la duchesse de Lauzun montre bien quel attrait l’honnêteté avait pour elle. Peut-être s’étonnera-t-on qu’elle n’ait pas recherché davantage l’intimité de ces femmes (comme il y en avait plus qu’on ne croit au XVIIIe siècle), qui, fidèles à des vertus conservées comme un héritage de famille, ne prenaient du monde que les devoirs et non les plaisirs et vivaient dans leur intérieur d’une vie sévère et pieuse. Mais il faut penser que ces femmes-là n’étaient pas très soucieuses de nouer des relations nouvelles en dehors du cercle de leur parenté et de leurs amis naturels. Sans doute la conversation que dirigeait la maréchale de Luxembourg du haut de son fauteuil, ou Mme du Deffand du fond de son tonneau, était beaucoup moins faite pour les oreilles de Mme Necker, que les graves propos échangés entre la duchesse d’Ayen et ses charmantes filles dans la grande chambre à coucher toute tendue de damas cramoisi à franges d’or, que nous a si bien dépeinte l’auteur de la Vie de Mme de Montagu. Mais la grande porte de l’hôtel de Noailles ne s’ouvrait, pas aisément, tandis que la maréchale de Luxembourg, par facilité d’humeur, Mme du Deffand par curiosité d’esprit, faisaient bon accueil aux nouveaux visages. Il n’est donc pas surprenant que Mme Necker se soit liée d’abord avec les femmes qui l’attiraient et que celles dont la jeunesse n’avait pas été des plus régulières fussent aussi celles dont la maison se montrât le plus hospitalière. Je dois avouer cependant que le contraste entre la sévérité dont elle se piquait pour elle-même et l’indulgence dont, elle usait vis-à-vis des autres (n’est-ce pas cependant la meilleure règle ?) lui fût un jour parfois reproché, comme lui était reproché par ses amis de Genève le bon accueil qu’elle faisait aux philosophes, toute bonne chrétienne et protestante qu’elle fût demeurée. À la vérité, ce fut par une femme qui tenait de famille le goût de faire des leçons aux gens, par la marquise de la Ferté-Imbault, la fille de Mme Geoffrin. Sous tout autre rapport, il serait difficile de trouver deux personnes plus différentes que ne l’étaient la mère et la fille. Fort entichée d’aristocratie, depuis que son mariage avec un vieux gentilhomme l’avait élevée au rang de marquise, Mme de la Ferté-Imbault professait un souverain mépris pour la société que rassemblait sa mère. Autant Mme Geoffrin était avisée et prudente, autant Mme de la Ferté-Imbault était rude et inconsidérée dans ses propos. Par opposition au ton habituel de la conversation des gens de lettres et des philosophes dont Mme Geoffrin aimait à s’entourer, tout en tempérant la hardiesse de leur langage, Mme de la Ferté-Imbault avait fondé une association bizarre qu’elle appelait l’ordre des camarades lampons et des chevalières lanturelus, ordre dont la règle était de simuler la folie en conversation et de dire des bêtises, mais des bêtises spirituelles. C’étaient toutes ces différences qui faisaient tenir à Mme Geoffrin ce propos tant, de fois répété : « Quand je considère ma fille, je suis comme une poule qui aurait couvé un œuf de cane. » La seule ressemblance qu’elles eussent était le goût de morigéner les gens, et encore cette ressemblance demeurait-elle incomplète, car Mme Geoffrin enveloppait ses gronderies célèbres de tant de précautions, de tant de caresses, de tant de douceurs qu’elle les faisait accepter sans trop de difficulté, tandis que Mme de la Ferté-Imbault, on va le voir, disait leur fait aux gens plus rudement. Elle avait fréquemment rencontré Mme Necker chez sa mère, et son premier jugement sur elle avait été empreint de cette malveillance dont elle honorait toutes les personnes pour lesquelles Mme Geoffrin témoignait quelque goût. Mais quelques années de commerce avaient fini par lui faire apercevoir que, sous le rapport de la franchise, de la droiture, de l’honnêteté. Mme Necker n’était pas inférieure à elle, et un beau jour elle s’avisa de l’avertir de ce changement d’opinion. C’était au moment où M. Necker venait d’être nommé directeur du trésor, sous les ordres de M. Taboureau, qui occupait le poste de contrôleur-général, situation assez délicate pour tous les deux. Dans ces circonstances, Mme Necker reçut un beau jour de Mme de la Ferté-Imbault la lettre suivante :


À Paris, ce 19 février 1777.

Vous m’avez fait l’honneur de me dire lundi, madame, que je vous fesois du bien par ma franchise et par mon expérience, et comme je vous estime beaucoup, que j’aime et estime M. Necker, cela m’a échaufé le cœur et l’imagination pour vous, madame, comme si vous éties une de mes filles chevalieres lanturelus, en voici la preuve. J’ai trouvé hier mardi M. Tronchin chez Mme la première présidente Molé, je l’ai pri en particulier, je lui ai montré l’intérest que vous m’avies inspiré et voici toutes les idées qui me sonts venus pour le bien général.


Mme de la Ferté-Imbault, qui connaissait le ménage Taboureau, donne ici quelques conseils à M. et Mme Necker sur la manière dont ils devront s’y prendre pour s’emparer de l’esprit du mari et de la femme en flattant leur vanité, puis elle continue :


Vous scavé, madame, que m’ayant mise fort à mon aise avec vous dès la première fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, je vous ay parlé franchement du danger de vos sociétés pour le bonheur et même pour acquérire une véritable considération. Rien n’est plus décrié avec raison parmi tout les ordres de l’état, que nos beaux esprit et les femmes qui courent après. À votre arrivé icy, madame, l’hotel d’Enville a du vous faire beaucoup d’illusions, mais j’ai vu avec plaisir que tout ce que vous en aves vu de folies vous a très fort frappé, ainsi que les perfidies que vous et M. Neckre aves epprouves de plusieurs personnes à qui vous n’avies fait l’un et l’autre que rendre des services. Toutes ces personnes sonts les engoues et les petits roquets de nos charlatans de philosophes. Vous en este revenu, madame, heureusement pour vous et pour M. votre mari, mais il n’en resulte pas moins que ces liaisons sonts si éloignés de celles de Mme Taboureau, qu’il seroit possible qu’elle eut une crainte machinale de vous connoistre, par humilité et puis parce que votre liaison avec de certainnes femmes très décrié par les mœurs sont toujours une raison très fortes pour que les honestes femmes et leurs amies, craignent infiniment le commerce des personnes qui ayant la réputation d’avoir beaucoup d’esprit prouvent par leur sociétés qu’elles en fonts tant de cas, qu’elle ne sonts plus difficile ni en vertu ni en mœurs. Voila, madame, les reflexions d’intérêt que vous m’aves inspiré, je vous les écris avec la plus grande confiance parce que je suis assé heureusement et assé raisonnablement née, pour ne jamais tenir ni aux succès de mes idées ni de mes conseilles vis a vis de mes amis. De plus j’ai tant vécu depuis 40 ans avec des personnages tenants à l’état, que j’ai vu de près, que toutes les reflexions du coin du feu qui paroissent les plus justes ne sont souvent pas à propos parce que l’homme d’état qui voit de près tous les ressorts de la machine, voit des impossibilités ou des hors de propos, que la personne échaufée par l’amitié et par des vraissemblances ne voit pas.

Ma lettre peut n’avoir d’autre mérite pour vous, madame, et pour M. Neckre que celui de vous prouver mon amitié, et que vous m’occupes beaucoup. Je vous l’écris sans la relire, je suis dans la chambre de ma mère qui dore, et je n’ai rien de mieux à faire que de soulager mon imagination avec les deux personnes qui l’echaufent.

Point de réponse, madame, nous en causerons lundi au soir, je vous présente mon tendre hommage.


Rien n’ayant témoigné que Mme Necker eût reçu avec déplaisir cette lettre singulière, Mme de la Ferté-Imbault reprit la plume le lendemain et recommença sur le même ton :


À Paris, ce 20 février 1777, à neuf heur du matin.

Je vous ai mandé hier, madame, que mon peti volume avoit soulagé mon cœur et mon imagination. Je me sens l’envie ce matin de vous écrire le second volumes, pour nous mettre parfaitement à l’aise ensemble de cœur et desprit : Voici ma confession des diferents effets que vous m’aves fait depuis votre mariage et depuis le jour ou la duchesse d’Enville me donna a soupe avec vous, madame, peut de tems après votre mariage, parcequ’elle scavoit que je connoissois M. votre mari d’est sa jeunesse, et que je l’aimois et estimois beaucoup.

Nos amis communs de Genève, m’avoient données bonne opinion de votre caractère, de vos mœurs et de votre érudition, en me disant cependant que vous courries peut-être à Paris après l’esprit à la mode. Cela me fut une raison pour ne vous point faire d’avance et pour me priver même du plaisir de voir M. votre mari chés moi. Je voulu voir qu’elles seroient vos liaisons et je vous avoue, madame, qu’elles me firent une impression dans le tems si forte contre votre raison, que j’avois parier que je n’en reviendrois jamais.

La maréchale, Mme du Défant, Mme de Bouflers et Mme Marchais (dans un genre plus subalterne) sonts quatres femmes si dégriés par les mœurs, et les deux premières sont si dangereuses, qu’elles sonts depuis plus de 30 ans l’horreur des honestes gens. Ensuitte votre liaison intime avec ce vilain abbé Morlai (Morellet) vous fit tant de tors dans le tems de l’histoire de la Compagnie des Indes, ou M. votre mari joua un si grand rolle et l’abbé un si vilain, que si nous n’avions pas eu, madame, des amis communs qui vous justifiere comme ils purent, j’aurois pri aussi mauvaise opinion de votre ame que de votre raison.

Mais comme votre conduite a été très bonne et très sage après ce qui c’est passé sous le peti règne effémere de M. Turgot, et que depuis que M. votre mari est devenu un homme d’état vous ne vous este pas attiré la moindre condamnation du public ni le plus peti ridicule, que de plus, madame, toute les fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, vous m’aves marqué amitié, estime et confiance, en voila bien sufisament pour avoir effacée en moi les mauvaise impressions que votre trop d’amour pour l’esprit dépouillé de raison et de vertus m’avoit donnée. Je me donne donc à vous, madame, de cœur et d’esprit, vous pouvez disposer de moi dans ma retraite, je vous verai chez vous le matin avec plaisir quand cela vous conviendra et dans les aprédinées (ou je reste toujours chez ma mère ou chez moi) ma porte vous sera toujours ouverte.

Vous voies, madame, par cette confession que je suis de bonne foy, que j’aime la franchise, et que je suis digne de votre amitié, parce que je la désire ; cette lettre ne demande pas de réponse, mais elle sera un ambassadeur qui nous metera encore plus à laise ensemble lundi ; vous feray de mes ouvertures de cœur, madame, l’usage que vous voudré vis à vis de nos amis communs, quant à moi je n’en parleray a personne.

Je vous présente mon tendre hommage.


Assurément il y a quelque chose à rabattre du jugement sévère porté par Mme de la Ferté-Imbault sur les femmes dont elle cite les noms dans cette lettre. Il n’est point exact qu’elles fussent l’horreur des honnêtes gens, ni que Mme Necker se fût fait du tort par des relations qui lui étaient communes avec toute la société. Cependant il est assez curieux de constater qu’en ce temps de morale relâchée des termes aussi durs fussent déjà employés en parlant de femmes dont quelques-unes rencontrent en nous des juges plus indulgens. Parmi ces femmes se trouve une amie de Mme Necker, dont le nom revient assez souvent dans les mémoires du temps, bien qu’il soit loin d’avoir la célébrité des trois autres : c’est Mme de Marchais. Mme de Marchais, de son nom Julie de Laborde, était femme de l’un des premiers valets de chambre du roi, situation qui n’impliquait pas, alors comme aujourd’hui, la domesticité et qui était une sorte de charge de cour. Elle est parfois désignée dans les lettres que j’ai sous les yeux sous le titre de gouvernante du Louvre, où elle avait en effet un logement. Elle était très petite et pas jolie, mais elle avait de magnifiques cheveux blond cendré qui, lorsqu’elle les défaisait pour les faire voir, tombaient jusqu’à ses pieds, et sa physionomie mobile, animée, reflétait toute la vivacité de son esprit et de son caractère, Mme de Marchais, qui était un peu parente de Mme de Pompadour, et qui avait chanté dans ses petits soupers, s’était servie de la faveur dont elle jouissait auprès de la favorite pour se pousser dans le monde, et elle avait peu à peu rassemblé autour d’elle une petite société dont Quesnay, le médecin de Mme de Pompadour, et les économistes avaient formé le premier noyau ; à cette société étaient venus se joindre quelques gens de lettres, puis quelques grands seigneurs dont les voyages à Marly ou à Fontainebleau, qu’elle faisait à la suite de son mari, lui avaient permis de faire la connaissance et à la fin quelques femmes de qualité que sa bonne grâce et sa réputation d’agrément avaient attirées.


Sa société, dit Marmontel dans ses Mémoires, étoit composée de tout ce que la cour avoit de plus aimable et de ce qu’il y avoit parmi les gens de lettres de plus estimable du côté des mœurs, de plus distingué du côté des talens. Avec les gens de cour, elle étoit un modèle de la politesse la plus délicate et la plus noble ; les jeunes femmes venoient chez elle en étudier l’air et le ton. Avec les gens de lettres, elle étoit au pair des plus ingénieux et au niveau des plus instruits. Personne ne causoit avec plus d’aisance, de précision et de méthode. Son silence étoit animé par le feu d’un regard spirituellement attentif ; elle devinoit la pensée, et ses répliques étoient des flèches qui ne manquoient jamais le but.


Mais laissons Mme Necker, dans un récit qu’elle fut amenée à écrire de ses relations avec Mme de Marchais, nous raconter elle-même quelle fascination avait au premier abord exercée sur elle cette nouvelle amie :


J’ai eu (dit-elle dans ce récit) pour Mme de Marchais une affection passionnée. Quand elle se présenta à mes yeux, toutes les facultés de mon âme furent captivées. Je crus voir une de ces fées enchanteresses qui réunissent à la fois tous les dons de la nature et de la magie. Je l’aimai donc ou plutôt je l’idolâtrai. Je la suivis en tous lieux, et quand j’en obtins quelque retour, je pensai que rien ne manquoit plus à ma félicité.

’étoit au commencement de mon mariage. J’aimois et j’étois aimée ; elle seule fut la dépositaire de tous les mouvemens de mon cœur. Je croyois jouir doublement quand elle partageoit mes plaisirs et mes douces peines. Je m’apperceus, dès le commencement de notre liaison, qu’elle avoit un attachement. Nous allions dans tous les lieux où nous pouvions rencontrer l’homme qui lui étoit cher. Il s’y trouvoit à point nommé. Je n’eus pas été en liaison quatre mois avec ma nouvelle amie qu’un concert où elle me mena à l’extrémité de Paris où il n’y avoit que de la bourgeoisie, m’ouvrit absolument les yeux. Nous passâmes la soirée toute entière dans une chambre reculée avec l’objet de toute sa tendresse. Trop sévère pour approuver ce penchant, j’étois cependant trop tendre pour ne pas être indulgente, je sentois qu’on n’étoit pas maître des mouvemens de son cœur, et je n’ai jamais cru que celle qui fut l’idole du mien fut capable d’une foiblesse. Tout me confirmait qu’elle allioit la vertu à la passion et si je soupirois quelquefois, c’étoit de ne pouvoir m’attribuer entièrement son empressement à se trouver avec moi et de voir que je le devois souvent aux occasions de se rencontrer avec ce qu’elle aimoit.


Mme Necker nourrissait quelques illusions lorsqu’elle croyait son amie incapable d’une faiblesse. Cet objet de la tendresse de Mme de Marchais, avec lequel elle cherchait en tous lieux l’occasion de se retrouver, était M. d’Angeviller, menin du dauphin[3], directeur général des bâtimens du roi, que la beauté de ses traits avait fait surnommer l’ange Gabriel. Il s’était formé, en effet, depuis longtemps, entre Mme de Marchais et M. d’Angeviller, une de ces liaisons si fréquentes au XVIIIe siècle qui n’étaient un secret pour personne et dont un mariage venait souvent (comme ce fut le cas) couronner la constance. Après la mort de son mari, Mme de Marchais devint en effet Mme d’Angeviller, et c’est sous ce nom que quelques personnes de notre temps l’ont encore connue pendant les premières années de la restauration. Mais depuis longtemps elle vivait avec M. d’Angeviller sur un pied d’intimité qui n’altérait point ses bons rapports avec son mari. La faveur dont M. d’Angeviller jouissait auprès de Mme de Marchais n’enlevait rien au respect extérieur dont il l’environnait ; tous les mémoires du temps sont d’accord pour dire qu’il n’en conservait pas moins auprès d’elle l’attitude d’un amant malheureux et timide. Il envoyait fréquemment à Mme de Marchais des corbeilles remplies des plus beaux fruits que produisaient les jardins royaux, dont il avait la surintendance, et comme Mme de Marchais partageait avec ses amis le contenu de ces corbeilles, ses largesses lui avaient, dans un temps où les surnoms étaient fort à la mode, fait donner celui de Pomone.

Soit que la candeur de Mme Necker continuât de se faire illusion sur la pureté des sentimens de Mme de Marchais pour M. d’Angeviller, soit que la situation acceptée par tout le monde eût fini par s’imposer à elle, Mme Necker semble avoir pris son parti de cette liaison à trois que lui imposait l’assiduité de M. d’Angeviller auprès de son amie. Dans les lettres qu’elle adressait à Pomone, il est aussi souvent question de lui que de M. de Marchais, et c’est souvent dans le même post-scriptum qu’elle demande de leurs nouvelles à tous deux. Mais quand Mme de Marchais est malade, c’est à M. d’Angeviller qu’elle s’adresse de préférence pour avoir des renseignemens sur l’état de son amie, et les réponses de M. d’Angeviller sont remplies de détails intimes qui devaient pleinement satisfaire le tendre intérêt de Mme Necker. Les deux noms de M. de Marchais et de M. d’Angeviller s’entre-croisent également dans les lettres de Mme de Marchais, et il est assez difficile de démêler lequel des deux tient le plus de place, sinon dans son cœur, du moins dans sa vie. Écrivant à Mme Necker du fond d’une terre où l’avaient appelée des affaires assez ennuyeuses, elle se loue des bons offices de M. d’Angeviller, qui l’aide à débrouiller des comptes arriérés, et aussitôt elle ajoute : « Voilà le voyage de Fontainebleau ; il faut que j’y aille pour le service de M. de Marchais. Je ne compte pas pouvoir partir avant le 2 ou le 3, ce qui me dérange fort. Mais il faut se soumettre aux affaires et commencer par faire ce que l’on doit. » Quelques lettres choisies en quelque sorte au hasard dans la volumineuse correspondance de Mme Necker et de Mme de Marchais, montreront au reste mieux que tout ce que je pourrais dire quel était le ton et le diapason de cette correspondance. Voici d’abord un échantillon du style de Mme de Marchais :


11 heures.

Ma charmante amie, c’est moi qui dépéris réellement d’ennuis et de regrets de ne point vous voir. L’impatience me sèche le sang, et n’amène point ces heureux moments après lesquels la tendre amitié soupire. Si près de vous, toujours pensant à vous, ne respirant que vous, tout me sépare de vous ! Je ne verrai point demain, ni encore sitôt, ce lieu de délices que mon cœur a tant besoin de connoitre ! Les derniers arrangemens de ma maison et la sauvagerie de M. de Marchais me tiennent dans une dépendance qui m’enlève à tout. Plaignez moi, aimez moi, et pardonnez moi de grifoner si mal, car je suis dans l’eau où il m’est impossible de former une lettre. Le sentiment me devinera et verra dans chaque mot mal tracé celui qui est gravé si avant dans mon ame ! Mon Dieu ! qu’il y a loin d’ici à mercredi ! pour diner j’espère ! cela est convenu avec Mme d’Houdetot, n’est ce pas ? Comment ferai-je pour embrasser M. Necker dans la position où je suis ? Pour cette fois nous le laisserons là, et je ne tends les bras qu’à sa délicieuse moitié.


À ces effusions de tendresse Mme Necker répondait sur le même ton et avec le même enthousiasme :


Ma charmante amie aura vu que mon cœur voloit au-devant d’elle au moment où sa bonté la ramenoit à moi ; que j’ai été touchée de cet aimable billet ; la douce sympathie de nos âmes, mon admiration pour vos vertus, le charme inexprimable attaché à tous vos mouvements, à toutes vos actions, à vos moindres paroles, tout en un mot se réunit pour me pénétrer d’un sentiment unique dont vous seule pouvez jamais être l’objet ; jugez de ma peine en apprenant vos rechutes, vos accidents continuels, et vous ne voulez pas que je sois auprès de vous ; que j’aimerois à vous désobéir si je ne craignois de vous déplaire ; enfin le tems s’avance, et je suis condamnée encor à regarder votre séjour à Versailles comme indispensable ; mais en vous dérobant à mille importunités, vous serez livrée à l’amitié ; elle trouvera des ailes pour vous atteindre, et je parcours déjà d’un coup d’œil l’espace qui sépare Paris de Versailles. Adieu, ma charmante, ma belle, ma délicieuse amie ; je vous embrasse ; je vous serre contre mon sein ou plustôt contre mon âme, car il me semble qu’aucun intervalle ne sépare la votre de la mienne.

Permettez vous, ma belle amie, que je me rappelle au souvenir de M. d’Angeviller ?

Paris, ce 4 novembre 1774.


Pendant les voyages que Mme de Marchais faisait à la suite de la cour, Mme Necker la tenait au courant des nouvelles de Paris. Peut-être ne lira-t-on pas sans intérêt cette lettre où il est question des représentations que Mme d’Épinay avait organisées sur le théâtre de la Chevrette :


Vous m’avez ordonné, ma charmante et belle amie, de vous donner de mes nouvelles à Fontainebleau ; j’aime à supposer que vous y prenez quelque intérêt, mais vous le scavez bien, voue ascendant est si grand que votre haine même ne pourroit le détruire ; toute occupée à vous aimer, je cherche rarement à démêler vos sentiments pour moi ; mais j’ai cependant au fond du cœur cette douce certitude qu’un attachement si tendre doit s’attirer quelque retour de la plus belle ame du monde.

Notre vie est tellement uniforme que je n’ai rien d’interessant à vous apprendre. M. Thomas vit avec nous, mais beaucoup plus avec le csar et les Russes[4] ; il semble oublier au milieu de cette nation sauvage tous les torts qu’il trouve aux peuples civilisés ; il est content et presque gay, tant il est vrai que la pensée est un remède souverain contre les maux qui affectent l’imagination. On a joué une seconde fois à la Chevrette : les Prétentions, du chevalier (de Chastellux) ; elles ont eu le plus grand succès ; on applaudissait à chaque phrase ; en effet il est impossible de déguiser avec plus d’esprit le manque d’action théâtrale ; les actrices se sont aussi distinguées et semblent acquérir tous les jours un nouveau degré de perfection. Depuis que j’ai vu des femmes honnêtes et aimables représenter des scènes si naturelles, les acteurs de la Comédie française me sont devenus insu portables. Enfin on va nous donner dimanche Roméo et Juliette, la pièce la plus tragique du tragique Shakespear ; c’est le chevalier qui l’a traduite en prose et arrangée à sa manière ; le succès est, je crois, douteux ; je ne l’ai pas lue, mais il me semble que c’est un tour de force pour l’auteur et les acteurs. M. Wattelet a travaillé aussi sur le mène sujet ; voilà, je pense, toutes nos nouvelles littéraires. J’aime à m’occuper des objets qui pourront vous amuser ; l’expérience et l’amitié m’ont appris que les connoissances abstraites et solitaires sont bien peu de chose pour le bonheur ; il faut tâcher de lier toutes ses idées à ses sentiments ; c’est ce que je fais habituellement en ne cessant de penser à ma charmante amie que j’embrasse un million de fois puisqu’elle me le permet ainsi.

Saint-Ouen, ce 16 octobre.


Qui n’aurait cru que deux femmes qui s’écrivaient sur ce ton ne dussent rester unies par les liens d’une amitié éternelle ? Il suffit cependant pour rompre cette amitié d’une querelle frivole, tellement frivole même qu’il est impossible de prendre au sérieux le motif allégué par Mme de Marchais. Celle-ci avait convié un jour la maréchale de Luxembourg, le comte et la comtesse de Broglie (ce qui était un peu hardi pour la femme d’un valet de chambre du roi) à la lecture de vers que devait faire entendre chez elle un obscur poète du nom de Rocher. Mme Necker devait naturellement être de la partie ; mais comme elle se trouvait également invitée chez Mme Saurin à une lecture de La Harpe et comme elle avait déjà entendu les vers de Rocher, elle crut qu’elle pouvait arriver en retard d’une heure. Malheureusement Rocher, qu’elle rencontra chez

M. Saurin, crut pouvoir n’arriver qu’avec elle, ce qui fit attendre fort longtemps les nobles invitées de Mme de Marchais, à son grand déplaisir. Aussi quand Mme Necker entra dans son salon, elle lui tourna le dos, et le lendemain, à une lettre que Mme Necker lui écrivit pour lui témoigner ses regrets, elle répondit avec beaucoup d’acrimonie : « Ces grandes dames ne sont point de notre société ; on les assemble dans le dessein de leur plaire en les amusant. L’objet est-il rempli quand, ayant bien voulu devancer l’heure convenue par tout le monde, on les fait attendre près d’une heure et demie toutes seules ? »

Malgré tous les efforts de Mme Necker, la querelle s’envenima au point que les deux amies en vinrent à une rupture absolue, et que Mme de Marchais renvoya ses lettres à Mme Necker. Le petit tort de société dont Mme Necker avait pu se rendre involontairement coupable vis-à-vis de son amie était trop léger pour donner naissance à un ressentiment d’une vivacité pareille. Aussi Mme de Marchais laissait-elle échapper son véritable grief lorsque, dans les lettres échangées avec Mme Necker, elle lui disait « que les grandes dames l’avaient dégoûtée de l’amitié. » La vanité de Mme de Marchais avait été blessée de ce que ces grandes dames, qui n’étaient point de sa société, avaient fini par admettre familièrement Mme Necker dans la leur. Avec toute son habileté, son esprit, sa souplesse, elle n’avait pu s’élever au-dessus de ce rang un peu subalterne où la plaçait Mme de La Ferté-Imbault, tandis que, par l’estime qu’elle inspirait, par la sûreté de ses relations, par la dignité de sa conduite. Mme Necker avait su peu à peu s’ouvrir l’accès de la meilleure compagnie dont la porte n’avait fait que s’entrebâiller pour Mme de Marchais. Il n’en avait pas fallu davantage pour amasser dans cette âme mesquine des flots de rancune qu’une goutte d’eau fit déborder ; mais ce petit incident rendit à Mme Necker le service de la débarrasser d’une amie qui avait au début trompé sa candeur et qui n’était point faite pour elle.


III.

Mme Necker devait trouver plus de constance et de douceur dans ses relations avec une femme dont le nom seul a le privilège d’évoquer les souvenirs les plus poétiques du XVIIIe siècle, avec la comtesse d’Houdetot. Qui n’a lu, en effet, dans le neuvième livre des Confessions le récit de ces longues promenades, dans un pays enchanté, où l’imprudente Sophie parlait à Rousseau de Saint-Lambert en amante passionnée et lui faisait avaler à longs traits la coupe empoisonnée dont il ne sentait encore que la douceur ? Qui n’a présent à la mémoire l’entretien dans les bosquets d’Eaubonne, dont la scène des bosquets de Clarens n’a fait que reproduire le trouble et les périls ? Il a suffi de quelques pages brûlantes pour jeter un reflet d’immortalité sur cette femme, à la fois faible et fidèle, qui puisa dans son amour pour Saint-Lambert la force de résister à celui de Rousseau. Et cependant, dans ce portrait tracé par un écrivain de génie, peut-être nous apparaît-elle moins attrayante que dans ces vers célèbres où elle s’est peinte elle-même dans toute l’ingénuité de son incessant besoin d’aimer :


Jeune, j’aimais ce temps de mon bel âge,
Ce temps si court l’amour seul le remplit.
Quand j’atteignis la saison d’être sage,
Encor j’aimai, la raison me le dit.
Mais l’âge vient et le plaisir s’envole ;
Mais mon bonheur ne s’envole aujourd’hui ;
Car j’aime encore et l’amour me console,
Rien n’aurait pu me consoler de lui.


et dans ceux-ci, d’un sentiment si touchant, que, malgré les glaces de la vieillesse, elle adressait à son dernier ami, M. de Sommariva :


Je touche aux bornes de ma vie.
Vous avez embelli les derniers de mes jours.
Qu’un si cher souvenir se conserve toujours,
Vivez heureux pour votre amie.
Si quelque sentiment occupe encore votre âme,
Ne vous refusez pas un bien si précieux ;
Seulement, en goûtant ce charme.
Dites-vous quelquefois : elle m’aimait bien mieux.


Ces souvenirs sont assurément bien différens de ceux qu’éveille le nom de Mme Necker. Quelle créature accomplie n’aurait pas faite celle qui aurait joint la grâce de l’une à la sévérité de l’autre ! Ces différences n’empêchèrent cependant pas une intimité rapide de s’établir entre les deux jeunes femmes. Cette intimité naquit, je le présume, d’un voisinage de campagne. La Chevrette, où Mme d’Houdetot venait fréquemment chez sa belle-sœur, Mme d’Épinay, Sannois et Eaubonne, où elle passait une partie de l’année, étaient dans le voisinage de Saint-Ouen. Nous allons voir que la première lettre adressée par Mme d’Houdetot à Mme Necker avait pour objet de l’inviter aux représentations de la Chevrette :


Il y a un grand changement, madame, dans les spectacle de la Chevrette. Premièrement on ne joue pas la pièce du chevalier (de Chastellux) mercredy, il n’y aura pas même de spectacle ce jour la. On ne le jouera pas certainement avant samedy, si même on le joue, ce qui commence à devenir fort incertain. On jouera demain mardy Dupuis et Desronais et le Muet de Bagdad, pièce nouvelle d’un au leur qui ne se nomme pas ; on en dit du bien. Je désirerois fort piquer votre curiosité pour cette pièce et qu’elle vous déterminât à exécuter mardy la partie projetée pour mercredy. Je me recommande à vous pour ne pas perdre le plaisir dont je me suis flattée de vous avoir ici encore une journée. M. de Saint-Lambert se joint à moi pour vous assurer que le Muet de Bagdad sera la plus jolie chose du monde. Ce qu’il y a de bien sur c’est que je désire fort ne rien perdre par ce changement de spectacle et que je perdrois bien au de la du plaisir qu’il peut me faire si vous ne veniez pas. Je retourne toujours jeudy aux Ternes, et sens toute la joye possible de me rapprocher de vous.

L’amitié que vous voulez bien me montrer, madame, et tous les charmes de votre société me consoleront de quitter ma retraite qui ne peut m’empêcher de sentir la distance qu’elle met entre nous, surtout dans cette saison.

Sannois, ce dimanche 4 novembre.


À cette même période de prévenances et de politesse plutôt que d’intimité, se rattache cette lettre que Mme d’Houdetot adressait à Mme Necker du château de Novient, près de Pont-à-Mousson :


Vous m’avés promis, madame, de me donner de vos nouvelles et cette promesse est trop flateuse pour ne pas vous la rappeller. Au milieu des plaisirs et de la société aimable dont vous jouisses, n’oubliés pas une personne qui a senty si vivement le prix de la vostre et qui a tant d’empressement de la cultiver. Le pays que j’habite n’a rien d’assés piquant pour vous en entretenir, la vie y est douce sans estre fort animée. Cependant vostre belle âme pourroit s’intéresser au spectacle de gens heureux par des goûts simples et honnestes et par tous les plaisirs domestiques et champestres. J’apuyerois davantage sur les derniers s’ils étoient plus à vostre usage. Mais vous connoissés et vous jouisses bien des autres. Je me trouverois fort heureuse, madame, de vous en voir jouir longtemps. Je n’ay pu vous connoître sans m’intéresser à vostre bonheur et sans faire une partie du mien d’obtenir quelque part dans vostre amitié. Voulés vous bien dire mille choses de ma part à M. Necker ; je sens le sacrifice que j’ay fait en m’éloignant de vous deux pour si longtemps. Ne m’oublies pas l’un et l’autre et recevés, madame, l’assurance de tous les sentimens que je vous ay voués pour ma vie et avec lesquels j’ai l’honneur d’estre vostre très humble et très obéissante servante.

Laure d’Houdetot.

M. de Saint-Lambert me charge de mille hommages. Il se flate du plaisir de vous les offrir lui-même, mais il ne veut pas perdre une occasion de vous assurer de son respect et de son attachement.


Lorsque Mme d’Houdetot écrivait cette lettre, un intervalle de dix années la séparait à peine de sa liaison passagère avec Rousseau. Ne sent-on pas dans ces lignes comme un souffle de la Nouvelle Héloïse, et ces plaisirs champêtres que Mme d’Houdetot reprochait indirectement à Mme Necker de ne pas connaître, elle-même y aurait-elle été aussi sensible si Rousseau ne lui eût appris à les goûter ? Cette même influence se laisse encore apercevoir dans certains morceaux philosophiques que contiennent parfois les lettres de Mme d’Houdetot ; mais, ne pouvant les citer toutes, j’aime mieux choisir celles où cette femme séduisante se peint telle qu’elle était, ardente et sensible, douce et passionnée, gaie et triste à la fois mais toujours aimante et gracieuse. Quelle plus charmante expression de tendresse que ce petit billet qui accompagnait l’envoi d’une corbeille de fruits :


Je vous envoye, ma charmante, l’article Spartiate[5] de M. de Saint-Lambert et les dernières groseilles de mon jardin. L’un plaira à vostre belle âme ; je voudrois vous rappeler par l’autre à votre beau corps que vous oubliés trop souvent et je vous avoue grossièrement que j’aime assés à m’en occuper et que j’ay quelque plaisir à vous donner quand je puis des sensations comme des sentimens agréables. Vous avés mes dernières fleurs, vous aurés mes derniers fruits et vous estes bien sure d’avoir jusqu’au dernier moment de ma vie tous les sentimens de mon cœur. — Nous avons été hier bien désagréablement interrompues ; je me reproche d’avoir trop occupé les derniers momens de nostre diné de mes tristes affaires. Aimés moi ; avec vostre cœur et celuy de nostre amy je ne puis être malheureuse. Vous savés que le seul être malheureux est celuy qui ne peut ny aimer, ny agir, ny mourir et je suis bien loin de cette situation. Recevés les hommages de M. de Saint-Lambert et toutes les assurances de nostre tendre amitié.


« Le seul être malheureux est celui qui ne peut ni aimer, ni agir, ni mourir. » Jamais définition du malheur plus profonde et plus tendre s’est-elle trouvée sous la plume d’une femme, et n’est-ce pas là un de ces traits qui peignent une âme ? Cette âme aimante s’exhale encore dans cette lettre où elle témoigne la crainte d’avoir causé quelque chagrin à Mme Necker.


Je viens dire un mot à ma charmante amie, causer avec elle pour l’unique plaisir de luy dire que je l’aime, pour soulager mon cœur affligé d’avoir pu luy donner un instant de peine, sans attendre de réponse, sans en vouloir ; elle ne saura seulement pas mon adresse. J’aime à luy donner des preuves désintéressées du sentiment qui m’attache à elle. Ma charmante amie, votre billet qui répond à celuy que je vous écrivis en partant m’a fait verser bien des larmes. Soutenés la faiblesse de vostre délicate machine par la force de vostre âme usée par vostre trop grande activité ; jouisses du bonheur d’estre parfaitement aimée de tout ce qui vous est cher et de l’espérance de vivre et de leur conserver ce qui est devenu si nécessaire à leur félicité. Tout ce qui me fait vivre, tout ce qui embellit pour moi la nature et toute chose, c’est l’espérance de conserver les objets de mon amour. Sans eux, quels plaisirs pourroit m’offrir la vie qui soit digne de l’âme ardente et sensible que le ciel m’a donnée ? Puissay-je seulement ne les jamais affliger, car c’est une des plus grandes peines que je puisse éprouver. Mais pardonnez à des mysères dont vous devés aimer la cause et qu’il vous est si facile de guérir. Mon aimable amie, la moindre de vos attentions, le moindre de vos sentimens aimables se fait sentir à mon cœur et ce qui a le moindre air de négligence et d’indifférence a pu aisément m’affecter, mais un moi de vostre bouche suffit pour tout réparer.

Vous savés que je crois les autels moins sacrés qu’une simple parole ; ma charmante amie, qui mieux que moi sait sentir ce que vous valés ; ce sont toutes ces vertus, cette aimable sensibilité qui les accuse, enfin c’est vostre amitié dont je ne puis, dont je ne veux jamais douter qu’il forme le lien qui m’attachent à vous pour le reste de ma vie. Je vous embrasse mille fois, je vous presse contre mon cœur.


Il faut s’arrêter, mais je ne puis résister au désir de citer encore cette lettre, où se peint dans leurs contrastes la nature des deux amies : l’une agitée, inquiète, se dévorant au sein du bonheur ; l’autre paisible, enjouée, et glissant avec une mélancolie insouciante sur les peines de la vie. Mme Necker était en ce moment aux eaux du Mont-Dore avec son mari et Thomas.


Sannois, ce 11 juillet.

Ma charmante amie a voulu me donner elle-même des preuves de son souvenir. J’espère qu’elle est assé persuadée que je ne pourrois jouir de ce dont j’aurois à craindre quelque mal pour elle, pour ne pas me donner un moment l’inquiétude de luy en causer. Cette seule confiance peut assurer ma tranquilité ; elle m’a promis d’y avoir égard. Je la conjure encore de ne pas l’oublier et de me faire écrire un mot dès qu’il luy en coûtera le moindre effort à le faire elle-même. Je reçois donc avec transportée que son cœur m’envoye. Je jouis du plaisir d’estre aimée de vous et de voir que vous songes à moy. Je me dis que vous allés vous rétablir et nous préparer un hiver heureux qui ne sera pas troublé par les craintes de l’année dernière. Je me fais un tableau bien touchant de vostre arrivée au Mondor (le Mont-Dore) et de la reconnoissante sensibilité des gens à qui vous avés fait tant de biens. Les douces émotions ne sont point à craindre. Pussiés-vous vous y borner ! elles occuperont vostre âme sans la fatiguer et animeront vostre vie sans l’user. Prenés quelques nuances de la douce quiétude de M. Necker ; elle est moins piquante sans doute que la chaleur et l’activité de vostre autre compagnon de voyage, mais elle sera plus salutaire. Reposez-vous, je vous le répéterai sans cesse par ce que je crois ce remède le plus nécessaire à votre état.

J’ai fait un voyage agréable depuis votre départ dans des paysages absolument différents des nostres. Des montagnes, des forêts, une vue riche et étendue, le voisinage de plusieurs maisons royalles, très belles à parcourir, mais qu’on quitte avec plaisir pour des lieux plus simples dont ils font mieux sentir le prix (toujours un petit coin de Rousseau) enfin un pays poétique par ses aspects et ses contrastes. Dans le lieu même que j’habitois, je voyois un homme d’esprit honneste, aimable et simple comme les beautés qui ornent son séjour. J’ay senty tout cela, je l’ay peint, je l’ay chanté ; c’est encore un plaisir. Je vous envoyé ces vers ; ils vous amuseront un moment ; ils vous diront que j’étois heureuse quand je les ay faits et que je jouissois de quelques sentiments agréables. Mon âme est bien changée depuis que mon meilleur ami est guéry et que ma meilleure amie est, je l’espère en chemin de l’estre. Toutes les idées agréables sont revenues ; vous scavez que j’aime à m’y livrer. Ce qui me plait je le chante, et sans m’asservir à aucun travail, je passe mes jours sans contrainte, sans oisiveté et sans ennuy, comme sans prétentions et sans ambition d’aucune espèce. Qu’a-t-on à désirer quand on peut jouir de l’amitié et de la nature ? on peut glisser sur les autres peines de la vie ?

M. de Saint-Lambert m’a accompagnée dans cette course ; il veut toujours que je dise nous dans tous les sentimens que je vous exprime. Vostre destinée est bien d’estre aimée. Jouisses de ce bonheur, le premier de tous et conservés vous pour en jouir longtemps. Vos amis absens ou présens doivent vous rappeler sans cesse à cette douce idée. Au surplus je ne suis point étonnée de la contenance des deux personnes qui vous accompagnent et que vous me peignés si bien.


On voit souvent, suivant son sort,
L’amour changer de caractère ;
Heureux, un amant s’endort,
Malheureux, il veille pour plaire.


Saint-Lambert, on le voit, tenait dans cette relation la même place que M. d’Angeviller dans la relation de Mme Necker avec Mme de Marchais. C’est ainsi que, dans plusieurs lettres, il s’adresse à Mme Necker pour procurer à Mme d’Houdetot une consultation du célèbre médecin genevois Tronchin, ou bien il lui fait confidence des efforts qu’il tente pour obtenir que M. d’Houdetot ait désormais de meilleurs procédés envers sa femme. De son côté, Mme d’Houdetot ne perd jamais une occasion d’associer M. de Saint-Lambert aux sentimens qu’elle éprouve pour Mme Necker et souvent elle semble les mettre tous deux sur la même ligne dans ses affections :


Nous nous unissons, écrivait-elle à Mme Necker, M. de Saint-Lambert et moi, pour vous aimer. C’est bien en cela qu’il me convient encore. La félicité de ma vie est bien de vous avoir rencontré tous deux et d’être aimée de vous.


Et dans une autre lettre :


Je vous l’avourés et vous l’ay dit dans les commencements de notre liaison, un peu de passion se mêle à mes attachements, mais qui m’en reprochera pour le petit nombre auquel mon cœur s’est livré ? Quand je vous aime tous deux, quand j’aime mon digne amy Saint-Lambert, on peut douter si c’est la vertu qui me fait aimer de tels amis, ou si ce sont eux qui me donnent le goût de la vertu. J’ose le dire dans la confiance d’une ancienne amitié, je n’ay rien aimé, rien goûté même qui ne m’offrit quelqu’un de ses traits. J’espère que vous me connoissés assés pour ne pas attacher l’idée de vanité à cet aveu. Ma charmante amie, ce sont mes titres auprès de vous, permettes moi de les faire valoir pour me croire digne des mots touchants que vous employée pour m’exprimer vos sentiments. Si j’ay jamais goûté un bonheur pur, c’est quand je me suis vue estimée et aimée de ce que j’aime et estime si véritablement moy même.


Femmes d’autrefois, si charmantes et si nobles, même dans vos erreurs, méritez-vous bien ces jugemens rigoureux qu’au nom de notre morale plus ferme, de nos principes plus sévères, nous sommes parfois tentés de porter contre vous, et ne faut-il pas tenir compte des circonstances étranges où vous viviez ? Lorsqu’après tant de siècles d’existence, une société tout entière s’était prise tout à coup à douter d’elle-même et mettait son honneur à se détruire au lieu de se réformer, lorsque l’antique religion sur la foi de laquelle cette société avait vécu semblait à la veille de s’écrouler sous les coups d’une philosophie dont le langage retentissait des mots de tolérance et de liberté faits pour séduire les âmes généreuses, lorsque tout s’écroulait et se renouvelait à la fois, faut-il s’étonner que vous vous soyez élancées vous-mêmes avec ardeur dans ces voies inconnues et que sans guide, sans soutien, plus d’un faux pas ait marqué votre route ? Dans cet enthousiasme pour l’amour et la vertu dont votre langage offre si souvent le mélange singulier, tout était-il déclamation, hypocrisie, mensonge, et ne cherchiez-vous pas au contraire, jusque dans vos faiblesses, à retrouver et à atteindre un certain idéal d nt vos yeux entrevoyaient l’image confuse ? On vous avait appris à ne plus croire, et l’étroit sentier du devoir, dépouillé de tout ce qui pouvait en adoucir les aspérités, vous paraissait bien rude à parcourir ; mais vous aviez le culte des idées nobles, des sentimens élevés, et c’était sincèrement que vous aviez cru pouvoir remplacer la morale par la sensibilité. N’oublions pas, d’ailleurs, qu’il y en eut beaucoup parmi vous qui montèrent sur les échafauds de la terreur avec un courage élégant et que les autres, après avoir traversé avec une bonne humeur vaillante les épreuves de l’émigration, ont offert à la génération nouvelle le spectacle d’une vieillesse aimable et digne. Gardons-nous donc, si nous voulons demeurer dans la justice et dans la vérité, aussi bien des sévérités brutales sous lesquelles des censeurs grossiers accablent aujourd’hui vos grâces délicates, que des illusions complaisantes qui cherchent en vous le modèle de vertus oubliées, et goûtons, non pas sans réserve, mais sans pédanterie, le charme qui s’attache à ces vieilles lettres échappées au hasard de votre plume gracieuse et facile :


J’aime à vous voir dans vos cadres ovales,
Portraits fanés des belles du vieux temps,
Tenant en main des roses un peu pâles,
Comme il convient à des fleurs de cent ans.


Puissent les pages qu’on vient de lire avoir rendu quelque vie à ces portraits fanés, et à ces roses pâlies quelques restes de couleur !

  1. M. et Mme Necker étaient en ce moment aux eaux de Spa.
  2. La duchesse de Lauzun fait ici allusion à l’anecdote bien connue de son altercation dans le jardin des Tuileries avec un détracteur de M. Necker. On place souvent cette anecdote aux premiers jours de la révolution. La date de cette lettre montre qu’elle est antérieure.
  3. Charles-Claude de Flahaut, comte de la Billarderie d’Angeviller ou d’Angiviller, directeur général des bâtimens du roi, jardins, manufactures et académies, exerça ces fonctions jusqu’à la révolution. À cette époque, il émigra en Russie, où il vécut d’une pension que lui faisait Catherine II. Il mourut en 1810.
  4. Thomas préparait alors un poème dont Pierre le Grand était le héros et qui devait avoir pour titre : la Pétréide.
  5. Il s’agit probablement d’un article pour le supplément de l’Encyclopédie.