Plon (4p. 48-51).

XV


Vers l’heure de none, il vit un oiseau blanc comme laine qui arrivait à tire d’ailes et se perchait sur un arbre. Là, l’oiseau, trouvant ses petits tout froids morts dans leur nid, commença de mener grand deuil ; puis il se frappa la poitrine du bec, qu’il avait aigu et tranchant, si rudement que son sang jaillit. Et les oiselets, baignés de sang chaud, reprirent vie, tandis que leur père expirait entre eux.

Bohor continua son chemin, méditant sur la signifiance de cette aventure ; mais il n’avait pas fait une lieue galloise, qu’il vit passer deux fer-vêtus qui emmenaient son frère Lionel, habillé de ses seules braies, les mains liées, sur un roussin ; et ils le battaient au sang, mais sans lui arracher un cri, tant il était de grand cœur. Et Bohor allait s’élancer au secours de son frère, lorsqu’il aperçut d’autre part un chevalier tout armé, qui emportait une pucelle au plus épais de la forêt.

— Sainte Marie Dame, criait-elle, secourez-moi ! À l’aide !

Alors Bohor fit passer l’amour de Jésus-Christ avant son sentiment naturel, et, sans se soucier de son frère, il se jeta à la poursuite du chevalier qui enlevait la pucelle ; sachez que ce fut là une des choses dont Notre Sire lui sut le plus de gré.

Il vainquit sans peine le ravisseur ; mais, quand il voulut rejoindre ceux qui emmenaient Lionel il ne put les découvrir. Longtemps, il erra sous les arbres ; enfin il rencontra un homme vêtu comme un religieux et monté sur un grand cheval plus noir que mûre, qui lui demanda ce qu’il cherchait.

— Ha, sire, mon frère !

— Venez avec moi et vous le verrez.

Et le rendu le mena à quelque distance de là, où il lui montra dans un fourré le corps de Lionel, qui gisait, percé de coups, tout sanglant. À cette vue, quelle angoisse poignit Bohor au cœur ! Il chut à terre tout pâmé.

— Las ! doux frère, s’écria-t-il en revenant à lui, qui donc vous a traité si durement ? Jamais plus je ne connaîtrai la joie !

Ce disant, il prenait le mort dans ses bras et le serrait sur sa poitrine, menant si grand deuil que c’était merveille de le voir. Enfin, il demanda s’il n’était alentour quelque chapelle où l’on pût enterrer Lionel.

— Suis-moi, lui répondit l’homme vêtu d’une robe de religion. Mais tout d’abord sache que cette douleur t’est venue en punition de ton orgueil sans frein. Car tu es semblable à ce Pharisien qui disait en entrant au temple : « Beau Sire Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas aussi mauvais que mes voisins. » Et sache que cet oiseau que tu as vu et qui venait à toi à tire d’ailes signifie une demoiselle riche, belle et de bon lignage, qui t’aimera d’amour et te priera d’être son ami : si tu l’éconduis, elle en mourra de chagrin. Et les oiselets qui ont repris vie lorsqu’ils ont été baignés du sang de leur père, signifient les péchés que sa mort ferait naître : en effet, ce ne serait point par crainte de Dieu que tu l’éconduirais, mais pour être loué dans le siècle et pour avoir la vaine gloire du monde. Et ainsi tu serais plein de vanité et doublement homicide, car tu l’es déjà de ton frère que tu n’as pas secouru quand tu as préféré délivrer cette pucelle qui n’est pas de ta parenté. Regarde s’il valait mieux qu’elle fût forcée, ou qu’un des meilleurs chevaliers du monde fût occis !

À écouter de telles paroles, Bohor se sentait tout troublé. Et son guide ne tarda guère à lui montrer une sorte de chapelle toute vieille et ruineuse, au milieu de laquelle s’étendait une lame de marbre : il posa là-dessus le corps de Lionel et se mit en quête d’eau bénite ; mais il n’en trouva goutte.

— Bohor, lui dit l’homme vêtu des draps de religion, je reviendrai demain faire le service de ton frère. En attendant, nous nous hébergerons dans la maison voisine.

Le chevalier craignit, en refusant obéissance au prud’homme, de tomber encore dans le péché d’orgueil, et il l’accompagna à un manoir qui s’élevait non loin et où une dame, qui avait en elle toute la beauté terrienne, leur fit grand accueil.