Le Saguenay et le bassin du Lac St-Jean/Chapitre 5

Léger Brousseau (p. --125).



CHAPITRE V




L’ANSE SAINT-JEAN ET LA GRANDE-BAIE




CHRONIQUE DE VINGT-CINQ ANS


I



Jusqu’en 1828 le Saguenay avait été considéré comme un pays sauvage, comme une contrée bonne tout au plus au commerce des pelleteries. Aussi, jusqu’à cette époque, personne n’avait cru que la colonisation y fût possible. C’était le pays des légendes merveilleuses et des contes effrayants ; tous les géants fabuleux devaient s’y donner rendez-vous dans des antres profonds ; et, quant à la rivière en elle-même, elle était absolument innavigable, à cause de ses courants impétueux, de ses abîmes sans fond, des ouragans destructeurs qui s’abattaient sur elle, de ses écueils et de ses rochers formidables, de ses remous où s’abîmaient tous les bâtiments qui s’y laissaient surprendre… enfin, l’imagination populaire, qui ne s’exerce jamais autant que dans l’invention des périls mystérieux, avait fait de la région saguenayenne, non seulement une région inhabitable, mais encore à peu près inaccessible[1].

On appelait la rivière Saguenay le « fleuve de la mort », et tout y semblait mort en effet. « Les bêtes de la forêt ne s’aventurent pas sur le versant du gouffre, les oiseaux n’osent même y voler, et jamais on n’y voit tournoyer les volées de moustiques. »[2]

Cependant, il y avait là, comme on l’a déjà vu, des postes tels que ceux de Tadoussac, de Chicoutimi, du lac Saint-Jean, de Nekoubau, de Chamouchouane, (lac) de Chamouchouane (rivière), de Métabetchouane, outre des pêcheries importantes, et postes et pêcheries réunis employaient, à l’époque dont nous parlons, 480 blancs et 500 indiens, pour la pêche et pour la chasse des animaux à fourrures. Deux goélettes, quatre-vingts bateaux et quinze canots faisaient le service de la pêche, et il était vendu annuellement trois cents tierçons de saumon. À chacun des postes se tenaient en moyenne trente hommes, dans l’emploi de la Compagnie ; mais au poste du lac Chamouchouane, on comptait jusqu’à une quinzaine de familles.

* * *

De bonne heure, dans le cours de leurs missions, les Jésuites avaient fait bâtir au Saguenay trois petites chapelles, seuls monuments religieux de tout le pays. L’une de ces chapelles était celle de Tadoussac ; il y en avait une autre à Chicoutimi et une troisième enfin à Métabetchouane, sur le lac Saint-Jean. Auprès de chacune de ces chapelles étaient élevées seulement deux ou trois maisons, dont l’une à l’usage de l’agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et les autres étaient occupées par les engagés de la Compagnie. Autour de ces maisons on cultivait un petit jardin, mais à cela se bornait tout ce qu’il était permis de tenter en fait de culture. On en excepte pourtant Métabetchouane, où les Jésuites avaient opéré des défrichements assez considérables ; mais, depuis leur départ, tout était retourné en forêts.




Lorsqu’en 1828, M. Bouchette, après avoir parcouru, dans son exploration officielle, le bassin du Saint-Maurice et descendu la rivière Ouiatchouane jusqu’au lac Saint-Jean, arriva à l’embouchure de la Métabetchouane où se trouvait le poste, il y vit que l’établissement tout entier se composait d’une résidence pour l’agent, d’un magasin, d’une boulangerie, d’une étable et d’une grange, avec un jardin spacieux qui produisait en abondance diverses espèces de légumes, surtout des patates pour l’alimentation des habitants du poste. Il trouva que le sol devait y être passablement bon, puisque non seulement le blé et divers végétaux y poussaient, mais encore que les concombres et les melons y venaient admirablement. Il y découvrit la trace des sillons faits autrefois par la charrue dans les terres défrichées par les jésuites, lesquelles étaient maintenant recouvertes d’épinette, de tremble, de sapin, de bouleau, de pin, et dont une partie produisait du mil. Avaient disparu également les vergers de pommes et de prunes que se souvenaient encore d’avoir vus quelques anciens Canadiens ; le poste, avec les quelques bâtiments qui l’entouraient, s’élevait seul au bord du lac, ayant derrière lui la forêt épaisse.

« Autrefois », dit M. Nixon, attaché lui aussi à l’exploration de 1828, « les Jésuites avaient à Métabetchouane trois cents acres de terre en culture, et il y en a maintenant tout au plus dix à quinze acres ; le reste retourne rapidement à son premier état. Il pousse maintenant dans le jardin des choux, des carottes, des pois, des fêves, des oignons, des patates, des citrouilles, du blé-d’Inde, des concombres, du blé, de l’orge, des betteraves et des navets. On nous a montré deux pruniers plantés par les Jésuites, aussi bien que quelques gadelliers. Les personnes résidant à ce poste sont le commis, M. Murdoch, deux hommes, une femme et trois enfants qui ont pour tout bétail un taureau, une vache et une génisse. Quatre bâtiments, une maison, un hangar, une boulangerie et une étable forment le poste. »

La tradition veut que les Jésuites aient trouvé le moyen d’ouvrir un chemin direct, à travers les Laurentides, entre Québec et le lac Saint-Jean, chemin qui aboutissait à leur établissement de Métabetchouane et par lequel ils faisaient passer leurs bestiaux. On a dit de plus qu’il ne fallait pas plus de trois jours pour accomplir le trajet entre les deux endroits ; c’est ce qu’il est difficile d’admettre, attendu que ce chemin ne pouvait pas avoir moins de 90 à 100 milles de longueur, et qu’il ne pouvait être en somme qu’un sentier grossièrement pratiqué à travers la forêt, le long des gorges et des vallées qui ceinturent les montagnes. En outre, qui l’aurait entretenu et qui aurait empêché le bois d’y former sans cesse de nouveaux obstacles, d’y étendre ses racines et de le joncher de feuilles et de branches desséchées ? En l’absence de toute espèce de renseignements formels au sujet de ce chemin, nous laissons à la tradition un champ libre pour toutes les affirmations, mais sans préjudice des droits qu’il faut aussi laisser au doute.

Après 1828, il y eut quelques tentatives isolées de colonisation, mais la Compagnie de la Baie d’Hudson fit tous ses efforts pour empêcher le défrichement de la terre et en défendit la culture sous les peines les plus rigoureuses.

II

(1837). En 1837, un habitant de la Malbaie, du nom d’Alexis Tremblay, forme le projet d’explorer le Saguenay et d’y établir des chantiers pour l’exploitation et le commerce du bois. Il part, parcourt le pays et, à son retour, fait un rapport favorable de son expédition ; il propose aussitôt de former une société de vingt et un actionnaires, les parts devant être de $400.00 chacune. En peu de temps la liste des parts est remplie, grâce au privilége qu’avait chaque actionnaire de pouvoir s’adjoindre deux co-associés pour former la somme requise. Cette société prend le nom de « Société des vingt et un associés », et se compose comme suit :

 
Alexis Tremblay, (surnommé « picoté » ).
Louis Tremblay,
Joseph Tremblay,
George Tremblay,
Jérôme Tremblay,
Alexis Simard,
Thomas Simard,
Ignace Couturier,

Joseph Lapointe,
Benjamin Godreau,
Joseph Harvey,
Louis Des Gagnés,
Louis Villeneuve,
Ignace Murray, (Muret),
David Blackborn,
François Maltais,
Michel Gagné,
Basile Villeneuve,
Pierre Boudreau,
Jean Harvey,
Louis Boulianne

Ces 21 associés n’avaient d’autre objet en cherchant à pénétrer dans le Saguenay que d’y exploiter la forêt et d’y faire le commerce de bois, la culture de la terre leur ayant été strictement défendue par la Compagnie de la Baie d’Hudson qui régnait alors en souveraine sur ces contrées sauvages.

(1838). La Société ayant réalisé un capital suffisant et s’étant procuré les choses les plus nécessaires pour commencer son entreprise, fixa le départ de la première expédition au printemps de 1838 ; et, en effet, dès le 25 avril suivant, une barge, nolisée par la petite société, partait de la Malbaie avec vingt-sept hommes, tant associés que co-associés.

La barge s’arrêta d’abord aux Petites-Îles et y laissa quelques hommes pour bâtir un moulin. De là elle se rendit à l’Anse-au-Cheval, où le reste des hommes débarqua et où un moulin fut également construit. Après l’érection de ces deux moulins, on décida d’envoyer une partie des hommes à l’Anse Saint-Jean et une autre à la Grande-Baie. Quatorze hommes partirent donc dans deux embarcations (une chaloupe et une petite barge) et arrivèrent à la Grande-Baie le dimanche matin, 11 juin, 1838. Au printemps de cette même année, la glace sur le Saguenay, depuis l’Anse Saint-Jean jusqu’à la baie Ha ! Ha ! n’était partie que le 25 mai.

En arrivant à la Grande-Baie, les Quatorze se mirent à l’œuvre et construisirent avec du bois rond une maison d’environ dix-huit pieds sur douze, précisément à l’endroit où se trouve aujourd’hui le magasin de la maison Price. Aussitôt après ils firent une visite dans les bois, le long des deux petites rivières appelées l’une, rivière à Mars, l’autre, Ha ! Ha ! La rivière à Mars a pris son nom de Mars Simard et de Philippe Castagne qui arrivèrent de la Baie Saint-Paul en octobre, 1838, et allèrent s’établir là où s’élève aujourd’hui le village de Saint-Alphonse, au fond de la baie. On disait « aller chez Mars » pour dire « aller à Saint-Alphonse ».

* * *

L’objet des explorateurs, dans leurs courses le long des deux rivières ci-dessus mentionnées, était de reconnaître s’il y avait beaucoup de bois et si l’exploitation en serait facile et avantageuse. Mais leur rapport ne fut pas favorable et le découragement s’empara d’un grand nombre d’associés. On débattit même quelque temps s’il ne valait pas mieux abandonner complètement le projet formé par l’auteur de la société. Après bien des pourparlers, néanmoins, on se décida à tenter les travaux. Douze hommes laissés à la Grande-Baie tirèrent en fort peu de temps du bois pour faire l’écluse et les dalles d’un moulin sur la rivière Ha ! Ha !, et l’on réussit même à faire l’écluse durant le cours de cet été.

Au mois de juillet, Benjamin Godreau, François Guay et quelques autres allèrent visiter plusieurs endroits où se trouvaient des pinières. Benjamin Godreau, en voyant la première anse de Saint-Alphonse et la qualité de son sol, s’éprit de ce lieu : et, comme il ne cessait d’en parler et de le vanter auprès de ses compagnons, ceux-ci donnèrent à cette anse le nom « d’Anse à Benjamin », nom qui lui est resté. Mais François Guay, surnommé on ne sait pourquoi « Caille », s’éprit d’un autre endroit situé le long du Saguenay, à l’entrée de la Grande-Baie, et comme il voulait absolument y bâtir un moulin sur un ruisseau qui s’y trouvait, on donna à ce ruisseau le nom de « Ruisseau Caille ».

* * *

Le 20 octobre, 1838, arriva à la Grande-Baie une goélette qui venait de la Malbaie avec quarante-huit personnes, tant hommes que femmes et enfants. Dans ce nombre se trouvaient plusieurs familles qui venaient s’établir au Saguenay, mais uniquement avec l’intention de « faire la pinière », comme on disait alors. Chacun se construisit du mieux qu’il put une petite maison en bois rond et couverte d’écorce de bouleau, n’ayant que quelques ouvertures étroites pour laisser pénétrer la lumière.

À la chute des premières neiges d’automne, les hommes se hâtèrent aux travaux des bois et commencèrent leurs chantiers. Ils bâtirent même un moulin à scies pendant l’hiver.

Les jours de travail passaient rapidement, tant les pionniers mettaient d’ardeur dans leur entreprise, et l’ennui ne venait guère les tourmenter alors qu’ils avaient la hache à la main. Mais les jours où cessent les labeurs et qui sont consacrés à Dieu avaient perdu pour eux tous leurs charmes. Les dimanches se levaient tristement, sans apporter aucune de ces heures où les loisirs sont si bien remplis dans nos paroisses de vieille fondation. Pas de voisins à visiter ; pas de réunion le soir chez quelque bonne famille amie ; le foyer était déserté là-bas de même qu’on était isolé ici, entouré par l’implacable et sombre muraille des forêts qui mettait une distance de vingt-cinq lieues entre le village où l’on avait vu le jour, où l’on avait grandi, et le chantier morne dont les bruits maintenant se taisaient, dont tous les échos s’étaient subitement enfuis.

Puis la mort vint : elle frappa deux victimes qui expirèrent sans qu’aucun des secours de la religion vînt consoler ni sanctifier leurs derniers instants. Elles s’en allèrent de ce monde, avec l’espérance sans doute, mais sans rien qui la confirmât, sans cette bénédiction suprême du prêtre qui conduit jusqu’au seuil de l’éternité.

Ce fut alors qu’un grand vide et un grand besoin se firent sentir parmi ce petit groupe d’abandonnés qui avaient vécu jusqu’alors, sans trop se soucier peut-être de ce besoin et sans songer aux douloureuses manières dont il pourrait se faire sentir. Les mourants avaient supplié Dieu de leur envoyer un prêtre à leur dernière heure, et ce vœu allait être exaucé, du moins pour ceux qui les suivraient plus tard dans la tombe.

III

À cette époque, pour aller de la baie Ha ! Ha ! à la Malbaie il fallait d’abord se rendre à l’Anse Saint-Jean, sur la glace du Saguenay ; là, on prenait un sentier de pied ou de raquette qui conduisait à la Malbaie. Ce sentier est ce qu’on appelle aujourd’hui le chemin des Marais. Par ce chemin, on pouvait avoir à faire de huit à neuf lieues pour atteindre la hauteur des terres qui borde le Saint-Laurent, à douze milles environ de sa rive, dans les profondeurs de la Malbaie. Dans cette étendue de pays il y a beaucoup de montagnes sans doute, mais bien moins qu’on ne serait porté à le croire. En partant de la hauteur des terres, on suit une vallée en pente douce, coupée par de petites rivières et où les lacs sont assez fréquents ; cette vallée a depuis un quart de lieue jusqu’à une lieue de largeur, et elle s’étend jusqu’au Saguenay. Le bois y a diminué de beaucoup par suite des incendies qui ravagent pour ainsi dire périodiquement nos forêts.

M. Thomas Simard, ancien habitant de la Malbaie, disait, dans son témoignage donné devant la commission instituée le 19 janvier, 1829, par l’Assemblée Législative, pour examiner le rapport officiel des explorateurs et pour étudier tous les faits concernant le Saguenay : « Je connais très bien la partie du pays qui est entre la Malbaie et le Saguenay. Dans le cours des trois ou quatre dernières années j’y suis allé souvent. Je fais la chasse à la martre et je pêche à la truite dans cet endroit. Le terrain y est montagneux depuis le littoral du fleuve Saint-Laurent jusqu’à trois lieues, parfois un peu plus, dans l’intérieur. Il devient alors plus uni et se trouve entrecoupé par des cavités, principalement jusqu’à la rivière Petit Saguenay, qui est à la distance de huit ou neuf lieues de la Malbaie. Il s’y trouve une étendue de terrain propre à la culture, dont le sol est de marne jaune, et dont cent familles pourraient tirer leur subsistance. Les bois sont principalement le bouleau, l’érable, le sapin et la pruche. Ceux qui désirent prendre de nouvelles terres voudraient commencer à l’Anse Saint-Jean et dans la partie ouest au-dessus de Chicoutimi, parce que le climat y est meilleur que celui de la Malbaie, que le printemps s’y déclare plus à bonne heure et que les terres y valent mieux… »

* * *

(1839). Dans le mois de juin, 1839, messieurs Decoigne, curé de la Baie Saint-Paul, et Lévêque, curé de la Malbaie, partirent de ce dernier endroit en chaloupe pour aller faire une mission à leurs anciens paroissiens ; car la population émigrée à la Grande-Baie et à l’Anse Saint-Jean se composait en majeure partie de gens venus de la Baie Saint-Paul et de la Malbaie. En remontant le Saguenay ils arrêtèrent à tous les postes où il y avait quelques familles ; partout, ils furent reçus avec les démonstrations de la plus grande joie ; puis ils arrivèrent à la Grande-Baie où ils étaient attendus avec impatience. Ils y trouvèrent une population de trois cent trente-six âmes, selon le rapport qu’ils en firent à l’évêque. En débarquant de leur chaloupe, ils allèrent loger dans la maison d’Alexis Simard, père. (Nous mentionnons ce détail, parce que c’est dans cette même maison que se retirèrent toujours les missionnaires dans la suite, et même que se fit régulièrement la mission, jusqu’à ce que la chapelle eût été construite.)

Les habitants de la Grande-Baie s’étaient piqués d’une noble émulation pour célébrer dignement la première mission donnée chez eux. Tous s’étaient entendus pour présenter le dimanche un pain béni monumental, qui est resté célèbre dans les traditions de l’endroit. Certains vieux habitants, emportés par l’enthousiasme, disaient avec une naïve énergie que c’était « un pain béni furieux ».

Les missionnaires restèrent pendant huit jours à la baie Ha ! Ha !, occupés des soins de leur ministère. Ils bénirent le cimetière, déterminèrent le site de la chapelle future, plantèrent une croix sur le rivage et exhortèrent les pionniers à se réunir au pied de cette croix, les dimanches et fêtes, pour réciter le chapelet, chanter des cantiques ou des hymnes et y entendre quelque lecture de piété.

* * *

Toute la population accompagna les missionnaires à leur départ, puis on commença à s’occuper de l’érection d’une chapelle. Mais il fallait pour cela autre chose que du bois ; il fallait trouver l’argent nécessaire à l’achat des ferrures et autres accessoires que les pionniers ne pouvaient fournir eux-mêmes. Voici comment s’y prit le père Alexis Simard. Il improvisa dans sa maison, où l’on se réunissait pour les services religieux, des siéges de toute espèce. Pour avoir le droit d’occuper un de ces sièges pendant les réunions, il fallait payer annuellement une somme qui variait suivant la nature de ce siége ; car, outre les quelques chaises qu’on s’était procurées, on comptait comme siéges les coffres, les huches, les bouts de madriers sur lesquels on s’asseyait. Tout était mis à


Moulin à scies de la "Laurentian Pulp Company", à Grand’mère.

contribution. De pareils moyens ne pouvaient manquer

d’être couronnés de succès. Aussi, le père Alexis Simard réussit-il à former la somme imposante de cinquante dollars. Une belle scie de moulin, frappée par un battant quelconque, annonçait l’heure de la prière, car les échos du Saguenay n’avaient pas encore répété le son des cloches.

* * *

Dans le cours de cet été (1839) plusieurs bâtiments marchands vinrent prendre des cargaisons de madriers, ce qui ne contribua pas peu à donner de l’encouragement aux Vingt et un, et à faire briller leurs perspectives d’avenir.

Pendant le reste de l’été suivant, et durant l’automne, il arriva sans cesse de nouvelles familles et des jeunes gens qui venaient travailler aux chantiers. En effet, durant l’hiver de 1839 à 1840, il se fit une pinière encore plus considérable que celle de l’année précédente ; mais, malheureusement, une grande partie des travaux et des dépenses devait être perdue le printemps suivant.

Au commencement de mai, lorsque les eaux de la rivière Ha ! Ha ! furent devenues très grosses à la suite du dégel, le boom, (pièces de bois liées entre elles et qui traversent une rivière pour y retenir les billots) se brisa, et l’on vit se perdre en quelques instants le fruit des travaux et des dépenses de toute une saison. On s’efforça bien de recueillir le plus grand nombre possible des billots qui s’en allaient à la dérive sur la rivière Saguenay, mais cette opération difficile était plus dispendieuse que profitable.




C’est au printemps de 1840 que le père Alexis Simard fit la première semaille d’avoine à la Grande-Baie ; il en retira une centaine de minots. Quelques mois après, la Société achevait la construction d’une goélette de dimension moyenne, qui fit son premier voyage en octobre.

Durant l’hiver qui suivit, la « pinière » fut de beaucoup plus considérable que toutes celles qui avaient été faites jusqu’alors ; mais faute des précautions nécessaires, le même malheur que le printemps précédent se renouvela, et l’on vit encore s’évanouir le fruit de six longs mois de labeur.

Ce n’était pas assez cependant de ces deux calamités coup sur coup. Au commencement de juin, un feu épouvantable ravagea les forêts et menaça d’incendier toutes les habitations de la petite colonie. Le torrent dévastateur allait tout anéantir et réduire au désespoir les malheureux bûcherons, lorsque vers le soir, par un bonheur inespéré, survint un orage diluvien qui étouffa la conflagration.

IV

Dès l’établissement de la Société des Vingt et un, son chef Alexis Simard avait fait un contrat avec M. Price qui s’était engagé à fournir aux chantiers les provisions nécessaires. En échange, il recevait les madriers tirés des billots que les sociétaires faisaient durant l’hiver, qu’ils sciaient ensuite durant, l’été et qu’ils mettaient enfin à bord des navires envoyés par M. William Price. Mais, à la suite des pertes énormes souffertes depuis deux ans, la société était endettée envers M.  Price, ce qui découragea tellement le plus grand nombre des actionnaires qu’ils vendirent leurs parts à ce dernier. M. Price, du reste, ne devait pas tarder à devenir acquéreur de toutes les actions de la compagnie.

Depuis quelque temps un fléau, plus terrible que les ravages des inondations et des feux, plus terrible que l’ouragan qui arrache, brise ou démolit sur place, plus terrible parce qu’il porte en lui non-seulement la ruine présente, mais encore la source de tous les maux à venir et de presque tous les crimes, nous voulons dire l’ivrognerie, la hideuse ivrognerie, avait fait son apparition parmi les travailleurs des chantiers. En vain le missionnaire Bourret avait-il combattu le fléau pied à pied, lui avait-il livré bataille dans chaque foyer et dans chaque âme… ; plus fort que les exhortations, que les prières et que le dévouement évangélique, l’horrible poison s’était glissé partout, avait infecté presque toutes les familles et plongeait dans toute espèce de désordres la petite colonie dont le travail avait été jusque-là l’encouragement et le salut.

Il ne se passait pas de jour que les hommes ne fussent presque tous ivres ; aussi le bois s’en allait-il à la dérive ; les booms se brisaient, et alors, les hommes couraient après les billots, se battaient entre eux, remplissaient l’air de cris sauvages et faisaient frissonner le bois du bruit de mille jurons, de mille blasphèmes : « Ô mes enfants ! » s’écriait, dans ces moments-là, le père Alexis Tremblay, « ô mes enfants ! t’as qu’à voir, on se ruine ».

Enfin, vint le jour où des vingt et un associés et de leurs co-associés il n’y en eut plus un qui pût faire quelque chose pour M. Price, de qui ils recevaient des effets et des provisions, en sorte que celui-ci finit par acheter tout ce qui restait d’actions appartenant à la société pour la somme de $28,000, somme que les actionnaires se divisèrent entre eux.

C’est à la suite de cette opération que le père Alexis Tremblay, picoté, fut invité à dîner chez M. Price. Le pauvre bonhomme n’avait jamais vu de garçons de table, des waiters, comme on dit en canadien moderne. En les voyant se passer les plats de la main à la main et courir d’une assiette à l’autre : « mais ils ne veulent donc pas s’asseoir, ces pauvres messieurs, s’écria-t-il, ça ne fait que trotter tout le temps ». Ce trait d’aimable bonhomie fait voir l’excellente âme de ce brave vieux qui, le premier, montra la route aux travailleurs du Saguenay. — Laissons-le lui comme épitaphe.




Il est devenu indispensable, au point où nous en sommes arrivé de l’histoire des premiers établissements tentés au Saguenay, de placer une courte notice biographique sur l’homme remarquable qui a, le premier, entrepris en grand l’exploitation de nos forêts et fondé, sur une vaste échelle, l’industrie qui est devenue la plus importante de la province, qui constitue à elle seule près de la moitié du revenu public : nous voulons parler de feu M. William Price.

WILLIAM PRICE

M. William Price, père, fut un des derniers marchands anglais du vieux type. Il vint au Canada en 1810, comme représentant d’une grande maison anglaise, Christopher Idle and Coy, et ne tarda pas à reconnaître les bénéfices énormes que devait rapporter l’industrie forestière par l’exportation en grand dans les pays d’Europe. Le blocus continental, que voulait imposer Napoléon à tous ceux d’entre ces pays qui avaient conservé leurs relations avec la Grande-Bretagne, les empêchait de tirer leur bois de la Norvège, comme ils l’avaient fait jusque là. Tout jeune encore M. Price, calculant et mesurant l’avenir, se mettait à l’œuvre et ouvrait à l’industrie forestière non seulement la région de l’Outaouais, mais encore celle du Saint-Maurice et le bas Saint-Laurent, où ses héritiers possèdent encore de nombreuses scieries. Pour l’exploitation de la vallée du Saint-Maurice, il s’était associé avec sir John Cauldwell et Peter Paterson ; celui-ci, cependant, ne joignit la société que plus tard.

Pendant la guerre de 1812 M. Price reçut une commission de major, et il s’occupa activement de lever un corps de cavalerie et de monter une batterie de campagne. Lui et M. Goudie furent chargés par sir George Prévost de transporter des dépêches de Québec à Halifax ; ils allèrent en traîneau jusqu’à Saint-André, trente-cinq lieues plus bas que Québec, puis continuèrent leur chemin en raquettes jusqu’à Saint-Jean, Nouveau-Brunswick. Là, ils prirent un bateau pour traverser la baie de Fundy, et ils arrivèrent à Halifax en même temps que le vaisseau anglais Shannon y amenait comme prise le vaisseau américain Chesapeake. Lui et son compagnon assistèrent aux réjouissances qui eurent lieu à cette occasion à Halifax.

C’est M. Price qui a bâti à Tadoussac le premier moulin à scies du Saguenay, précisément à l’endroit où le gouvernement a fait installer en 1873 un bassin pour recevoir le saumon destiné à la reproduction. Plus tard, il construisit d’autres petits moulins de même genre, mus par la vapeur comme le premier, à l’embouchure de plusieurs affluents du Saguenay, et, continuant toujours de remonter la rivière étape par étape, il finit par faire placer une scierie à la rivière du Moulin, un mille en deçà de ce qui allait être quelques années plus tard le village de Chicoutimi. C’est à la rivière du Moulin même que s’élève le manoir de la famille Price, et ce manoir n’est autre que l’ancienne boutique transformée où M. Price tenait son magasin de provisions et d’effets pour les hommes du chantier de l’endroit.

Disons de suite que le pin du Saguenay, à cette époque, était le plus beau bois de construction au monde. Sur cent pins, il y en avait en moyenne soixante-dix exempts de nœuds. Aujourd’hui les pinières ont à peu près disparu ; le feu les a détruites et le pin a été remplacé par l’épinette.

* * *

Les navires qui prenaient alors des cargaisons de bois dans le Saguenay étaient tous d’un faible jaugeage ; ils ne portaient jamais plus de trois cents tonneaux. Dès que le vent était bon pour remonter la rivière, ils mettaient à la voile, et là où se présentaient des caps avancés ou des pointes de terre difficiles à tourner, on les faisait touer par six forts chevaux tirant sur des câbles : il en était de même lorsque le temps était calme et que le navire était pressé de prendre sa cargaison ou de s’en retourner. Mais aussitôt que M. Price eût fait construire son moulin de Chicoutimi, il dut faire l’acquisition d’un bateau à vapeur pour remorquer les navires qui allaient charger jusque dans ce port. Plus tard, en 1844-45, il bâtit un autre moulin où est la grande scierie actuelle, et où était autrefois le poste et ses dépendances. Enfin, développant toujours les opérations de son commerce, il ne tarda pas à les étendre en 1853 jusqu’aux forêts du lac Saint-Jean : mais il ne put en tirer aucun profit jusqu’à ce que le gouvernement se fût décidé à faire construire des glissoires à la décharge du lac, ce qu’il accomplit en 1855-56.




Lorsque M. Price vint s’établir au Saguenay pour y chercher un nouveau développement à la grande industrie qu’il avait créée en quelque sorte, il y fut l’objet d’une guerre terrible que lui fit la Compagnie de la Baie d’Hudson. Cette compagnie était non seulement jalouse du maintien de ses priviléges, de son monopole du commerce de fourrures, mais elle voulait absolument empêcher qui que ce fût de s’établir dans les vallées du Saguenay et du lac Saint-Jean, pas plus pour « faire du bois », chose qui était étrangère à son trafic, que pour faire de la culture, et elle n’hésitait pas à mettre les calembourgs eux-mêmes au service de ses despotiques prétentions. Ainsi elle prétendait n’avoir pas seulement le monopole du fur (pelleterie), mais du fir (bois), et elle s’autorisait de la prononciation des mots pour tuer dans le germe l’exploitation entreprise par M. Price.

La Compagnie de la Baie d’Hudson avait succédé à la Compagnie du Nord-Ouest qui, de son côté, avait remplacé les fermiers des Postes du Roi, lors de la cession du Canada à l’Angleterre.

La Compagnie du Nord-Ouest n’avait pas tardé à se voir envahie, puis réduite à l’impuissance, et enfin étouffée dans l’étreinte formidable de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui n’avait cessé de gagner du terrain jusqu’à ce qu’elle se fût vue maîtresse de tous les territoires de chasse de l’Amérique britannique du Nord. Mais le dernier bail qu’elle tenait du gouvernement pour le territoire du Saguenay, en sa qualité de successeur des fermiers des Postes, allait expirer en 1842, et le champ allait rester libre à l’industrie de même qu’à la colonisation.

Il se livrait des batailles épouvantables entre les hommes au service de M. Price et ceux qu’employait la Compagnie de la Baie d’Hudson. Pour ces batailles on recrutait des bras partout. La Compagnie en faisait venir de tous côtés et même, un jour, elle envoya des bandes avinées couper les billots que M. Price avait « faits » à ses scieries de Betsiamis et de la Rivière-Noire, vingt lieues plus bas que Tadoussac. Enfin, M. Price parvint à conquérir la paix, mais ce fut au prix de 87,000 qu’il dut payer à la Compagnie pour qu’elle voulût bien reconnaître son droit.

En 1867, à l’âge de 77 ans, M. Price mourait en laissant un souvenir qui durera longtemps, du moins dans le Saguenay dont on l’a appelé « le père », et, pour tous, il fut un des exemples les plus remarquables de ce que peuvent l’énergie, l’intelligence et l’activité mises ensemble au service de grandes opérations industrielles, et une stricte probité qui jamais ne fit défaut dans les affaires les plus importantes et les plus difficiles.

V

Nous sommes maintenant parvenus à l’automne de 1841. M. Bourret, curé de la Malbaie, vint passer neuf jours à la Grande-Baie et y donna la communion à plus de six cents personnes. On voit que la colonie s’était remarquablement accrue en peu de temps ; il était même question alors d’élever une petite école ; on l’acheva quelque temps après, et on en confia la direction à M. Israël Tremblay.

* * *

Pendant l’hiver de 1841-42, les pionniers, s’ennuyant de ne pas avoir de nouvelles de la Malbaie et de la Baie Saint-Paul, leurs endroits d’origine, dépêchèrent deux hommes pour aller en chercher et porter en même temps plusieurs lettres aux parents et amis de « chez nous ». Quinze jours après seulement, les deux hommes étaient de retour, chargés de lettres, de compliments, d’amitiés et de journaux pour leurs camarades restés à la Grande-Baie.

L’hiver se passa comme d’habitude aux travaux des chantiers, et, la belle saison venue, M. Price envoya un homme chargé de recevoir et de mesurer tous les madriers qu’on mettrait à bord des bâtiments. Cet homme était M. Robert Blair, qui est resté l’agent de M. Price à Saint-Alexis et est devenu plus tard son fermier, jusqu’à sa mort arrivée au mois de septembre, 1879.




1842. — Dans l’été de 1842, M. André Cimon, marchand de la Baie Saint-Paul, qui venait tous les ans au Saguenay avec une pacotille de marchandises, voulut que l’on mît une cloche sur la chapelle de la Grande-Baie. Il donna pour cela l’argent nécessaire et la cloche fut installée peu de temps après.

Au mois d’août, des personnes venant de Québec apportèrent la nouvelle que l’évêque avait décidé d’envoyer un prêtre résider à la Grande-Baie dans l’automne même, si l’on pouvait lui préparer un logement convenable. Les colons se mirent immédiatement à l’œuvre et ajoutèrent à la chapelle une sacristie assez grande pour servir de logement au futur curé, en attendant qu’on pût lui bâtir un presbytère. Le 20 octobre, M. Charles Pouliot, depuis quelques années vicaire à la Malbaie, reçut des lettres de mission pour aller desservir les différents postes ou chantiers du Saguenay, et établir sa résidence à la baie Ha ! Ha ! Ainsi la Grande-Baie est le premier endroit du Saguenay où fut établie une cure. Pour l’entretien de leur curé, les colons s’entendirent entre eux et s’engagèrent, chacun, à payer annuellement la somme de quatre dollars. La liste de souscription fut bientôt remplie, M. Price s’inscrivant en tête lui-même pour la somme de cent dollars, qu’il continua de payer ensuite tous les ans, jusqu’au départ des Pères Oblats qui eut lieu en 1853.




C’est pendant l’automne de 1842 qu’arriva au Saguenay un homme qui restera longtemps célèbre dans ses annales par sa hardiesse, son énergie, son esprit d’entreprise, comme aussi malheureusement par son caractère farouche, ses terribles vices, son manque absolu de scrupules et par les efforts qu’il fit pour empêcher les colons de se livrer à la culture. Il s’était fixé pour faire un grand chantier de bois au débouché de la petite rivière du Moulin dans le Saguenay, tout près de Chicoutimi. D’abord établi à son propre compte, il devint ensuite en peu de temps l’associé de M. Price. Cet homme, véritable type légendaire sur qui l’on a conté des choses absolument incroyables et cependant vraies, physionomie saillante entre toutes dans les commencements durs et en quelque sorte sauvages de l’établissement du Saguenay, se nommait Peter McLeod.


PETER McLEOD


Peter McLeod était un écossais métis. C’était un composé de plusieurs bêtes fauves, dans lequel s’étaient introduites quelques-unes des plus belles et des plus nobles qualités de l’homme. Il était fier et courageux comme un lion, souple comme un tigre, rusé et méchant à la fois comme la panthère, bon comme un enfant. Sa violence ne connaissait ni entraves ni bornes. Apaisé, il était plus doux qu’un agneau ; mais il fallait bien se garder de l’approche de l’orage. Cette approche était foudroyante. McLeod passait d’un état à l’autre sans transition, en un bond. Sa colère éclatait comme la foudre, puis il n’y avait plus rien, pas même d’écho. Il refusait à ses hommes leurs gages sous le plus futile prétexte, et sa bourse, jusqu’au fond, était largement ouverte à tous. Y puisait qui voulait. Il ne craignait rien sous le soleil et il était redouté de tous. Un jour, cependant, il reçut d’un canadien qu’il venait d’insulter une de ces râclées énormes dont on se souvient toujours, tant que l’on conserve ses membres et ses muscles. Le lendemain, il fit venir à son bureau celui qui l’avait moulu et aplati : « Tiens, lui dit-il, voilà deux cents dollars, mais va-t’en d’ici ; tu ne peux rester plus longtemps avec moi. Il ne faut pas que personne puisse battre Peter McLeod.

— Je ne m’en irai pas, dit l’homme. Je ne quitterai jamais Peter McLeod. »

Peter garda l’homme, et l’homme garda les deux cents dollars.

Une chose que Peter McLeod ne pouvait souffrir, c’était qu’on maltraitât le faible ; mais c’était plutôt par un sentiment altier de la force que par générosité. Il y avait vingt natures en lui ; il tenait du conquérant barbare, du sultan, de l’écossais, et de l’indien. Conquérant, il était fait pour l’être. À défaut d’empire, il promenait sa domination sur deux à trois cents têtes docilement pliées sous sa main de fer. Sultan, il avait une dizaine de femmes, à peu près accréditées, et bon nombre d’autres auxquelles il émiettait en passant ses redoutables faveurs. Il se plaisait, à voir s’aligner à sa porte, quelquefois dans une longue attente, les habituées de son harem, et à les faire répondre, chacune d’elles, à son appel. On voit qu’il avait en lui du moscovite aussi bien que du turc.

Écossais, il l’était par la résolution, par la ténacité, ce que l’anglais appelle fixity of purpose. Il ne lâchait jamais une chose entreprise et une fois voulue. Indien, il l’était par une foule de côtés ; par ses vices comme par ses qualités morales, par les excès, par la brutalité et la cruauté, comme aussi par un extrême dévouement toutes les fois qu’il était parvenu à savoir où placer ce dévouement. Il l’était aussi par ses qualités physiques. Jamais homme plus adroit et plus souple ne vécut sur terre. Il sautait de la hauteur de son quai, à dix-huit pieds au-dessus de l’eau, dans un canot d’écorce, sans le faire plonger ni même balancer ; le canot tressaillait un peu, mais ne penchait ni d’un côté ni de l’autre. C’est là ce que cent personnes, témoins oculaires, ont raconté de lui.

Il buvait comme un teuton, sans merci pour lui-même, avec fureur, avec la détermination de savoir qui des deux l’emporterait, de son estomac ou de la terrible eau de feu. Comprenant que la boisson était son ennemie mortelle, il en buvait avec rage ; et, ne pouvant la vaincre, il voulait au moins montrer combien il en fallait pour tuer un homme comme lui. Aussi, pendant neuf ans qu’il fut roi et maître de Chicoutimi, n’est-il pas resté sobre peut-être trois mois de temps. Il mourut de congestion alcoolique, après quelques jours seulement de maladie, pendant lesquels tout son corps se carbonisa. Son lit était une table placée dans la première pièce de l’ancienne maison de M. Price, laquelle renfermait alors quatre ménages, et qui, plus tard, complètement transformée, forma l’élégant manoir, entouré de jardins, ombragé d’arbres magnifiques qu’habitèrent longtemps les fils du grand industriel.

* * *

Quand Peter McLeod vit que la mort était inévitable, et qu’il lui fallait céder au plus fort une fois en sa vie, il demanda qu’on ouvrît la croisée de sa chambre, et là, plongeant une dernière fois ses regards sur les sombres montagnes qui bordent la rive opposée, sur toute cette campagne sauvage qui l’entourait, qui avait été son berceau, et qui, maintenant, le regardait mourir avec l’impassible sérénité de la nature, il resta longtemps silencieux à contempler cette scène muette qui déjà revêtait pour lui l’aspect de l’immensité, puis on le vit se soulever avec effort sur son séant et détourner violemment la tête. Un cri horrible sortit de sa poitrine en feu : « Non, fit-il entendre d’une voix rauque et brisée, mais qui trouva, assez de force pour ce cri suprême, non, je ne veux pas mourir en face des montagnes de mon pays », et il commença un geste désespéré, mais la mort était déjà là qui le tenait ; elle avança rapidement sur lui sa main impitoyable et, deux heures après, Peter McLeod n’était plus.

* * *

Un dernier mot sur cette étrange figure, certainement la plus intéressante de l’histoire du Saguenay à cette époque. Elle est restée dans la pensée et sous le regard de tous ceux qui l’ont connue ; et lorsque les anciens habitants du Saguenay, qui ont subi sa terrible domination, parlent de Peter McLeod, c’est toujours avec un reste de haine singulièrement mêlé d’admiration, de crainte et de regret, oui, de regret, car Peter McLeod, disent-ils, « fut le plus généreux en même temps que le plus intrépide des hommes de ce temps et de cette partie de notre pays ».


VI


Jusqu’en 1842, les pionniers n’avaient eu d’autre communication par terre avec les paroisses du comté de Charlevoix que par un sentier allant de l’Anse Saint-Jean à la Malbaie. Mais, dans le cours de cette année, des sauvages ayant fait observer que l’on pouvait facilement faire un chemin entre la Baie Saint-Paul et la Grande-Baie, plusieurs citoyens de la Baie Saint-Paul et de Saint-Urbain, guidés par quelques Montagnais, et ayant à leur tête M. Boniface Cimon, ci-dessus mentionné, entreprirent dans l’automne une exploration volontaire. Cette exploration confirma le dire des sauvages, et, l’année suivante, le gouvernement chargea M. J. P. Duberger, arpenteur de la Malbaie, de faire le tracé du chemin projeté. Le


Intérieur du moulin à pulpe de Grand’mère.

rapport de ce dernier fut en tous points conforme à celui

des explorateurs.

1843. — Au printemps de 1843 fut élevée la charpente du presbytère de la Grande-Baie, et, dans le courant de juin, le gouvernement nomma un agent des Terres Publiques pour percevoir les revenus de la coupe des bois. Cet agent était M. John Kane, de la Baie Saint-Paul.

Dans l’automne, M. Price acheta les dernières parts de la société des Vingt et un, qui n’avait réussi qu’à se couvrir de dettes. En revanche, la culture commençait à faire des progrès sensibles.

1844. — M. Bourret, curé de la Malbaie, vint annoncer que l’archevêque avait récemment chargé les Pères Oblats de desservir toutes les missions du Saguenay, tant canadiennes que sauvages, et qu’au mois d’octobre suivant quatre de ces Pères remplaceraient M. Pouliot. L’archevêque faisait savoir en outre que tous ceux qui cultivaient devaient payer la dîme des grains récoltés ; quant à ceux qui gagnaient leur vie autrement que par la culture, ils seraient tenus de payer annuellement au moins un dollar aux missionnaires.

En effet, le 3 octobre, l’archevêque Signaï autorisait les Pères Oblats de Marie Immaculée à « établir une maison de leur ordre dans le Saguenay et à y donner des missions ». On voit par là que les Pères Oblats avaient l’intention de s’y fixer d’une manière permanente.

Ils arrivèrent à la Grande-Baie en goélette, le 15 octobre. Ils étaient au nombre de quatre : J. B. Honorat, supérieur de la mission, Flavien Durocher, Médard Bourrassa et Pierre Fisette. Le lendemain même, les Pères Durocher et Fisette partaient pour aller faire les missions de l’Anse Saint-Jean, du Petit-Saguenay, de la Rivière Sainte-Marguerite, et, aussitôt après leur retour, se mettaient à étudier la langue montagnaise. Ils l’apprirent si bien que, dès le 1er janvier suivant, le Père Durocher était capable de prononcer son premier discours en cette langue devant une trentaine de familles montagnaises réunies à Chicoutimi.

(1845). Les Pères firent avancer considérablement, dans le cours de cette année, la construction de la chapelle et du presbytère de la Grande-Baie. Le 17 janvier eut lieu la bénédiction de la première chapelle de Chicoutimi, construite à l’usage des Canadiens sur la rive est de la rivière du Moulin. Il y avait bien déjà la petite chapelle des Jésuites, mais elle avait été construite seulement pour l’usage des Indiens.

Au mois de mars, le Père Durocher alla se fixer à Chicoutimi. D’après le rapport qu’il fit peu après à l’archevêque, on voit que la population du Saguenay atteignait alors trois mille âmes, sur lesquelles il y en avait onze cents à la Grande-Baie et six cents à la rivière du Moulin. On y voit de plus qu’il se manifestait déjà un élan irrésistible vers la colonisation et que les gens s’emparaient des terres du mieux qu’ils pouvaient, malgré les défenses de la Compagnie de la Baie d’Hudson.




(1846). Au commencement de mai la chaleur avait été excessive depuis plusieurs jours et la plupart des colons profitaient de la sécheresse pour faire brûler leurs abattis de bois. Tout à coup, le cinq de ce mois, un incendie effroyable, poussé par un fort vent de nord-ouest, se déclara dans la forêt, tout près des établissements. En moins de deux heures, le terrible fléau a consumé presque toutes les habitations de l’Anse-à-Benjamin, de Saint-Alphonse, toute la partie du village de Saint-Alexis qui se trouvait entre la rivière Ha ! Ha ! et la maison de M. Price, et tous les quais et tous les moulins. Les hommes étaient dispersés partout aux travaux des chantiers et de la campagne, et il ne restait aux maisons que les femmes et les plus jeunes enfants.

Tout ne fut bientôt qu’un amas de cendres et le soir vit toutes ces familles, désormais sans asile, errant sur la grève, dans le plus complet dénûment, ayant tout perdu et ne pouvant guère espérer de secours dans l’éloignement, dans l’isolement où elles se trouvaient.

La tradition rapporte que le feu s’arrêta d’une manière bien extraordinaire. Les habitants, voyant leurs demeures consumées et l’incendie sur le point d’attaquer la chapelle et les constructions attenantes, allèrent trouver le Père Honorat et le supplièrent de faire tous ses efforts pour l’empêcher de continuer son œuvre de destruction. Le Père les ayant encouragés de son mieux et leur ayant prodigué toutes les consolations possibles, se rendit aussitôt à l’endroit où l’œuvre de destruction se déchaînait avec le plus de violence, et l’incendie maîtrisé, dompté, étouffé, s’arrêtait l’instant d’après dit-on, presque aussi promptement qu’il avait commencé.

* * *

Dès le lendemain, le Père Honorat partait en chaloupe pour Québec où il allait faire à l’archevêque le récit du terrible malheur qui venait de désoler sa paroisse. L’archevêque et le séminaire envoyèrent tout de suite des secours considérables, et le gouvernement expédia un bateau à vapeur avec suffisamment de provisions pour nourrir les incendiés pendant plus de deux mois. Malheureusement, le bruit courut à Québec que les pertes des colons du Saguenay n’étaient pas aussi considérables qu’on le rapportait, ce qui empêcha la ville de souscrire plus de deux cent cinquante dollars pour leur venir en aide. Cet argent fut employé à acheter des étoffes et des vêtements.

Les mêmes bruits malveillants refroidirent le généreux élan des paroisses ; cependant Kamouraska, les Éboulements, la Malbaie et la Baie Saint-Paul se firent remarquer par leur libéralité.

Quoiqu’ils fussent loin d’être proportionnés aux pertes éprouvées par les colons, ces secours n’en vinrent pas moins fort à propos pour les aider à ensemencer leurs terres qui, cette année, produisirent plus qu’elles ne l’avaient encore fait.

Comme il n’y avait pas à la Grande-Baie assez de logements et de provisions pour tout le monde, on fit embarquer dès le lendemain de l’incendie une soixantaine de femmes et d’enfants en bas âge, à bord d’une goélette qui fut remorquée jusqu’à la Malbaie par le bateau à vapeur de M. Price.

* * *

C’est à partir de cette année, 1846, que la culture prit des développements sérieux. Après les semences, chacun se mit à rebâtir sa maison, et, dans l’automne, le village de Saint-Alexis renaissait de ses cendres. C’est encore à la suite de ce feu que le gouvernement fit « chaîner » le village par M. Jean Duberger, arpenteur ; celui-ci continua, quelques semaines après, à mesurer et à diviser en lots la plus grande partie du canton Bagot.

L’année 1846 vit aussi les Pères Oblats exécuter le projet d’ouvrir le canton Laterrière, c’est-à-dire le Grand-Brûlé, ou Notre-Dame-de-Laterrière, de son nom paroissial. À cet effet, ils prirent un nombre considérable de lots sur lesquels ils opérèrent de grands défrichements, et firent construire en outre un moulin à farine et une scierie. Depuis lors, la paroisse du Grand-Brûlé est devenue une des plus considérables de tout le Saguenay. Le onze juillet, 1853, l’évêque de Tloa, Mgr  Charles François Baillargeon, co-adjuteur de l’archevêque de Québec, visitait pour la première fois la mission du Grand-Brûlé et donnait la communion à 258 personnes.




En l’année 1855, l’évêque confiait cette mission à un curé qui fut en même temps chargé des missions du Lac Saint-Jean. Ce curé était M. Alphonse Casgrain, qui demeura au Grand-Brûlé depuis le 15 octobre, 1855, jusqu’au 26 septembre 1858.

Au 1er janvier, 1879, la paroisse du Grand-Brûlé contenait douze cent soixante-une âmes (1261), sur lesquelles 820 communiants, en tout 174 familles, toutes canadiennes-françaises et toutes, moins trente, ayant pour chef un cultivateur.

Cette paroisse, essentiellement agricole, est bornée au sud par des montagnes, au sud-est par la Grande-Baie et Saint-Alphonse, au nord par Chicoutimi et au nord-est par Saint-Dominique.

* * *

Vers la fin de l’année 1846, les Pères Oblats, surchargés d’ouvrage, demandèrent à l’évêque de leur adjoindre un jeune prêtre séculier, vu que, sur quatre Pères qu’ils se trouvaient, trois étaient obligés de passer toute la saison de navigation hors de la paroisse pour conduire les missions, et que le Père Honorat restait seul pour desservir toute la population du Saguenay, qui était déjà très nombreuse et disséminée dans bien des endroits. Alors, l’évêque envoya pour vicaire au Père Honorat M. J. B. Gagnon, avec des pouvoirs aussi étendus que ceux du Père lui-même. Celui-ci ne tarda pas à envoyer M. Gagnon se fixer à Chicoutimi, et l’évêque donna son approbation à cet acte le 6 février, 1847. M. Gagnon devint ainsi le premier curé de Chicoutimi. Il y resta jusqu’en 1862 et fut alors remplacé par M. Dominique Racine, qui fut dans la suite le premier évêque de Chicoutimi et que l’histoire appellera « l’Apôtre du Saguenay ».




1848. — L’année 1848 est une des grandes dates de l’histoire du Saguenay. C’est à cette époque en effet que remonte la colonisation de la vallée du Lac Saint Jean, événement mémorable dont on commence à peine à apprécier la portée et qui ne pourra donner tous ses fruits que dans un avenir encore bien éloigné de nous.




(1850). Le 9 janvier arrive au Saguenay la première malle régulière, expédiée du bureau de poste de Québec.

(1851). À partir du 22 décembre, le service de la malle se fait une fois par semaine.

(1853). Les Pères Oblats quittent le Saguenay après avoir vendu pour une somme modique les vastes domaines qu’ils possédaient au Grand-Brûlé. Leur administration financière avait été aussi désastreuse que leur dévouement apostolique avait été admirable.

(1854). On couvre en ferblanc le clocher de la chapelle de Saint-Alexis ; c’était le premier de tous les clochers du Saguenay qui eût encore reçu cette parure.

(1855). La malle, qui ne venait jusqu’alors qu’une fois par semaine, va venir désormais deux fois. Elle prendra le chemin de la Baie Saint-Paul.

(1858). M. Otis, qui desservait depuis deux ans la paroisse de Saint-Alexis, en convoque les citoyens pour leur conseiller de demander à l’évêque un curé résident. C’est ce qu’ils firent en s’engageant à lui souscrire chacun quatre dollars par année.




L’évêque envoie comme curé à Saint-Alexis M. L. A. Martel, qui y arrive le 23 septembre, chargé en outre des missions de l’Anse Saint Jean, du Tableau, du Petit-Saguenay et de la Rivière Sainte-Marguerite, qu’il devait visiter deux fois par année. L’Anse Saint-Jean avait alors une population déjà assez considérable ; aussi M. Martel jugea-t-il à propos d’y faire bâtir une chapelle et un presbytère, et d’y fonder en outre une école. C’est aussi M. Martel qui fonda à Saint-Alexis la première école qui ait été ouverte dans le Saguenay. Les parents devaient payer 25 centins par mois pour chaque enfant, ce qui empêcha bien des enfants pauvres de recueillir les bienfaits de l’instruction.

(1860). Les habitants, réunis en assemblée, signent une requête demandant l’érection canonique de la paroisse de Saint-Alexis.

Les curés et les commissaires d’école, avec la permission du surintendant de l’Instruction Publique, engagent pour faire l’école des personnes non diplômées, mais le surintendant crée ensuite des difficultés et refuse toute subvention. De là des réclamations. M. Martel, pour couper court, demande l’établissement au Saguenay d’un bureau d’examinateurs qui ait le pouvoir de conférer des brevets aux instituteurs ; car, parmi ceux qui aspiraient à l’être, la plupart n’avaient pas les moyens de se rendre à Québec pour y paraître devant le bureau des examinateurs de la province. M. Chauveau s’opposa de toutes ses forces dans le conseil à l’adoption de cette mesure ; mais, après bien des requêtes signées par tous les intéressés du Saguenay, il fallut céder à leur demande, et le 8 septembre, 1862, un bureau d’examinateurs spécial était établi pour les comtés de Saguenay, de Chicoutimi et de Charlevoix.




(1861). Le 31 janvier, M. Otis tient une assemblée des habitants de Saint-Alexis et expédie ensuite le procès-verbal de cette assemblée à l’évêque qui, le 21 mai suivant, accorde le décret canonique érigeant en paroisse la mission de Saint-Alexis. Le 30 juin, les habitants adressent une requête accompagnée d’un plan de leur paroisse à l’effet de la faire ériger civilement et, le 28 août, des lettres patentes, émises par le gouvernement, accordaient l’érection civile de la paroisse de Saint-Alexis telle qu’elle était constituée par l’érection canonique.

(1862). Trois nouvelles écoles spacieuses sont élevées à la Grande-Baie, et deux dans les concessions Saint-Jean et Saint-Louis.

(1863). Deux candidats se disputent l’élection à

[3] l’Assemblée Législative, M. Kane et M. David Price. Celui-ci l’emporte à une immense majorité.

L’année 1864 vit mettre en pratique le principe de la cotisation pour le soutien des écoles, malgré l’opposition ordinaire de ceux qui ne font de différence en rien et ne savent pas plus apprécier un système qu’un autre.




À partir de 1851, et jusqu’en 1858, il y eut des registres communs pour Saint-Alphonse et Saint-Alexis. Ces deux localités réunies contenaient en 1858-59 une population de 1,179 âmes ; 129 enfants fréquentaient les trois écoles qui y étaient tenues, dont l’une, modèle, sous la direction d’une élève de l’école normale Laval.




Plusieurs postes dépendaient de la mission de la Grande-Baie ; c’étaient ceux de l’Anse Saint-Jean, de la Rivière Sainte-Marguerite et du Petit Saguenay. L’accroissement de population, dans le premier de ces endroits, avait été considérable ; aussi était-il devenu nécessaire d’y installer un missionnaire résident.

Cependant il y avait peu ou point de communications, ou du moins étaient-elles très-difficiles. Les colons de l’Anse Saint-Jean étaient pour ainsi dire des exilés. Il n’y avait point de voie de terre ; en été, la voie d’eau seule existait par le Saguenay qui, l’hiver, se couvrait d’un pont de glace, et encore ce pont de glace refusait-il souvent passage des semaines entières, à la suite des tempêtes de neige ou des vents violents qui rompaient et soulevaient la croûte, et rendaient tout chemin impossible. D’un autre côté, l’ancien chemin du Marais, qui allait de l’Anse à la Malbaie, distante d’environ quarante milles, n’était plus praticable pour les voitures, à trois lieues seulement du point de départ ; en sorte que les habitants de l’Anse vivaient dans un petit monde à part qui se bornait à eux-mêmes, et chez lequel l’ennui et les privations de toute nature augmentaient encore tous les jours l’isolement.

« La plus grande partie des habitants », écrivait en 1871 M. Adolphe Girard, missionnaire à l’Anse Saint-Jean, « n’ont pas même le nécessaire, surtout le printemps. Ces pauvres gens vivent au jour le jour, et ils n’ont pas d’épargnes pour le temps des semences. À cette époque il faut gagner le pain pour la famille, et la saison favorable s’écoule de la sorte sans que l’on puisse suffisamment ensemmencer les terres. Ici, ce sont les familles privilégiées qui ont de la viande toute l’année. Cependant ces pauvres gens, et les enfants surtout, si mal nourris qu’ils soient, jouissent d’un embonpoint à faire pâlir les enfants des riches citadins. Deux écoles, tenues sur un bon pied, fonctionnent ici ; elles sont fréquentées par 70 enfants environ. Elles sont sous le contrôle des commissaires. C’est au pauvre missionnaire qu’incombe la nécessité de faire les rapports au gouvernement et d’être secrétaire-trésorier. Quelle misère pour trouver l’argent nécessaire à soutenir ces écoles parmi des colons si pauvres, et dans un endroit où l’argent est si rare ! »

Et cependant on y réussissait, et la population allait toujours croissant, et la production augmentait, et l’avenir du Saguenay se dessinait de plus en plus distinctement dans les lueurs indécises et troublées d’une aurore brumeuse.



  1. Le grand chef Donnacona fait à Jacques Cartier la peinture des êtres qui peuplent le Saguenay et la côte nord du Saint-Laurent :

    Rapporté par le Père Charlevoix — « Donnacona avait vu des hommes qui ne mangeaient point et n’avaient aucune issue pour les excréments, mais ils buvaient et urinaient. Dans une autre région, il y a des hommes qui n’ont qu’une jambe, qu’une cuisse et un pied fort grand, deux mains au même bras, la taille extrêmement carrée, la poitrine et la tête plates et une très petite bouche. Plus loin il y avait des pigmées et une mer dont l’eau est douce (le grand lac Mistassimi sans doute). Enfin il y avait des hommes habillés, demeurant dans des villes, possédant de l’or, des rubis, etc. » Charlevoix. Histoire de la N. F. 1er vol. pages 16-17.

  2. Élisée Reclus. — Nouvelle Géographie Universelle.
  3. M. John Kane fut une des figures les plus remarquables de la modeste histoire du Saguenay. Pendant de longues années il fut le seul magistrat qui y tint feu et lieu. Il était l’homme du conseil et de la direction. Il était l’arbitre reconnu et incontesté dans tous les différends qui s’élevaient ; il constituait presque à lui seul l’élément moral et intellectuel au milieu de cette population d’agriculteurs à peine formés, et de travailleurs qui ne connaissaient guère ce qu’était la loi morale. Aussi exerça-t-il au milieu d’eux une autorité et un prestige que rien ne diminua jusqu’au jour où il quitta le Saguenay, en 1874, en y laissant un souvenir qui survivra à plusieurs générations.