Le Saguenay et le bassin du Lac St-Jean/Chapitre 4

Léger Brousseau (p. --81).



CHAPITRE IV




CENTRES DE POPULATION DU BASSIN DU SAGUENAY
(Leur histoire et leurs développements successifs)




TADOUSSAC
I
LATITUDE NORD — 48°, 5’, 38”. LONGITUDE OUEST — 69°, 42’, 35”.


LHistoire de Tadoussac, pendant plus de deux siècles, n’est guère autre chose que celle des missions qui y furent exercées en premier lieu par les Jésuites, de 1640 à 1782, puis par les prêtres séculiers qui leur succédèrent à partir de cette dernière époque. Tadoussac n’en est pas moins, comme on l’a vu précédemment, un des plus anciens noms connus de la Nouvelle-France, et fut toujours, dès les commencements de la traite des pelleteries, un des postes principaux où cette traite se faisait. Il n’a pas cessé encore d’être un des siéges d’opération de la compagnie de la Baie d’Hudson, qui y tient une agence et y continue son commerce de fourrures, mais dans des proportions bien différentes de celles où elle le faisait quand elle en avait le monopole exclusif.

Tel Tadoussac était il y a deux cents ans et tel il est resté, jusqu’au jour relativement peu éloigné encore où la colonisation parvint à se frayer un passage vers la région du Saguenay. Lors de l’exploration officielle de 1828, il n’y avait à Tadoussac qu’une chapelle, la maison du commis, une boutique de forgeron, deux magasins et six cabanes ou granges. « Voilà en quoi consiste », dit M. Nixon, un des attachés de l’expédition, « le poste où on laisse ordinairement six hommes. J’y trouvai un beau taureau de race anglaise, deux vaches, autant de veaux, sept moutons et un cheval ; on tire leur fourrage d’hiver de la petite rivière et de la grande rivière Bergeronne, la première à trois lieues et la deuxième à trois lieues et demie de Tadoussac. Le premier endroit produit et fournit au poste d’excellent foin sauvage, et est susceptible d’en rapporter beaucoup plus qu’à présent ; on en obtient peu du dernier endroit, et tous deux sont d’accès difficile. Le port de Tadoussac est constamment ouvert ; des vaisseaux y sont entrés dans le mois de mars et l’ont trouvé libre de glace flottante… À basse marée, on peut amener un vaisseau tout près du rivage, car il est coupé à pic… Le plus haut que montent les marées du printemps et de l’automne est dix-huit pieds ; en été, c’est douze pieds… »

« À Tadoussac », dit à son tour M. Hamel, attaché à l’expédition en qualité d’arpenteur, « la Compagnie des Postes du Roi a un poste de traite avec les sauvages, comprenant neuf bâtisses pour magasins, hangars, outre la maison du Poste, de 60 pieds sur 20, et une chapelle de 25 pieds sur 20. Un missionnaire y vient chaque année passer quelque temps… »

Citons enfin M. Bouchette : « Cet établissement (Tadoussac) est le plus considérable des Postes du Roi, étant composé de treize bâtiments, y compris une chapelle. La résidence de l’agent de la compagnie est un joli bâtiment d’un étage et d’une grandeur commode, avec un assez bon jardin, dont une partie produit, avec d’autres endroits aux environs, les légumes que consomment les gens du poste. Le toit rouge de la chapelle et son clocher, les bâtiments environnants, la rangée des petites pièces de terre cultivées sur le bord de la plaine qui s’étend jusqu’au pied des montagnes, laissant à découvert en plusieurs endroits les rochers nus et montrant les ravages destructeurs du feu qui a teint les bois dont leurs sommets sont couverts, les beaux sapins qui s’élèvent en autant de cônes au-dessus de la terrasse qui fut autrefois, je pense, le siége des fortifications des Français, tout cela réuni forme une vue des plus agréables, lorsqu’on monte dans le havre ou qu’on double la pointe de l’Îlet, en descendant du Saguenay.

« Au Poste, j’eus occasion de voir plusieurs naturels montagnais des deux sexes ; cette nation habite l’immense étendue de pays située entre le Saint-Laurent et le territoire de la Baie d’Hudson. L’habillement des femmes est singulièrement bigarré de diverses couleurs. Il consiste ordinairement en un morceau de drap bleu bordé de drap écarlate, dont elles font ordinairement leur vêtement de dessous, et en un manteau d’indienne peinte. Elles jettent leurs cheveux de chaque côté de la tête et en font une tresse attachée avec du ruban ou du galon rouge ; elles ont une prédilection particulière pour ce dernier article. Elles portent généralement une capuce de forme conique, de drap bleu, vert, rouge ou blanc, d’où pend une longue queue de cheveux aussi attachée de tavelle rouge. Elles fument et boivent des liqueurs fortes, comme les hommes. L’habillement de ceux-ci est généralement très négligé et composé ordinairement de quelque vieille redingote ou capote bleue, ou d’une chemise d’indienne et de culottes de toile. Les montagnais (en langue sauvage « rieurs ou moqueurs » ), sont généralement un peuple doux et humain. Ils n’ont pas d’habitation fixe et ils errent dans les limites qui leur sont assignées pour la chasse. Ils vivent de chasse et de pêche ; mais cette source d’alimentation venant à manquer, comme cela est arrivé depuis plusieurs années, l’usage des liqueurs fortes dépassant toute mesure et la petite vérole s’introduisant quelquefois parmi eux, il en résulte que leur nombre diminue de beaucoup. Ils ont de la répugnance pour la culture, et ils n’ont parmi eux d’autre tradition qu’un léger souvenir de l’ordre des Jésuites qui enseignèrent à leurs pères les premiers principes du culte religieux. »

Il y a vingt ans à peine que Tadoussac a abandonné sa physionomie sauvage pour revêtir petit à petit celle d’un rendez-vous favori des touristes, des amateurs de pêche, de tous ceux qui aiment les âpres et rudes aspects de nos contrées du nord et veulent en goûter la piquante saveur. Les Américains, et les Américaines particulièrement, s’y portent en nombre, y séjournent plusieurs semaines, donnent à l’endroit une vie inaccoutumée, le remplissent du bruit des plaisirs et des ébats, y attirent en foule les touristes qui ne peuvent se résoudre à passer devant Tadoussac sans s’y arrêter au moins quarante-huit heures ; enfin… mais n’anticipons pas ; remontons au Tadoussac des premiers temps et suivons-le à travers les deux siècles qui se sont écoulés depuis lors ; la course sera rapide et nous ne tarderons pas à contempler le Tadoussac moderne avec ses élégants cottages, ses embellissements et ses métamorphoses.

II

« Tadoussac », dans la langue montagnaise, signifie mamelons. D’après le missionnaire Laflèche, le mot cri est Totoushak, pluriel de Totoush, mamelle[1].

Cet endroit était aussi nommé par les sauvages Sadilege[2]. Voici la description qu’en donne un missionnaire jésuite : « C’est un lieu plein de rochers et si hauts qu’on dirait que les géants qui voulurent autrefois combattre les cieux avaient jeté en cet endroit les fondements de leur escalade. Le grand fleuve Saint-Laurent fait quasi dans ces rochers une baie ou une anse qui sert de port et d’assurance aux navires qui voguent en ces contrées ; nous appelons cette baie « Tadoussac ». La nature l’a rendue fort commode pour l’ancrage des vaisseaux ; elle l’a bâtie en rond et mise à l’abri de tous les vents. »

Un autre missionnaire, écrivant en 1720, dit de son côté : « Tadoussac est un bon port… ; sa figure est presque ronde ; des rochers escarpés d’une hauteur prodigieuse l’environnent de toutes parts et il en sort un petit ruisseau qui peut fournir de l’eau à tous les navires. Tout ce pays est plein de marbre ; mais sa plus grande richesse serait la pêche des baleines.

« La plupart de nos géographes ont marqué une ville


La « Passe » des billots sur le Saint-Maurice.

au port de Tadoussac ; mais il n’y a jamais eu qu’une

maison française et quelques cabanes qu’élèvent les sauvages pour le temps de la traite, et qu’ils emportent ensuite comme on fait des loges d’une foire ; et ce n’est en effet que cela. Il est vrai que ce port a été longtemps l’abord de toutes les nations sauvages du nord et de l’est : que les Français s’y rendaient dès que la navigation était libre, soit de France soit du Canada ; que les missionnaires profitaient de l’occasion et y venaient négocier pour le ciel. La traite finie, les marchands retournaient chez eux, les sauvages reprenaient le chemin de leurs villages ou de leurs forêts, et les ouvriers évangéliques suivaient ces derniers pour achever de les instruire. »




En 1628, lorsque l’amiral Kertk s’empara de Québec, des vaisseaux anglais prenaient également Tadoussac. Ils étaient commandés par Jacques Michel, calviniste, sous les ordres de Kertk, qui ne tarda pas à y trouver la mort. C’est là aussi qu’il fut inhumé.




Quatre ans plus tard, le traité de Saint-Germain-en-Laye rendait le Canada à la France, et, en 1631, la Compagnie des Cent Associés, fondée par Richelieu, reprenait possession de la colonie. « Le 31 mai, dit la Relation, arriva à Tadoussac une chaloupe qui apportait la nouvelle que trois vaisseaux de messieurs les associés étaient arrivés ; deux étaient dans le port et le troisième au moulin Baude, un lieu proche de Tadoussac, que les Français ont ainsi nommé. »

* * *

Le temps était venu où une mission régulière allait être faite à Tadoussac, à l’occasion de l’arrivée des vaisseaux, tant pour les français que pour les sauvages. Le Père De Quen, qui devait en être chargé, débarqua à Québec le 17 août 1639, et, dès le mois de juin de l’année suivante, il se rendait à Tadoussac où il baptisait 14 ou 15 sauvages. Plusieurs jeunes montagnais avaient déjà été envoyés au collége de la compagnie à Québec. Aussi, dit la Relation de 1641, « un de nos Pères étant descendu ce printemps à Tadoussac, à la requête des sauvages, les deux plus grands séminaristes lui écrivirent de leur propre main, témoignant d’un côté une grande consolation de ce qu’il instruisait leurs compatriotes, et de l’autre un désir de son retour. Le Père lut ces deux lettres en la présence des sauvages, leur montrant comme leurs enfants étaient capables du Massinahigan aussi bien que les nôtres. Ils prenaient ces lettres, les tournaient de tous côtés, les regardaient avec attention, comme s’il les eussent pu lire ; ils faisaient dire et redire ce qui était couché dedans, bien joyeux de voir que notre papier parlait leur langue, car ces enfants écrivaient en sauvage.

Lors de la mission de 1642, le Père De Quen fut reçu avec une joie universelle ; les sauvages lui dressèrent à part une cabane qui servait de chapelle. Ils récitaient le chapelet ensemble et chantaient des hymnes en l’honneur de la Vierge ; la prière se faisait en commun dans plusieurs cabanes. Cependant, le missionnaire n’avait, pour rassembler ses catéchumènes, qu’une misérable masure bâtie à la hâte par les français pour la décharge des navires. Les voies ayant été préparées, le Père Buteux, chargé de la mission en 1644, s’employa à faire rebâtir, en briques apportées de France, la nouvelle maison destinée à servir de magasin et où la mission devait se faire. Madame de la Peltrie, apprenant que cette mission donnait des espérances, s’y transporta, fut témoin de la ferveur des néophytes et voulut être marraine de quelques-uns d’entre eux…

Les sauvages étaient tout zèle. « En 1646, le Père leur ayant commandé de transporter une grande croix qu’ils avaient dressé proche de leurs cabanes en un lieu plus éminent et plus décent, le « capitaine » charge cette croix sur ses épaules et les sauvages, arrivés à l’endroit où elle devait être plantée, l’élèvent et la placent au bruit des arquebusades… »




La Relation de 1647 contient ce qui suit : « On a apporté cette année une petite tapisserie de droguette pour embellir la chapelle de Tadoussac ; on a aussi apporté une cloche pour appeler au service de notre chapelle… Ils prenaient un plaisir sans pareil à entendre le son de la cloche ; ils la pendirent eux-mêmes aussi adroitement que pourrait le faire un artisan français ; chacun la voulait sonner à son tour pour voir si elle parlait aussi bien entre leurs mains qu’entre les mains du Père… »

En 1648, l’église et le logis des Pères n’étaient qu’une longue cabane d’écorce : mais on ne tarda pas à élever une chapelle et à dresser une chambre en bois de charpente où le Saint-Sacrement était renfermé. La mission finie, les Pères retournaient à Québec ; quelques-uns cependant se joignaient parfois aux plus grosses bandes d’Indiens pour continuer à les instruire, dans la forêt profonde.

Il y eut un été où il n’arriva pas moins de neuf cents sauvages à Tadoussac. La chapelle, « qui n’était pas des plus petites », se remplissait quatre fois le jour où les catéchumènes et les néophytes se faisaient enseigner la religion ; on y chantait tous les jours les louanges de Dieu en français, en huron, en algonquin, en montagnais et en langue miscouienne.

Le 24 juin, 1668, Mgr . de Laval, premier évêque du Canada, se transporta à Tadoussac où il trouva quatre cents sauvages réunis. Il y eut grandes acclamations et décharges d’armes à feu, quoique les sentiments des Indiens fussent mêlés d’une certaine tristesse de ce que le feu eût consumé leur chapelle. Le prélat visita les cabanes les unes après les autres, répandit ses charités sur les malades, les veuves et les orphelins, et administra la confirmation à 14 personnes.




En 1670, le Père Albanel, chargé de la mission, arriva à Tadoussac au plus fort d’une épidémie. Deux ans après, il faisait le premier voyage à la mer de Hudson par le Saguenay.

* * *


Ce n’était pas seulement la mission de Tadoussac que les Jésuites avaient à desservir dans cette partie du pays ; leur ministère s’étendait depuis le Saguenay jusqu’aux Sept-Îles, vis-à-vis l’île d’Anticosti, et, en arrière, dans le nord, aussi loin que les sauvages pénétraient dans leurs courses. Ainsi, le Père Crépieul, qui fut chargé de la mission de Tadoussac jusqu’en 1702, raconte qu’il desservait également la mission montagnaise le long de la rivière Chicoutimi, celle de Saint-Charles, au Lac Saint-Jean, celle de Saint-Ignace sur la rivière Nekoubau, à l’ouest du Lac, et celle de la Sainte-Famille, au grand lac des Mistassins. (C’est durant l’apostolat du Père Crépieul que la chapelle Saint-François-Xavier, à Chicoutimi, fut rebâtie, aux frais du sieur Hazeur, par Paul Quartier, charpentier, Cotté et Baiargeon, sous la direction du sieur Robert Drouard).

Outre que, pour le missionnaire, l’existence était alors pleine de périls, elle ne lui présentait encore que des dégoûts et des objets tellement repoussants que, pour ne pas être vaincu par la répugnance, il lui fallait un esprit de sacrifice surhumain, une foi capable de tout surmonter. On peut s’en convaincre par le tableau qu’a fait lui-même le Père Crépieul de tout ce qu’il avait à subir dans ces pénibles et interminables expéditions où un ennui accablant ne cessait de peser sur le cœur du missionnaire, et parfois brisait toutes les forces dont il avait besoin pour le combattre. Voici ce tableau que nous reproduisons en entier, quoiqu’il se trouve dans le deuxième volume des « Missions du Canada », publiées par le Père Martin ; nous le croyons également à sa place dans cet ouvrage :


« LA VIE D’UN MISSIONNAIRE MONTAGNAIS PRÉSENTÉE AUX SUCCESSEURS
MONTAGNAIS, POUR LEUR INSTRUCTION ET POUR LEUR
GRANDE CONSOLATION, PAR LE P. FRANÇOIS CRÉPIEUL,
JÉSUITE ET SERVITEUR INUTILE DES MISSIONS DU
CANADA, DEPUIS 1671 JUSQU’À 1607. »




« La vie d’un missionnaire montagnais est un long et lent martyre, un exercice presque continuel de patience et de mortification, une vie vraiement pénitente et humiliante, surtout dans les cabanes et dans les chemins avec les sauvages.

« 1. La cabane est composée de perches et d’écorces de bouleau, et entourée de branches de sapin qui couvrent la neige et la terre gelée.

« 2. Le missionnaire presque tout le jour est assis ou à genoux, exposé à une fumée continuelle pendant l’hiver.

« 3. Quelquefois il sue le jour ; le plus souvent il a froid pendant la nuit. Il couche vestu sur la terre gelée et quelquefois sur la neige couverte de quelques branches assez rudes.

« 4. Il mange dans un ouragan (plat) assez rarement net ou lavé, et le plus souvent essuyé avec une peau grasse ou léchée par les chiens. Il mange quand il y a de quoi manger et quand on lui en présente. Quelquefois la viande n’est que demi-cuite, quelquefois elle est fort dure, surtout la boucanée, séchée à la cheminée. Pour l’ordinaire, on ne fait qu’une fois chaudière, et au temps de l’abondance deux fois ; mais il ne dure guère.

« 5. Les souliers sauvages et la peau des chiens lui servent de serviettes, comme font les cheveux aux sauvages et aux sauvagesses.

« 6. Sa boisson ordinaire est l’eau de ruisseau et de quelque mare, quelquefois de la neige fondue, ou du bouillon pur, ou avec de la neige dans un ouragan d’ordinaire assez gras.

« 7. Souvent il brûle ses habits ou sa couverte ou ses bas pendant la nuit, surtout quand la cabane est petite et étroite. Il ne peut s’étendre, mais il se rétrécit et il a la tête contre la neige couverte de sapin, qui refroidit bien le cerveau et lui cause des maux de dents, etc.

« 8. Il couche vestu et ne demêt sa soutane et ses bas que pour se défendre de la vermine, dont les sauvages sont toujours riches, surtout les enfants.

« 9. Le plus souvent, à son réveil, il se trouve entouré de chiens ; je me suis trouvé quelquefois parmi 6, 8 et 10.

« 10. La fumée est quelquefois si violente qu’elle le fait pleurer, et quand il se couche, il semble qu’on ait jeté du sel dans ses yeux ; et, à son réveil, il a bien de la peine à les ouvrir.

« 11. À la fonte des neiges, quand il marche sur des lacs ou de longues rivières, il est tellement ébloui pendant quatre à cinq jours par l’eau continuelle qui lui tombe des yeux qu’il ne peut lire son bréviaire ; quelquefois il faut le mener par la main. Cela est arrivé au P. Silvy et au Père Dalmas et à moi qui, en chemin, ne voyais que le bout de mes raquettes.

« 12. Il est souvent importuné de petits enfants, de leurs cris, de leurs pleurs, etc., et quelquefois il est incommodé de la puanteur de ceux et de celles qui ont les écrouelles, avec qui même il boit d’une même chaudière. J’ai passé plus de huit jours dans la cabane de Kaouïtaskouat, mystassin le plus considérable, et couché auprès de son fils incommodé, dont la puanteur m’a souvent fait soulever le cœur de jour et de nuit ; j’ai bu et mangé aussi dans son ouragan.

« 13. Il est quelquefois réduit à ne boire que de l’eau de neige fondue, qui sent la fumée et elle est très sale. L’espace de trois semaines je n’en ai pas bu d’autre, étant avec des étrangers, dans les terres de Peokouagamy (lac Saint-Jean) ; je n’ai pas vu de sauvages plus sales à manger, à boire et à coucher que ceux-là. Souvent la viande était pleine de poil d’orignal ou de sable. Une vieille prenait à pleine main, avec des ongles très longs, la graisse dans la chaudière, y ayant jeté de la neige : et puis elle nous la présentait à manger dans un ouragan très sale ; et chacun buvait du bouillon de la même chaudière.

« 14. En été, dans les voyages sur terre dans le Saguenay et sur le grand fleuve, il boit assez souvent de l’eau bien sale, qu’on trouve dans quelques mares. Depuis trois jours que le vent nous arrête, nous n’en buvons pas d’autre. Quelquefois le vent l’oblige à se sauver dans les lieux où on n’en trouve pas du tout. Cela m’est arrivé plus d’une et trois fois ; j’ai même été souvent obligé de boire dans des mares où je voyais des crapauds, etc.

« 15. Le plus souvent, pendant l’hiver, dans les chemins, quoique longs et difficiles, il ne trouve pas une goutte d’eau pour se désaltérer.

« 16. Il endure beaucoup de froid et de fumée, avant que la cabane soit achevée, pendant deux à trois heures que le temps est très rude l’hiver. Sa chemise qui est trempée de sueurs et ses bas mouillés le rendent comme morfondu avec la faim qu’il souffre, le plus souvent n’ayant mangé qu’un morceau de viande salée avant qu’on décabane.

« 17. La souffrance et la misère sont les apanages de ces tristes et pénibles missions. Faciat Deus utiis dià immoretur et immoriatur servus inutilis missionum Franciscus. S. J. »

* * *

Sur les Jésuites qui succédèrent au Père Crépieul nous n’avons que des détails de peu d’importance, jusqu’à l’arrivée du Père Laure à Tadoussac, en 1720. Nous donnons ici quelques extraits de son journal : « J’arrivai à Chekoutimi au mois de juin 1720, pour y prendre possession de la mission rétablie après vingt ans d’interrègne. Ma maison y fut bâtie dans l’automne par Chatelleraux, commis au dit poste, sur le petit coteau, à cause de la proximité de l’église. En 1725, ma maison de Chekoutimi, qui n’avait jusqu’alors été couverte que d’écorces sur de méchantes planches, fut rétablie et couverte en bardeau par le sieur Montendre, Joseph Amelin et Louis Portier, pour lors engagés à Chekoutimi. La même année, le 24 septembre, j’allai sur le coteau du portage avec le sieur Montendre, entrepreneur, Jean Balère, maître-charpentier, Jean Pilote, les deux Dorvales et Jean-Baptiste Amelin, où je donnai le premier coup de hache pour la nouvelle église qui se trouve livrée à la fonte des neiges et achevée (invitâ Minervâ) le 28 septembre 1726.

« Le beau tabernacle et les deux ornements vert et violet, blanc et rouge, ont été apportés à Chekoutimi le 4 juillet, 1722. Après avoir peint le retable, la voûte, j’ai célébré la première messe dans la nouvelle chapelle le jour de l’Assomption de la même année. La croix du clocher nouveau a été saluée de 33 martres par tous les sauvages charmés du coq. »




Au Père Laure succéda le Père Maurice qui, à son tour, fut remplacé par le Père Coquart, en 1746. On lit dans le journal de ce dernier : « Le 21 mars, 1747, Blanchard est parti pour aller équarrir la nouvelle église à Tadoussac. Le 16 mai, j’ai béni la place de la nouvelle église et cogné la première cheville.

Nota. — Monsieur Hocquart, intendant de la Nouvelle-France, a accordé toutes les planches, madriers, bardeaux et tous les clous nécessaires pour la bâtisse, et je me suis engagé pour moi et mes successeurs à dire pour lui la messe de Sainte-Anne, tant que l’église subsistera pour reconnoître sa libéralité.

« Le 21 mars 1748, j’obtins encore de M. l’Intendant 300 livres pour ma nouvelle église de Tadoussac.

« En automne, 1749, M. l’Intendant Bigot m’accorda 200 livres pour mon église de Tadoussac qui fut couverte et fermée cette année. »

Enfin, à la Saint-Jean de l’an 1750, la dite église fut parfaitement achevée et fut estimée à trois mille livres par M. Guillemin, conseiller au conseil de Québec et commissaire du Roy, à M. Hary, fermier des postes.

On trouve au registre des postes la note suivante en latin, de la main du réverend Père La Brosse, écrite en 1766 : « Le Rév. Père Coquart était mort à la mission de Saint-François-Xavier, le 4 juillet de l’année précédente, (1765) et y avait été enterré dans le cimetière commun. Il avait composé un dictionnaire des mots français et abénakis, et une grammaire de cette langue qu’il fit imprimer en France. »

Enfin, le Père La Brosse, dernier missionnaire jésuite au Saguenay, remplaça le Père Coquart en 1766. Il a laissé un dictionnaire de la langue montagnaise auquel il avait travaillé pendant huit ans. Il avait aussi traduit l’Évangile en cette langue et l’avait fait copier aux sauvages, en l’absence de caractères d’imprimerie.

Il mourut à Tadoussac le 11 avril, 1782, à l’âge de 70 ans, et fut enterré dans la chapelle par M. Compain, curé de l’Île aux Coudres.

C’est le Père La Brosse, dit M. J. C. Taché, dans ses Forestiers et Voyageurs, qui a mis la dernière main à cette belle chrétienté montagnaise si pleine de foi et de piété. Il a écrit la plupart des livres religieux qui sont encore en usage chez les montagnais, a composé un dictionnaire de la langue de ce peuple et traduit des passages considérables de la Sainte-Écriture dans cette langue. Le Père La Brosse a encore répandu, chez ses bons et chers sauvages, l’usage de la lecture et de l’écriture, qui s’est transmis de génération en génération dans toutes les familles de cette tribu jusqu’à ce jour. »

Les prêtres séculiers allaient désormais remplacer les Pères jésuites dans les missions du Saguenay. Ceux-ci y avaient exercé leur apostolat pendant cent quarante-deux ans, de 1640 à 1782. Ils avaient été au nombre de vingt-trois, comme on peut le voir par le tableau ci-dessous, où les dates et la durée des différents apostolats sont en regard des noms des missionnaires.

LISTE des Missionnaires Jésuites de Tadoussac et du Saguenay, de 1640 à 1782.

NOMS 1re année Dernière année
Lejeune (Paul) 1640
Dablon, Claude 1642
DeQuen, Jean 1642 1648
Buteux, Jacques 1643 1644
Druillettes, Gabriel 1645 1649
Lyonne, Martin 1648 1649
Bailloquet, Pierre 1661
Nouvel, Henri 4 oct. 1663 1669
De Beaulieu, Louis 28 oct. 1668 1671
Albanel, Charles 1651 1671
De Crépieul, Frs. 17 mai 1671 1702
Boucher, J. B. 8 nov. 1675 1677
Morain, Jean 1677 1679
Silvy, Antoine 7 oct. 1678 1681
Dalmas, Antoine 19 sept. 1679
Favre, Bonaventure 1 mai 1690 1699
André, Louis 6 “ 1693 1709
Marest, Pierre 1694
Chardon, Jean 18 mai 1701 1740
Laure, Pierre 7 juin 1720 1737
Maurice, J.-Bap. 20 “ 1740 1745
Coquart, Claude Godefroi 27 oct. 1746 1765
De La Brosse, J. B. 12 juil. 1766 1782


III


On lit dans le rapport sur les missions des cantons, publié en mars, 1863, que Tadoussac, « ce poste si ancien, a pris un peu d’importance par le commerce assez considérable de bois qui s’y fait ; mais la population résidente n’est que de quelques familles. Ce poste est visité par les Pères Oblats qui, dorénavant, résideront à leur mission de Betsiamis ; ils ont abandonné les Escoumins, qui sont devenus une paroisse régulière, pour s’occuper uniquement des missions.

« Ce poste sera bientôt relié à un noyau considérable de population établie dans le canton Albert, mesuré par ordre du gouvernement dans l’automne de 1801 ; le chemin de communication a été commencé du côté de Tadoussac dans le mois d’août, 1862. »




En 1864, un état préparé sur la mission de Tadoussac y indiquait trente familles comme vivant de la culture, et vingt autres comme dépendant des chantiers de M. Price. Outre ces trente cultivateurs plusieurs avaient pris des terres le long du chemin du canton Albert : une douzaine de cultivateurs y travaillaient. « Toutes les familles », écrivait à cette époque M. Augustin Bernier, « soupiraient depuis longtemps après une école ; elle est maintenant en opération, mais les livres et autres choses nécessaires manquent le plus souvent.

« On assure que ce lieu va devenir le rendez-vous d’un grand nombre d’étrangers, pour lesquels on veut préparer un bel hôtel. J’ai bien quelques craintes à ce sujet ; mais je m’efforcerai d’empêcher que le mauvais exemple de quelques-uns nuise aux fidèles qui me sont confiés. »

IV

Depuis 1875 il existe à Tadoussac un établissement icthyogénique pour la reproduction du saumon. On y a installé une vaste auge à incubation où des millions d’œufs fécondés sont déposés tous les ans. Les alevins, produits de ces œufs, sont distribués dans les rivières du Saguenay.

Un phare a été placé depuis sur l’Île aux Alouettes, à l’embouchure du Saguenay. La hauteur de la tour est de 31 pieds, et elle est surmontée d’une lanterne de six pieds renfermant un appareil catoptrique à feu blanc, fixe.

Il y a en outre deux phares d’alignement de Tadoussac, placés à six cents verges l’un de l’autre, immédiatement à l’entrée de la rivière. Ils ont, l’un, 28 pieds de hauteur, l’autre, 26, et contiennent également des appareils catoptriques à feux blancs, fixes.

Ces phares font éviter aux navires la batture Prince, le récif de la Barre et la batture aux Vaches.

Il y a quelques années, avant la grande crise commerciale dont les effets se sont fait sentir longtemps, l’élégant et vaste hôtel, construit en 1867 pour les touristes et les voyageurs, alors que Tadoussac avait acquis une vogue extraordinaire, se remplissait régulièrement, chaque saison d’été, d’américains et d’américaines qui avaient fait de Tadoussac leur endroit de prédilection, et à qui le Saguenay doit l’épithète invariable de far famed qu’on lui accole dans tous les prospectus bien faits. Aujourd’hui le nombre en a diminué, mais toutefois pas autant que dans d’autres endroits jadis à la mode, et dont le prestige semble désormais pour toujours disparu. Les « sportsmen » ont commencé à revenir et ils amènent avec eux leurs familles, qui restent à l’hôtel pendant qu’eux passent deux ou trois semaines dans les rivières du Saguenay, faire la pêche au saumon et à la truite.



Le long du chemin qui conduit du quai où abordent les bateaux de la compagnie Saint-Laurent, jusqu’à l’hôtel qui est bâti sur un cap d’où la vue s’étend indéfiniment au loin, en embrassant, de chaque côté du fleuve, un panorama immense, il y a toute une succession d’élégants cottages, accompagnés de jardinets gracieux et discrets, qui semblent comme autant de perles découvertes inopinément et arrachées aux entrailles de ce sol sablonneux, aride et rebelle. Ces cottages en général ne sont loués et habités que durant l’été.

Tadoussac, c’est-à-dire la paroisse proprement dite, renferme aujourd’hui une population agricole fixe de huit cents âmes. À part les cultivateurs de l’endroit, il y a là, l’été, une population flottante de gens qui se mettent au service des étrangers, les font promener en chaloupe ou en canot, font la chasse au loup-marin et vivent ainsi de mille petits expédients que la saison leur procure pendant environ deux mois.

Trois milles plus bas que Tadoussac, à un endroit appelé Moulin Baude, la maison Price tient en activité une petite scierie qui donne de l’emploi à 20 ou 25 hommes et qui fournit deux cargaisons de bois par année aux navires d’outre-mer. Elle en tient encore une autre aux petites Bergeronnes, dans le canton de ce nom qui fait suite à celui de Tadoussac. Ajoutons, avant de finir ce chapitre, que le bassin où l’on élève aujourd’hui le frai


Vue du moulin à pulpe, près de la chute de Grand’Mère.

de saumon, à Tadoussac, est construit exactement à

l’endroit où le fondateur de la maison Price, l’honorable William Price, construisit en 1838 le premier moulin à scies, mû par la vapeur, qu’on eût encore vu au Saguenay.



  1. Rapport sur les missions du diocèse de Québec, no 12, p. 105.
  2. Relation de 1646.