Le Saguenay et la vallée du lac St. Jean/Chapitre 14

Imprimerie de A. Côté et Cie (p. 332-337).

CHAPITRE XIV


LA COMPAGNIE DES REMORQUEURS DU SAINT-LAURENT


Nous ne saurions terminer ce volume sans consacrer un court et dernier chapitre à la compagnie des « Remorqueurs du Saint-Laurent, » à cette compagnie qui, sous un nom modeste comme son origine, est, depuis de longues années, l’unique véhicule par eau des nombreux voyageurs qui visitent le « far famed » Saguenay, en même temps que de tout le commerce qui se fait entre les ports du littoral nord du Saint-Laurent, depuis Chicoutimi jusqu’à la capitale. Il fallait beaucoup d’esprit d’entreprise et surtout un grand dévouement à la chose publique pour s’aventurer à créer une ligne de ce genre qui, au début, donnait de si faibles espérances et qui, aujourd’hui même, est loin encore de rendre en proportion de ce qu’elle a coûté et de ce qu’elle demande chaque année de sacrifices nouveaux.

Qui ne se rappelle le temps où la compagnie des Remorqueurs n’avait qu’un seul bateau, le tranquille et modeste Clyde, pour faire le service que font aujourd’hui quatre fois par semaine les élégants et rapides Saint-Laurent et Saguenay ? Cela ne remonte pas à plus de douze ans, à l’année 1868. C’est à cette époque que M. McGreevy, président de la compagnie, homme d’entreprise et d’exécution, comprenant qu’avec un seul bateau la compagnie ne pourrait jamais avoir un champ d’action convenable, essaya de l’étendre et finit par pouvoir faire une combinaison avec toutes les autres compagnies de remorqueurs, combinaison qui dura jusqu’en 1876 et qui porta, pour l’année 1870, la première de son exercice, le chiffre des affaires à $346,056. Mais ce n’était pas tout. Dès son installation à la présidence, M. McGreevy, agissant en conformité de vues avec son collègue, M. Chabot, et le secrétaire de la compagnie, M. Gaboury, avait cru indispensable de changer le mode d’opérations de la compagnie et de demander à la Législature de nouveaux pouvoirs qui l’autorisassent à transporter des passagers dans toute la Province. Ces pouvoirs, elle les obtint et tel fut le point de départ de la ligne régulière des bateaux que nous voyons arrêter chaque année à tous les ports du sud, jusqu’à la Rivière-du Loup et à tous les ports du nord, jusqu’à Chicoutimi.

En 1872, la compagnie Saint-Laurent acheta le bateau Union que la « Canadian Navigation Company » mettait sur la ligne du Saguenay avec le Magnet, en opposition au Clyde. La « Canadian Navigation… » abandonnait complètement toute prétention sur le bas Saint-Laurent et se retirait sur les lacs du Haut-Canada, dont elle continue à desservir les différents ports.

Les affaires brillantes de l’année 1872, dont le montant s’éleva à $574,684, permirent à la compagnie Saint-Laurent d’acheter, l’année suivante, deux nouveaux vapeurs, le Saint-Laurent et le Saguenay, et de réserver le Clyde pour une ligne spéciale entre Québec et Kamouraska, ligne qui comprend depuis quatre ans tous les ports du sud sans exception jusqu’à trente lieues en bas de Québec, tels que Berthier, l’Islet, Saint Jean-Port-Joli et la Pointe à l’Orignal.

En 1876, la fusion avec les autres compagnies de Remorqueurs n’existait plus, et cependant le chiffre des opérations de la compagnie Saint-Laurent s’élevait à $320,032, malgré la crise et la dépression générale qui ruinaient tant d’industries et paralysaient tant d’exploitations heureusement commencées.

En 1877, le nombre des passagers transportés par les bateaux de la compagnie atteignait le chiffre de 16,614 ; en « 78 » il descendait à 15,143, et en « 79 » à 14,000. Mais on espère de brillants résultats pour l’année 1880. Le fret pour les années « 77 » et « 78 » s’élevait à 7,000 tonnes, et pour l’année « 79 » à 6,000 tonnes seulement. Mais la diminution dans le fret de cette dernière année était due surtout au faible rendement des bleuets qui, en 1879, ne fut que de la moitié de celui des deux années précédentes. Mais, sous les autres rapports, la quantité de fret transportée avait été plus considérable.

Nous ne voulons pas insister davantage sur ces chiffres ; ce qu’il importe, c’est de constater les résultats généraux, comme nous venons de le faire sommairement ; ce qu’il importe, c’est de signaler jusqu’à quel point la compagnie des Remorqueurs du Saint-Laurent a été pour le Saguenay un instrument de développement, le seul qu’il ait eu depuis des années de se mettre en communication régulière avec la ville, de lui envoyer ses produits et d’en tirer rapidement ses échanges. Aussi, quelle différence, dans le mouvement commercial, entre le Saguenay d’aujourd’hui et celui d’il y a douze ans ! Alors, tout se faisait un peu comme dans les temps primitifs ; on ne voyait d’argent nulle part ; on échangeait simplement des produits contre des produits ; les colons n’avaient d’autre marché que les chantiers des MM. Price ; aujourd’hui ils envoient des milliers d’animaux tous les ans aux marchés de la ville ; en 1877, il était expédié de Chicoutimi et de la Grande Baie jusqu’à deux mille bœufs pour Québec, et l’on s’attendait à voir doubler ce nombre l’année suivante. Le commerce des grains, d’autre part, avait pris de telles proportions qu’il était question d’ériger des entrepôts pour l’emmagasinage des céréales, ce qui aurait eu pour double effet d’établir une réserve pour les temps de disette et d’assurer aux habitants la vente, sur les lieux mêmes, de l’excédant de leurs récoltes.

« Tous ces résultats », comme nous le disions dans les Chroniques de 1877, « sont dus en grande partie à l’esprit d’entreprise de la compagnie du Saint-Laurent qui fait ses profits en même temps qu’elle ouvre à la province de nouveaux débouchés et de nouvelles voies de commerce. Sans elle le Saguenay serait encore une terre à peu près inconnue et ses champs resteraient stériles ; elle a fait plus que les fertiliser, puisqu’elle leur a donné l’écoulement nécessaire en leur ouvrant le monde extérieur et en retenant le colon sur ses terres par la certitude de pouvoir toucher le prix de ses travaux. Dans quelques années d’ici, lorsque l’admirable vallée du lac Saint-Jean sera reliée à celle du Saint-Maurice, qu’elle sera mise en communication directe par terre avec la capitale et que sa population sera presque doublée, les jeunes cultivateurs d’alors, entendant parler des pénibles commencements du Saguenay, des disettes fréquentes des premiers temps et des amers découragements qui, bien des fois, chassèrent de leurs foyers les aventureux colons de 1845, aimeront peut être à savoir quand et comment le Saguenay commença à s’affranchir de sa misère, qu’elle fut l’origine de sa fortune, qu’elle fut la première voie ouverte devant lui, celle qui le mit en rapport avec le reste de la province en lui révélant à lui-même sa propre richesse. C’est alors que les quelques lignes que nous venons d’écrire trouveront sans doute leur utilité et que le lecteur ne pourra s’empêcher de nous savoir gré de lui avoir fait faire connaissance plus intime avec une compagnie qui a eu l’insigne privilége d’unir beaucoup de patriotisme à l’esprit d’entreprise et à l’intelligence des intérêts publics. »


Fin