Le Saguenay et la vallée du lac St. Jean/Chapitre 13

Imprimerie de A. Côté et Cie (p. 302-331).

CHAPITRE XIII


LE CHEMIN DE FER


I


Ceci est la question essentielle, la question vitale pour les colons du Lac Saint-Jean, et en même temps une question de la plus grande importance pour Québec auquel il manque une assiette agricole, une région dont il puisse tirer sûrement et abondamment son alimentation, un back-country, comme le dit si bien l’anglais d’un seul mot.

Il est impossible que la colonisation avance rapidement, qu’elle progresse à beaucoup près même de ce qu’elle pourrait le faire dans des conditions avantageuses de sol et de climat, si les colons n’ont pas de marché rapproché, s’ils sont obligés, pour atteindre un marché éloigné, de perdre un long temps en route et de dépenser en frais de voyage une bonne partie de l’argent que devra leur rapporter la vente de leurs produits. Que la région du Lac Saint-Jean soit fertile au delà de toute expression, elle n’en sera pas moins relativement stérile et improductive, tant qu’elle manquera de communications, de marchés réguliers et d’un chemin de fer qui mette toutes ses parties en relation avec les grands centres ; son développement agricole, sans ces conditions essentielles, ne sera jamais que pénible et précaire, et n’aura guère d’autre résultat que d’ajouter quelques centaines ou quelques milliers de malheureux de plus à ceux qui peuplent déjà en trop grand nombre les nouveaux établissements.

Cette vérité élémentaire est depuis longtemps comprise ; mais, chez nous, entre la conception et l’exécution, il y a des abimes à franchir. Nous nous enflammons vite pour un projet, mais nous le laissons ensuite misérablement échouer dès qu’il s’agit d’employer les plus simples moyens pratiques de le mettre à exécution. Et puis, que d’entraves rencontrent les entreprises publiques, que de rivalités elles font éclore, que de craintes subites, que de considérations « bien mûries et bien pesées » elles engendrent tout à coup ! Il y a un quart de siècle qu’une foule de choses auraient dû être faites dans notre province, et qui sont loin encore de leur réalisation, grâce à notre apathie, dès qu’il s’agit d’entreprendre, et à notre activité quand il s’agit de mettre des bâtons dans les roues, grâce, à une disposition incurable à la taquinerie mesquine et à l’examen des choses, seulement sous leurs plus petits côtés. Pendant ce temps, les pays qui nous entourent, marchent : telle, par exemple, Ontario, notre voisine, qui « considère » bien moins que nous, mais qui sillonne son territoire de routes et de voies ferrées conduisant dans toutes les directions, et qui ouvre d’immenses districts nouveaux à l’émigration locale et étrangère. Voilà déjà vingt-six ans que la première idée de construire un chemin de fer de Québec vers la vallée du lac Saint-Jean a été conçue, et où en est-on encore à l’heure actuelle ? C’est à peine si, après avoir surmonté toute sorte de difficultés et vaincu une opposition formidable de la dernière heure, la compagnie chargée de cette entreprise peut dire que le terrain est maintenant libre devant elle et qu’elle peut aller de l’avant sans avoir à redouter d’autres obstacles que ceux de la nature. Mais n’anticipons pas ; regardons plutôt en arrière maintenant que le succès de l’entreprise semble assuré, et voyons par quelle série d’événements et de phases a passé la question du chemin de fer du Lac Saint-Jean avant d’en arriver à la solution définitive que lui a donnée la députation provinciale à la dernière session.

C’est en 1854 que se formait une compagnie appelée d’abord « Chemin de fer du nord de Québec, » et plus tard « Chemin de fer de Québec et du Saguenay, » ayant pour objet de construire un chemin de fer allant de la capitale à la rivière Sainte-Anne, et de le prolonger ensuite jusqu’au lac Saint-Jean. Mais cette compagnie ne réussit guère qu’à faire faire quelques explorations. En 1868, la question fut ramenée sur le tapis, et, en 1869, la « Compagnie du chemin de fer de Québec et Gosford » recevait de l’Assemblée Législative pleins pouvoirs pour établir une ligne de Québec au township Gosford, distance de vingt-six milles, en suivant la direction nécessaire pour atteindre le lac Saint-Jean.

C’était là la première charte octroyée. La compagnie était constituée sous la présidence de l’honorable M. H. G. Joly, et le bureau de direction comprenait quelques-uns des capitalistes de la ville. Peu après, elle obtenait une deuxième charte avec un octroi de terres et l’autorisation de poursuivre la ligne jusqu’au lac Saint-Jean. À cette deuxième charte en succédait une troisième qui changeait l’octroi de terres en argent et accordait à la compagnie un subside de $1,750 par mille. La ville de Québec prenait pour $10,000 !! de stock, et des souscriptions privées étaient ouvertes. Mais ce n’était pas avec ces ressources dérisoires que la compagnie pouvait construire un chemin de fer ; aussi fut-il décidé de n’employer que des lisses de bois sur le parcours de la voie, en attendant qu’on pût les remplacer par des rails de fer.

Au mois de septembre 1871, le chemin était complété et l’exploitation en commençait. Les résultats du trafic créé par cette nouvelle ligne ne tardèrent pas à dépasser les espérances de la compagnie ; trois grandes scieries s’élevèrent sur des rivières traversées par elle, et de grandes quantités de bois de corde et de bois équarri furent transportées sur le marché de la ville. Mais la saison des pluies et des gelées arriva, et l’on reconnut qu’il était impossible de faire rouler des trains sur des lisses de bois, parce que les gelées les faisaient dérailler.

L’année suivante, 1872, donna d’assez bons résultats, mais en 1873, la voie était presque hors de service ; on lui fit inutilement quelques réparations, et en 1874, elle était abandonnée.

Durant l’hiver de 1870, une exploration du pays que devait traverser la ligne projetée en ligne directe jusqu’au lac Saint-Jean était faite par M. Casgrain, arpenteur, et celui-ci déclarait la route praticable. En 1872, un autre arpenteur, M. Sullivan, faisait un rapport qui détruisait le précédent, en sorte que l’on songea à faire incliner le tracé plus à l’ouest, pour éviter les montagnes, et à suivre la vallée de la Métabetchouane, conformément au rapport de M. Sullivan. C’est sur ces entrefaites que les habitants du township Roberval présentèrent à la Compagnie une pétition dans laquelle ils affirmaient que la voix ferrée pouvait être construite sans aucun obstacle sur une longueur de vingt lieues, à partir de l’embouchure de la rivière Ouiatchouaniche.

Le 27 novembre, 1874, M. Edmond Giroux, conseiller de ville, proposait au conseil municipal de Québec de demander à l’Assemblée Législative l’autorisation d’émettre, pour trente ans, des débentures ne portant pas plus de sept pour cent d’intérêt, comme souscription ou capital de la « Compagnie de Gosford et du Lac Saint Jean. » Le montant de ces débentures devait être de $150,000, représentant une subvention de $2,500 par mille, et étaient payables par fractions de $90,000 au fur et à mesure que la compagnie aurait construit trente-six milles de chemin. La distance entre Québec et le lac Saint-Jean étant évaluée à 180 milles, la ligne se trouvait divisée en cinq sections égales, et la compagnie recevait successivement cinq fois $90,000. Cependant, comme il y avait dans le public beaucoup de préventions contre la compagnie, qu’on accusait ses directeurs de ne vouloir autre chose, sous prétexte de construire un chemin de fer, que spéculer sur les « limites » de bois que quelques-uns d’entre eux possédaient dans les townships avoisinants, M. Giroux proposa que la compagnie ne recevrait pour la première section de trente-six milles, c’est-à-dire de Québec à Saint-Raymond, que la somme de $50,000, la différence de $40,000 revenant à la compagnie sur cette section ne devant être payable que lorsque la ligne entière aurait été complétée.

Cette proposition, mise aux voix, reçut dix-neuf votes approbatifs contre quatre négatifs. C’était donc chose conclue. En outre le conseil de ville faisait disparaître quelque temps après l’exception qu’il avait faite au sujet de la première section de la ligne, et donnait sa subvention de $90,000 en entier.

Pendant l’hiver de 1874, M. Horace Dumais, arpenteur, était chargé par le gouvernement provincial de faire, d’une part, une exploration scrupuleuse du pays compris entre le lac Saint-Jean et la rivière Saint-Maurice, en partant de la Ouiatchouane et en suivant le lac des Commissaires, le lac Édouard et la rivière Batiscan ; d’autre part, à partir du lac Édouard jusqu’à la Tuque, et en suivant ensuite la rivière Croche et la Ouiatchouaniche jusqu’au lac Saint-Jean. — Voici quelques extraits de la lettre écrite par M. Dumais au Commissaire des Terres de la Couronne, à la suite de son exploration :

« Le résultat de mes travaux confirme amplement la certitude où j’étais qu’il était possible d’ouvrir à la colonisation une partie du vaste domaine qui s’étend en arrière de la vallée du Saint-Laurent. Il ne peut être douteux que la colonie isolée du lac Saint-Jean ne soit, dans un avenir rapproché, rattachée par une longue suite d’établissements aux belles paroisses riveraines du Saint-Laurent entre Québec et Trois-Rivières, de même qu’à la vallée du Saint-Maurice. La chaîne des Laurentides a, pour ainsi dire, été supprimée de la région que j’ai explorée les plus hautes terres n’y atteignant pas plus de six cents pieds au dessus du niveau du lac Saint-Jean…

« La descente vers le Saint-Laurent est presque imperceptible ; la vallée est large et la vue magnifique ; le sol est gris et jaune, et couvert d’une riche marne qui promet beaucoup, si l’on peut regarder comme un indice favorable les forêts luxuriantes de toute espèce de bois qui remplissent cette partie du pays d’une rivière à l’autre.

« L’Île du lac Édouard est comme le trait-d’union qui réunit les vallées du Saguenay et du Saint-Laurent. Dans la vallée de la rivière Croche le sol est fertile ; il est couvert d’une végétation luxuriante sur une profondeur d’un demi-mille de chaque côté de la rivière. Çà et là, sur cette lisière de terrain, s’élèvent des établissements où se font de belles récoltes de blé et d’avoine, les rives de la rivière Croche sont riches en pin de la meilleure qualité.

« D’après les assertions d’hommes compétents, qui ont vécu plus de vingt ans dans cette partie du pays, il semble impossible de faire passer un chemin de fer dans la vallée du Saint-Maurice, si ce n’est à un prix énorme. La route la plus naturelle et la moins dispendieuse, qui est à six cents pieds au-dessous de celle explorée par M. Sullivan, et qui traverse de larges espaces de bonne terre couronnés de forêts magnifiques, n’est autre que la route qui passe dans la vallée de la rivière Batiscan…

« Les vallées de la Ouiatchouane, de la Bostonnais, de la Batiscan, de la petite Bostonnais et de la Croche contiennent presque un million de terres arables, dont la moitié se trouve dans le comté de Chicoutimi. Ce fait suffit et au delà pour engager le gouvernement et les amis de la colonisation à favoriser, à aider l’établissement du vaste territoire que renferme la province de Quebec et qui peut contribuer si puissamment à ses progrès et à sa prospérité. »


II


De 1874 à 1878, la compagnie fit faire peu de travaux, et l’entreprise semblait comme abandonnée, mais elle ne tarda pas à être de nouveau remise à l’ordre du jour. La compagnie avait résolu dans l’intervalle d’adopter le tracé de M. Dumais et de ne pas passer par Gosford, comme le prescrivait sa quatrième charte par laquelle elle obtenait une subvention de $4,000.00 par mille pour une ligne allant « de Gosford au lac Saint-Jean. » Elle voulait construire sa ligne de la rivière Jacques-Cartier directement à Saint-Raymond, et de là au Lac, afin d’éviter une longue courbe qu’il lui aurait fallu faire en passant par Gosford. C’est pourquoi elle changeait son titre de « Compagnie du Chemin de fer de Québec et Gosford » et prenait celui de « Compagnie du Chemin de fer de Québec et du lac Saint-Jean. » Elle se constituait au capital de cinq millions de dollars et reprenait les travaux interrompus, en faisant commencer la construction d’un pont sur la rivière Jacques Cartier.

Mais elle n’allait pas tarder à être vivement combattue par une compagnie nouvelle qui s’était récemment formée et qui avait obtenu de l’assemblée législative un acte l’incorporant sous le nom de « Compagnie du Chemin de fer du Saint-Laurent, des Basses Laurentides et du Saguenay. » Cette compagnie, dont l’objet principal était l’exploitation des forêts entre les vallées du Saint-Maurice, de la Batiscan et du lac Saint-Jean, et qui voulait construire une ligne aboutissant à un point quelconque entre Batiscan et Trois-Rivières, se présentait sous des dehors alléchants, comme en peut le voir par la pétition suivante adressée au gouvernement par ses directeurs, durant la session de 1879.



À SON HONNEUR LE LIEUTENANT-GOUVERNEUR
En Conseil,


L’humble requête des soussignés
expose respectueusement :


Que Vos Pétitionnaires ont obtenu de la Législature de cette province un acte les incorporant sous le nom de Compagnie du Chemin de fer du Saint-Laurent, des Basses-Laurentides et du Saguenay,

Que la construction du chemin de fer projeté par cette compagnie est destinée à relier les établissements de la vallée du lac Saint-Jean avec les anciennes paroisses du Saint-Laurent par la seule voie reconnue possible aujourd’hui, celle qu’offrent les vallées de la rivière Batiscan et de la Ouiatchouane.

Que ce chemin sera de nature à développer rapidement la colonisation dans cette partie du pays, tandis que sans l’établissement d’une voie ferrée dans ces cantons, la colonisation sera toujours très-lente et rencontrera des obstacles presque insurmontables,

Que pour favoriser la construction de ce chemin, Vos Pétitionnaires ont l’espérance que vous voudrez bien recommander à votre gouvernement d’accorder à la compagnie que Vos Pétitionnaires représentent, l’appui qui a été accordé aux autres chemins de fer de cette province,

Que, dans cette vue, Vos Pétitionnaires ont l’honneur de demander qu’une subvention de vingt mille acres de terre par mille de chemin à construire, soit accordée à la compagnie qu’ils représentent,

Que sur le parcours du chemin projeté et notamment dans la vallée du lac Saint-Jean, le prix des terres de la Couronne est de vingt cents l’acre,

Qu’à ce taux les vingt mille acres demandés représentent nominalement la somme de quatre mille piastres que les chemins de fer du sud tiennent de la libéralité du gouvernement,

Que, de plus, les chemins du sud ne sauraient avoir, au point de vue de la colonisation et des intérêts généraux de la province, l’importance de la ligne projetée par Vos Pétitionnaires,

Que les fonds nécessaires pour mener à bien cette entreprise devront être, en grande partie, prélevés sur les marchés étrangers,

Que pour pourvoir au remboursement de cet emprunt, Vos Pétitionnaires seront tenus de vendre leurs terres aux colons le plus tôt possible et d’offrir à ces derniers tous les avantages possibles, de manière à les attacher permanemment au sol et à fournir ainsi au chemin de la compagnie un trafic rémunérateur sur tout son parcours,

Que, par conséquent, la compagnie deviendra l’agent de colonisation le plus effectif que Votre Gouvernement puisse désirer et cela sans qu’il soit nécessaire d’émarger au budget.

C’est pourquoi Vos Pétitionnaires concluent humblement à ce qu’il plaise à Votre Gouvernement d’accorder à la compagnie du chemin de fer du Saint-Laurent, des Basses-Laurentides et du Saguenay une subvention de vingt mille acres de terre par mille de chemin à construire pour relier le Saint-Laurent et le Lac Saint-Jean.

Le tout humblement soumis.

E. H. Trudel, Chs. F. Beauchemin,
Arthur Gagnon, Théophile Perrault,
Jacques Franchère, G. H. Dumesnil,
Alphonse Ouimet, F. G. Boutillier.

Il ne fut pas donné suite à cette pétition durant l’année 1879, mais la compagnie primitive, mise en éveil par le danger qui semblait la menacer, poussa vigoureusement ses travaux dans la direction de Saint-Raymond et fit construire sur la rivière Jacques-Cartier un pont de fer, élevé sur trois piliers de granit, et qui allait coûter près de cinquante mille dollars. (Ce pont est aujourd’hui terminé).

Elle dépensait, de 1879 à 1880, plus de trois cent mille dollars et donnait de l’ouvrage à cinq cents hommes, outre qu’elle faisait construire au Palais cinquante plate-formes, qui employaient cent artisans, tels que charpentiers, fondeurs, forgerons ; elle faisait fondre les roues des wagons chez Bissett, et manifestait sa détermination arrêtée de faire faire dans la capitale tout le matériel roulant. Pour ces divers travaux, le gouvernement local lui donnait la somme de $38,000, en à-compte, ne pouvant faire plus dans l’état des finances publiques, mais il restait devoir à la compagnie sa subvention de $4,000 par mille, payable lorsque la première section de la ligne serait parachevée. (Cette première section, comprenant l’espace entre Québec et Saint-Raymond, distance de 33 milles, sera livrée à la circulation le 1er décembre prochain, et le gouvernement devra donc alors payer à la compagnie la somme de $32,000, déduction faite sur le montant total de la subvention des $38,000 déjà donnés et de trois milles parcourus sur le chemin de fer du nord par la ligne du chemin de fer du Lac Saint-Jean. La municipalité de Québec devra aussi payer à cette époque à la compagnie la somme de $90,000, qui est le montant de la subvention accordée par elle pour la première section de la ligne).

Encouragés par les progrès que faisait l’entreprise, les directeurs de la compagnie résolurent, à la fin de l’année dernière, de s’adresser au gouvernement fédéral pour en obtenir une subvention ; mais ils voulurent, préalablement, faire visiter les travaux par le premier ministre, Sir John A. McDonald, qui accepta leur invitation, en compagnie de bon nombre de membres de la députation provinciale et du conseil de ville. Il se montra si satisfait de l’aspect et de la marche des travaux qu’il donna aux directeurs l’assurance formelle de son concours actif au parlement, leur demandant, en attendant la convocation des chambres de faire autant de publicité que possible sur la région du Lac Saint-Jean, et leur faisait entrevoir en outre l’existence future probable d’un embranchement qui relierait le chemin de fer du Lac avec celui du Pacifique.

Charmés des perspectives nouvelles qui s’ouvraient devant leur entreprise, les directeurs de la compagnie cherchèrent un moyen d’obtenir promptement la subvention fédérale, et ils faisaient, le 31 décembre dernier, la proposition suivante à Sir Charles Tupper, ministre des chemins de fer, dans une lettre qu’il est inutile de reproduire ici en entier :

« Nous vous présentons un projet qui peut être envisagé plutôt au point de vue de l’émigration et de la colonisation qu’à celui des travaux publics. Le gouvernement ne pourrait-il pas distraire tous les ans, pendant vingt ans, du fonds de l’émigration et de la colonisation, la somme de $80,000, pour garantir le paiement des intérêts, à 4 pour cent, sur les obligations de la compagnie, émises au montant de quatre cent mille livres sterling, payables par sommes de 2,500 livres sterling, après chaque mille de chemin terminé, et rachetables dans vingt ans ? En échange de cette subvention, la compagnie s’engage :

1. À construire la voie ferrée jusqu’au lac Saint-Jean d’ici au mois de janvier 1887, avec des rails d’acier et des ponts de fer sur les principales rivières.

2. À établir le long de la ligne, ou dans la région du Lac, deux cents familles par année, pendant toute la durée de la garantie donnée par le gouvernement.

3. À dépenser annuellement en faveur des colons, pendant la marche des travaux, une somme d’au moins deux cent mille dollars.

4. Le gouvernement aura le privilège d’acheter la ligne sur payment de dix pour cent de plus que le prix qu’elle aura coûté.

5. Le gouvernement nommera un commissaire qui surveillera les travaux et obtiendra la certitude que toutes les conditions ont été remplies avant chaque émission successive des obligations de la compagnie, portant l’endossement fédéral. »

Signé, W. Withall, président,
" James G. Ross, directeur,
" E. Beaudet, vice-président,
" James G. Scott, secrétaire.

Plus tard, au commencement d’avril, une députation composée du maire de Québec, des directeurs de la compagnie, MM. James G. Ross, E. Beaudet, Wm. Withall, Wm. Baby, et de MM. T. Ledroit, Frank Ross, J. D. Brousseau, J. G. Scott, W. W. Stevenson, se rendait à Ottawa, pour demander une subvention au gouvernement fédéral, en se basant sur les considérations suivantes ;

1o Le Lac Saint-Jean est, de tous les districts de la province, et peut-être du Dominion, celui qui fait actuellement le plus de progrès ; il attire rapidement les colons de toutes parts, malgré le grand désavantage qui résulte de son éloignement de tous les centres commerciaux. Sa population, qui n’était que de 10,500 en 1861, de 17,500 en 1871, est maintenant de 30,000 âmes à peu près. Il est le district qui produit le plus de blé dans la province et est comparable, sous ce rapport, avec les meilleurs comtés d’Ontario. Cependant, le blé ne peut y être cultivé avec profit, les frais de transport jusqu’au marché étant ruineux.

2o Les habitants de ce district, qui paient leur part de la dette publique, n’ont jamais retiré aucun profit de la législation concernant les chemins de fer, ni des grands travaux exécutés ou en voie de l’être. En supposant que par la construction du chemin de fer du Pacifique, la dette publique soit portée à $300,000,000, la part que devra supporter, sans compensation aucune, la population du Lac Saint-Jean, sera de deux millions cinq cent mille dollars. Si, comme cela semble probable, cinquante millions doivent être dépensés pour la Colombie Britannique, dont la population ne dépasse pas 10,586 âmes, assurément les trente mille âmes du Lac Saint-Jean ont droit à la subvention modeste que nous demandons, et qui, capitalisée, représente seulement un million de dollars.

3o Depuis la confédération, le gouvernement fédéral a donné souvent de l’aide aux chemins de fer locaux. Par exemple, le « Northern Railway, » de Toronto, qui est la contre-partie, dans Ontario, du chemin de fer du Lac Saint-Jean, dans Québec, a reçu du gouvernement fédéral deux millions trois cent mille dollars. Le « Great Western, » courant à l’ouest de Toronto, parallèlement au Grand Tronc, a reçu $2,810,000. On a laissé s’accumuler l’intérêt de ces prêts, au point qu’en 1867 ces deux compagnies devaient respectivement des intérêts s’élevant à $1,433,760 et à $1,130,747. Plus tard, le « Northern » a fait avec le gouvernement un arrangement qui lui a permis de s’acquitter de tout ce qu’il lui devait en ne payant que §486,666 dollars. En outre, le « Canada Central, » divers embranchements du Grand Tronc, le chemin de la Baie Georgienne, dans Ontario, et plusieurs chemins des provinces maritimes ont tous été subventionnés par le gouvernement fédéral.

4o La subvention demandée par le chemin de fer du Lac Saint-Jean ne coûtera au gouvernement fédéral que $80.000 par année ; elle suffira, avec les autres moyens à la disposition de la compagnie, pour construire la ligne, et elle aura pour résultat : 1o L’établissement d’une fertile et vaste région, le Manitoba de l’Est, capable de nourrir plus d’un demi-million d’habitants, possédant un climat semblable à celui de Montréal, admirablement propre à la culture de tous les grains, et placée dans d’excellentes conditions pour l’élevage des bestiaux, dont l’exportation prend de si grandes proportions, puisqu’elle n’est qu’à 160 milles du principal port du Dominion. 2o L’ouverture d’un nouveau champ à l’émigration, de l’emploi garanti par la compagnie aux nouveaux colons pendant la durée des travaux, et un moyen puissant d’arrêter l’incessant exode de notre population vers les États-Unis. 3o Une carrière agricole offerte à tous ceux que l’industrie de la construction des navires, à peu près abandonnée, a laissés sans ressources. 4o Une source de revenus nouvelle et tous les ans augmentée pour le havre de Québec où se font actuellement des travaux considérables. 5o Enfin, la création d’une source d’alimentation importante pour le chemin de fer Intercolonial, avec lequel celui du Lac Saint-Jean sera relié à Lévis, au moyen d’un ferry traversant de Québec à cette dernière ville.

Tel était l’exposé clair, sensé et concluant que la députation allait présenter au gouvernement fédéral pour le décider à accorder une subvention à la compagnie du chemin de fer du Lac Saint-Jean. Mais, malheureusement, les ministres ne purent qu’y prêter une oreille sympathique, la situation précaire des finances leur interdisant de donner aucune aide à des entreprises nouvelles, et des questions pressantes à régler les obligeant d’ajourner à l’année suivante tout examen relatif à celle du chemin de fer du Lac Saint-Jean. C’est partie remise uniquement, mais avec de bien meilleures perspectives pour l’année prochaine que pour l’année présente.


III


Dans le cours de l’hiver de 1880, un parti d’ingénieurs et d’arpenteurs fut envoyé pour faire l’exploration du tracé Dumais, d’après lequel la ligne, partant de la rivière Jacques-Cartier, passe au sud du lac Saint-Joseph, dans la seigneurie Fossambault, à peu de distance du chemin de fer du nord, traverse Bourglouis, où est Saint-Raymond, puis le township Colbert, atteint la rivière Batiscan qu’elle suit jusqu’au lac Édouard et, de là, remonte presqu’en ligne droite jusqu’au lac Saint-Jean où elle aboutit au township Roberval. Trois mois après leur départ, les explorateurs étaient de retour et l’ingénieur-en-chef de la ligne présentait aux directeurs de la compagnie le rapport suivant qui faisait adopter définitivement la route Dumais comme étant la plus avantageuse à tous les points de vue pour les intérêts de la province :

Québec, 28 mai, 1880.
M. le Président et Messieurs
les Directeurs de la Compagnie du Chemin
de fer de Québec et du Lac Saint-Jean
Messieurs,

Les arpentages des diverses lignes projetées pour le chemin de fer de Québec et du Lac Saint-Jean étant maintenant complétés, je prends la liberté de vous présenter mon rapport.

Les arpentages faits durant l’hiver dernier comprennent :

1o Un arpentage barométrique d’une modification de la ligne arpentée par M. O’Sullivan, en 1873, le long de la rivière Métabetchouane, soit sur une distance d’environ 40 milles de cette ligne, entre la rivière Jacques-Cartier et les hauteurs du bassin de la rivière Métabetchouane.

2o Un arpentage instrumental, avec des niveaux par chaque cent pieds, de la ligne projetée, dans la vallée de la rivière Batiscan, depuis Saint-Raymond jusqu’au lac Édouard.

3o Un arpentage du même genre, depuis l’embouchure de la rivière Ouiatchouane, sur le lac Saint-Jean, pour toucher la ligne, en dernier lieu mentionnée, au lac Édouard.

Le premier arpentage, ou l’arpentage No 1, a été fait par MM. O’Sullivan et Shanly, I. C. ; le second, ou l’arpentage No 2, a été fait par moi-même, et l’arpentage No 3 a été fait par M. Garden, I. C. ; et tous trois, nous avons réussi à trouver des passes convenables à la construction d’un chemin de fer.

Le résultat de l’étude des deux routes proposées peut se résumer comme suit :


LA LIGNE DE MÉTABETCHOUANE


La distance entre la jonction de votre chemin avec le chemin de Q. M. O. et O., près de Québec, et l’embouchure de la Métabetchouane, au lac Saint-Jean, sera de 141 milles.

Quant à la gradation, autant que nous avons pu l’établir au moyen d’un arpentage barométrique, elle sera aussi avantageuse que sur la route de la Batiscan. Le sommet atteint est de 2,100 pieds au-dessus du niveau de la mer. La nature du sol, sauf en quelques endroits isolés, n’est pas propre à des établissements, et le bois de commerce y est assez rare.


LIGNE DE LA BATISCAN (Arpentages 2 et 3.)


La distance, depuis la jonction du Q. M. O. et O., avec le chemin de fer du lac Saint-Jean, par ce tracé, sera de 175 milles, mais la longueur de ce chemin pourra être diminuée lors de la construction.

Le maximum de la gradation, dans la direction du nord, sera de 118 pieds par mille, et vers le sud, de 100 pieds par mille. Cette gradation ne s’étend que sur une faible distance ; elle peut être diminuée ; et la ligne, en général, en ce qui se rapporte à la gradation, sera très-avantageuse.

À la hauteur des terres nous avons constaté une élévation de 1,500 pieds au-dessus du niveau de la mer. Le sol m’a paru de meilleure qualité que je ne le croyais. M. Garden m’a dit que sur les 75 milles qu’il a arpentés, à partir du lac Saint-Jean jusqu’au lac Édouard, la plus grande partie du terrain, quoi qu’il ne soit pas d’aussi bonne qualité que les terrains avoisinant le lac Saint-Jean, sont aussi propres à la colonisation que les terres actuellement occupées, ou retenues à cette fin, au lac des Commissaires, à environ trente milles du lac Saint-Jean. Sur la partie de la ligne que j’ai arpentée, disons entre Saint-Raymond et le lac Édouard, il y a une grande étendue de terrain propre à la colonisation. Dans la vallée de la Batiscan les terrains sont rétrécis et la nature du sol me paraît trop légère pour se prêter à la culture du blé, mais très-propre aux pâturages, à la culture de l’avoine et des végétaux. Sur une élévation dominant la vallée de la rivière, on trouve des plateaux très-favorables à la culture, et aux alentours du lac Édouard et de la rivière à Pierre, il y a des terrains d’excellente qualité sur une grande étendue.

Le merisier blanc prédomine dans la vallée de la Batiscan ; plus au nord et au sud, on trouve le pin, l’épinette, le merisier et l’érable en quantité considérable.

En somme, je n’hésite pas à recommander l’adoption du tracé de la rivière Batiscan.

Le tracé de la Métabetchouane ne vaut davantage que par son raccourci de 30 milles ; mais, vu que les terrains d’exploitation profitable sont principalement situés au nord et à l’ouest du lac Saint-Jean, cet avantage est presque nul.

Quant à l’élévation, la ligne de la Batiscan est de 600 pieds au-dessous de l’autre, ce qui mérite une attention spéciale dans ce climat ; et si le chemin de fer doit passer par cette route, il devra, en favorisant la colonisation des belles terres du lac Saint-Jean, créer sur son parcours une série d’établissements depuis Saint-Raymond jusqu’au Lac, à part le grand trafic de bois de commerce qu’il commande.

D’après mes observations en général, je reconnais que les rapports de M. Dumais, A. T. C., relativement à l’exploration de ce district, sont exacts ; et je crois qu’au fur et à mesure que la colonisation fera des progrès dans ce territoire, de nouvelles étendues de bonnes terres seront découvertes.

Votre tout dévoué,
(Signé,) JAMES CADMAN,
Ingénieur-en-chef
du Chemin Québec et du Lac Saint-Jean.

Le rapport de M. l’ingénieur Cadman était appuyé par l’opinion de M. Light, ingénieur-en-chef de la province, exprimée en ces termes :

Québec, 4 juin, 1880.
A. M. J. G. SCOTT,
Secrétaire du
Chemin de fer de Québec et du lac Saint-Jean.

Monsieur. — J’ai l’honneur d’accuser réception de votre lettre du 3 de ce mois, avec les rapports, plans et profils des arpentages des deux différentes routes propres à la construction de votre chemin de fer du lac Saint-Jean. Vous me demandez mon avis sur l’ensemble du projet, dans le but de guider la compagnie dans le choix de la meilleure route pour la construction de son chemin de fer.

Après un examen attentif des pièces, je trouve que les traits marquants de ces deux routes se distinguent comme suit : —

LIGNE MÉTABETCHOUANE


Longueur, de Québec au lac Saint-Jean — 141 miles. La quantité de bonnes terres, qui s’étend au nord et à l’ouest du lac Saint-Jean, doit engager, à ajouter à cette longueur la distance qui sépare l’embouchure de la Métabetchouane de la rivière Ouiatchouane, soit quinze milles, ce qui donnerait à la ligne de Métabetchouane une longueur utile de 156 milles.

Sommet, 2,100 pieds au-dessus du niveau de la mer — mais cette hauteur n’ayant été prise qu’au baromètre, il est possible qu’elle soit beaucoup plus considérable.

Niveaux : — À peu près aussi avantageux que ceux de la ligne de la Batiscan, mais vu que 40 milles de la partie la plus difficile ont été pris au baromètre, ces derniers, aussi, peuvent être de beaucoup plus élevés.

Sol : — L’étendue de bon terrain, propre à la culture, me paraît très-limitée.

Bois de Commerce : — La quantité de bois de commerce est peu considérable.


LIGNE DE LA BATISCAN


Longueur : — De Québec au lac Saint-Jean, 175 milles.

Sommet : — Par arpentage fait sur les lieux, 1,500 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Niveaux : — La pente la plus considérable sera de 105 pieds par mille, à l’exception d’une partie de la rampe descendant au terminus du lac Saint-Jean, dont le niveau sera dans une proportion de 118 pieds par mille.

D’après la position de cette rampe, si rapprochée du terminus, je n’y vois aucune objection, et si le terminus est changé, comme je l’ai appris, elle peut facilement être évitée. Dans l’ensemble, les pentes sur cette ligne sont de descente facile, le profil montrant de longues étendues d’un niveau comparativement uni, ce qui en rend la construction d’un coût raisonnable.

Sol : Jugeant par le rapport de votre ingénieur, il existe sur cette ligne une quantité considérable de terres arables, offrant, à la condition que la construction du chemin de fer ait lieu, les moyens d’établir le pays sur tout son parcours, depuis Québec jusqu’au lac Saint-Jean.

Bois de Commerce : — Le rapport démontre qu’il existe des quantités considérables de bois de commerce sur cette route, considération très-importante pour le futur trafic du chemin.




Les avantages qu’offre la route de la Batiscan sont si frappants qu’il m’est inutile de déclarer que j’appuie entièrement le choix que votre ingénieur-en-chef en a fait. Le fait que le sommet de cette ligne est de 600 pieds plus bas, et que sur une longueur de 35 milles, la ligne de la Métabetchouane court sur une plus grande élévation que le point culminant atteint par la ligne de la Batiscan, suffit à lui seul — dans ce climat… pour trancher la question. Et si l’on ajoute à cela tous les autres avantages qu’offre cette ligne, il n’y a plus à hésiter.

J’ai l’honneur d’être,
Monsieur,
Votre obéissant serviteur,
A. L. Light.

Voilà pour la ligne principale de Québec au lac Saint-Jean, mais il faudrait y ajouter un embranchement allant de la rivière Batiscan à La Tuque, pour des raisons de premier ordre. La Tuque est en effet l’entrepôt du bois de toute la vaste région arrosée par le Saint-Maurice, et la construction d’un chemin de fer de Québec à La Tuque assurerait à ce chemin le transport de presque tous les éléments nécessaires à l’exploitation du bois sur le Saint-Maurice ; de là, la ligne traversant la hauteur des terres et suivant la rivière Ouiatchouaniche, atteindrait le lac Saint-Jean.

Sur le parcours de cette ligne il n’y a pas moins de treize grandes rivières, outre un grand nombre d’autres plus petites. À chacun des points d’intersection il s’élèvera sans doute plus tard une scierie et toute la région deviendra un vaste champ nouveau pour l’industrie forestière. À l’heure actuelle même, la quantité de billots amenés annuellement par le Saguenay et le Saint-Maurice a une capacité de cent vingt millions de pieds, ce qui suffit à charger 15,000 cars (wagons) de première dimension.

Grâce au chemin de fer du lac Saint-Jean, Québec deviendrait l’entrepôt qui approvisionnerait tous les chantiers de bois du Saint-Maurice et du Saguenay ; et ce commerce d’approvisionnement est estimé à $300,000 ou $500,000. La première section seule mettrait la ville en communication immédiate avec quelques-unes des plus florissantes paroisses de la province, lesquelles contenaient en 1871 une population de douze mille âmes.

En 1874, la manufacture de bois de construction dans la région que devra traverser le futur chemin de fer a été de 148,114 billots de pin et de 277,726 billots d’épinette ; donnant un total de 58,345,400 pieds.

Le total de l’exportation de madriers de pin et d’épinette, du port de Québec, dans la même année, s’élevait à 215,356,761 pieds, d’où l’on voit que le Saint-Maurice et le Saguenay fournissaient plus du quart de l’exportation.

Il est bien reconnu que le trafic sur les chemins de fer qui traversent un district boisé est plus certain et plus avantageux à leurs terminus que celui de n’importe quels autres chemins. Cela a surtout été remarqué dans la province d’Ontario, où ces sortes de chemins de fer ont créé un immense trafic, non-seulement pour eux-mêmes, mais pour les villes à travers lesquelles ils passent ; par exemple, en 1874 :

Le chemin de fer de Toronto et Nipissing a transporté 27,562 cordes de bois, 40,759 pieds cubes de bois carré, 16,685,870 pieds de bois scié ; celui de Midland 55,334,450 pieds de bois scié et 314,006 pieds cubes de bois carré ; celui de Brockville et Ottawa 129,391,125 pieds de bois scié.

Ce qui équivaut aux trois-quarts du trafic de ces chemins.

Le commerce de bois de Québec a bien besoin de pareils stimulants, car son décroissement annuel devient de plus en plus alarmant, l’exportation du pin blanc étant tombée de 19,000,000 de pieds cubes en 1854 à 10,000,000 de pieds en 1874.


IV


La session législative de 1880 était à peine commencée que déjà la compagnie voyait se dresser devant elle un antagoniste redoutable dans la société des Basses-Laurentides et du Saguenay, qui, pendant près de deux mois, employa toutes les tentatives et toutes les manœuvres possibles pour la faire échouer auprès du gouvernement et de la députation. M. Boutillier, le représentant de Rouville, qui s’était fait en Chambre l’avocat de la compagnie rivale, prétendait que la compagnie du chemin de fer de Québec au Lac Saint-Jean avait perdu sa charte, vu qu’elle n’avait pas fait faire les travaux dans le temps prescrit, qu’elle avait pris sur elle de laisser de côté Gosford pour aller droit à Saint-Raymond et que, par conséquent, elle n’avait plus droit à sa subvention. Il s’agissait donc pour la compagnie de faire régulariser sa position, de prouver qu’elle avait fait travailler à la voie dans le temps prescrit par sa charte, de faire reconnaître l’ouvrage accompli sur le tracé direct, par lequel on évitait Gosford, et en même temps de faire sanctionner le fait accompli, le droit qu’elle s’était arrogé de dévier du tracé primitif, pour que sa subvention fût maintenue et sa charte modifiée dans le sens du tracé nouveau de Québec à Saint-Raymond. C’est pourquoi M. Beaudet, le représentant du comté de Chicoutimi, présenta à l’Assemblée Législative un projet de loi pour amender les bills antérieurs relativement à la compagnie du chemin de fer de Québec et du Lac Saint-Jean, projet conçu en ces termes :

ATTENDU que la compagnie du chemin à lisses de Québec à Gosford a été autorisée par acte législatif à prolonger son chemin, depuis le canton de Gosford jusqu’à un point quelconque sur le lac Saint-Jean, en suivant le tracé le plus facile et le plus praticable, et qu’elle a été autorisée à prendre le nom de « compagnie du chemin de fer de Québec et du lac Saint-Jean ; »

Attendu que la compagnie a accepté le dit acte, qu’elle s’est soumise à ses termes, qu’elle est actuellement occupée à construire et à équiper son dit chemin de fer, et qu’elle fait tous ses efforts pour réussir à le compléter ;

Attendu que, depuis le commencement de la construction du dit chemin de fer et pendant la poursuite de ses travaux, il a été établi qu’un surcroît de pouvoirs était devenu nécessaire, et que, par là, la mise en opération de sa charte serait grandement facilitée, et que ses travaux seraient simplifiés, si la dite charte était modifiée dans le sens ci-après indiqué : En conséquence, Sa Majesté, de l’avis et du consentement de la législature de Québec, décrète ce qui suit :

(Suivent ici deux sections qui sont la description de la modification demandée)

3. Les directeurs de la dite compagnie sont autorisés par le présent acte à construire et à mettre en opération tout embranchement qu’ils jugeront avantageux pour le trafic du dit chemin de fer, pourvu qu’aucun de ces embranchement n’ait plus de six milles.

4. La compagnie est autorisée, par le présent acte, à construire un embranchement de chemin de fer, depuis le terminus, au Lac Saint-Jean ou dans les environs, jusqu’à la ville de Chicoutimi ou jusqu’à Saint-Alphonse, suivant tel tracé que les directeurs jugeront le plus avantageux pour la dite compagnie, pourvu toujours que le subside accordé antérieurement à ladite compagnie par la législature ne s’étende pas et ne s’applique pas aux embranchements autorisés par le présent acte.

5. Le délai pour parachever le dit chemin de fer jusqu’au lac Saint-Jean est par le présent acte prolongé jusqu’au 31 décembre mil huit cent quatre-vingt-cinq, pourvu toujours que si le dit chemin n’est pas entièrement complété et prêt à être livré à la circulation jusqu’à l’extrémité sud de l’île du lac Édouard, le ou avant le 31 décembre mil huit cent quatre-vingt deux, la charte de la dite compagnie sera forfaite et déclarée telle à toutes fins que de droit, pour la partie non terminée.

6. Toutes les parties d’acte ou d’actes ayant rapport à cette compagnie et incompatibles avec le présent acte, sont par le présent révoquées.

7. Le présent acte aura force de loi à partir du jour de sa sanction.

M. Beaudet demandait en outre, comme conséquence de l’adoption de son projet de loi, que la municipalité de Québec fût autorisée à maintenir sa souscription antérieure de $450,000, dont $90,000 devaient être payables dès que la première section de la ligne serait achevée. Quant au paiement des trois cent soixante autres mille dollars, il serait soumis à de futures conventions entre la municipalité et la compagnie.

Le 12 juillet, M. Beaudet proposa à l’Assemblée de se former en comité général pour examiner son projet de loi. M. Boutillier se leva alors et demanda le « renvoi à six mois, » en déclarant que la charte de la compagnie était virtuellement et légalement expirée, que celle-ci n’était plus réellement qu’un mythe et qu’elle ne cherchait autre chose qu’à galvaniser son existence en essayant de conserver sa subvention.

« D’après le nouveau tracé, dit-il, la ligne se trouve, sur un parcours de 25 à 30 milles, à faire concurrence au chemin de fer du Nord : la compagnie n’a pas fait faire un seul calcul précis, c’est-à-dire que tout est approximatif ; longueur du chemin, niveaux, etc. Le tracé le plus court, celui que la compagnie aurait certainement dû adopter, n’était pas celui de Saint-Raymond et de la rivière Jacques-Cartier, mais celui de Saint-Alban et de Sainte-Jeanne de Neuville, faisant jonction avec le chemin de fer du Nord et lui servant pour ainsi dire de tributaire au lieu de lui faire une concurrence quelconque. De plus, par ce tracé, la compagnie transporterait ses passagers et son fret à Québec dans une heure ou une heure et demie de moins que par celui qu’elle a adopté. Mais les limites à bois que possèdent dans ce pays les directeurs de la compagnie sont peut-être pour quelque chose dans l’affaire. »

M. Beaudet répond qu’il est en mesure de prouver que la compagnie peut construire un chemin de fer de premier ordre sur le tracé qu’elle a adopté. Il indique la différence des niveaux depuis Saint-Raymond jusqu’au lac Simon, distance de onze milles, et qui est le point le plus difficile de la ligne. M. Beaudet dit qu’il ne voit pas en quoi une compagnie dont les actionnaires ont dépensé pour atteindre leur but la somme de $400,000 ne serait pas sérieuse. Le député de Rouville prétend que les directeurs ont des limites à bois sur le tracé de la ligne et qu’ils insistent sur ce tracé dans un but de spéculation personnelle. Les directeurs de la compagnie ont certainement des limites sur la ligne, mais ils sont assez désintéressés pour ne pas insister pour des motifs cupides. Ils veulent doter cette partie du pays d’une voie ferrée, et, au nom de la compagnie, je puis affirmer que le chemin d’ici à Saint-Raymond sera terminé l’automne prochain et que, dans quatre ans, la ligne entière sera construite. « Je tiens surtout à informer le député de Rouville, dit en terminant l’orateur, que nos bons sont négociés et que les affaires de la compagnie ne laissent rien à désirer. »

L’honorable M. Ross dit que le meilleur moyen de rapatrier les Canadiens est de les empêcher de partir, en ouvrant des townships et en accordant aux colons tous les avantages possibles. « Je considère, dit-il, la construction du chemin de fer du Lac Saint-Jean comme une entreprise nationale et je trouve singulier, pour ne pas dire plus, que le député de Rouville fasse une pareille opposition à un projet qui mérite à tous égards l’encouragement du gouvernement, des municipalités et du public. Je puis prouver que la charte de la compagnie n’est pas expirée. Le député de Rouville n’a aucune expérience pour juger des plans de la compagnie ; il a fait un chemin de fer sur le papier et qui n’ira probablement jamais plus loin que le papier. Le seul intérêt pécuniaire qu’il y ait dans l’entreprise, c’est l’intérêt pécuniaire des colons du Lac Saint-Jean. Nous avons changé, il est vrai, quelque peu le tracé primitif, mais je demande si nous n’avions pas le droit de demander certains amendements à notre charte, dès lors que ces amendements ne tendaient qu’au succès de l’entreprise. On dit que nous voulons faire de la concurrence au chemin de fer du Nord. Faire de la concurrence à un chemin que nous avons sollicité et demandé sur tous les tons depuis 25 ans et que nous avons enfin réussi à obtenir ! Allons donc ! cette supposition est des plus ridicules et je n’y attache aucune importance. »

L’hon. M. Irvine fit observer que la compagnie ne pouvait avoir perdu sa charte, comme le démontraient les rapports des ingénieurs sur les travaux accomplis, et comme le reconnaissaient le cabinet actuel et le précédent par les paiements qu’il lui avaient faits. « Si même la compagnie avait perdu sa charte, dit-il, après toutes les dépenses qu’elle a encourues, il serait du devoir du gouvernement de la lui renouveler. »

M. Shehyn, député de Québec-Est, se leva alors et présenta les observations les plus concluantes :

« Comment, dit-il, peut-on accuser de n’être pas sérieuse et de n’avoir en vue qu’un but de spéculation une compagnie dont les directeurs, tels que MM. James G. Ross, Wm. Withall, E. Beaudet, sont des princes de la finance, qui ont des intérêts dans toutes les grandes entreprises commerciales et industrielles, et qui auraient horreur de prêter leur nom à tout projet de nature à tromper le public ? La question est de savoir si la charte de la compagnie est ou n’est pas expirée. Je ne discuterai pas le point de vue légal, il n’est pas de ma compétence ; mais je présenterai les faits, qui sont décisifs. Par sa quatrième charte, la compagnie devait commencer ses travaux entre Gosford et Saint-Raymond avant le mois de mai 1878. S’est-elle conformée à cette obligation ? D’un côté, nous avons le député de Rouville qui se prononce négativement, sans avoir aucune compétence dans la question ; de l’autre, nous avons deux ingénieurs, l’un, ingénieur-en-chef de la ligne, l’autre, nommé par le gouvernement, qui affirment positivement, dans des rapports en date du 29 avril 1878, avoir examiné les travaux qui se poursuivaient alors à Gosford, et qui en font le détail technique. Qui devons nous croire, du député de Rouville ou des ingénieurs qui se prononcent après un examen personnel scrupuleux ? La chambre jugera.

« La compagnie, forte de l’opinion de ces ingénieurs, tous deux d’avis que la route de Jacques-Cartier à Saint-Raymond par Gosford est difficile, qu’elle offre des pentes de 300 pieds au mille, et qu’en outre elle oblige à faire un long détour, a décidé de l’abandonner et de suivre une ligne droite. À quoi réussira le député de Rouville si son opposition au projet de loi triomphe ? Uniquement à forcer la compagnie à dépenser plus d’argent sans raison, puisque personne autre que lui ne s’oppose à la modification de la ligne, et l’on peut être sûr que la compagnie ne reculera pas devant cette dépense, déterminée qu’elle est à construire le chemin quand même ; il ne resterait plus alors au député de Rouville qu’à faire décider par les tribunaux si la charte de la compagnie est valide ou non. En supposant même que la charte soit expirée, pense-t-on que la Chambre voulût en dépouiller la compagnie pour une considération légale puérile ? Non, il ne se peut qu’elle commît une pareille injustice envers une compagnie qui a donné toutes les garanties désirables et qui a déjà fait de grandes dépenses à la poursuite de son objet. Quiconque a quelque expérience des chemins de fer sait que lorsqu’une ligne est une fois commencée, souvent on en modifie le tracé afin d’avoir accès plus facile aux terres les plus propres à la colonisation, et afin aussi d’éviter de trop grandes difficultés de parcours… »

M. Shehyn fit valoir encore d’autres considérations et exposa de nouveaux faits en faveur des droits acquis de la compagnie ; mais il est inutile de nous étendre davantage là-dessus. Nous croyons la question épuisée pour le lecteur, et nous allons finir ce chapitre en faisant connaître le vote qui assura à M. Beaudet l’adoption de son projet de loi, c’est-à-dire une cinquième charte accordant à la compagnie du chemin de fer de Québec et du Lac Saint Jean la modification demandée et le maintien de l’ancienne subvention :

Pour le projet de loi : — MM. Chapleau, Robertson, Loranger, Lynch, Flynn, Ross, Picard, Church, Gauthier, Murphy, Lavallée, Tarte, Beaudet, Champagne, Beaubien, Mathieu, Fortin, Racicot, Audet, Joly, Shehyn, Watts, Meikle, Langelier (Portneuf), Rinfret, Poirier, Dupuis et Boutin. — Total, 28.

Contre : — MM. Mercier, Marchand, Boutillier, Gagnon, Molleur, Lafontaine (Napierville), Blais, Laberge, Poirier, Charlebois, Lalonde, Duckett, St. Cyr, Houde, Caron, Robillard, Magnan, Bergevin et Désaulniers. — Total, 19.

Ce vote décidait à jamais de l’avenir du chemin de fer du Lac Saint-Jean. Peu de temps après, M. Wm. Baby, l’un des directeurs de la compagnie et M. Adolphe Caron, député aux Communes, partaient pour l’Europe où ils allaient essayer de faire un emprunt qui permît à la compagnie de poursuivre ses travaux de façon à ce que la ligne pût être livrée à la circulation dans le cours de l’année 1885.

Quels progrès n’aura pas faits d’ici là la région du Lac Saint-Jean si l’émigration continue à s’y porter comme elle le fait depuis deux ans ! Et quel avenir n’est-il pas réservé à ce pays si le chemin de fer du Lac est mis un jour en communication avec celui du Pacifique !…